Le prix Nobel de physique 2021 attribué à deux climatologues
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La Météorologie - n° 115 - novembre 2021 11 Échos Le prix Nobel de physique 2021 attribué à deux climatologues Le prix Nobel de physique 2021 que la problématique du réchauf- collègues ayant côtoyé les lau- a été attribué le 5 octobre dernier fement climatique est plus que réats Syukuro Manabe et Klaus pour moitié à Giorgio Parisi pour jamais d’actualité. Nous propo- Hasselmann pendant leur carrière ses travaux sur les systèmes com- sons ici quatre regards croisés de scientifique. plexes et pour moitié à Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann pour leurs travaux sur la modé- lisation physique du climat et du changement climatique. Après le prix Nobel de chimie attribué à Paul Crutzen, Mario Molina et Sherry Rowland en 1995 et le prix Nobel de la paix attribué conjointement à Al Gore et au Giec en 2007, notre discipline est à nouveau à l’honneur, alors Syukuro Manabe Klaus Hasselmann Syukuro Manabe, un précurseur de la modélisation du changement climatique Le rôle du dioxyde de carbone dans préférés de la circulation générale sur Suki et moi nous sommes côtoyés sou- l’effet de serre remonte au XIXe siècle. la planète, ce qu’on appelle des « at- vent à Princeton pendant nos années au Souvent attribué à Tyndall et tracteurs » dans le langage de la phy- sein du GFDL. Les discussions entre Arrhenius, on trouve en fait la pre- sique des systèmes dynamiques, et nous portaient souvent sur l’histoire mière référence à ce processus dans les comment ces attracteurs changent-ils et l’avenir de la modélisation. Manabe travaux de la chercheuse Eunice Foote en réponse aux changements de condi- était souvent déçu par la croissance en 1857, qui a fait cette remarque suite tions externes au système comme la sans fin de la complexité des modèles à ses expériences avec des bouteilles concentration de CO2 ? et leur aspect devenu aujourd’hui qua- de CO2 exposées au soleil1 : « Une at- si industriel. Il voulait garder le côté mosphère de ce gaz risque de donner Les processus responsables de ces ludique des modèles, permettant aux à la Terre une température élevée. » Il transports d’énergie, tels que la convec- étudiant(e)s de poser des questions a fallu attendre plus d’un siècle pour tion nuageuse dans l’atmosphère ou farfelues, de suivre leur curiosité et que les travaux de Syukuro (dit Suki) les tourbillons dans l’océan, se pro- de s’amuser3. La leçon du prix Nobel Manabe, mon collègue à Princeton, duisent à des échelles temporelles et de Manabe, ainsi que ses co-lauréats permettent de vérifier cette hypothèse. spatiales largement inférieures à ce sur le podium à Stockholm, Klaus Car la complexité de l’atmosphère qu’on peut résoudre sur les calcula- Hasselmann et Giorgio Parisi, est qu’on réelle ne permet pas d’y reproduire teurs de l’époque des travaux pion- peut faire émerger l’essence des sys- facilement l’observation effectuée par niers de Manabe, et certaines échelles tèmes complexes sans en maîtriser tous Eunice Foote et d’autres depuis : l’ex- restent inaccessibles aux calculateurs les détails. Pour extraire l’ordre du dé- cès d’énergie induit par la présence d’aujourd’hui. Le génie de Manabe ré- sordre, la prévisibilité du chaos, il faut de CO2 est transporté autour de notre side dans sa capacité d’abstraction, de savoir lâcher la tentation d’exactitude planète par les vents et les courants de faire sortir d’une situation complexe en faveur de l’essentiel. l’océan, et sur la verticale par le proces- les seuls aspects nécessaires pour que sus de convection, avec plusieurs ré- le modèle ressemble au système réel Venkatramani Balaji troactions dans le système qui peuvent qui est simulé. Reconnaissant que la GFDL et Princeton University amplifier ou diminuer ce réchauffe- convection nuageuse ne sera jamais Laboratoire des sciences du climat ment. Il n’est guère possible non plus résolue par un modèle numérique, et de l’environnement, de reproduire tout cela en laboratoire, Manabe a façonné une méthode pour Institut Pierre-Simon Laplace mais le Geophysical Fluid Dynamics extraire l’« ajustement » de l’énergie par Laboratory (GFDL), à Princeton, où la convection nuageuse, ce qui suffisait je suis arrivé trois décennies après pour que ses simulations collent à la ré- Manabe, a développé ces expériences alité. On dit souvent que la projection sur un calculateur. C’est à cette époque du réchauffement dû à un doublement que la prévision numérique du temps de CO2 du premier rapport mondial sur 1. https://www.climate.gov/news-features / a dépassé et fini par remplacer la pré- le réchauffement de la planète, le rap- features/happy-200th-birthday-eunice-foote- vision empirique. Manabe a été l’un port Charney de 19792 (largement basé hidden-climate-science-pioneer des premiers à se poser la question sur le modèle de Manabe), n’est guère 2. https://www.nap.edu/catalog/12181/carbon- dioxide-and-climate-a-scientific-assessment de ce que deviendra « une prévision moins incertaine que le dernier rapport 3. News Conference for 2021 Nobel Prize in à l’infini ». Est-ce qu’il y a des états du Giec. Physics: Syukuro Manabe, 6 octobre 2021.
12 La Météorologie - n° 115 - novembre 2021 Suki Manabe, l’inspiration et le sourire Suykuro (Suki) Manabe a été un im- Manabe a ensuite développé et utilisé Quand il a couplé son modèle d’at- mense précurseur des modèles de un modèle de circulation générale de mosphère au modèle d’océan, Manabe climat. On pourrait écrire que sa pas- l’atmosphère. Son modèle, en 1975, a encore ouvert une voie de recherches sion, pendant des décennies, a été de ne représentait pas toute l’atmosphère à toute une communauté. Je me sou- comprendre la physique du climat et terrestre. À cause des moyens de viens de bien des critiques des spé- l’évolution du climat sous l’effet de calculs limités de l’époque, la planète cialistes de la dynamique de l’océan : l’augmentation du dioxyde de carbone modélisée avait la forme d’un « na- ils notaient, et à juste titre, que la dans l’atmosphère, en utilisant ces vet », car seul un tiers d’un hémis- résolution possible, à cette époque, modèles. phère était décrit. Il a osé simplifier était insuffisante pour représenter les ce premier modèle, pour en extraire échanges d’énergie dans l’océan. Mais Il a étudié, dès 1967, l’effet du CO2 de des résultats qu’il pouvait générali- il a su, dans ce même article, présen- l’atmosphère sur la température à l’aide ser. Ce modèle ne représentait pas les ter les faiblesses du modèle, pour en- d’un modèle unidimensionnel, son mo- nuages, mais l’influence essentielle de suite insister sur les performances qui dèle dit « radiatif convectif ». Cet ar- la convection était traitée. Ce modèle conduiraient à des progrès quand les ticle, cosigné avec Richard Wetherald, ne représentait pas la végétation, mais moyens de calcul le permettraient. a permis de calculer le réchauffement l’influence de la végétation sur l’éva- Aujourd’hui, les modèles couplés sont de toute la colonne atmosphérique, en poration des terres émergées était utilisés dans tous les laboratoires qui mettant en lumière l’importance de la traitée. Et pourtant, avec ce bout de étudient le climat. vapeur d’eau atmosphérique, qui dou- planète, il avait déjà trouvé un grand blait l’effet du CO2 sur l’augmentation nombre de résultats essentiels sur le Suki Manabe avait déjà reçu de nom- de la température de l’atmosphère (fi- réchauffement climatique. Pourquoi breux prix prestigieux, citons le Prix gure 1). Cette étude représentait un les qualifier d’essentiels ? Car ils ne Revelle et le prix Crafoord, considé- progrès considérable par rapport aux sont pas démentis par les modèles ac- ré comme celui qui pallie l’absence analyses scientifiques précédentes qui tuels, pourtant si sophistiqués, qu’on de prix Nobel en géophysique. Il est s’étaient intéressées à cette influence. appelle aujourd’hui les Earth System remarquable, pourtant, qu’il ait aussi Les résultats de cet article sont encore Models. Son talent était de ne jamais reçu le prix Nobel de physique : c’est valables aujourd’hui. rendre compte de résultats de son mo- la preuve que la physique du climat, dèle sans s’appuyer sur une compré- complexe, et nécessitant des moyens Cette étude a ouvert la voie à toute une hension physique des mécanismes qui de calcul importants, est reconnue école de chercheurs dont le but a été avaient conduit à ces résultats et sans comme un domaine à part entière de d’étudier ces modèles unidimension- avoir vérifié d’une façon ou d’une la physique. Le fait que ses travaux nels, en raffinant les processus, mais autre que ces mécanismes faisaient aient montré l’influence des gaz à ef- cet article, initial, contenait déjà l’es- sens, grâce aux observations, si peu fet de serre sur le climat, qui est un sentiel des mécanismes influençant la nombreuses par rapport à aujourd’hui, problème de notre société, a aussi son réponse de l’atmosphère au CO2. qu’il analysait. importance. Je voudrais aussi rappeler sa simpli- cité qui m’avait frappée lors de mes passages au GFDL, alors que je faisais mes premiers pas dans ce domaine. Il m’avait aidée à diagnostiquer l’erreur de notre premier modèle, que Robert Sadourny et moi commencions à déve- lopper au Laboratoire de météorologie dynamique ; et cela avait permis notre première publication. Je me souviens aussi de son sourire et de sa modestie lors de ce symposium en 2005, en son honneur au GFDL. Que de monde et de témoignages touchants ! J’avais eu le plaisir de le recevoir avec son épouse chez moi, lors d’un pas- sage à Paris. Ils avaient été tous les deux des convives charmants, ouverts et enthousiastes, faisant honneur à la gastronomie française. Figure 1. Titre et résumé de l’article emblématique de Syukuro Manabe et Richard Wetherald sur Katia Laval les effets d’un doublement de la concentration atmosphérique en CO2 dans un modèle de climat Laboratoire de météorologie dynamique, tridimensionnel. L’article a été publié en 1975 dans le Journal of the Atmospheric Sciences de Institut Pierre-Simon Laplace, l’American Meteorological Society. Sorbonne Université
La Météorologie - n° 115 - novembre 2021 13 Klaus Hasselmann, le visionnaire Dès le début des années 1960, Klaus terme, car elles obéissent à leur propre fluctué, Klaus Hasselmann a dévelop- Hasselmann avait établi par des déve- dynamique et peuvent avoir un temps pé une stratégie pour mieux détecter un loppements en série et des calculs as- de réponse très long. Sa publication signal déterministe, comme l’échauf- sez complexes le rôle fondamental des (Hasselmann, 1976) est fondamentale fement global, en présence de bruit, interactions non linéaires entre ondes (figure 2), si bien que tous les jeunes comme la variabilité naturelle du cli- de surface dans le développement de la chercheurs de nos disciplines devraient mat. C’est une méthode d’optimisation mer de vent et la prévision de l’état de la lire, parce qu’elle est très générale et qui, à nouveau, a influencé de manière la mer. Ces articles novateurs m’avaient s’applique à de nombreux aspects de la durable la recherche sur les change- fasciné, aussi ai-je été heureux qu’il recherche climatique. Comme l’article ments climatiques. Il serait fastidieux m’ait invité, lors d’un séjour au Woods était très théorique, faisant l’analogie de citer toutes ses contributions, allant Hole Oceanographic Institution, à venir avec la marche aléatoire, le mouvement de méthodes d’analyse et d’optimisa- travailler quelque temps à Hambourg. brownien et d’autres concepts de phy- tion statistique à l’interprétation des J’y ai passé plus de deux ans, au mo- sique théorique, Klaus voulait le rendre observations satellitaires ou aux mo- ment où il créait l’Institut Max Planck plus accessible par des applications dèles économiques, sans compter son de météorologie et développait sa théo- concrètes. C’est ainsi que j’ai travaillé influence sur le développement du pre- rie sur la variabilité stochastique du cli- avec lui sur la variabilité naturelle de la mier modèle de climat allemand dont il mat. Alors que beaucoup de chercheurs température de surface océanique, qui avait voulu baser, d’une manière prag- tentaient à l’époque d’expliquer les va- est bien représentée – loin de l’équa- matique, la composante atmosphérique riations du climat par des influences teur – par un modèle simple, encore sur un modèle du Centre européen extérieures et déterministes comme des utilisé de nos jours sous une forme à pour les prévisions météorologiques de changements de rayonnement solaire peine plus sophistiquée (Frankignoul moyen terme, mais couplé à un modèle ou des rétroactions discutables, Klaus et Hasselmann, 1977). En parallèle, il océanique original. Ce modèle est de- Hasselmann a montré qu’il existait une a lancé d’autres jeunes chercheurs sur venu l’un des meilleurs modèles utili- importante variabilité « naturelle » du des applications, comme la variabilité sés pour la prévision climatique. climat, qui était due à l’impact des fluc- naturelle de la température globale, les tuations du temps (vent, température, variations de la couverture de glace en Si Klaus Hasselmann a guidé et in- pluie) sur l’océan, la glace de mer et Arctique ou la circulation océanique fluencé de nombreux étudiants et cher- les autres composantes « lentes » du profonde, suggérant toujours une ap- cheurs, il l’a fait pour contribuer à la système climatique qui intègrent ce proche fondamentale fondée sur des connaissance, à la science, au progrès, forçage « stochastique ». Si ce dernier modèles aussi simples que possible, le plus souvent sans même associer son n’est guère prévisible au-delà d’une même si elle demandait des calculs ap- nom aux travaux qu’il avait suscités. dizaine de jours, les variations natu- profondis. Ensuite, après avoir montré Pour moi, travailler avec lui a été une relles du climat peuvent l’être à long pourquoi le climat fluctue et a toujours expérience stimulante qui m’a influen- cé tout au long de ma carrière. Son in- telligence extraordinaire et sa rapidité d’esprit (et de parole) étaient parfois éblouissantes, mais pour ceux qui ont pu en profiter, c’était source d’inspira- tion continue. Et quelle surprise et quel émerveillement ne furent pas les nôtres lorsque, au lieu de parler de variabi- lité climatique comme nous l’atten- dions, il nous a dévoilé – était-ce lors du colloque tenu en l’honneur de ses 60 ans ? – que depuis de nombreuses années il travaillait pendant ses week- ends et ses vacances sur une nouvelle théorie des champs et des particules ! Ironiquement, pour celui qui a toujours utilisé des modèles ou des concepts stochastiques, sa théorie, le modèle Metron, est un modèle déterministe. Elle vise à dériver des solutions du mo- dèle les propriétés des particules élé- mentaires et les constantes universelles comme la gravité, la masse et la charge électrique. Comme si le système clima- tique était trop limité pour satisfaire son besoin de créer et de comprendre. Claude Frankignoul Figure 2. Titre et résumé de l’article fondateur de Klaus Hasselmann sur l’importance des variations Locean, Institut Pierre-Simon Laplace, stochastiques du système météorologique sur le climat. Sorbonne Université
14 La Météorologie - n° 115 - novembre 2021 Klaus Hasselmann, du fondamental à l’appliqué Depuis les années 1970, Klaus stochastiques qui caractérisent ce sys- exemple, la relation qui existe entre le Hasselmann a joué un rôle considé- tème non linéaire. Il a par exemple système climatique et le système éco- rable dans le développement de la re- montré par un modèle stochastique nomique. cherche sur le climat en Allemagne détaillé que la longue mémoire propre et en Europe. Il a non seulement créé à l’océan a pour effet de modifier Enfin, il faut souligner les qualités hu- l’Institut Max Planck de météorologie à considérablement les propriétés sta- maines d’un personnage hors du com- Hambourg, mais, parce qu’il a compris tistiques du système climatique dans mun. Klaus Hasselmann a constitué l’importance des changements clima- son ensemble en favorisant les basses des groupes de chercheurs qui ont joué tiques pour la société, il a contribué au fréquences dans le spectre de la varia- un rôle très actif au sein de la com- lancement d’autres initiatives comme bilité du système terrestre. Ces travaux munauté scientifique internationale. Il l’Institut pour les impacts climatiques l’ont conduit à emprunter à d’autres s’est entouré de deux directeurs à l’Ins- à Potsdam (connu sous le nom de PIK), disciplines, y compris à la théorie des titut Max Planck, Lennart Bengtsson, le « Climate Forum » avec la partici- champs quantiques et à la physique ancien directeur du Centre européen pation de nombreux représentants de des plasmas, des méthodologies qu’il pour les prévisions météorologiques à l’industrie et plus récemment l’« Earth a appliquées au système climatique. moyen terme, et Hartmut Grassl, an- League », qui propose des réponses Klaus Hasselmann a toujours encou- cien directeur du Programme mondial aux différents problèmes globaux aux- ragé l’ouverture de la pensée vers des de recherche sur le climat. Pour nous quels l’humanité est confrontée. disciplines autres que celles pour les- tous, ici à Hambourg, il est un véri- quelles les scientifiques ont été formés. table leader intellectuel, mais aussi un Mais, en même temps, Klaus Il n’est donc pas étonnant de voir les éducateur hors pair. Hasselmann a abordé des problèmes différentes initiatives prises par Klaus fondamentaux qui portent sur la Hasselmann pour appliquer certaines dynamique du système climatique des approches de l’analyse stochas- Guy Brasseur et en particulier sur les processus tique à d’autres problèmes comme, par Max-Planck-Institut für Meteorologie Bibliographie Frankignoul C., Hasselmann K., 1977. Stochastic climate models, Part II: Application to sea-surface temperature anomalies and thermocline variability. Tellus, 29, 289-305. doi: 10.3402/tellusa.v29i4.11362 Hasselman K., 1976. Stochastic climate models, Part I: Theory. Tellus, 28, 473-485. doi: 10.3402/tellusa.v28i6.11316 Manabe S., Wetherald R.T., 1975. The effects of doubling the CO2 concentration on the climate of a general circulation model. J. Atmos. Sci., 32, 3-15. doi: 0.1175/1520-0469(1975)0322.0.CO;2
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