LE SECRET DU DÉLIBÉRÉ, LES OPINIONS SÉPARÉES ET LA TRANSPARENCE
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LE SECRET DU DÉLIBÉRÉ, LES OPINIONS SÉPARÉES ET LA TRANSPARENCE par Yannick LÉCUYER Allocataire de recherche et doctorant en droit public à l’Université de Franche-Comté Introduction Récemment un vif débat a opposé la doctrine française à propos d’un instrument juridique jusqu’alors mal connu, pour ne pas dire mystérieux : les opinions séparées. Il s’agit de la possibilité pour les juges participant à une instance collégiale de faire « suivre les arrêts adoptés par la majorité des membres de la juridiction de leur désac- cord, en tout ou en partie, avec l’arrêt rendu » ( 1). Issues de la tradi- tion juridique nord-américaine sous l’impulsion de la Cour suprême des Etats-Unis et généralisées par le droit international ( 2), elles se sont aujourd’hui propagées à travers les systèmes juridiques les plus éloignés que ce soit en termes géographiques ou juridiques ( 3). Après guerre, les opinions séparées disparaissent presque totalement du champ d’étude et de réflexion doctrinal. Tout ceci explique la fraî- cheur du débat sur l’éventuelle adaptation de cette technique en France, particulièrement dans le cadre du Conseil constitutionnel. L’unique tentative d’introduction est à mettre à l’actif du sénateur Patrice Gélard, doyen et professeur de droit qui déposa une proposi- (1) O. Duhamel et Y. Meny, Dictionnaire constitutionnel, P.U.F., Paris, 1992, p. 677. (2) Les opinions séparées ont fait leur première apparition internationale dans le cadre de la Cour permanente d’arbitrage instituée par la première conférence de la paix de la HAYE en 1899. On les retrouve la même année à la Cour de justice centra- méricaine puis, non sans difficulté, à la Cour permanente au sein de la société des Nations pour ne plus être remises en cause lors de la création de Cour internationale de justice en 1945. (3) Liste, par ordre alphabétique, non-exhaustive, de pays où les opinions sépa- rées sont pratiquées dans le cadre des juridictions constitutionnelles : Afrique du sud, Allemagne, Australie, Brésil, Bulgarie, Canada, Croatie, Danemark, Espagne, Etats- Unis, Gabon, Hongrie, Irlande, Moldavie, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie...
198 Rev. trim. dr. h. (57/2004) tion de loi organique en 1996 dans ce sens, donnant désormais au débat l’épaisseur qui lui manquait. La principale difficulté réside dans le fait que les opinions sépa- rées ne relèvent pas de notre tradition juridique basée sur la collé- gialité et le secret du délibéré, principes procéduraux fondamentaux du droit français. Le juge Pescatore remarquait dans une interven- tion à l’Ecole nationale de la magistrature, que « nous avons sur le continent, non seulement en France mais aussi dans la partie occi- dentale de celui-ci, une véritable tradition de collégialité ; nous connaissons peu le système du juge unique. Nous délibérons à trois, parfois à cinq ou à sept, le nombre de délibérants variant selon le niveau des juridictions » ( 4). Le doyen Vedel, particulièrement opposé aux opinions séparées, admettait lui-même : « Notre tradi- tion judiciaire ne va pas dans le sens de la publicité du dissentiment et l’on ne peut pas savoir quels dégâts produirait le changement, le temps qu’il prendrait à s’acclimater et les effets inattendus qu’il entraînerait » ( 5). L’introduction ou l’adaptation éventuelle des opinions séparées vient donc heurter de plein fouet le secret du délibéré. Ce sont d’ail- leurs principalement les fondements juridiques de celui-ci qui sont invoqués pour faire barrage. Pour exemple, François Luchaire fonde sa critique sur trois points : l’affaiblissement de l’autorité de chose jugée, la crédibilité et l’indépendance des juges, l’efficacité des juri- dictions ( 6)... Cette opposition s’explique d’autant plus facilement que le secret du délibéré traverse intégralement notre système juri- dique. Outre l’obligation de respecter le secret dans le serment des juges de l’ordre judiciaire, on trouve expressément le secret du déli- béré dans les articles 448 du code de procédure civile ( 7) et 357.2 du code de procédure pénale ( 8). La Cour de cassation a même précisé (4) enm.justice.fr/centreJdeJressources/actesJsessions/methodologie/methodolo- gie.html (5) G. Vedel, « Neuf ans au Conseil constitutionnel », Le débat, n o 55, mars-août 1989. (6) F. Luchaire, « Contribution au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 111. (7) Article 448 du code de procédure civile : « Les délibérations du juge sont secrètes ». (8) Article 357.2 du code de procédure pénale : « Il écrit à la suite, ou fait écrire secrètement, le mot ‘oui ’ ou le mot ‘ non ’ sur une table disposée de manière que personne ne puisse voir le vote inscrit sur le bulletin ».
Yannick Lécuyer 199 dans un arrêt de 1945 que la décision mentionnant son adoption à l’unanimité viole le secret du délibéré ( 9). L’obligation de respecter le secret est aussi contenue dans le ser- ment que prêtent les jurés de la cour d’assises ou les assesseurs du tribunal pour enfants. Même les « auditeurs de justice », c’est-à-dire les futurs magistrats, autorisés par l’ordonnance du 22 décembre 1958 à assister au délibéré des juridictions de jugement à des fins de formation professionnelle, sont scrupuleusement soumis respect du secret du délibéré ( 10). Pour Jean Vincent et Serge Guinchard, même si l’article 458 du code de procédure civile ne mentionne plus que la règle de l’ar- ticle 448 est prescrite de nullité ( 11), celle-ci pourra toujours être prononcée « si l’on admet qu’il puisse exister des causes de nullité fondées sur les principes généraux » dont fait partie le secret du déli- béré. On retrouve aussi ce principe dans l’ordre administratif avec l’article L8 du code de justice administrative ( 12) tandis que le Conseil d’Etat est intervenu à plusieurs reprises pour qualifier le secret du délibéré de « principe général du droit public français » ( 13). Il a même scellé le sort des opinions séparées en considérant irrégu- lière la décision qui mentionnerait son adoption à l’unanimité des voix, révélant ainsi l’opinion individuelle de chacun des juges ( 14). Toutefois, le Conseil a aussi refusé de reconnaître le secret du déli- béré comme un principe d’ordre public ( 15). Par conséquent, ce sera au requérant de soulever, si besoin est, la violation du secret comme moyen d’annulation, le juge ne peut pas le soulever d’office. Enfin, pour ce qui concerne le Conseil constitutionnel, le serment des membres du Conseil constitutionnel implique le secret du déli- béré mais Pascal Jan regrette que le Conseil ait repris telle quelle la tradition juridique française du secret solidement établie sur laquelle veillent les deux juridictions suprêmes de notre ordre juridi- (9) Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, 9 novembre 1945, Gazette du Palais, 1948, n o 1, p. 223. (10) Arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle, 28 avril 1981, J.C.P., 1981, n o 4, p. 246. (11) J. Vincent, S. Guinchard, Procédure civile, 26 e édition, Dalloz, Paris, 2001, p. 726, indice 1223. (12) Article 8 du code de justice administrative : « Le délibéré des juges est secret ». (13) Arrêt du Conseil d’Etat, 17 novembre 1922, Légillon, Lebon, 1922, p. 849. (14) Arrêt du Conseil d’Etat, 15 octobre 1965, Mazel, Droit administratif, 1965, n o 377. (15) Arrêt du Conseil d’Etat, 8 juillet 1949, Michel, Lebon, 1949, pp. 339-340.
200 Rev. trim. dr. h. (57/2004) que ( 16) : « N’y avait-il pas place pour une solution moins tranchée allant dans le sens d’une transparence plus grande de la procédure constitutionnelle juridictionnelle ? » ( 17). Il déplore cet attachement à une signification traditionnelle du principe selon laquelle le secret est devenu consubstantiel au délibéré. Dominique Rousseau regrette aussi ce pli adopté par le Conseil : « La procédure ensuite, elle est aujourd’hui écrite, secrète et, si elle est contradictoire, ce n’est pas par obligation des textes mais parce que le doyen Vedel a profité de leur silence pour l’imposer progressivement. Là encore, ce qui pou- vait être acceptable en 1958 ne l’est plus aujourd’hui (...). Il faut organiser le contradictoire et, si l’écrit ne doit pas être abandonné, il faut introduire l’oralité et la publicité des audiences, faire connaître le nom du rapporteur et le contenu de son rapport et per- mettre les opinions dissidentes » ( 18). Equation impossible ou équilibre subtil à trouver, le secret du délibéré, principe processuel fondamental du droit français (I) semble difficilement compatible avec l’introduction des opinions séparées dans le système juridictionnel français (II). I. — Le secret du délibéré, principe processuel fondamental du droit français Le secret du délibéré correspond à un double mouvement appa- remment contradictoire : le poids d’une tradition française séculaire fondée sur l’absence de transparence (A) et la rationalisation a pos- teriori de cette tradition afin de légitimer le secret du délibéré au regard de deux intérêts, l’indépendance du juge et l’autorité de la chose jugée (B). A. — La culture française du secret Malgré l’émergence de grands principes comme la laïcité et la séparation de l’église et de l’Etat, l’enchevêtrement millénaire entre le droit et la religion se fait toujours sentir dans le système juridi- que de la France, « fille aînée » de l’Eglise romaine. Ceci se vérifie particulièrement à propos du secret du délibéré, véritable reliquat (16) Décision du Conseil constitutionnel relative à la demande de communication de pièces présentée par M me Perdrix, juge d’instruction, 10 novembre 1998, (Journal officiel du 13 novembre 1998, p. 17114). (17) P. Jan, « Le secret du délibéré devant le Conseil constitutionnel : illustration d’un principe général du droit processuel français », Recueil Dalloz, 1999, p. 255. (18) D. Rousseau, « Un Conseil à bout de souffle », Libération, 22 janvier 2001.
Yannick Lécuyer 201 du droit canonique. Pendant plusieurs siècles, les considérations religieuses n’ont jamais été très loin des réalités juridiques. La jus- tice et le divin ont ceci de commun qu’ils sont mystérieux, ou du moins qu’il est opportun de ne pas en dévoiler les rouages. Le « mys- tère de la justice », formule de Charles V, « saturée d’un sens perdu, nous alerte aujourd’hui encore sur les difficultés qu’offre l’intelligence de l’office du juge » ( 19). La religion a besoin de secret, elle a aussi besoin d’initiés capables de la vulgariser sans la désenchanter. Cela pourrait constituer un commencement d’explication à l’existence de beaucoup de carac- tères actuels dans le fonctionnement de la justice : le secret du déli- béré qui s’est directement développé sous l’influence du droit canon ( 20), le principe de collégialité et, plus proche de nous, le goût prononcé du Conseil d’Etat pour les messages codés à plusieurs degrés qui font dire au doyen Vedel que le droit administratif est un « droit secret » ( 21). Admettre la dissidence devient alors intolé- rable car c’est aussi porter une entaille à la mystique de vérité révé- lée couverte par le sceau du secret dont les juridictions françaises entourent leurs décisions. C’est la même logique qui va commander le système révolutionnaire et postrévolutionnaire avec la différence notable que la Nation y chasse le divin ( 22). La décision de justice est toujours l’expression d’une volonté transcendante, quasi méta- physique, celle de la Nation souveraine par l’intermédiaire des représentants. Les décisions ne sont plus rendues au nom de Dieu ( 23) mais au nom du peuple français comme l’atteste le code de justice administrative ( 24). Pour André Jean Arnaud, « on peut dire que les juristes font usage d’un mélange bigarré d’habitudes intellectuelles qui sont admises comme des vérités premières et cachent ainsi le contenu politique de la recherche des vérités. Certaines images et croyances (19) S. Rials, « La fonction de juger : l’office du juge », Droits : Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, 1989, n o 9, p. 6. (20) R. Pinto, Des juges qui ne gouvernent pas, (sous la direction du professeur M.Gidel), Librairie du Recueil Sirey (Paris), 1933, p. 34, note 72 h. (21) R. Chapus, Droit administratif général, 15 e édition, Montchrestien, Paris, 2001, Vol. I, p. 125. (22) Il y a dans ici une grande différence avec les Etats-Unis où le divin n’a pas encore été chassé du droit et des prétoires. (23) Articles 1611 à 1613 du code de procédure de l’Eglise de 1983 : la sentence doit contenir un certain nombre de mentions parmi lesquelles l’invocation du nom divin. (24) Article L2 du code de justice administrative : « Les jugements sont rendus au nom du Peuple français ».
202 Rev. trim. dr. h. (57/2004) sont en conséquence canonisées pour préserver le secret qui masque les vérités ? Le sens commun théorique des juristes est le lieu du secret » ( 25). Rien n’est donc moins sûr que l’affirmation selon laquelle « l’acte de juger incarne désormais un modèle de raison qui a rompu avec les exigences de la vérité et du sacré » ( 26). De ce point de vue, la justice française est un bloc concentré, lisse et brillant, bloc que les opinions séparées risqueraient malheureusement d’égrati- gner. Dans un ouvrage intitulé « Histoire de l’administration de 1750 à nos jours », Pierre Legendre constate qu’on ne peut « décrire l’insti- tution judiciaire sans évoquer son caractère quasi sacerdotal » et compare le magistrat au prêtre par son rôle de conservation de l’ordre social ( 27). Il existe de nombreuses similitudes entre le sys- tème juridictionnel et le système liturgique. Le vocabulaire canoni- que a, par exemple clairement inspiré les rédacteurs de la Déclara- tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ( 28) et ce n’est pas étonnant que l’office du prêtre ait à son tour inspiré celui du juge. Le serment du juge, lorsqu’il jure de garder « religieusement » le secret des délibérations ( 29), n’est pas non plus anodin dans un Etat qui se veut laïc et essaye de chasser Dieu du droit depuis bientôt un siècle ( 30). Ne parle-t’on pas par ailleurs de la « foi » de ce serment ? Pour Pierre Legendre, il s’agit d’organiser la « crainte révérencielle qui s’attache au prestige organisé ». Il considère que la magistrature a hérité des « traditions ecclésiastiques si visibles dans nos anciens parlements » ( 31). On se lève lorsque la Cour entre comme on se lève lorsque le prêtre arrive ; les habits, « ersatz laïques de la soutane » et les ornements se ressemblent étrangement... (25) A.-J. Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2 e édition, L.G.D.J., Paris, 1993, p. 551. (26) E. Spitz, « L’acte de juger », R.D.P., 1995, n o 2, p. 301. (27) P. Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, P.U.F., Paris, 1968, p. 272. (28) On retrouve la notion de droits naturels dans les articles 2, 3 et 4 tandis que l’article 17 fait de la propriété un droit « inviolable et sacré ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen faisant partie intégrante du bloc de constitutionna- lité; certains auteurs ont même parlé de « droits naturels positifs ». (29) Article 6 de l’ordonnance n o 58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature. (30) La référence à Dieu n’a été supprimée du serment des jurés d’assises qu’avec la loi du 29 décembre 1972. (31) P. Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, P.U.F., Paris, 1968, p. 273.
Yannick Lécuyer 203 Nous ne jugeons pas de l’utilité ou de la désutilité de ce cérémo- nial, il ne s’agit que de prouver une certaine continuité entre les offices du prêtre et du juge afin de faire valoir l’implication du droit canonique, lui-même caractérisé par le secret, dans le système juri- dictionnel français. Il nous paraît à ce titre intéressant de rappeler que la culture du secret n’est pas un hasard dans le fonctionnement de l’église-institution, ce fut pendant longtemps une garantie de sta- bilité de son pouvoir par la peur et l’obscurantisme. C’est un méca- nisme psychologique connu qui fait que l’on a peur de ce que l’on ne connaît pas, peur renforcée par le caractère mystique ou méta- physique de l’objet à l’origine de la crainte : Dieu. La peur, parce qu’elle ne peut plus se confronter à la réalité devient alors angoisse c’est-à-dire quelque chose de beaucoup plus profond mais aussi d’in- finiment plus malsain. Certes, les juridictions, ont besoin de faire peur parce qu’elles sanctionnent des faits ou des actes juridiques illégaux quels que soient leurs auteurs, personnes physiques ou morales, privées ou publiques ; elles ont aussi besoin d’un cérémonial imposant qui puisse marquer l’importance de l’institution dans les esprits et par- ticiper préventivement au maintien de la légalité ou de l’ordre public ( 32)... cependant le secret, intimement lié à la transcendance ne paraît plus tout à fait opportun si ce n’est peut-être pour des rai- sons d’indépendance elles-mêmes discutables. La révolution ne va rien changer au fond car en consacrant la suprématie de la loi, « expression de la volonté générale », le judiciaire, instrument du respect mécanique de cette norme tabou va devenir lui-même tabou. Napoléon liera le fond et la forme en restaurant un cérémonial imposant abandonné pour un temps avec la loi des 2 et 11 septembre 1791 ( 33). L’Histoire constitutionnelle française nous apprend pourtant que les constituants du passé ont déjà essayé en vain de s’affranchir des pesanteurs du secret. L’article 94 de la Constitution du 24 juin 1793 prévoyait que les arbitres publics, magistrats élus, « délibèrent en public » et « opinent à voix haute » ( 34). Cet article, comme l’ensemble de la Constitution de l’an I, ne sera jamais appliqué mais il est dommage qu’il n’ait pas servi d’inspiration comme le reste de cette Constitution à part, en avance d’au moins un siècle ou deux sur le plan des idées. (32) « Un juge en veston n’aurait aucune autorité » (Alfred de Monzie). (33) Décret du 2 nivôse an XI : l’Empire reprend les robes de l’ancienne France. (34) J. Godechot, Les Constitutions de la France depuis 1789, Garnier-Flamma- rion, Paris, 1976, p. 89.
204 Rev. trim. dr. h. (57/2004) B. — Les fondements du secret du délibéré au regard des opinions séparées Le secret du délibéré, tout comme la transparence, n’est pas un principe vain ; il a un but, une mission ou au moins une justifica- tion. Selon René Chapus, le secret du délibéré revêt une double signification : « il impose aux juges de délibérer hors la présence, tant du public que des parties et de leurs avocats ; il interdit, d’autre part, la divulgation, à quelque époque que ce soit et à qui que ce soit, de ce qu’ont été les discussions et de la façon dont cha- cun des magistrats s’est prononcé » ( 35). Reprenant les arguments développés par le Conseil d’Etat dans un arrêt « Légillon » de 1922 ( 36), la plupart des auteurs s’accordent pour reconnaître à ce principe deux objectifs : assurer l’indépen- dance des juges et l’autorité morale de leurs décisions, deux élé- ments intimement liés avec la logique de l’Etat de droit. Le secret du délibéré, si plein de magnifiques vertus, n’est pourtant pas un principe universel ; les tribunaux étatiques suisses délibèrent par exemple en public ( 37). Ce principe traverse néanmoins intégrale- ment le système juridictionnel français ; omniprésent, il lui est litté- ralement chevillé au corps. Le secret des délibérations s’applique à toutes les juridictions, y compris la Haute Cour de justice ( 38). S’agissant de l’indépendance, le secret du délibéré permet selon Guy Braibant et Bernard Stirn de « protéger les juges administratifs contre l’exécutif qui ne doit pas savoir qui a voté dans quel sens, quels sont ceux qui se sont prononcés pour ou contre le gouverne- ment ou l’administration » ( 39). C’est oublier que l’indépendance des juges ne repose pas sur des faits mais sur des textes de droit, Consti- tution, lois, moult fois confirmés et renforcés par la jurisprudence des diverses juridictions, civiles, administratives et constitution- nelle. L’idée persiste toutefois que le secret permet à chaque juge de conserver une totale liberté de parole au cours du délibéré : « Le secret du délibéré, religieusement respecté, ne laissera rien paraître (35) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 9 e édition, Montchrestien, Paris, 2001, p. 932, indice 1170. (36) Arrêt du Conseil d’Etat, Légillon, 17 novembre 1922, Droit administratif, 1965, n o 377. (37) E. Bucher, Die internationale schiedsgerichtsbarkeit in der Schweiz, Edition originale en allemand, 1979, p. 19. (38) Arrêt de la Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 janvier 1968, Revue de sciences criminelles, 1968, p. 344 (obs. Levasseur). (39) G. Braibant, B. Stirn, Le droit administratif français, 4 e édition, Presse de Science politiques et Dalloz, Paris, 1997, p. 524.
Yannick Lécuyer 205 de l’intensité d’un débat au cours duquel chaque membre de la chambre (de la Cour de cassation) aura poursuivi sa réflexion per- sonnelle lors de la confrontation des idées » ( 40). Il est donc davantage question de l’indépendance subjective que de l’indépendance objective. En effet il est inconcevable que les opi- nions séparées puissent avoir un quelconque effet sur l’indépen- dance statutaire des juges mais, parce qu’elles nous font pénétrer dans le jardin, jusqu’ici tenu secret, de la justice, quelques auteurs redoutent une trop forte individualisation des juges. L’excessive personnalisation pourrait priver les juges du sentiment de fermeté nécessaire « pour résister aux pressions politiques », les amenant ainsi à « adopter une position différente de celle que leur aurait sug- géré leur conscience » ( 41). C’est oublier que les opinions séparées permettent justement l’épanchement des consciences juridiques iso- lées. Toujours selon René Chapus, le principe du secret du délibéré constitue une protection contre les risques de sanctions qui pour- raient être prises à l’égard des magistrats « en raison du caractère critiquable des jugements auxquels ils auraient participé » ( 42). Nous pensons plutôt que la meilleure des protections réside une fois de plus dans le rôle central joué par le Conseil supérieur de la magistrature érigé comme instance disciplinaire des magistrats du siège par l’article 65 de la Constitution ( 43). Les garanties y sont encore plus importantes qu’en matière de carrière puisque la prési- dence de la formation du Conseil supérieur de la magistrature com- pétente à l’égard des magistrats du siège est confiée au Premier pré- sident de la Cour de cassation tandis que la loi organique de 1994 exclut formellement la participation aux séances du Président de la République et du Garde des sceaux ( 44). L’autorité mieux reconnue du Conseil supérieur de la magistrature depuis la révision constitu- tionnelle du 27 juillet 1993, sans pouvoir résoudre à elle seule les (40) P. Drai, Y. Chartier, D. Tricot, « La Cour de cassation face à la doctrine : trois opinions », Droits : Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridi- que, 1994, n o 20, p. 120. (41) G. Zagrebelsky, « Contribution au débat sur les opinions dissidentes », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 108. (42) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 9 e édition, Montchrestien, Paris, 2001, p. 933. (43) Article 65, alinéa 6 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Elle statut comme Conseil de discipline des magistrats du siège. Elle est alors présidée par le premier prési- dent de la Cour de cassation ». (44) Article 18 de la loi organique n o 94-100 du 5 février 1994 : « Le Président de la République et le ministre de la Justice n’assistent pas aux séances relatives à la disci- pline des magistrats ».
206 Rev. trim. dr. h. (57/2004) questions posées par l’indépendance du juge, renforce celle-ci en accroissant de « façon substantielle (...) les garanties en matières d’avancement et de discipline » ( 45). Il n’est pas utile de réformer sa composition pour obtenir un degré de protection plus approfondi dans l’hypothèse d’introduire les opinions séparées ; le Conseil supé- rieur de la magistrature est et doit rester un lieu de rencontre privi- légié entre les pouvoirs et les institutions. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a consacré l’indépendance du juge dans sa décision du 9 juillet 1970 ( 46). Dix ans après, il érige, dans deux décisions presque consécutives, l’indépendance des juridictions en élément constitutif de la souveraineté nationale ( 47), puis comme principe constitutionnel sur le fondement de l’article 64 de la Constitution pour la juridiction judiciaire et sur les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République pour la juri- diction administrative ( 48). L’indépendance des membres du Conseil constitutionnel repose quant à elle essentiellement sur trois éléments : le régime des incom- patibilités tel qu’il résulte de l’article 54 de la Constitution ( 49), de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ( 50) et du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations des membres du Conseil constitutionnel ( 51); elle repose également sur la longueur du mandat qui « permet, sur le plan indi- viduel, de s’affranchir progressivement de l’autorité de nomina- (45) B. Stirn, Les libertés en questions, Montchrestien, Paris, 1996, p. 67. (46) Décision n o 70-40 du Conseil constitutionnel, Loi organique relative au statut des magistrats, 9 juillet 1970 (Journal officiel du 19 juillet 1970, p. 6773). (47) Décision n o 80-116 du Conseil constitutionnel, Loi autorisant la ratification de la convention franco-allemande additionnelle à la Convention d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1958, 17 juillet 1980 (Journal officiel du 19 juillet 1980, p. 1835). (48) Décision n o 80-119 du Conseil constitutionnel, Loi portant validation d’actes administratifs, 22 juillet 1980 (Journal officiel du 24 juillet 1980, p. 1868). (49) Article 57 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parle- ment. Les autres incompatibilités sont fixées par une loi organique ». (50) Article 4 alinéa 1 de l’ordonnance n o 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Les fonctions de membre du Conseil consti- tutionnel sont incompatibles avec celles de membre du gouvernement ou du Conseil écono- mique et social. Elles sont également incompatibles avec l’exercice de tout mandat électo- ral ». (51) Article 1 er du décret n o 59-1291 du 13 novembre 1959 sur les obligations des membres du Conseil constitutionnel : « Les membres du Conseil constitutionnel ont pour obligation générale de s’abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l’indépendance et la dignité de leur fonction ».
Yannick Lécuyer 207 tion » ( 52) et sur le caractère non-renouvelable du mandat, ce qui n’est certainement pas assez satisfaisant. Les opinions séparées ne changeront rien à l’affaire mais elles apporteront au moins un peu plus de franchise. Le secret ne constitue donc pas en lui-même une garantie fondamentale de l’indépendance du juge, il ne peut qu’agir à la marge et avec un intérêt plus que limité. Accepter l’idée selon laquelle le secret du délibéré constituerait le socle de l’indépendance des magistrats poserait inévitablement la question de l’indépen- dance des juges uniques dont les délibérations ne sont l’objet d’au- cun mystère. Reste le risque de dépendance médiatique des juges minoritaires, victimes de leurs propres passions. En effet, il est possible que les opinions séparées, exutoire offert à la conscience juridique des juges, intéressent plus les médias que la décision elle-même, complexifiant passablement les rapports déjà ambigus entre les juges et les médias. Contrairement aux dépendances précédemment évoquées, la dépendance est ici bilatérale : le juge développe un besoin d’expres- sion en dépit de sa fonction, expression que les médias, assoiffés d’informations polémiques, relayent au nom du droit à la transpa- rence et dans un but commercial parfois très éloigné des considéra- tions d’honneur ou d’éthique qui siéent normalement aux juges. Cependant, au-delà des médias, « c’est avec l’opinion dans son ensemble que la justice entretient un dialogue imparfait » ( 53). Le secret, notamment celui des délibérations, aiguise la curiosité parfois malsaine des médias ( 54) ; restreindre le secret revient donc à éroder cette curiosité, à amoindrir le charme que celui-ci provoque dans le monde médiatique. On peut supposer que la fièvre déclen- chée par l’introduction des opinions séparées dans les juridictions supérieures ou devant le Conseil constitutionnel ne durera pas, elle cessera après quelques polémiques, en attendant que le pli ne soit définitivement pris. Bernard Stirn conclut : « L’opinion et la justice n’ont pas encore pleinement appris à vivre ensemble, dans la confiance » ( 55). Gageons que les opinions séparées deviennent le socle d’une cohabitation sereine, confiante et démocratique... Les (52) F. Hourquebie, « Les nominations au Conseil constitutionnel », Les petites affiches, 2001, n o 108, p. 15. (53) B. Stirn, Les libertés en questions, Montchrestien, Paris, 1996, p. 71. (54) A. Garapon, Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, Editions Odile Jacob, Paris, Collection « Opus », 1997, p. 267 : « Le secret aiguise le désir de savoir, excite la pulsion de voir. La presse n’a de cesse de percer les derniers secrets de la démocra- tie ». (55) B. Stirn, Les libertés en questions, Montchrestien, Paris, 1996, p. 71.
208 Rev. trim. dr. h. (57/2004) opinions dissidentes ne sont qu’un indicateur du degré d’indépen- dance des juges, elles mettent en lumière les carences préexistantes. Pour M me Teresa Freixes, elles garantissent même leur indépen- dance et leur impartialité en « assurant la publicité de leurs posi- tions juridiques personnelles » ( 56). Bien au contraire les opinions séparées, en portant partiellement atteinte au secret du délibéré peuvent apporter un surcroît d’indépendance interne des juges au sein de leur propre formation collégiale de jugement. En effet, il ne faut pas confondre l’indépendance des juridictions et l’indépendance de leurs membres, elles ne coïncident que dans les juridictions sta- tuant à juge unique. Même si la première se mesure cependant à l’aune de la seconde, il semble que le Conseil constitutionnel ait pri- vilégié l’indépendance des juridictions ( 57), se satisfaisant d’une indépendance statutaire de leurs membres. Pour Michel de Villiers et Thierry Renoux, « cette indépendance statutaire ne saurait pal- lier les défaillances de caractère et l’absence d’indépendance d’es- prit », notamment à l’égard « des autres magistrats ». Ils constatent que l’indépendance, « à défaut de résulter de garanties statutaires, est souvent affaire de tempérament » ( 58). Les opinions séparées représentent l’indépendance individuelle et fonctionnelle par excel- lence ; elles leur offrent une possibilité sans équivalent de s’exprimer en toute indépendance contre l’omnipotence de la majorité parfois étouffante. Cette technique renouvellerait d’autant plus la protec- tion de l’indépendance interne des magistrats que celle-ci est uni- quement considérée par le Conseil constitutionnel comme concer- nant les rapports entre les différentes formations d’une même juri- diction et non les rapports entre les membres d’une même formation ou d’un même collège ( 59). On perçoit immédiatement l’intérêt d’une telle conception de l’indépendance interne en ce qu’elle est directe- ment transposable aux membres du Conseil constitutionnel. (56) T. Freixes, « Contribution au débat sur les opinions dissidentes », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 103. (57) Décision n o 80-119 du Conseil constitutionnel, Validation d’actes administra- tifs, 22 juillet 1980 : « Considérant qu’il résulte des dispositions de l’article 64 de la Constitution en ce qui concerne l’autorité judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République reconnus par les lois de la République en ce qui concerne la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l’indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement ». (58) M.-De. Villiers, T.-S. Renoux, Code constitutionnel, 2 e édition, Litec, Paris, 2001, p. 544. (59) Décision n o 80-127 du Conseil constitutionnel, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, 20 janvier 1981 (Journal officiel du 22 janvier 1981, p. 308).
Yannick Lécuyer 209 S’agissant ensuite d’un affaiblissement éventuel de l’autorité des décisions de justice, tout dépend précisément de ce sur quoi l’on fait reposer l’autorité : la force ou la raison, le secret n’étant résolument d’aucune utilité à la raison. Faire reposer une quelconque autorité sur le secret est une marque de faiblesse, il eut mieux valu la faire reposer sur une argumentation rationnelle exhaustive. C’est la force de la raison contre celle de l’ignorance : les deux sont puissantes mais elles n’ont pas les mêmes conséquences. Le secret, c’est ce qui ne doit pas être dit, ce qui doit être caché. Appliqué au délibéré pour ne pas affaiblir l’autorité de la décision, c’est prendre notam- ment le risque d’un décalage entre le fait et le discours qui ne résis- tera pas à une mise en lumière. Les opinions séparées sont un « coup de projecteur » sur le fonctionnement et le rôle du juge dans une société. Les détracteurs des opinions séparées et de la dissidence, trahis- sent, à notre avis, un manque de confiance dans le système juridic- tionnel français, particulièrement dans le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, il convient de ne pas confondre l’autorité juridique et l’autorité morale de la chose jugée car, si la seconde peut donner lieu à un débat sur l’influence des opinions séparées, la première ne souffre en revanche aucune discussion. Jean Combacau et Serge Sur admettent que la force légale des décisions auxquelles sont accolées des opinions séparées reste « inaltérée ». Pour ces auteurs, ces témoi- gnages affaiblissent l’autorité politique du jugement, « spécialement quand le texte a été adopté à une courte majorité » ( 60). Les logiques du droit international et du droit national concordent : les opinions séparées ne mettent pas en cause l’autorité juridique des jugements, des arrêts ou des décisions mais leur autorité morale. De quel autre type d’autorité, si ce n’est d’une autorité morale, pourrait-il s’agir lorsque Luchaire lui-même s’inquiète des conséquences d’une déci- sion prise grâce à la voix prépondérante du Président et assortie d’autant d’opinions dissidentes ou d’une opinion collective signée par autant de juges minoritaires qu’il y a de juges majoritaires ( 61). Il faut à nouveau rappeler que les opinions séparées n’ont aucune force juridique propre donc aucune autorité. Leur impact étant assez proche de celui de la doctrine, penser qu’elles puissent enta- mer d’une quelconque manière l’autorité de la chose jugée revien- (60) J. Combacau, S. Sur, Droit international public, 4 e édition, Montchrestien, Paris, 1999, p. 597. (61) F. Luchaire, « Contribution au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 111.
210 Rev. trim. dr. h. (57/2004) drait à reconnaître cette même capacité aux commentaires d’arrêts et aux notes sous décisions publiées dans les revues de droit. En droit, l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel n’est pas fondée sur l’unanimité apparente qui entoure celles-ci mais sur l’ar- ticle 62 de la Constitution précisé par la jurisprudence du Conseil ( 62). Si on considère l’affirmation de Dominique Rousseau conformément à laquelle « l’autorité d’une parole dépend de l’auto- rité de son auteur » ( 63), conclure que les opinions séparées porte- raient un coup de Jarnac à l’autorité des décisions revient à se poser la question : qu’est-ce que qu’une juridiction ? Dès lors, deux conceptions s’opposent, rappelant étrangement un clivage idéologique classique en Histoire des idées politiques : la pre- mière veut que les institutions ne soient que la somme de leurs com- posants, l’autorité d’une juridiction collégiale se résumant alors à la somme des autorités des juges qui en sont membres. La seconde voit une transcendance qui fonde sa propre autorité et à laquelle, l’autorité de ces membres ne peut pas s’opposer ; la différence est une différence de nature, pas de degré. On comprend immédiate- ment que l’addition basique, combinée à la formation du collège juridictionnel ne convient pas plus à la logique des opinions sépa- rées que lorsqu’elle produit la décision même par le biais du syllo- gisme judiciaire. Une simple constatation fait heureusement pen- cher la balance en faveur de la seconde théorie : qui osera jamais prétendre que l’autorité des neufs sages synthétise celle du Conseil constitutionnel ? Il n’y a pas plus de raisons que l’autorité des déci- sions d’un collège dont la répartition des votes ou au moins la posi- tion de quelques-uns d’entre eux est connue, soit plus faible que celle d’un juge unique dont la position ne fait aucun mystère. Il est donc impossible que ce soit le secret des consciences qui permette l’autorité puisque dans le deuxième cas de figure, le secret est inexistant. Par ailleurs, cela entérine l’idée que l’autorité d’une juri- diction de jugement ne coïncide pas avec l’autorité de son unique membre ou de ses membres s’il s’agit d’une juridiction collégiale. Autre preuve irréfutable, les opinions séparées n’ont jamais émoussé la haute autorité morale dont jouissent les arrêts de la Cour euro- péenne des droits de l’homme. Pascal Jan, citant Joël Andriantsim- (62) Article 62, alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pou- voirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». (63) D. Rousseau, « Une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 113.
Yannick Lécuyer 211 bazovina ( 64), met au contraire en exergue « l’influence grandissante des arrêts de la Cour de Strasbourg sur les solutions des juges ordi- naires alors même que, dépourvues de force exécutoire et de sanc- tion effective en cas de non-exécution, les décisions des juges euro- péens des droits de l’homme n’ont que l’autorité relative de la chose jugée » ( 65). Ce constat implique selon lui, une réflexion sur l’intérêt des opinions séparées dans le fonctionnement de certaines cours nationales et internationales, réflexion à laquelle le système juridic- tionnel français ne pourra pas échapper. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, le dissentiment ou la perspective d’un dissentiment possible, véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus des juridictions collégiales, entraîne une dynamique qui, in fine, renforce l’autorité morale de la décision à condition que les juges dissidents aient auparavant émis les argu- ments de leur dissidence en séance. Pour peu qu’il ne s’agisse pas d’une opinion séparée « surprise », chose qu’il conviendrait d’éviter par quelques dispositions jointes au statut des magistrats ou des membres du Conseil constitutionnel, l’autorité de la chose jugée se trouve consolidée de deux manières partageant une même cohé- rence : la confrontation des juges majoritaires et des juges minori- taires dont découle la recherche approfondie d’un consensus afin d’éviter l’opprobre d’une dissidence et le renforcement de la motiva- tion des décisions et des arrêts, objectif particulièrement intéressant au vu des spécificités françaises peu glorieuses en la matière. Apôtres des opinions séparées ou détracteurs, la plupart seront tout de même d’accord pour admettre qu’il existe un lien de cause à effet entre la motivation et l’autorité morale de la chose jugée. Une décision correctement motivée sera davantage acceptée, sur- tout par la partie déchue ( 66). Quand il s’agit de censurer la loi, la motivation n’est plus nécessaire, elle est indispensable, tout ce qui peut l’affermir étant le bienvenu. Selon Teresa Freixes, les opinions séparées sont la façon la plus raisonnable de légitimer les décisions prises sur des normes afin d’aboutir à une solution motivée « com- prenant les arguments au soutien de la décision » ce qui implique (64) J. Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelle et européenne sur le juge administratif français, L.G.D.J., Paris, 1998. (65) P. Jan, « Le secret du délibéré devant le Conseil constitutionnel : illustration d’un principe général du droit processuel français », Recueil Dalloz, 1999, J., p. 253. (66) D. Talon, « Ecriture, représentation et motivation », La réforme du code de procédure civile : autour du rapport Coulon, Dalloz, Paris, 1997, p. 30 : « C’est surtout le perdant qui a besoin d’une motivation ».
212 Rev. trim. dr. h. (57/2004) clarté et transparence des positions de chaque juge constitution- nel ( 67). Récemment, la « voix de Strasbourg » a elle-même résonné pour insister sur l’obligation de motiver qui pèse sur les juridictions nationales dans un arrêt mettant en cause la France ( 68). II. — La remise en cause limitée du secret du délibéré par les opinions séparées Certes les opinions séparées remettent passablement en cause le secret du délibéré (A) mais, ce faisant, organisent la transparence ce qui renforce la légitimité démocratique du juge en la rendant plus visible (B). A. — L’incompatibilité relative des opinions séparées avec le secret du délibéré De prime abord, il y a une profonde antinomie entre opinions séparées et secret du délibéré, néanmoins, comme le font remarquer Patrick Daillier et Alain Pellet, à propos des arbitres internatio- naux, le secret n’est qu’atténué par cette pratique, il ne disparaît pas totalement ( 69). Il est vrai qu’un rapide calcul permettra de savoir qui a voté pour ou contre la solution à l’intérieur du collège ; plus celui-ci sera restreint, plus l’opération sera aisée. Deux considé- rations amènent cependant à relativiser l’atteinte portée par les opi- nions séparées au secret du délibéré : le nombre variable de magis- trats au sein des collèges et la distinction entre secret et confidentia- lité. La présence d’une seule opinion dissidente, c’est-à-dire d’une opinion individuelle dissidente, ne permet de déduire le vote des autres magistrats que si le collège est composé de trois juges comme c’est le cas des tribunaux de grande instance statuant en audience publique ordinaire ( 70) ou des cours d’appel lorsqu’elles statuent en audience ordinaire. Dans tous les autres cas, cette déduction n’est possible qu’en présence de plusieurs opinions individuelles dissi- (67) T. Freixes, « Contributions au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n o 8, p. 98. (68) Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Higgins c. France, 19 février 1998, Req. n o 20124/92, Rec. 1998.1. (69) P. Daillier, A. Pellet, Droit international public, 7 e édition, L.G.D.J., Paris, 2001, indice 535, p. 883. (70) Sauf attribution d’une affaire au juge unique en vertu des articles 801 et sui- vants du code de procédure civile.
Yannick Lécuyer 213 dentes ou d’une opinion collective dissidente signée par au moins la moitié moins un des membres du collège. L’opinion séparée n’est pas une obligation pour les juges, c’est une faculté ; tous les juges qui votent contre la solution lors du délibéré, ne sont pas obligatoi- rement tenus d’en émettre une. Au sein de la Cour de cassation, hormis le cas très particulier de la formation restreinte ne compor- tant que trois juges ( 71), il faudrait donc deux juges dissidents pour connaître la nature du vote si l’affaire est jugée par une des six chambres civiles ou la chambre criminelle ( 72), cinq s’il s’agit de la chambre mixte ( 73) et huit dans le cas de l’assemblée plénière ( 74). Nous n’évoquons pas toutes les autres juridictions collégiales de l’ordre judiciaire : tribunaux de grande instance, tribunaux de commerce, conseils des prud’hommes, tribunaux des baux ruraux et juridictions de sécurité sociale, que nous sommes amenés à écar- ter d’une éventuelle introduction des opinions séparées pour des raisons conjoncturelles, notamment le manque de moyens de la jus- tice. En ce qui concerne le Conseil d’Etat, le nombre de dissidences nécessaires pour briser le secret du délibéré est variable selon les for- mations de jugement ( 75) : une seule dissidence suffit lorsque c’est une sous-section qui siège ( 76), deux pour les sous-sections réu- (71) Article L131-6 alinéa 4 du code de l’organisation judiciaire : « Lorsque la solu- tion d’une affaire soumise à la chambre criminelle lui paraît s’imposer, le Premier prési- dent ou le président de la chambre criminelle peut décider de faire juger l’affaire par une formation de trois juges ». (72) Article L131-6-1 du code de l’organisation judiciaire : « A l’audience de la chambre, au moins cinq de ses membres ayant voix délibératives sont présents ». (73) Article L121-5 alinéas 2 et 3 du code de procédure civile : « La chambre mixte est présidée par le Premier président ou, en cas d’empêchement de celui-ci, par le plus ancien des présidents de la Cour » ; « Elle comprend, en outre, les présidents et doyens de chambres qui la composent ainsi que deux conseillers de chacune des chambres ». (74) Article L121-6 du code de procédure civile : « L’assemblée plénière est présidée par le Premier président, ou, en cas d’empêchement de celui-ci, par le plus anciens de présidents de chambre » ; « Elle comprend en outre, les présidents et les doyens des chambres ainsi qu’un conseiller pris au sein de chaque chambre ». (75) Article L122-1, alinéa 1 du code de justice administrative : « Les décisions du Conseil d’Etat statuant au contentieux sont rendues par l’assemblée du contentieux, par la section du contentieux ou par des formations de sous-sections réunies. Elles peuvent également être rendues par chaque sous-section siégeant en formation de jugement ». (76) Article R122-14, alinéa 1 du code de justice administrative : « La sous-section siégeant en formation de jugement ne peut délibérer que si trois membres au moins sont présents ».
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