Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu, Philippines : des services d'eau en quête de légitimation
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Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 pp. 57-70 Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu, Philippines : des services d’eau en quête de légitimation Véronique Verdeil analisations enterrées, compteurs camouflés, robinets construction et d’unification du territoire urbain hérité du sché- C répartis dans les différentes pièces de l’habitation : telle est ma occidental qui légitimaient l’unicité du service en réseau la configuration moderne du service d’eau à domicile. Dans le ont fait long feu. Vu l’ampleur des moyens à engager dans les monde occidental où il s’est généralisé, l’infrastructure a dispa- pays où tout ou partie de l’infrastructure est à construire, la ru du regard et le branchement est devenu un équipement de communauté internationale oriente désormais ses efforts vers la confort minimal, une norme de salubrité du logement. Le parti- généralisation non plus du branchement individuel pour tous, culier ne prend conscience de cette normalisation que lorsque mais de l’accès à l’eau, par des solutions techniques et gestion- surgit un problème technique ou qu’il doit acquitter sa facture naires préconisées dans les conciles ou expérimentées sur le d’eau (Kaika, Swyngedouw, 2000). À l’échelle mondiale, cette terrain (Lyonnaise des Eaux, 1998 ; Winpenny, 2003) à grand situation n’est pourtant pas la norme : dans les villes en déve- renfort de recettes masquant parfois des idéologies discutables loppement, la collecte de l’eau continue de se donner à voir. (Jaglin, 2003). Dans cette perspective, la césure entre les popu- Porteurs d’eau sillonnant les rues, bidons colorés et enchevê- lations « raccordées », titulaires ou bénéficiaires d’un branche- trement de tuyaux à même le sol en sont quelques-uns des ment privé, et les autres mérite d’être questionnée, dans la signes. Ici ce sont des groupes de femmes « prenant la file » à la mesure où lui est souvent associée une division sociale et éco- fontaine, là des enfants tendant leur récipient sous la fuite pro- nomique (intégrés vs exclus, riches vs pauvres), voire une divi- videntielle ou provoquée d’une canalisation de fortune. sion spatiale (centres vs périphéries) de la population citadine. L’argument d’égalité de traitement des usagers du service Ici, nous nous interrogeons sur une situation particulière de public et la logique d’accession à « l’universel de la mal branchement dans l’agglomération philippine de Metro modernité » (Graham, Marvin, 2001) dans un processus de Cebu (Verdeil, 2003) (1), le recours à deux formes de service Dossier 57
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 d’eau dérivées du branchement privé, les bornes-fontaines et la répartis entre les communes. Faute d’une production suffisante, revente de voisinage, qui concerne environ 60 % des ménages l’approvisionnement dans les quartiers équipés est rationné et non directement raccordés au réseau. Dans la lignée de plu- MCWD est parfois contraint de refuser, pour raisons techniques, sieurs études portant sur le statut, l’efficacité et la crédibilité de des demandes de raccordement. ces services collectifs (Étienne, 1998 ; Coing et al., 1998, AFD, À défaut d’accéder au service domiciliaire, la majorité des 1999), cet article questionne les logiques gouvernant le déve- ménages s’approvisionne en eau grâce à des solutions dites loppement de ces offres et leurs modalités de fonctionnement alternatives au branchement privé. Les plus répandues sont les ainsi que les formes de demande pour l’accès indirect à l’eau puits domestiques, présents dans presque tous les quartiers et du réseau, pour montrer que la présence des branchements col- presque toujours gratuits : 90 % des ménages interrogés disent lectifs participe au compromis social observé à Cebu autour de en avoir un ou plusieurs dans leur voisinage immédiat. Les l’accès à l’eau. Souvent considérées comme ne relevant pas du branchements collectifs en réseau constituent la seconde caté- service public de l’eau, c’est-à-dire non légitimes et de mauvai- gorie d’alternative : plus de 60 % des ménages non branchés au se qualité (par leur coût d’accès et la qualité de l’eau), de telles réseau utilisent l’eau d’un abonné privé, celle d’une borne-fon- solutions pénaliseraient tant le prestataire officiel, concurrencé taine ou les deux pour tout ou partie de leur consommation. Ils dans sa mission par les opérateurs privés informels, que les usa- doivent se déplacer vers un point d’eau ouvert à des utilisateurs gers pauvres, mal servis par ces derniers. On peut cependant multiples (service collectif). Dans la plupart des cas, ils y achè- nuancer ce discours de victimisation en observant comment les tent l’eau à des clients directs de MCWD, en l’occurrence des branchements collectifs sont utilisés et pourquoi ils sont appré- abonnés privés et des associations de fontaine. L’eau fournie au ciés par les usagers, non pas seulement en fonction des seules branchement « public » de la borne ou au branchement privé logiques marchandes, mais aussi à travers leurs impacts sur les chez l’abonné sort du tuyau (service en réseau) : produite et trai- pratiques et les tissus sociaux au sein des territoires dans les- tée par le Water District, elle transite par le réseau central, ce quels ils contribuent à faciliter l’accès à l’eau. qui lui garantit une certaine potabilité. La revente de voisinage concernerait, selon deux études locales, 30 % du marché À L’AVAL DU RÉSEAU : LES BRANCHEMENTS potentiel de MCWD (abonnés revendant de l’eau). COLLECTIFS À METRO CEBU (2) Contrairement à nombre d’autres cas urbains africains ou asia- tiques (Shugart, 1991 ; Jaglin, 1995 ; Morel, Verdeil, 1996), les Second centre urbain et économique de l’archipel philippin, en bornes-fontaines sont en revanche très peu développées et forte croissance depuis les années 1980, l’agglomération de concentrées dans des sous-quartiers centraux densément peu- Metro Cebu compte en 2000 quelque 1,5 million d’habitants, plés : de même que la livraison par portage à domicile, présen- répartis sur sept villes entourant la capitale régionale Cebu City. te presque uniquement dans les quartiers isolés ou insulaires, Plus d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté et elles ne profitent qu’à moins de 10 % des ménages dans l’ag- jusqu’à deux fois plus si on parle des ménages sans titre de pro- glomération. priété foncière ou squatters, souvent assimilés aux « pauvres » (Etemadi, 2001). Le bas niveau d’équipement (eau, assainisse- Techniquement dépendante du réseau, donc de la respon- ment, déchets) et l’insalubrité sont pour ces communautés des sabilité du prestataire public en amont, l’offre en branchements enjeux cruciaux. Les huit communes sont réunies, pour la ges- collectifs renvoie aux pratiques de ce dernier vis-à-vis des opé- tion de l’eau, au sein du Metropolitan Cebu Water District rateurs qui assurent à l’aval l’interface avec les usagers finaux. (MCWD), une entreprise publique locale indépendante chargée La position du Water District à l’égard de cette offre est ambi- de la production et de la distribution d’eau. Population et acti- guë : d’un côté, il maintient en place un programme social de vités économiques sont concentrées dans la plaine côtière, bornes-fontaines alors que la plupart des Districts du pays les selon un axe structurant nord-sud qui est également l’ossature ont progressivement éliminées, tout en fermant les yeux sur du réseau d’eau. MCWD dessert à domicile à peine 30 et 40 % l’activité, théoriquement illicite, de revente d’eau par un de la population. En effet, le réseau est trop peu développé pour nombre non négligeable d’abonnés. De l’autre, ses discours et couvrir l’ensemble de l’agglomération (Figure 1) et les quelque pratiques — éventuellement contradictoires — dénotent la 60 000 branchements privés fonctionnels sont inégalement défiance envers ces services. Ainsi, les professionnels de 58 Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu MCWD, dont la vocation est de fournir des services d’eau revente de voisinage est totalement passée sous silence et les modernes (en réseau et à domicile), se désintéressent tant des bornes-fontaines sont considérées par ces professionnels puits publics, dont la présence est pourtant massive dans l’aire comme un équipement pour le milieu rural, rustique, indigne de service, que des branchements collectifs urbains, car ils ne de leur savoir-faire et, qui plus est, non rentable car destiné aux sont pas reconnus comme faisant partie de leurs attributions. La « pauvres ». Dossier 59
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 Cette attitude a en partie des raisons historiques, liées à la des Water Districts (3) (Blokland et al., 1999), ont été institu- réforme du secteur de l’eau potable intervenue aux Philippines tionnalisés des services intermédiaires comme les mini-réseaux dans les années 1970 et dont le but affiché était d’étendre la pour une desserte collective des bourgs et zones semi-rurales couverture en « services d’eau adéquats » à l’ensemble de la (Tableau 1). Pourtant novateur, ce schéma a entériné des pra- population. Afin de rattraper le retard en infrastructure et de tiques institutionnelles néfastes : une apparente clarification des rendre les services plus efficaces et plus réactifs aux contextes rôles masquant certains chevauchements fonctionnels, un fort locaux, la réforme a appuyé le développement de trois filières cloisonnement entre les filières qui rend difficile l’appréciation ou niveaux d’accès à l’eau, correspondant à une segmentation globale du taux d’accès à l’eau dans le pays (Tableau 2). Il en territoriale et à une répartition des rôles entre agences centrales résulte également une absence de coordination locale alors de tutelle et entités gestionnaires locales. À côté des services qu’au sein même des aires urbaines coexistent souvent des modernes en réseau prévus dans les centres urbains et gérés par types de peuplement variés et des services d’eau relevant simul- Tableau 1 : Les trois niveaux de services pour un « accés adéquat » à l’eau potable NIVEAU I NIVEAU II NIVEAU III (point d’eau aménagé) (réseau + point d’eau collectif) (réseau + branchement privé) ORGANISATION Ministère de l’Intérieur Ministère de l’Intérieur LWUA (3) 1. Tutelle Ministère des Travaux Ministère de l’Intérieur Associations d’usagers Associations d’usagers WD 2. Opérateurs (O&M) Gouvernements locaux Gouvernements locaux Gouvernements locaux Rural très dispersé Rural peu dispersé Centre urbain 3. Type de zone Périphérie urbaine SYSTÈME TECHNIQUE Puits, source Puits (peu profond), sour- Puits (profond), source, 4. Ressource et exhaure Pluie ce, galerie d’infiltration galerie d’infiltration Exhaure manuelle ou Exhaure manuelle ou Prise d’eau de surface motorisée motorisée Exhaure motorisée En général aucun En général aucun Désinfection 5. Traitement Traitements spécifiques Désinfection périodique Désinfection éventuelle pour les eaux de surface Réseau Réseau 6. Distribution Aucun + réservoirs + réservoirs et pompes « SERVICE ADÉQUAT » À la source Point d’eau collectif Branchement privé avec 7. Niveau de service < 250 m du domicile < 25 m du domicile robinet (s) au domicile 1. Consommation spéci- fique par personne ≤ 20 litres/jour ≤ 60 litres/jour ≤ 100 litres/jour 1. Nombre d’utilisateurs 15 ménages 5 ménages 1 ménage Source : NEDA (National Economic and Development Authority), Water Sector Plan, 1984, NEDA Board Resolution n° 12, series of 1995 60 Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu Tableau 2 : Le taux d’accès à l’eau potable selon diverses sources (% de la population) NEDA - 1998 LWUA - 1997 NSO - 1995 Population urbaine 68 % Manille 63,6 % Niveau I 31 % Population rurale 75 % Autres centres urbains 64,7 % Niveau II 19 % Hors centres urbains 62,5 % Niveau III 23 % Total cumulé de la population bénéficiant d’un accès adéquat à l’eau potable 72 % 63 % 73 % Mesure Population « ayant accès à l’eau » et Population « desservie » ; données Population « ayant un accès adéquat répartition urbain/rural : d’après le des Water Districts et estimations à l’eau » selon le niveau de service sur recensement de NSO (National (pour les niveaux I et II et les la base du recensement (par régions Statistics Office, par régions niveaux III non fournis par un WD) administratives) hydriques) tanément des trois filières. Ceci se vérifie à Cebu, tant dans le Redistribution d’eau aux branchements privés, recensement des équipements que dans l’ignorance mutuelle de la revente au partage qu’entretiennent les acteurs publics, District et communes Il est difficile au Water District d’identifier les revendeurs et notamment, à ce sujet. La mauvaise presse faite aux branche- d’estimer l’offre « revente de voisinage » en termes de volumes ments collectifs (non rentables, synonymes de mauvais service revendus. Contrairement à d’autres Districts comme ceux des- pour l’usager) doit aussi s’interpréter dans cette perspective. servant les villes de Zamboanga ou Davao qui ont instauré une tarification spéciale pour ces clients dits « semi- IMAGE, PHILOSOPHIES ET FONCTIONNEMENT commerciaux », MCWD ne dispose pas des moyens tech- DES SERVICES COLLECTIFS EN RÉSEAU niques ou commerciaux qui lui permettraient de distinguer les Malgré les critiques qui pèsent sur eux, les deux types de ser- différents types de clients. Tous remplissent au départ le même vices collectifs continuent d’exister et constituent une offre à formulaire d’abonnement, qui ne spécifie pas le nombre de part entière et ce, avec l’appui du District pour les bornes-fon- personnes à desservir, ni n’oblige à s’équiper d’un compteur taines et son acceptation de fait pour la revente de voisinage adapté, par son diamètre, à la nature des consommations pré- puisqu’il ne développe aucune politique répressive à l’égard vues (volumes et débits nécessaires). La règle du branchement des abonnés revendeurs. Ce flottement de MCWD laisse une (compteur) unique par « unité résidentielle » s’applique à tout certaine marge de manœuvre aux opérateurs de ces services — abonné, qu’il s’agisse d’une famille de cinq personnes ou qui ne se revendiquent pas tous comme tels — et a des inci- d’une société immobilière gérant un immeuble de cinquante dences en aval sur les pratiques et perceptions de ces modes appartements, seule enregistrée comme cliente du District. d’approvisionnement par les usagers eux-mêmes. De là vient Cette clause, associée à la grille tarifaire reposant sur une struc- l’originalité de ces deux formes d’accès indirect à l’eau du ture progressive par tranches, est censée dissuader les abonnés réseau public à Metro Cebu. de devenir revendeurs car ils s’exposeraient à payer des fac- Dossier 61
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 tures d’autant plus lourdes qu’ils auraient une activité de « revente » à Cebu qui ne s’aligne pas sur le profil qu’on lui revente importante. assigne généralement, à savoir un service très cher opéré par des petits opérateurs aux motivations mercantiles (Katko, 1991 ; Cet argument invoqué par le District et qui est, de fait, sa Crane, 1994). Car l’accès au branchement « privé collectif » seule action pour prévenir la revente, pose cependant question. devient aussi le lieu, aux deux sens du terme, de rapports D’une part, l’extension de la revente (plus de 40 % des usagers sociaux différents, entre voisins plus qu’entre vendeurs et non raccordés y ont recours, cf. infra) montre que la « menace » clients, dans un territoire incertain entre l’espace privé de la tarifaire n’a pas les effets incitatifs attendus et n’empêche nulle- maison et l’espace public de la rue. ment l’utilisation non privative des branchements privés. D’autre part, il est aujourd’hui reconnu que la progressivité des Cette forme de socialisation est particulièrement nette dans tarifs est loin de garantir une redistribution équitable en faveur le phénomène de partage d’un branchement, notamment des petits consommateurs, en tout cas si elle ne s’accompagne quand des usagers ont accès gratuitement à un branchement pas d’un accès facilité au raccordement qui diminuerait méca- privé (10 % des cas) ou sortent du cadre de la revente au détail niquement la revente d’eau par des abonnés. À Cebu comme (au récipient). L’accès à l’eau est alors un élément parmi ailleurs, la dépense initiale — correspondant aux travaux de d’autres de la vie commune au sein d’un même logement, par raccordement et à la location du compteur — constitue souvent exemple sur un compound familial — parcelle occupée par dif- un obstacle majeur à l’abonnement des ménages à faibles reve- férentes branches ou générations d’une même parentèle — ou nus et sans capacité d’épargne. Le fait qu’il n’y ait aucune forme dans une maison occupée par un propriétaire et ses locataires. de subvention au raccordement (étalement du coût sur Ils utilisent le même branchement pour l’eau, souvent aussi quelques mois, système de crédit adapté, etc.) entretient donc pour l’électricité. L’un des ménages (propriétaire ou occupant une demande pour la revente chez des clients potentiels qui ne principal) paie la facture, tandis que les autres ont accès aux peuvent se raccorder individuellement, pour qui l’achat quoti- équipements en payant une part de la facture (fixe, au prorata dien au détail est par ailleurs plus adapté à la nature des reve- du nombre de personnes, etc.) ou moyennant un forfait men- nus qu’une facture fixe. suel ou annuel qui masque la part exacte consacrée à l’eau L’accès à l’eau chez un abonné est la plupart du temps une (loyer « tout compris », logement et « charges »). Leur contribu- transaction payante. Certains exercent la revente comme une tion peut aussi être un revenu rapporté aux parents ou des ser- véritable activité à but lucratif, notamment lorsque leur locali- vices rendus à la famille qui met à disposition le branchement. sation relativement isolée d’autres abonnés les place dans une Bien privatif, celui-ci devient, en tant que commodité partagée, situation de monopole de fait auprès des habitants du voisina- un équipement « semi-collectif » fournissant l’eau potable du ge ou de petits porteurs motorisés qui viennent s’approvisionner réseau à un ensemble démultiplié d’usagers. chez eux avant de faire leur tournée de livraison dans le quar- tier. Mais souvent la revente est pratiquée dans un esprit sensi- Les bornes-fontaines, contradictions dans blement différent, celui du « bon voisinage », où l’impératif la politique sociale du Water District invoqué d’aider ceux qui n’ont pas de branchement n’est pas Au contraire de la revente de voisinage, les bornes sont une exempt de la recherche d’un certain prestige et d’une forme de offre à la fois réglementée et subventionnée, officiellement — contrôle social. S’ils dénoncent parfois des abus, les usagers quoique timidement — intégrée à la politique du District. disent aussi dans leurs témoignages qu’ils admettent que par Démantelées dans la plupart des villes ou transformées en bran- leur achat, ils contribuent au nécessaire paiement de la facture : chements privés, les bornes-fontaines ont été conservées par si l’eau était coupée pour impayés, ils en seraient eux aussi MCWD, en partie grâce à la politique de partenariat social de pénalisés. Certes, les tarifs pratiqués sont relativement chers par la Municipalité de Cebu City à la fin des années 1980 (Etemadi, rapport à d’autres modes d’approvisionnement (puits gratuits et 2000). Le programme social des Communal Water Associations bornes-fontaines). Mais ils sont aussi très homogènes dans l’en- a permis de doubler, en dix ans, le modeste parc hérité de la semble de l’agglomération : le prix se forme moins par un véri- période antérieure et de le développer, plus récemment, en table ajustement marchand que dans une logique de juste dehors des quartiers centraux. En 2000, on recense dans les rémunération du service rendu. C’est une originalité de la fichiers de MCWD un peu plus de 200 bornes, branchements 62 Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu publics collectifs destinés à l’approvisionnement en eau des membres plutôt qu’à une communauté de vie et de quartier. populations « défavorisées », notamment des « squatters » qui, Accusées par MCWD de détournement d’argent ou de mauvai- faute d’un statut foncier justifiable, ne peuvent prétendre au se gestion, les associations font-elle autre chose que d’assimiler branchement individuel. Les principes fondateurs du program- cette formule de club lorsqu’elles décident de redistribuer à me sont la délégation de gestion des installations à des collec- leurs membres les profits réalisés, sous forme de dividendes ou tifs d’usagers, appelés « associations », et le subventionnement d’aides en nature (à la rentrée de classes, à Noël, pour une hos- de l’eau. pitalisation ou un décès) ? Groupement volontaire de ménages désignant leurs repré- Cette socialisation des bénéfices pratiquée par une majori- sentants selon des règles pseudo démocratiques, les associa- té d’associations à Cebu est particulièrement originale. En tions, clientes en nom collectif de MCWD, paient la facture payant l’eau à la fontaine, les usagers paient aussi, indirecte- mensuelle grâce aux fonds collectés en revendant l’eau au ment, pour avoir accès aux « services » offerts par l’association : détail à leurs membres. Cependant cette relation contractuelle ici une forme de caisse d’épargne ou de mutuelle ouverte aux est inaboutie : les associations n’ont de fait aucune existence seuls membres ; dans certains cas, l’accès aux espaces sani- légale, ce qui les prive des moyens d’asseoir leur légitimité — taires où l’on peut se doucher ou faire sa lessive. Dans un envi- comme l’accès au crédit bancaire ou la possibilité d’intenter ronnement insalubre et à forte densité humaine, ces installa- une action contre le District en cas de problème. En retour, le tions sont très prisées, y compris par les usagers non membres, District n’a aucun recours contre elles sauf la coupure du servi- et même lorsqu’ils doivent payer le prix fort : certaines associa- ce, qui pénalise souvent tout un groupe dont seuls les respon- tions, soucieuses de protéger leurs avantages, pratiquent à leur sables sont fautifs. Sur un plan plus pratique, alors que ce pro- encontre des tarifs majorés (jusqu’à 25 % plus cher pour un gramme est supposé appuyer la structuration communautaire seau d’eau ou une douche). des quartiers, un seul ingénieur, mal formé à ce travail qui plus est, est assigné par MCWD pour aider les usagers à trouver les Paradoxalement, cette « dérive » que stigmatise le District financements initiaux (pour payer le raccordement) et à péren- n’est possible que parce que les associations réalisent des béné- niser les associations. Ainsi, le statut des recommandations du fices et ce, grâce à la subvention qu’il leur accorde, gage de sa District sur la gestion des associations (Implementing rules) est politique en faveur des populations défavorisées. Les associa- flou, celles-ci étant considérées tantôt comme des prescriptions tions paient en effet, pour la consommation mesurée au comp- à suivre à la lettre, tantôt comme de simples indications que teur, de 40 à 70 % moins cher qu’un abonné privé, à concur- chaque association peut appliquer à sa façon. rence de 172 m3 mensuels au-delà desquels l’eau est payée au tarif maximal (35 m3 pour un privé). Plus de 40 % des associa- Ceci se traduit notamment dans la composition des asso- tions dépassent ce niveau de consommation, preuve que la ciations et leur gestion des bénéfices. En principe, elles peuvent demande aux bornes est forte et qu’en y répondant, elles ris- compter de trente à soixante ménages membres, seuls censés quent de perdre le bénéfice d’une facture subventionnée. En utiliser la fontaine s’ils acceptent de s’en occuper régulièrement moyenne cependant, selon le niveau de subvention applicable, (être fontainier à tour de rôle, nettoyer, assister aux réunions la facture payée au District ne représente qu’entre 15 et 30 % obligatoires, etc.). Les revenus tirés de la vente doivent être réin- des revenus tirés de la vente au détail. Ainsi, même en compta- vestis dans d’autres projets servant l’intérêt « de la communau- bilisant des frais d’entretien et de fonctionnement, il reste tou- té des membres ». Dans les faits, la plupart des associations ont jours aux associations des marges nettes relativement impor- à la fois un nombre de membres plus réduit et une clientèle tantes qu’elles utilisent sans état d’âme à diverses fins, y com- beaucoup plus large. La logique est simple à comprendre : pris la redistribution aux membres. accepter à la borne des usagers non membres de l’association permet d’augmenter sensiblement l’assiette des revenus, alors Le point critiquable dans ce dispositif est le sort réservé aux que les bénéfices générés par la vente d’eau sont partagés entre usagers finaux, clients des associations subventionnées. Les les seuls membres. En définissant les associations comme un tarifs aux abonnés privés et associatifs ont augmenté régulière- « club », le District a de fait favorisé une certaine privatisation ment depuis dix ans, dans un souci légitime de meilleur recou- des branchements « publics » destinés à une communauté de vrement des coûts et d’amélioration de la qualité du service. Dossier 63
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 MCWD a donc amendé ses recommandations pour répercuter vrée à ces points d’eau est la même que celle dont dispose cette hausse sur les prix de revente aux fontaines — les tarifs l’abonné privé et le service soumis aux mêmes problèmes tech- préconisés sont, de fait, à peu près appliqués par les associa- niques de pression ou d’irrégularité liés aux contraintes de pro- tions — de telle sorte qu’entre 1996 et 1999, le bidon classique duction de MCWD. Une partie de la dépense en eau des utili- de 20 litres est passé de 0,65 à 1 Peso (4). Cette évolution sateurs indirects du réseau revient, en outre, au prestataire semble ainsi plus répondre à une logique de simplification (on public. Doit-on les considérer comme des « sous branchés » peut payer avec une pièce de monnaie) qu’à une volonté d’éta- parce qu’ils ont à se déplacer et paient plus cher qu’un branché blir un « juste prix » : rapporté au prix par mètre cube, ce tarif (au coût par mètre cube) ? Pour apprécier cette caractérisation, correspond à une augmentation de 50 %, ce qui apparaît hors on s’est interrogé sur le point de vue des usagers sur ces services de proportion avec le pouvoir d’achat de la population cible de et la façon dont ils les utilisent dans leurs pratiques quoti- ce programme et injuste par rapport aux hausses annuelles de diennes. 5 à 15 % imposées aux abonnés. Les usagers des bornes-fon- taines subissent donc plus les effets de la hausse tarifaire qu’ils À la question des améliorations souhaitées dans son dispo- ne bénéficient effectivement de la subvention ; mais alors que sitif d’accès à l’eau, près d’un usager non branché sur deux les membres récupèrent indirectement une partie de cette répond qu’il souhaiterait bénéficier d’un branchement privatif, dépense accrue, les ménages non membres des associations mais ajoute qu’une telle évolution est assez peu probable dans sont eux doublement pénalisés. Le mode de péréquation adop- un avenir proche. Deux raisons sont avancées. D’abord, les té ici ne suffit pas à instaurer un véritable mécanisme d’équité capacités financières des ménages : le coût du raccordement favorisant l’accès des pauvres à l’eau. reste hors d’atteinte pour beaucoup d’entre eux et, même s’ils dépensent en moyenne plus en micro-dépenses journalières En dépit de leur visée sociale, délégation de gestion aux cumulées que ce qu’ils paieraient pour la même consommation associations de fontaine et subventionnement portent en eux mensuelle facturée, le principe de la facture périodique est mal des contradictions et zones d’ombre qui nuisent au développe- adapté à leur gestion budgétaire. Ensuite les limites éprouvées ment de cette offre en branchements collectifs publics. Cela de l’action publique — celle de MCWD ou des autres autorités entache également la crédibilité de l’engagement social du locales — à résoudre les blocages économiques, administratifs District. D’autant plus qu’il est tentant de relier, sur le plan éco- ou fonciers qui contraignent l’accès au service domiciliaire. nomique, sa critique de la non rentabilité des bornes-fontaines Cette attitude réaliste se retrouve dans l’appréciation positive et sa tolérance envers les abonnés revendeurs et d’y voir une portée par trois ménages sur quatre sur leur situation en matiè- raison de l’inégal développement des deux services collectifs en re d’approvisionnement en eau, les cas de franche insatisfaction réseau. En effet, en ne sanctionnant pas la revente de voisinage, émanant de ménages particulièrement affectés par une pénurie il préserve l’existence d’abonnés gros consommateurs qui génè- de point d’eau dans leur voisinage. La facilité à trouver des rent des factures élevées. Dans le même temps, il ne développe points d’eau assez nombreux pour être en moyenne toujours les bornes que sous la pression d’une demande de plus en plus assez proches des habitations est en effet la principale explica- importante des usagers, si possible avec l’appui d’organisations tion au fait que la « corvée d’eau » souvent dénoncée est, à non gouvernementales cautionnant les associations. Si l’on dis- Cebu, minimisée et vécue par les usagers comme une tâche posait des données pour établir ce calcul, ne verrait-on pas que quotidienne tolérable. Dans cette optique du « faire de nécessi- les revendeurs constituent une niche commerciale plus rentable té vertu », comment s’effectuent les choix pour les branche- que les bornes-fontaines subventionnées ? ments collectifs ? USAGES ET USAGERS DES BRANCHEMENTS Préférences et déterminants de la demande COLLECTIFS : PRATIQUES ET pour les branchements collectifs APPROPRIATIONS SOCIALES L’enquête réalisée (5) à Cebu visait à établir une typologie ren- L’argument de la non légitimité des branchements collectifs dant compte de la diversité des pratiques d’alimentation en eau exprimé par les tenants de l’offre officielle est aussi contestable des ménages n’ayant pas de branchement privé, en fonction de que celui relatif à leur mauvaise qualité de service : l’eau déli- la nature des usages selon les modes utilisés, de leur fréquence 64 Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu d’utilisation et de la configuration de l’offre dans un périmètre - dans le second groupe, fort de 38 % des usagers, se four- équivalent au « voisinage » plus ou moins étendu dans lequel nir chez un abonné est la pratique dominante : la moitié uti- chaque ménage considère qu’un service est accessible, donc lise cette eau pour tous les usages, l’autre seulement pour la utilisable, ou non. Elle a permis d’établir l’existence de cinq boisson et la préparation des repas, complétant alors son types de demande, ou groupes d’usagers ayant des comporte- approvisionnement à un puits collectif. Une petite partie ments de choix pour l’eau similaires. Deux groupes, soit près de d’entre eux connaît une fontaine située à proximité, mais dit 40 % des usagers non branchés, n’utilisent pas les branche- ne l’utiliser que rarement ou jamais ; ments collectifs en réseau, parce que ceux-ci sont trop éloignés, -le troisième groupe, plus restreint (15 %), caractérise ceux voire inexistants dans leur quartier. Ils recourent alors à des qui utilisent régulièrement un puits privé pour les usages qui petits porteurs livrant l’eau directement à leur domicile ou, pour ne nécessitent pas une qualité « potable » et, pour la moitié la plupart, vont à un puits collectif utilisé pour tous les usages. d’entre eux, également pour l’eau potable. Ils n’utilisent en Les trois autres groupes d’usagers « mal branchés » ont, eux, revanche jamais de borne-fontaine, à peine plus la livraison la possibilité d’utiliser l’eau du réseau obtenue à un robinet ou les puits collectifs, un usager sur deux de ce groupe por- public ou privé situé dans des zones où les canalisations — et tant sa préférence sur la revente de voisinage pour complé- les branchements — sont accessibles à une centaine de mètres ter son approvisionnement en eau potable. des habitations (6) (Figure 2) Sous contrainte d’offre, un usager peut ne pas avoir accès à - dans le premier groupe (8 %), les ménages choisissent l’un ou l’autre des branchements collectifs : dans le cas du d’utiliser une borne-fontaine de leur voisinage : deux tiers groupe 3 et d’une majorité du groupe 2, le choix se fait entre le pour tous les usages, les autres principalement pour l’eau branchement collectif privé et un autre mode d’approvisionne- potable, en association avec un puits collectif pour les ment (ou plusieurs). Lorsque l’offre micro-locale est telle qu’il y usages moins nobles (lessive, toilette, etc.). L’achat d’eau à a possibilité de choix entre la borne et la revente, on constate un voisin raccordé est marginal, voire occasionnel. Dans ce que ces deux services ne sont pas substituables l’un à l’autre cas où bornes-fontaines et revente coexistent, la préférence (groupe 1). Dans ces deux situations de choix, les critères de pour les premières est manifeste (cf. infra) ; segmentation (7) de la demande fournissent des éléments de Dossier 65
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 réponse sur la relation entre caractéristiques de ces services, comme) plus astreignant que d’aller chez un voisin situé à motivations et profils des ménages. soixante mètres, mais qui est un ami. D’abord, l’hypothèse d’une segmentation socio-écono- Les autres attributs ont une incidence plus faible, sinon mique, validée entre ménages branchés et non branchés, est mineure, sauf dans le cas des fontaines : c’est le seul mode nettement moins probante entre ces derniers. D’une part, les d’approvisionnement dont plusieurs variables concourent variables d’aisance matérielle (mesurée par un « index de pau- simultanément au choix (corrélation positive), y compris le prix. vreté » ad hoc, évaluant les variations de richesse des ménages Comme il est difficile de penser que « plus le prix augmente, au moyen de leurs biens et équipements domestiques), de sta- plus on choisit la fontaine », qui serait l’interprétation de ce tut foncier (propriétaires vs squatters) et d’ancienneté de rési- résultat dans une analyse « toutes choses égales par ailleurs », il dence n’ont qu’un effet marginal sur les comportements des uti- faut comprendre les déterminants du choix pour les bornes-fon- lisateurs. Certes, les ménages utilisant principalement les fon- taines de façon plus globale, en revenant à la philosophie du taines sont en moyenne plus « pauvres » et plus souvent squat- programme des bornes-fontaines et à la manière dont les asso- ters que les autres. Mais les clients de la revente de voisinage ciations se la sont appropriée (restriction du nombre de appartiennent, eux, à tous les niveaux socio-économiques, y membres, partage des bénéfices, cf. supra). compris les plus bas. D’autre part, la variable « prix » (qui peut Les regards croisés des utilisateurs membres et non inclure une modalité « gratuit ») n’a pas d’influence significati- membres des bornes-fontaines sur cette offre sont à cet égard ve avérée sur le choix ou le rejet de tel mode d’approvisionne- ment. Ainsi, dans le cas particulier des branchements collectifs, l’écart de tarif entre le revendeur et la borne (100 Pesos par m3 contre 65) n’est pas une raison suffisante, ni statistiquement fon- dée, pour justifier du choix de la seconde contre le premier. Il s’agit moins là d’une absence pure et simple du rôle du prix que du fait qu’il intervient secondairement dans les choix, et surtout en interaction avec les autres caractéristiques des modes dont peut disposer un ménage. Ces autres caractéristiques des services fournissent effecti- vement une « explication » plus ferme de la formation des demandes. La qualité de l’eau est l’attribut le plus discriminant : il a l’effet le plus important sur la préférence d’un point d’eau par rapport à un autre dans un contexte de choix donné. Dans le groupe 3, une partie des ménages qui disposent d’un puits privé (gratuit et à domicile) considère que sa qualité n’est pas suffisante et va donc chez un revendeur pour acheter l’eau de boisson. Ceux des groupes 1 et 2 utilisent aussi l’eau du réseau pour sa qualité, mais certains d’entre eux estiment qu’ils n’ont pas forcément besoin de cette qualité, qu’il faut payer, pour les usages non potables : c’est ce qui les pousse à aller à un puits collectif. L’accessibilité est également un critère de choix fort, dont la signification varie en fonction du service à choisir : mesure de distance, elle est aussi un indicateur de la commo- dité d’accès au service, qui inclut la nécessité ou non d’un déplacement au point d’eau, l’effort à fournir et la relation « sociale » nouée avec le prestataire du service. Acheter de Cebu, Philippines : quartier Looc, Mandaue, l’eau chez un abonné à trente mètres peut ainsi être (vécu borne-fontaine, 2000, (photo : V. Verdeil) 66 Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu très instructifs. Alors qu’aucun membre ne trouve à s’en déterminants, en révélant ce pouvoir de polarisation des bornes plaindre, une partie des non membres en est insatisfaite. Le cri- (constitution du groupe 1), suggère cependant le rôle qu’elles tère principal avancé est la mauvaise accessibilité de la borne. pourraient jouer comme concurrentes de la revente de voisina- De fait, les non membres habitent plus loin de la fontaine et ge si elles étaient plus développées — ce qui permettrait égale- parcourent une trentaine de mètres jusqu’au point d’eau, pour ment de limiter l’affluence à chaque borne pour en faciliter l’ac- seulement une dizaine pour les membres. Cette distance, a cès et la gestion sociale. priori dérisoire, se double cependant d’une distance « sociale » liée au membership et déterminante pour l’usage de la fontai- Les branchements collectifs, ne. Les non membres sont hors du « champ de vision » qui enjeux et opportunités constitue l’aire de voisinage que les membres considèrent L’analyse de la demande aux branchements collectifs confirme comme leur espace commun ; ils sortent du champ de « sur- un résultat valable pour l’ensemble de la population non rac- veillance mutuelle » que ceux-ci entretiennent entre eux. Les cordée au réseau : la satisfaction des ménages est d’autant plus membres, qui ont des liens privilégiés dus notamment à leurs forte que ceux-ci peuvent choisir entre différents modes d’ap- origines familiales ou régionales, leur opposent une forme de provisionnement, mais décroît quand le compromis méfiance, sinon de rejet : résidents plus récents dans le quartier, qualité/accessibilité/tarif (ou dépense) réalisé entre ces services ils ne sauraient prétendre à entrer dans le « pacte » qui les a n’est pas optimal. Les utilisateurs occasionnels des bornes-fon- conduit, eux, à s’organiser pour établir et faire fonctionner l’as- taines sont ainsi soumis à un surcoût car ils doivent payer le sociation. Ainsi, ce qui constitue à la fois le moteur et le ciment bidon plus cher chez le revendeur qu’à la borne : ils sont en de leur organisation communautaire impose une nouvelle moyenne plus insatisfaits que les clients des revendeurs qui forme de division sociale au sein du quartier (Berner, 1997), complètent leur approvisionnement à un puits gratuit, pour les- entre les membres qui se réservent les avantages de « leur » quels le surcoût existe (se déplacer au puits et en rapporter les borne, en particulier le partage des bénéfices, et les non volumes d’eau importants dédiés à la lessive) mais ne corres- membres. Dès lors, l’« inaccessibilité » de la borne et l’insatis- pond pas à une dépense monétaire. Les usagers réguliers des faction tiennent moins à des critères objectifs (la distance à par- bornes trouvent quant à eux ce compromis dans l’argument de courir) qu’au sentiment d’exclusion de ce groupe soudé autour l’appartenance à la communauté des membres, manifestement de la borne, symbole d’un espace socialement approprié. supérieur à la stricte considération de la dépense. Un autre résultat concerne le rôle positif des formes déri- Cette insatisfaction n’est toutefois pas suffisante pour rejeter vées de redistribution d’eau du réseau sur la formation d’une la borne et lui préférer un revendeur du voisinage, sauf occa- conscience sanitaire. Par la différenciation des usages, les sionnellement en cas de coupure momentanée du service. Elle ménages montrent qu’ils choisissent délibérément l’eau du permet quand même de comprendre pourquoi ces usagers non réseau quand ils veulent, pour boire ou préparer la cuisine, une membres n’utilisent la borne ni régulièrement, ni pour tous les eau de qualité limitant les risques de maladie. Certes la usages : ils se limitent à la satisfaction des besoins en eau de consommation spécifique aux branchements collectifs est boisson, gardant les puits collectifs gratuits pour les usages non faible (en moyenne 23 litres par jour par personne chez le voi- potables. Ils dénigrent aussi la qualité de l’eau chez le voisin sin et 17 à la borne-fontaine, moins quand les usagers n’y abonné qu’ils doivent parfois utiliser ou qu’ils utilisaient avant consomment que l’eau potable). Mais, au total, six ménages l’installation de la fontaine (corrélation négative entre cette non branchés sur dix consomment l’eau traitée par le District. variable et la satisfaction pour la fontaine). En neutralisant les Cet impact sanitaire lié à l’offre en branchements collectifs ne effets croisés entre variables, il ressort que ce qui est critiqué doit donc pas être négligé, tant dans la satisfaction exprimée par n’est pas directement la qualité de l’eau (eau traitée du réseau), les usagers que dans l’appréciation générale de la portée des mais le fait de devoir utiliser le voisin en complément de la fon- équipements publics et la réévaluation du taux de desserte. taine, c’est-à-dire encore une fois de se voir dénier l’accession au statut de membre. De fait, l’offre en bornes-fontaines est trop Nous avons enfin vu comment le statut du branchement se restreinte pour analyser plus finement les situations de choix brouille lorsque les associations de fontaines privatisent sinon entre les deux formes de branchements collectifs. L’analyse des l’usage, du moins l’accès au branchement public à travers la Dossier 67
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 nique initiale d’équipement d’approvision- nement pour devenir espace social : cer- tains y trouvent une forme d’intimité qu’ils ne connaissent pas chez eux, quand ils doi- vent par exemple se laver ou déféquer dans la rue. D’autres y pratiquent des activités qui cristallisent une partie de la vie sociale du quartier, comme la lessive pendant laquelle les femmes échangent informa- tions, griefs et bavardages. Des pas de porte des logements aux rues et places publiques, ce sont ainsi les usages et modes d’appro- priation de l’espace « collectif » qui sont en jeu. Si plusieurs associations de fontaine ont, à la demande de leurs utilisateurs membres et non membres, évolué pour devenir « multi-services » et offrir plus que le seul accès à l’eau, il est notable qu’au moins dans les quartiers les plus denses, une telle évolution concerne également des Cebu, Philippines : (quartier Subnagdaku, Mandaue : remplissage des bidons par la fontainière, 2000 abonnés privés. Leur activité n’est plus alors (photo : V. Verdeil) seulement la revente d’eau, mais la fourni- ture de services étroitement liés à la facilita- question du membership et que des abonnés privés mettent au tion de l’accès à l’eau. Initiatives populaires et privées sont, ici contraire leur branchement privé à disposition d’autres usagers. comme souvent, en avance sur les politiques publiques qui pri- Ces pratiques d’encouragement ou de restriction de l’accès aux vilégient le « noble » au détriment du « pratique », souvent plus branchements collectifs engendrent des choix particuliers et des prosaïque mais tout aussi problématique, et qui oublient l’as- degrés variables d’appropriation des offres par les usagers. Les sainissement et la salubrité lorsqu’ils pensent amélioration de uns et les autres ne relèvent pas seulement de l’adéquation l’accès à l’eau. entre la qualité d’eau désirée et l’usage prévu, mais aussi de la qualité des espaces dévolus aux pratiques quotidiennes de CONCLUSION consommation de l’eau. Dès lors que l’on collecte l’eau à l’ex- térieur de la maison, un certain nombre d’activités se passent À Metro Cebu, les situations de non branchement ou de mal elles aussi à l’extérieur : lorsque l’espace domestique est réduit branchement concernent une large partie des citoyens privés du du fait de l’exiguïté des logements et que l’espace « non domes- service domiciliaire. Si l’état de la ressource en eau est, à moyen tique » manque à cause de la forte densité humaine et bâtie et terme, très préoccupant, l’organisation de l’accès à l’eau révèle de l’insalubrité, les ménages cherchent des lieux pour faire la en revanche plus l’existence d’une forme de compromis social lessive ou pour des pratiques plus intimes comme la toilette cor- qu’un véritable état de crise. Le déploiement important d’une porelle, fortement consommatrices d’eau. Le rapprochement offre multiforme et, en particulier, des services collectifs en physique entre les lieux de collecte et d’usage de l’eau peut réseau n’y est pas étranger. La construction de formes de donc être un facteur influençant le choix d’un point d’eau et demande originales s’adosse en effet à la différenciation des ser- son appropriation. vices et des modes de transactions, marchandes ou non, entre usagers et fournisseurs d’eau et conduit au développement d’un Aménagé avec une aire de lessive ou des espaces sanitaires « système » d’accès à l’eau dont la plupart des ménages en fermés, le branchement collectif sort alors de sa fonction tech- situation de mal branchement s’estiment satisfaits. Stratégies de 68 Dossier
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