Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu, Philippines : des services d'eau en quête de légitimation

 
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Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu, Philippines : des services d'eau en quête de légitimation
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004 pp. 57-70

                            Branchements collectifs et
                         pratiques sociales à Metro Cebu,
                          Philippines : des services d’eau
                             en quête de légitimation

                                                         Véronique Verdeil

    analisations enterrées, compteurs camouflés, robinets              construction et d’unification du territoire urbain hérité du sché-
C   répartis dans les différentes pièces de l’habitation : telle est   ma occidental qui légitimaient l’unicité du service en réseau
la configuration moderne du service d’eau à domicile. Dans le          ont fait long feu. Vu l’ampleur des moyens à engager dans les
monde occidental où il s’est généralisé, l’infrastructure a dispa-     pays où tout ou partie de l’infrastructure est à construire, la
ru du regard et le branchement est devenu un équipement de             communauté internationale oriente désormais ses efforts vers la
confort minimal, une norme de salubrité du logement. Le parti-         généralisation non plus du branchement individuel pour tous,
culier ne prend conscience de cette normalisation que lorsque          mais de l’accès à l’eau, par des solutions techniques et gestion-
surgit un problème technique ou qu’il doit acquitter sa facture        naires préconisées dans les conciles ou expérimentées sur le
d’eau (Kaika, Swyngedouw, 2000). À l’échelle mondiale, cette           terrain (Lyonnaise des Eaux, 1998 ; Winpenny, 2003) à grand
situation n’est pourtant pas la norme : dans les villes en déve-       renfort de recettes masquant parfois des idéologies discutables
loppement, la collecte de l’eau continue de se donner à voir.          (Jaglin, 2003). Dans cette perspective, la césure entre les popu-
Porteurs d’eau sillonnant les rues, bidons colorés et enchevê-         lations « raccordées », titulaires ou bénéficiaires d’un branche-
trement de tuyaux à même le sol en sont quelques-uns des               ment privé, et les autres mérite d’être questionnée, dans la
signes. Ici ce sont des groupes de femmes « prenant la file » à la     mesure où lui est souvent associée une division sociale et éco-
fontaine, là des enfants tendant leur récipient sous la fuite pro-     nomique (intégrés vs exclus, riches vs pauvres), voire une divi-
videntielle ou provoquée d’une canalisation de fortune.                sion spatiale (centres vs périphéries) de la population citadine.

   L’argument d’égalité de traitement des usagers du service              Ici, nous nous interrogeons sur une situation particulière de
public et la logique d’accession à « l’universel de la                 mal branchement dans l’agglomération philippine de Metro
modernité » (Graham, Marvin, 2001) dans un processus de                Cebu (Verdeil, 2003) (1), le recours à deux formes de service

                                                                                                                                Dossier   57
Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu, Philippines : des services d'eau en quête de légitimation
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

d’eau dérivées du branchement privé, les bornes-fontaines et la          répartis entre les communes. Faute d’une production suffisante,
revente de voisinage, qui concerne environ 60 % des ménages              l’approvisionnement dans les quartiers équipés est rationné et
non directement raccordés au réseau. Dans la lignée de plu-              MCWD est parfois contraint de refuser, pour raisons techniques,
sieurs études portant sur le statut, l’efficacité et la crédibilité de   des demandes de raccordement.
ces services collectifs (Étienne, 1998 ; Coing et al., 1998, AFD,
                                                                             À défaut d’accéder au service domiciliaire, la majorité des
1999), cet article questionne les logiques gouvernant le déve-
                                                                         ménages s’approvisionne en eau grâce à des solutions dites
loppement de ces offres et leurs modalités de fonctionnement
                                                                         alternatives au branchement privé. Les plus répandues sont les
ainsi que les formes de demande pour l’accès indirect à l’eau
                                                                         puits domestiques, présents dans presque tous les quartiers et
du réseau, pour montrer que la présence des branchements col-
                                                                         presque toujours gratuits : 90 % des ménages interrogés disent
lectifs participe au compromis social observé à Cebu autour de
                                                                         en avoir un ou plusieurs dans leur voisinage immédiat. Les
l’accès à l’eau. Souvent considérées comme ne relevant pas du
                                                                         branchements collectifs en réseau constituent la seconde caté-
service public de l’eau, c’est-à-dire non légitimes et de mauvai-
                                                                         gorie d’alternative : plus de 60 % des ménages non branchés au
se qualité (par leur coût d’accès et la qualité de l’eau), de telles
                                                                         réseau utilisent l’eau d’un abonné privé, celle d’une borne-fon-
solutions pénaliseraient tant le prestataire officiel, concurrencé
                                                                         taine ou les deux pour tout ou partie de leur consommation. Ils
dans sa mission par les opérateurs privés informels, que les usa-
                                                                         doivent se déplacer vers un point d’eau ouvert à des utilisateurs
gers pauvres, mal servis par ces derniers. On peut cependant
                                                                         multiples (service collectif). Dans la plupart des cas, ils y achè-
nuancer ce discours de victimisation en observant comment les
                                                                         tent l’eau à des clients directs de MCWD, en l’occurrence des
branchements collectifs sont utilisés et pourquoi ils sont appré-
                                                                         abonnés privés et des associations de fontaine. L’eau fournie au
ciés par les usagers, non pas seulement en fonction des seules
                                                                         branchement « public » de la borne ou au branchement privé
logiques marchandes, mais aussi à travers leurs impacts sur les
                                                                         chez l’abonné sort du tuyau (service en réseau) : produite et trai-
pratiques et les tissus sociaux au sein des territoires dans les-
                                                                         tée par le Water District, elle transite par le réseau central, ce
quels ils contribuent à faciliter l’accès à l’eau.
                                                                         qui lui garantit une certaine potabilité. La revente de voisinage
                                                                         concernerait, selon deux études locales, 30 % du marché
       À L’AVAL   DU RÉSEAU : LES BRANCHEMENTS                           potentiel de MCWD (abonnés revendant de l’eau).
               COLLECTIFS À METRO CEBU (2)                               Contrairement à nombre d’autres cas urbains africains ou asia-
                                                                         tiques (Shugart, 1991 ; Jaglin, 1995 ; Morel, Verdeil, 1996), les
Second centre urbain et économique de l’archipel philippin, en
                                                                         bornes-fontaines sont en revanche très peu développées et
forte croissance depuis les années 1980, l’agglomération de
                                                                         concentrées dans des sous-quartiers centraux densément peu-
Metro Cebu compte en 2000 quelque 1,5 million d’habitants,
                                                                         plés : de même que la livraison par portage à domicile, présen-
répartis sur sept villes entourant la capitale régionale Cebu City.
                                                                         te presque uniquement dans les quartiers isolés ou insulaires,
Plus d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté et
                                                                         elles ne profitent qu’à moins de 10 % des ménages dans l’ag-
jusqu’à deux fois plus si on parle des ménages sans titre de pro-
                                                                         glomération.
priété foncière ou squatters, souvent assimilés aux « pauvres »
(Etemadi, 2001). Le bas niveau d’équipement (eau, assainisse-                Techniquement dépendante du réseau, donc de la respon-
ment, déchets) et l’insalubrité sont pour ces communautés des            sabilité du prestataire public en amont, l’offre en branchements
enjeux cruciaux. Les huit communes sont réunies, pour la ges-            collectifs renvoie aux pratiques de ce dernier vis-à-vis des opé-
tion de l’eau, au sein du Metropolitan Cebu Water District               rateurs qui assurent à l’aval l’interface avec les usagers finaux.
(MCWD), une entreprise publique locale indépendante chargée              La position du Water District à l’égard de cette offre est ambi-
de la production et de la distribution d’eau. Population et acti-        guë : d’un côté, il maintient en place un programme social de
vités économiques sont concentrées dans la plaine côtière,               bornes-fontaines alors que la plupart des Districts du pays les
selon un axe structurant nord-sud qui est également l’ossature           ont progressivement éliminées, tout en fermant les yeux sur
du réseau d’eau. MCWD dessert à domicile à peine 30 et 40 %              l’activité, théoriquement illicite, de revente d’eau par un
de la population. En effet, le réseau est trop peu développé pour        nombre non négligeable d’abonnés. De l’autre, ses discours et
couvrir l’ensemble de l’agglomération (Figure 1) et les quelque          pratiques — éventuellement contradictoires — dénotent la
60 000 branchements privés fonctionnels sont inégalement                 défiance envers ces services. Ainsi, les professionnels de

58   Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu

MCWD, dont la vocation est de fournir des services d’eau           revente de voisinage est totalement passée sous silence et les
modernes (en réseau et à domicile), se désintéressent tant des     bornes-fontaines sont considérées par ces professionnels
puits publics, dont la présence est pourtant massive dans l’aire   comme un équipement pour le milieu rural, rustique, indigne
de service, que des branchements collectifs urbains, car ils ne    de leur savoir-faire et, qui plus est, non rentable car destiné aux
sont pas reconnus comme faisant partie de leurs attributions. La   « pauvres ».

                                                                                                                            Dossier   59
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

     Cette attitude a en partie des raisons historiques, liées à la            des Water Districts (3) (Blokland et al., 1999), ont été institu-
réforme du secteur de l’eau potable intervenue aux Philippines                 tionnalisés des services intermédiaires comme les mini-réseaux
dans les années 1970 et dont le but affiché était d’étendre la                 pour une desserte collective des bourgs et zones semi-rurales
couverture en « services d’eau adéquats » à l’ensemble de la                   (Tableau 1). Pourtant novateur, ce schéma a entériné des pra-
population. Afin de rattraper le retard en infrastructure et de                tiques institutionnelles néfastes : une apparente clarification des
rendre les services plus efficaces et plus réactifs aux contextes              rôles masquant certains chevauchements fonctionnels, un fort
locaux, la réforme a appuyé le développement de trois filières                 cloisonnement entre les filières qui rend difficile l’appréciation
ou niveaux d’accès à l’eau, correspondant à une segmentation                   globale du taux d’accès à l’eau dans le pays (Tableau 2). Il en
territoriale et à une répartition des rôles entre agences centrales            résulte également une absence de coordination locale alors
de tutelle et entités gestionnaires locales. À côté des services               qu’au sein même des aires urbaines coexistent souvent des
modernes en réseau prévus dans les centres urbains et gérés par                types de peuplement variés et des services d’eau relevant simul-

                         Tableau 1 : Les trois niveaux de services pour un « accés adéquat » à l’eau potable

                                                 NIVEAU I                             NIVEAU II                       NIVEAU III
                                           (point d’eau aménagé)            (réseau + point d’eau collectif) (réseau + branchement privé)

  ORGANISATION

                                        Ministère de l’Intérieur              Ministère de l’Intérieur              LWUA (3)
  1. Tutelle
                                        Ministère des Travaux                                                       Ministère de l’Intérieur

                                        Associations d’usagers                Associations d’usagers                WD
  2. Opérateurs (O&M)
                                        Gouvernements locaux                  Gouvernements locaux                  Gouvernements locaux

                                        Rural très dispersé                   Rural peu dispersé                    Centre urbain
  3. Type de zone
                                                                              Périphérie urbaine

  SYSTÈME TECHNIQUE

                                        Puits, source                         Puits (peu profond), sour-            Puits (profond), source,
  4. Ressource et exhaure               Pluie                                 ce, galerie d’infiltration            galerie d’infiltration
                                        Exhaure manuelle ou                   Exhaure manuelle ou                   Prise d’eau de surface
                                        motorisée                             motorisée                             Exhaure motorisée
                                        En général aucun                      En général aucun                      Désinfection
  5. Traitement                                                                                                     Traitements spécifiques
                                        Désinfection périodique               Désinfection éventuelle               pour les eaux de surface
                                                                              Réseau                                Réseau
  6. Distribution                       Aucun
                                                                              + réservoirs                          + réservoirs et pompes

  « SERVICE ADÉQUAT »

                                        À la source                           Point d’eau collectif                 Branchement privé avec
  7. Niveau de service
                                        < 250 m du domicile                   < 25 m du domicile                    robinet (s) au domicile

  1. Consommation spéci-
  fique par personne                    ≤ 20 litres/jour                      ≤ 60 litres/jour                      ≤ 100 litres/jour

  1. Nombre d’utilisateurs              15 ménages                            5 ménages                             1 ménage

Source : NEDA (National Economic and Development Authority), Water Sector Plan, 1984, NEDA Board Resolution n° 12, series of 1995

60   Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu

                    Tableau 2 : Le taux d’accès à l’eau potable selon diverses sources (% de la population)

               NEDA - 1998                                  LWUA - 1997                                    NSO - 1995

  Population urbaine      68 %                 Manille                        63,6 %         Niveau I                        31 %

  Population rurale       75 %                 Autres centres urbains         64,7 %         Niveau II                       19 %

                                               Hors centres urbains           62,5 %         Niveau III                      23 %

  Total cumulé de la population bénéficiant d’un accès adéquat à l’eau potable

                          72 %                                                63 %                                           73 %

  Mesure

  Population « ayant accès à l’eau » et
                                               Population « desservie » ; données            Population « ayant un accès adéquat
  répartition urbain/rural : d’après le
                                               des Water Districts et estimations            à l’eau » selon le niveau de service sur
  recensement de NSO (National
                                               (pour les niveaux I et II et les              la base du recensement (par régions
  Statistics  Office,    par    régions
                                               niveaux III non fournis par un WD)            administratives)
  hydriques)

tanément des trois filières. Ceci se vérifie à Cebu, tant dans le     Redistribution d’eau aux branchements privés,
recensement des équipements que dans l’ignorance mutuelle             de la revente au partage
qu’entretiennent les acteurs publics, District et communes
                                                                      Il est difficile au Water District d’identifier les revendeurs et
notamment, à ce sujet. La mauvaise presse faite aux branche-
                                                                      d’estimer l’offre « revente de voisinage » en termes de volumes
ments collectifs (non rentables, synonymes de mauvais service
                                                                      revendus. Contrairement à d’autres Districts comme ceux des-
pour l’usager) doit aussi s’interpréter dans cette perspective.
                                                                      servant les villes de Zamboanga ou Davao qui ont instauré une
                                                                      tarification spéciale pour ces clients dits « semi-
    IMAGE,   PHILOSOPHIES ET FONCTIONNEMENT
                                                                      commerciaux », MCWD ne dispose pas des moyens tech-
          DES SERVICES COLLECTIFS EN RÉSEAU
                                                                      niques ou commerciaux qui lui permettraient de distinguer les
Malgré les critiques qui pèsent sur eux, les deux types de ser-       différents types de clients. Tous remplissent au départ le même
vices collectifs continuent d’exister et constituent une offre à      formulaire d’abonnement, qui ne spécifie pas le nombre de
part entière et ce, avec l’appui du District pour les bornes-fon-     personnes à desservir, ni n’oblige à s’équiper d’un compteur
taines et son acceptation de fait pour la revente de voisinage        adapté, par son diamètre, à la nature des consommations pré-
puisqu’il ne développe aucune politique répressive à l’égard          vues (volumes et débits nécessaires). La règle du branchement
des abonnés revendeurs. Ce flottement de MCWD laisse une              (compteur) unique par « unité résidentielle » s’applique à tout
certaine marge de manœuvre aux opérateurs de ces services —           abonné, qu’il s’agisse d’une famille de cinq personnes ou
 qui ne se revendiquent pas tous comme tels — et a des inci-          d’une société immobilière gérant un immeuble de cinquante
dences en aval sur les pratiques et perceptions de ces modes          appartements, seule enregistrée comme cliente du District.
d’approvisionnement par les usagers eux-mêmes. De là vient            Cette clause, associée à la grille tarifaire reposant sur une struc-
l’originalité de ces deux formes d’accès indirect à l’eau du          ture progressive par tranches, est censée dissuader les abonnés
réseau public à Metro Cebu.                                           de devenir revendeurs car ils s’exposeraient à payer des fac-

                                                                                                                                Dossier   61
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

tures d’autant plus lourdes qu’ils auraient une activité de            « revente » à Cebu qui ne s’aligne pas sur le profil qu’on lui
revente importante.                                                    assigne généralement, à savoir un service très cher opéré par
                                                                       des petits opérateurs aux motivations mercantiles (Katko, 1991 ;
     Cet argument invoqué par le District et qui est, de fait, sa
                                                                       Crane, 1994). Car l’accès au branchement « privé collectif »
seule action pour prévenir la revente, pose cependant question.
                                                                       devient aussi le lieu, aux deux sens du terme, de rapports
D’une part, l’extension de la revente (plus de 40 % des usagers
                                                                       sociaux différents, entre voisins plus qu’entre vendeurs et
non raccordés y ont recours, cf. infra) montre que la « menace »
                                                                       clients, dans un territoire incertain entre l’espace privé de la
tarifaire n’a pas les effets incitatifs attendus et n’empêche nulle-
                                                                       maison et l’espace public de la rue.
ment l’utilisation non privative des branchements privés.
D’autre part, il est aujourd’hui reconnu que la progressivité des
                                                                           Cette forme de socialisation est particulièrement nette dans
tarifs est loin de garantir une redistribution équitable en faveur
                                                                       le phénomène de partage d’un branchement, notamment
des petits consommateurs, en tout cas si elle ne s’accompagne
                                                                       quand des usagers ont accès gratuitement à un branchement
pas d’un accès facilité au raccordement qui diminuerait méca-
                                                                       privé (10 % des cas) ou sortent du cadre de la revente au détail
niquement la revente d’eau par des abonnés. À Cebu comme
                                                                       (au récipient). L’accès à l’eau est alors un élément parmi
ailleurs, la dépense initiale — correspondant aux travaux de
                                                                       d’autres de la vie commune au sein d’un même logement, par
raccordement et à la location du compteur — constitue souvent
                                                                       exemple sur un compound familial — parcelle occupée par dif-
un obstacle majeur à l’abonnement des ménages à faibles reve-
                                                                       férentes branches ou générations d’une même parentèle — ou
nus et sans capacité d’épargne. Le fait qu’il n’y ait aucune forme
                                                                       dans une maison occupée par un propriétaire et ses locataires.
de subvention au raccordement (étalement du coût sur
                                                                       Ils utilisent le même branchement pour l’eau, souvent aussi
quelques mois, système de crédit adapté, etc.) entretient donc
                                                                       pour l’électricité. L’un des ménages (propriétaire ou occupant
une demande pour la revente chez des clients potentiels qui ne
                                                                       principal) paie la facture, tandis que les autres ont accès aux
peuvent se raccorder individuellement, pour qui l’achat quoti-
                                                                       équipements en payant une part de la facture (fixe, au prorata
dien au détail est par ailleurs plus adapté à la nature des reve-
                                                                       du nombre de personnes, etc.) ou moyennant un forfait men-
nus qu’une facture fixe.
                                                                       suel ou annuel qui masque la part exacte consacrée à l’eau
     L’accès à l’eau chez un abonné est la plupart du temps une        (loyer « tout compris », logement et « charges »). Leur contribu-
transaction payante. Certains exercent la revente comme une            tion peut aussi être un revenu rapporté aux parents ou des ser-
véritable activité à but lucratif, notamment lorsque leur locali-      vices rendus à la famille qui met à disposition le branchement.
sation relativement isolée d’autres abonnés les place dans une         Bien privatif, celui-ci devient, en tant que commodité partagée,
situation de monopole de fait auprès des habitants du voisina-         un équipement « semi-collectif » fournissant l’eau potable du
ge ou de petits porteurs motorisés qui viennent s’approvisionner       réseau à un ensemble démultiplié d’usagers.
chez eux avant de faire leur tournée de livraison dans le quar-
tier. Mais souvent la revente est pratiquée dans un esprit sensi-      Les bornes-fontaines, contradictions dans
blement différent, celui du « bon voisinage », où l’impératif          la politique sociale du Water District
invoqué d’aider ceux qui n’ont pas de branchement n’est pas            Au contraire de la revente de voisinage, les bornes sont une
exempt de la recherche d’un certain prestige et d’une forme de         offre à la fois réglementée et subventionnée, officiellement —
contrôle social. S’ils dénoncent parfois des abus, les usagers          quoique timidement — intégrée à la politique du District.
disent aussi dans leurs témoignages qu’ils admettent que par           Démantelées dans la plupart des villes ou transformées en bran-
leur achat, ils contribuent au nécessaire paiement de la facture :     chements privés, les bornes-fontaines ont été conservées par
si l’eau était coupée pour impayés, ils en seraient eux aussi          MCWD, en partie grâce à la politique de partenariat social de
pénalisés. Certes, les tarifs pratiqués sont relativement chers par    la Municipalité de Cebu City à la fin des années 1980 (Etemadi,
rapport à d’autres modes d’approvisionnement (puits gratuits et        2000). Le programme social des Communal Water Associations
bornes-fontaines). Mais ils sont aussi très homogènes dans l’en-       a permis de doubler, en dix ans, le modeste parc hérité de la
semble de l’agglomération : le prix se forme moins par un véri-        période antérieure et de le développer, plus récemment, en
table ajustement marchand que dans une logique de juste                dehors des quartiers centraux. En 2000, on recense dans les
rémunération du service rendu. C’est une originalité de la             fichiers de MCWD un peu plus de 200 bornes, branchements

62   Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu

publics collectifs destinés à l’approvisionnement en eau des            membres plutôt qu’à une communauté de vie et de quartier.
populations « défavorisées », notamment des « squatters » qui,          Accusées par MCWD de détournement d’argent ou de mauvai-
faute d’un statut foncier justifiable, ne peuvent prétendre au          se gestion, les associations font-elle autre chose que d’assimiler
branchement individuel. Les principes fondateurs du program-            cette formule de club lorsqu’elles décident de redistribuer à
me sont la délégation de gestion des installations à des collec-        leurs membres les profits réalisés, sous forme de dividendes ou
tifs d’usagers, appelés « associations », et le subventionnement        d’aides en nature (à la rentrée de classes, à Noël, pour une hos-
de l’eau.                                                               pitalisation ou un décès) ?

     Groupement volontaire de ménages désignant leurs repré-                 Cette socialisation des bénéfices pratiquée par une majori-
sentants selon des règles pseudo démocratiques, les associa-            té d’associations à Cebu est particulièrement originale. En
tions, clientes en nom collectif de MCWD, paient la facture             payant l’eau à la fontaine, les usagers paient aussi, indirecte-
mensuelle grâce aux fonds collectés en revendant l’eau au               ment, pour avoir accès aux « services » offerts par l’association :
détail à leurs membres. Cependant cette relation contractuelle          ici une forme de caisse d’épargne ou de mutuelle ouverte aux
est inaboutie : les associations n’ont de fait aucune existence         seuls membres ; dans certains cas, l’accès aux espaces sani-
légale, ce qui les prive des moyens d’asseoir leur légitimité —         taires où l’on peut se doucher ou faire sa lessive. Dans un envi-
 comme l’accès au crédit bancaire ou la possibilité d’intenter          ronnement insalubre et à forte densité humaine, ces installa-
une action contre le District en cas de problème. En retour, le         tions sont très prisées, y compris par les usagers non membres,
District n’a aucun recours contre elles sauf la coupure du servi-       et même lorsqu’ils doivent payer le prix fort : certaines associa-
ce, qui pénalise souvent tout un groupe dont seuls les respon-          tions, soucieuses de protéger leurs avantages, pratiquent à leur
sables sont fautifs. Sur un plan plus pratique, alors que ce pro-       encontre des tarifs majorés (jusqu’à 25 % plus cher pour un
gramme est supposé appuyer la structuration communautaire               seau d’eau ou une douche).
des quartiers, un seul ingénieur, mal formé à ce travail qui plus
est, est assigné par MCWD pour aider les usagers à trouver les               Paradoxalement, cette « dérive » que stigmatise le District
financements initiaux (pour payer le raccordement) et à péren-          n’est possible que parce que les associations réalisent des béné-
niser les associations. Ainsi, le statut des recommandations du         fices et ce, grâce à la subvention qu’il leur accorde, gage de sa
District sur la gestion des associations (Implementing rules) est       politique en faveur des populations défavorisées. Les associa-
flou, celles-ci étant considérées tantôt comme des prescriptions        tions paient en effet, pour la consommation mesurée au comp-
à suivre à la lettre, tantôt comme de simples indications que           teur, de 40 à 70 % moins cher qu’un abonné privé, à concur-
chaque association peut appliquer à sa façon.                           rence de 172 m3 mensuels au-delà desquels l’eau est payée au
                                                                        tarif maximal (35 m3 pour un privé). Plus de 40 % des associa-
     Ceci se traduit notamment dans la composition des asso-
                                                                        tions dépassent ce niveau de consommation, preuve que la
ciations et leur gestion des bénéfices. En principe, elles peuvent
                                                                        demande aux bornes est forte et qu’en y répondant, elles ris-
compter de trente à soixante ménages membres, seuls censés
                                                                        quent de perdre le bénéfice d’une facture subventionnée. En
utiliser la fontaine s’ils acceptent de s’en occuper régulièrement
                                                                        moyenne cependant, selon le niveau de subvention applicable,
(être fontainier à tour de rôle, nettoyer, assister aux réunions
                                                                        la facture payée au District ne représente qu’entre 15 et 30 %
obligatoires, etc.). Les revenus tirés de la vente doivent être réin-
                                                                        des revenus tirés de la vente au détail. Ainsi, même en compta-
vestis dans d’autres projets servant l’intérêt « de la communau-
                                                                        bilisant des frais d’entretien et de fonctionnement, il reste tou-
té des membres ». Dans les faits, la plupart des associations ont
                                                                        jours aux associations des marges nettes relativement impor-
à la fois un nombre de membres plus réduit et une clientèle
                                                                        tantes qu’elles utilisent sans état d’âme à diverses fins, y com-
beaucoup plus large. La logique est simple à comprendre :
                                                                        pris la redistribution aux membres.
accepter à la borne des usagers non membres de l’association
permet d’augmenter sensiblement l’assiette des revenus, alors                Le point critiquable dans ce dispositif est le sort réservé aux
que les bénéfices générés par la vente d’eau sont partagés entre        usagers finaux, clients des associations subventionnées. Les
les seuls membres. En définissant les associations comme un             tarifs aux abonnés privés et associatifs ont augmenté régulière-
« club », le District a de fait favorisé une certaine privatisation     ment depuis dix ans, dans un souci légitime de meilleur recou-
des branchements « publics » destinés à une communauté de               vrement des coûts et d’amélioration de la qualité du service.

                                                                                                                                  Dossier   63
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

MCWD a donc amendé ses recommandations pour répercuter                  vrée à ces points d’eau est la même que celle dont dispose
cette hausse sur les prix de revente aux fontaines — les tarifs         l’abonné privé et le service soumis aux mêmes problèmes tech-
préconisés sont, de fait, à peu près appliqués par les associa-         niques de pression ou d’irrégularité liés aux contraintes de pro-
tions — de telle sorte qu’entre 1996 et 1999, le bidon classique        duction de MCWD. Une partie de la dépense en eau des utili-
de 20 litres est passé de 0,65 à 1 Peso (4). Cette évolution            sateurs indirects du réseau revient, en outre, au prestataire
semble ainsi plus répondre à une logique de simplification (on          public. Doit-on les considérer comme des « sous branchés »
peut payer avec une pièce de monnaie) qu’à une volonté d’éta-           parce qu’ils ont à se déplacer et paient plus cher qu’un branché
blir un « juste prix » : rapporté au prix par mètre cube, ce tarif      (au coût par mètre cube) ? Pour apprécier cette caractérisation,
correspond à une augmentation de 50 %, ce qui apparaît hors             on s’est interrogé sur le point de vue des usagers sur ces services
de proportion avec le pouvoir d’achat de la population cible de         et la façon dont ils les utilisent dans leurs pratiques quoti-
ce programme et injuste par rapport aux hausses annuelles de            diennes.
5 à 15 % imposées aux abonnés. Les usagers des bornes-fon-
taines subissent donc plus les effets de la hausse tarifaire qu’ils          À la question des améliorations souhaitées dans son dispo-
ne bénéficient effectivement de la subvention ; mais alors que          sitif d’accès à l’eau, près d’un usager non branché sur deux
les membres récupèrent indirectement une partie de cette                répond qu’il souhaiterait bénéficier d’un branchement privatif,
dépense accrue, les ménages non membres des associations                mais ajoute qu’une telle évolution est assez peu probable dans
sont eux doublement pénalisés. Le mode de péréquation adop-             un avenir proche. Deux raisons sont avancées. D’abord, les
té ici ne suffit pas à instaurer un véritable mécanisme d’équité        capacités financières des ménages : le coût du raccordement
favorisant l’accès des pauvres à l’eau.                                 reste hors d’atteinte pour beaucoup d’entre eux et, même s’ils
                                                                        dépensent en moyenne plus en micro-dépenses journalières
     En dépit de leur visée sociale, délégation de gestion aux
                                                                        cumulées que ce qu’ils paieraient pour la même consommation
associations de fontaine et subventionnement portent en eux
                                                                        mensuelle facturée, le principe de la facture périodique est mal
des contradictions et zones d’ombre qui nuisent au développe-
                                                                        adapté à leur gestion budgétaire. Ensuite les limites éprouvées
ment de cette offre en branchements collectifs publics. Cela
                                                                        de l’action publique — celle de MCWD ou des autres autorités
entache également la crédibilité de l’engagement social du
                                                                        locales — à résoudre les blocages économiques, administratifs
District. D’autant plus qu’il est tentant de relier, sur le plan éco-
                                                                        ou fonciers qui contraignent l’accès au service domiciliaire.
nomique, sa critique de la non rentabilité des bornes-fontaines
                                                                        Cette attitude réaliste se retrouve dans l’appréciation positive
et sa tolérance envers les abonnés revendeurs et d’y voir une
                                                                        portée par trois ménages sur quatre sur leur situation en matiè-
raison de l’inégal développement des deux services collectifs en
                                                                        re d’approvisionnement en eau, les cas de franche insatisfaction
réseau. En effet, en ne sanctionnant pas la revente de voisinage,
                                                                        émanant de ménages particulièrement affectés par une pénurie
il préserve l’existence d’abonnés gros consommateurs qui génè-
                                                                        de point d’eau dans leur voisinage. La facilité à trouver des
rent des factures élevées. Dans le même temps, il ne développe
                                                                        points d’eau assez nombreux pour être en moyenne toujours
les bornes que sous la pression d’une demande de plus en plus
                                                                        assez proches des habitations est en effet la principale explica-
importante des usagers, si possible avec l’appui d’organisations
                                                                        tion au fait que la « corvée d’eau » souvent dénoncée est, à
non gouvernementales cautionnant les associations. Si l’on dis-
                                                                        Cebu, minimisée et vécue par les usagers comme une tâche
posait des données pour établir ce calcul, ne verrait-on pas que
                                                                        quotidienne tolérable. Dans cette optique du « faire de nécessi-
les revendeurs constituent une niche commerciale plus rentable
                                                                        té vertu », comment s’effectuent les choix pour les branche-
que les bornes-fontaines subventionnées ?
                                                                        ments collectifs ?

         USAGES  ET USAGERS DES BRANCHEMENTS
                                                                        Préférences et déterminants de la demande
                COLLECTIFS : PRATIQUES ET                               pour les branchements collectifs
                APPROPRIATIONS SOCIALES
                                                                        L’enquête réalisée (5) à Cebu visait à établir une typologie ren-
L’argument de la non légitimité des branchements collectifs             dant compte de la diversité des pratiques d’alimentation en eau
exprimé par les tenants de l’offre officielle est aussi contestable     des ménages n’ayant pas de branchement privé, en fonction de
que celui relatif à leur mauvaise qualité de service : l’eau déli-      la nature des usages selon les modes utilisés, de leur fréquence

64   Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu

d’utilisation et de la configuration de l’offre dans un périmètre         - dans le second groupe, fort de 38 % des usagers, se four-
équivalent au « voisinage » plus ou moins étendu dans lequel              nir chez un abonné est la pratique dominante : la moitié uti-
chaque ménage considère qu’un service est accessible, donc                lise cette eau pour tous les usages, l’autre seulement pour la
utilisable, ou non. Elle a permis d’établir l’existence de cinq           boisson et la préparation des repas, complétant alors son
types de demande, ou groupes d’usagers ayant des comporte-                approvisionnement à un puits collectif. Une petite partie
ments de choix pour l’eau similaires. Deux groupes, soit près de          d’entre eux connaît une fontaine située à proximité, mais dit
40 % des usagers non branchés, n’utilisent pas les branche-               ne l’utiliser que rarement ou jamais ;
ments collectifs en réseau, parce que ceux-ci sont trop éloignés,
                                                                          -le troisième groupe, plus restreint (15 %), caractérise ceux
voire inexistants dans leur quartier. Ils recourent alors à des
                                                                          qui utilisent régulièrement un puits privé pour les usages qui
petits porteurs livrant l’eau directement à leur domicile ou, pour
                                                                          ne nécessitent pas une qualité « potable » et, pour la moitié
la plupart, vont à un puits collectif utilisé pour tous les usages.
                                                                          d’entre eux, également pour l’eau potable. Ils n’utilisent en
    Les trois autres groupes d’usagers « mal branchés » ont, eux,         revanche jamais de borne-fontaine, à peine plus la livraison
la possibilité d’utiliser l’eau du réseau obtenue à un robinet            ou les puits collectifs, un usager sur deux de ce groupe por-
public ou privé situé dans des zones où les canalisations — et            tant sa préférence sur la revente de voisinage pour complé-
les branchements — sont accessibles à une centaine de mètres              ter son approvisionnement en eau potable.
des habitations (6) (Figure 2)
                                                                          Sous contrainte d’offre, un usager peut ne pas avoir accès à
    - dans le premier groupe (8 %), les ménages choisissent           l’un ou l’autre des branchements collectifs : dans le cas du
    d’utiliser une borne-fontaine de leur voisinage : deux tiers      groupe 3 et d’une majorité du groupe 2, le choix se fait entre le
    pour tous les usages, les autres principalement pour l’eau        branchement collectif privé et un autre mode d’approvisionne-
    potable, en association avec un puits collectif pour les          ment (ou plusieurs). Lorsque l’offre micro-locale est telle qu’il y
    usages moins nobles (lessive, toilette, etc.). L’achat d’eau à    a possibilité de choix entre la borne et la revente, on constate
    un voisin raccordé est marginal, voire occasionnel. Dans ce       que ces deux services ne sont pas substituables l’un à l’autre
    cas où bornes-fontaines et revente coexistent, la préférence      (groupe 1). Dans ces deux situations de choix, les critères de
    pour les premières est manifeste (cf. infra) ;                    segmentation (7) de la demande fournissent des éléments de

                                                                                                                               Dossier   65
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

réponse sur la relation entre caractéristiques de ces services,       comme) plus astreignant que d’aller chez un voisin situé à
motivations et profils des ménages.                                   soixante mètres, mais qui est un ami.

     D’abord, l’hypothèse d’une segmentation socio-écono-                 Les autres attributs ont une incidence plus faible, sinon
mique, validée entre ménages branchés et non branchés, est            mineure, sauf dans le cas des fontaines : c’est le seul mode
nettement moins probante entre ces derniers. D’une part, les          d’approvisionnement dont plusieurs variables concourent
variables d’aisance matérielle (mesurée par un « index de pau-        simultanément au choix (corrélation positive), y compris le prix.
vreté » ad hoc, évaluant les variations de richesse des ménages       Comme il est difficile de penser que « plus le prix augmente,
au moyen de leurs biens et équipements domestiques), de sta-          plus on choisit la fontaine », qui serait l’interprétation de ce
tut foncier (propriétaires vs squatters) et d’ancienneté de rési-     résultat dans une analyse « toutes choses égales par ailleurs », il
dence n’ont qu’un effet marginal sur les comportements des uti-       faut comprendre les déterminants du choix pour les bornes-fon-
lisateurs. Certes, les ménages utilisant principalement les fon-      taines de façon plus globale, en revenant à la philosophie du
taines sont en moyenne plus « pauvres » et plus souvent squat-        programme des bornes-fontaines et à la manière dont les asso-
ters que les autres. Mais les clients de la revente de voisinage      ciations se la sont appropriée (restriction du nombre de
appartiennent, eux, à tous les niveaux socio-économiques, y           membres, partage des bénéfices, cf. supra).
compris les plus bas. D’autre part, la variable « prix » (qui peut
                                                                        Les regards croisés des utilisateurs membres et non
inclure une modalité « gratuit ») n’a pas d’influence significati-
                                                                      membres des bornes-fontaines sur cette offre sont à cet égard
ve avérée sur le choix ou le rejet de tel mode d’approvisionne-
ment. Ainsi, dans le cas particulier des branchements collectifs,
l’écart de tarif entre le revendeur et la borne (100 Pesos par m3
contre 65) n’est pas une raison suffisante, ni statistiquement fon-
dée, pour justifier du choix de la seconde contre le premier. Il
s’agit moins là d’une absence pure et simple du rôle du prix que
du fait qu’il intervient secondairement dans les choix, et surtout
en interaction avec les autres caractéristiques des modes dont
peut disposer un ménage.

     Ces autres caractéristiques des services fournissent effecti-
vement une « explication » plus ferme de la formation des
demandes. La qualité de l’eau est l’attribut le plus discriminant :
il a l’effet le plus important sur la préférence d’un point d’eau
par rapport à un autre dans un contexte de choix donné. Dans
le groupe 3, une partie des ménages qui disposent d’un puits
privé (gratuit et à domicile) considère que sa qualité n’est pas
suffisante et va donc chez un revendeur pour acheter l’eau de
boisson. Ceux des groupes 1 et 2 utilisent aussi l’eau du réseau
pour sa qualité, mais certains d’entre eux estiment qu’ils n’ont
pas forcément besoin de cette qualité, qu’il faut payer, pour les
usages non potables : c’est ce qui les pousse à aller à un puits
collectif. L’accessibilité est également un critère de choix fort,
dont la signification varie en fonction du service à choisir :
mesure de distance, elle est aussi un indicateur de la commo-
dité d’accès au service, qui inclut la nécessité ou non d’un
déplacement au point d’eau, l’effort à fournir et la relation
« sociale » nouée avec le prestataire du service. Acheter de                        Cebu, Philippines : quartier Looc, Mandaue,
l’eau chez un abonné à trente mètres peut ainsi être (vécu                           borne-fontaine, 2000, (photo : V. Verdeil)

66   Dossier
Verdeil - Branchements collectifs et pratiques sociales à Metro Cebu

très instructifs. Alors qu’aucun membre ne trouve à s’en                déterminants, en révélant ce pouvoir de polarisation des bornes
plaindre, une partie des non membres en est insatisfaite. Le cri-       (constitution du groupe 1), suggère cependant le rôle qu’elles
tère principal avancé est la mauvaise accessibilité de la borne.        pourraient jouer comme concurrentes de la revente de voisina-
De fait, les non membres habitent plus loin de la fontaine et           ge si elles étaient plus développées — ce qui permettrait égale-
parcourent une trentaine de mètres jusqu’au point d’eau, pour           ment de limiter l’affluence à chaque borne pour en faciliter l’ac-
seulement une dizaine pour les membres. Cette distance, a               cès et la gestion sociale.
priori dérisoire, se double cependant d’une distance « sociale »
liée au membership et déterminante pour l’usage de la fontai-           Les branchements collectifs,
ne. Les non membres sont hors du « champ de vision » qui                enjeux et opportunités
constitue l’aire de voisinage que les membres considèrent               L’analyse de la demande aux branchements collectifs confirme
comme leur espace commun ; ils sortent du champ de « sur-               un résultat valable pour l’ensemble de la population non rac-
veillance mutuelle » que ceux-ci entretiennent entre eux. Les           cordée au réseau : la satisfaction des ménages est d’autant plus
membres, qui ont des liens privilégiés dus notamment à leurs            forte que ceux-ci peuvent choisir entre différents modes d’ap-
origines familiales ou régionales, leur opposent une forme de           provisionnement, mais décroît quand le compromis
méfiance, sinon de rejet : résidents plus récents dans le quartier,     qualité/accessibilité/tarif (ou dépense) réalisé entre ces services
ils ne sauraient prétendre à entrer dans le « pacte » qui les a         n’est pas optimal. Les utilisateurs occasionnels des bornes-fon-
conduit, eux, à s’organiser pour établir et faire fonctionner l’as-     taines sont ainsi soumis à un surcoût car ils doivent payer le
sociation. Ainsi, ce qui constitue à la fois le moteur et le ciment     bidon plus cher chez le revendeur qu’à la borne : ils sont en
de leur organisation communautaire impose une nouvelle                  moyenne plus insatisfaits que les clients des revendeurs qui
forme de division sociale au sein du quartier (Berner, 1997),           complètent leur approvisionnement à un puits gratuit, pour les-
entre les membres qui se réservent les avantages de « leur »            quels le surcoût existe (se déplacer au puits et en rapporter les
borne, en particulier le partage des bénéfices, et les non              volumes d’eau importants dédiés à la lessive) mais ne corres-
membres. Dès lors, l’« inaccessibilité » de la borne et l’insatis-      pond pas à une dépense monétaire. Les usagers réguliers des
faction tiennent moins à des critères objectifs (la distance à par-     bornes trouvent quant à eux ce compromis dans l’argument de
courir) qu’au sentiment d’exclusion de ce groupe soudé autour           l’appartenance à la communauté des membres, manifestement
de la borne, symbole d’un espace socialement approprié.                 supérieur à la stricte considération de la dépense.

                                                                            Un autre résultat concerne le rôle positif des formes déri-
     Cette insatisfaction n’est toutefois pas suffisante pour rejeter
                                                                        vées de redistribution d’eau du réseau sur la formation d’une
la borne et lui préférer un revendeur du voisinage, sauf occa-
                                                                        conscience sanitaire. Par la différenciation des usages, les
sionnellement en cas de coupure momentanée du service. Elle
                                                                        ménages montrent qu’ils choisissent délibérément l’eau du
permet quand même de comprendre pourquoi ces usagers non
                                                                        réseau quand ils veulent, pour boire ou préparer la cuisine, une
membres n’utilisent la borne ni régulièrement, ni pour tous les
                                                                        eau de qualité limitant les risques de maladie. Certes la
usages : ils se limitent à la satisfaction des besoins en eau de
                                                                        consommation spécifique aux branchements collectifs est
boisson, gardant les puits collectifs gratuits pour les usages non
                                                                        faible (en moyenne 23 litres par jour par personne chez le voi-
potables. Ils dénigrent aussi la qualité de l’eau chez le voisin
                                                                        sin et 17 à la borne-fontaine, moins quand les usagers n’y
abonné qu’ils doivent parfois utiliser ou qu’ils utilisaient avant
                                                                        consomment que l’eau potable). Mais, au total, six ménages
l’installation de la fontaine (corrélation négative entre cette
                                                                        non branchés sur dix consomment l’eau traitée par le District.
variable et la satisfaction pour la fontaine). En neutralisant les
                                                                        Cet impact sanitaire lié à l’offre en branchements collectifs ne
effets croisés entre variables, il ressort que ce qui est critiqué
                                                                        doit donc pas être négligé, tant dans la satisfaction exprimée par
n’est pas directement la qualité de l’eau (eau traitée du réseau),
                                                                        les usagers que dans l’appréciation générale de la portée des
mais le fait de devoir utiliser le voisin en complément de la fon-
                                                                        équipements publics et la réévaluation du taux de desserte.
taine, c’est-à-dire encore une fois de se voir dénier l’accession
au statut de membre. De fait, l’offre en bornes-fontaines est trop          Nous avons enfin vu comment le statut du branchement se
restreinte pour analyser plus finement les situations de choix          brouille lorsque les associations de fontaines privatisent sinon
entre les deux formes de branchements collectifs. L’analyse des         l’usage, du moins l’accès au branchement public à travers la

                                                                                                                                 Dossier   67
Flux n° 56/57 Avril - Septembre 2004

                                                                                                       nique initiale d’équipement d’approvision-
                                                                                                       nement pour devenir espace social : cer-
                                                                                                       tains y trouvent une forme d’intimité qu’ils
                                                                                                       ne connaissent pas chez eux, quand ils doi-
                                                                                                       vent par exemple se laver ou déféquer dans
                                                                                                       la rue. D’autres y pratiquent des activités
                                                                                                       qui cristallisent une partie de la vie sociale
                                                                                                       du quartier, comme la lessive pendant
                                                                                                       laquelle les femmes échangent informa-
                                                                                                       tions, griefs et bavardages. Des pas de porte
                                                                                                       des logements aux rues et places publiques,
                                                                                                       ce sont ainsi les usages et modes d’appro-
                                                                                                       priation de l’espace « collectif » qui sont en
                                                                                                       jeu. Si plusieurs associations de fontaine
                                                                                                       ont, à la demande de leurs utilisateurs
                                                                                                       membres et non membres, évolué pour
                                                                                                       devenir « multi-services » et offrir plus que
                                                                                                       le seul accès à l’eau, il est notable qu’au
                                                                                                       moins dans les quartiers les plus denses,
                                                                                                       une telle évolution concerne également des
  Cebu, Philippines : (quartier Subnagdaku, Mandaue : remplissage des bidons par la fontainière, 2000
                                                                                                       abonnés privés. Leur activité n’est plus alors
                                          (photo : V. Verdeil)                                         seulement la revente d’eau, mais la fourni-
                                                                                                       ture de services étroitement liés à la facilita-
question du membership et que des abonnés privés mettent au                       tion de l’accès à l’eau. Initiatives populaires et privées sont, ici
contraire leur branchement privé à disposition d’autres usagers.                  comme souvent, en avance sur les politiques publiques qui pri-
Ces pratiques d’encouragement ou de restriction de l’accès aux                    vilégient le « noble » au détriment du « pratique », souvent plus
branchements collectifs engendrent des choix particuliers et des                  prosaïque mais tout aussi problématique, et qui oublient l’as-
degrés variables d’appropriation des offres par les usagers. Les                  sainissement et la salubrité lorsqu’ils pensent amélioration de
uns et les autres ne relèvent pas seulement de l’adéquation                       l’accès à l’eau.
entre la qualité d’eau désirée et l’usage prévu, mais aussi de la
qualité des espaces dévolus aux pratiques quotidiennes de                                                  CONCLUSION
consommation de l’eau. Dès lors que l’on collecte l’eau à l’ex-
térieur de la maison, un certain nombre d’activités se passent                    À Metro Cebu, les situations de non branchement ou de mal
elles aussi à l’extérieur : lorsque l’espace domestique est réduit                branchement concernent une large partie des citoyens privés du
du fait de l’exiguïté des logements et que l’espace « non domes-                  service domiciliaire. Si l’état de la ressource en eau est, à moyen
tique » manque à cause de la forte densité humaine et bâtie et                    terme, très préoccupant, l’organisation de l’accès à l’eau révèle
de l’insalubrité, les ménages cherchent des lieux pour faire la                   en revanche plus l’existence d’une forme de compromis social
lessive ou pour des pratiques plus intimes comme la toilette cor-                 qu’un véritable état de crise. Le déploiement important d’une
porelle, fortement consommatrices d’eau. Le rapprochement                         offre multiforme et, en particulier, des services collectifs en
physique entre les lieux de collecte et d’usage de l’eau peut                     réseau n’y est pas étranger. La construction de formes de
donc être un facteur influençant le choix d’un point d’eau et                     demande originales s’adosse en effet à la différenciation des ser-
son appropriation.                                                                vices et des modes de transactions, marchandes ou non, entre
                                                                                  usagers et fournisseurs d’eau et conduit au développement d’un
     Aménagé avec une aire de lessive ou des espaces sanitaires                   « système » d’accès à l’eau dont la plupart des ménages en
fermés, le branchement collectif sort alors de sa fonction tech-                  situation de mal branchement s’estiment satisfaits. Stratégies de

68   Dossier
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