Le temps de l'ironie ALEXANDRA PROFIZI - Comment internet a réinventé l'authenticité - Numilog
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Le temps de l’ironie
La collection Suspension est dirigée par Jérémie Peltier Dans la même collection : Eva Bester, Une époque mélancolique Laurent-David Samama, Éloge de la défaite Pierre Brémond, Brèves de sport Nicolas Goarant, Le sommeil malmené © Éditions de l’Aube, 2021 www.editionsdelaube.com ISBN 978-2-8159-4059-7
Alexandra Profizi Le temps de l’ironie Comment internet a réinventé l’authenticité éditions de l’aube
« Révéler suppose […] que se montre quelque chose qui ne se montrait pas. La parole (celle du moins dont nous tentons l’approche : l’écriture) met à nu, sans même retirer le voile et par- fois au contraire (dangereusement) en revoilant – d’une manière qui ne se couvre ni ne découvre. » Maurice Blanchot, « La parole plurielle », in L’Entretien infini « Ma carrière est construite sur la transparence et l’honnêteté. » Kim Kardashian
Le lecteur trouvera les références des ouvrages cités en p. 185.
Introduction À la faveur d’une mode cyclique, ce n’était qu’une question de temps avant que le style vestimentaire des années 1990 et 2000 ne refasse surface. La marque de baskets Skechers en a profité pour ressor- tir ses modèles phares : en cuir, semelles épaisses, agrémenté de paillettes et/ou de petites roses rouges brodées – sur des chaussures pour adultes. Même parmi les personnes en possédant une paire, per- sonne ne pourra justifier un tel choix par esthétisme. Elles ne sont pas esthé- tiques. Si ce n’est par provocation (mais pour provoquer qui, ou quoi ?), alors on les porte par plaisanterie. Les marques de luxe ne sont d’ailleurs pas en reste sur ce terrain : les ugly shoes (« chaus- sures moches ») figurent également dans les collections de Louis Vuitton et de Balenciaga. Jacquemus a sorti en 2019 un sac tellement petit que l’on ne peut rien 9
Alexandra Profizi y mettre, ressemblant davantage à une blague qu’à un accessoire. Les exemples dans cette veine ne manquent pas. Nous en serions donc venus à porter des vête- ments par plaisanterie, avec humour : nous les portons ironiquement. L’esthétique du second degré a envahi notre quotidien, et l’ironie est devenue un régime discursif central. Elle est pré- sente à la télévision, dans les séries, dans la bouche des politiciens cherchant à se défendre tant bien que mal lorsqu’une réponse cohérente leur manque, des journalistes qui cherchent à être cool, des écrivains qui se rattachent au post modernisme, et, bien sûr, au cœur de la plupart des œuvres et manifestes artis- tiques – d’Andy Warhol à Jeff Koons, depuis l’urinoir de Duchamp (Fontaine, 1917), l’art, souvent, se présente comme une citation ironique. Tandis que le rire semble être devenu une norme, le double sens induit par l’ironie apparaît désormais comme un signe distinctif d’intelligence, un moyen facile de créer rapidement un sentiment de connivence et donc d’appartenance à un groupe : ceux qui ont une culture suffisante pour comprendre le double 10
Le temps de l’ironie sens, donc au-dessus de la masse, ceux qui rigolent ensemble. Depuis plusieurs siècles, l’usage de l’ironie est un moyen efficace d’affirmer son appartenance à un sous-groupe (Ferguson, 1999). L’ironie connaît davantage de succès dans les périodes historiques de développement de l’individualisme, durant lesquelles des communautés exclusives se forment. Aujourd’hui, cependant, l’ironie est prati- quée par tout le monde, et plus seulement par les penseurs contestataires. Ce méca- nisme est devenu précisément un phéno- mène de masse, en particulier depuis la digitalisation de la communication et des critères de sociabilité. En moins d’une dizaine d’années, l’iro- nie est devenue sur internet le paramètre par défaut de la plupart de nos inter actions sociales. On utilise l’humour et le second degré de façon quasi systématique. Dans les légendes et les stories Instagram, les bios Twitter, ou pour engager une dis- cussion sur Tinder, la blagounette semble être le meilleur moyen d’accrocher son audience et d’attirer l’amabilité. L’ironie s’est ainsi muée à la fois en mode d’expression et en mode de pré- sentation de soi. Elle s’est transformée en 11
Alexandra Profizi matière vivante, un style de vie plus qu’une figure de style. En outre, elle semble être devenue, depuis deux ou trois décennies, synonyme de nihilisme. Il faut être déta- ché pour être cool. L’ironie symbolise deux choses contraires aujourd’hui : elle est, comme elle l’a été depuis les Lumières et les Romantiques, une manière enga- gée de combattre les forces du Mal et de déconstruire l’idéologie, mais elle est éga- lement, dans un sens postmoderne, un désengagement et un moyen de marquer une distance. Sur internet, les mèmes modèlent notre rapport à un type d’ironie trouble, à mi-chemin entre l’auto-flatterie et la volonté d’exposer avec intelligence et humour l’absurdité de la condition humaine moderne. À plusieurs titres, l’ambivalence règne sans conteste sur internet. L’humour y est omniprésent et nous plonge avec joie dans un univers parallèle où les règles de communication s’avèrent bien dif- férentes de celles du monde hors ligne. Pourtant, en dépit d’avoir fait triom- pher le rire polyvalent, les millenials et la Gen-Z sont souvent caractérisés comme étant des générations tristement sérieuses et angoissées. Leurs angoisses s’in- carnent dans ces incessantes réprimandes 12
Le temps de l’ironie adressées aux boomers à propos du bilan écologique et des inégalités en tous genres. L’hyperconscience des jeunes générations, qui explique et justifie sans doute l’emploi privilégié de l’ironie, se confronte ainsi à la polarisation de l’ordre moral. En quoi la culture de l’expression de soi qui s’est précisément construite sur internet a contribué aux mutations de l’ironie, voire a pu conduire parallèlement à un désir de la détruire ? Tandis que les réseaux sociaux ont participé à instaurer une image de soi illusoire, la recherche de sincérité se fait désormais entendre, paradoxalement. Comment aborder le régime de discours institué par le « lol » dans un nouveau contexte réclamant plus de sentiments, de soutien, de bienveil- lance ? L’hégémonie de l’ironie alliée à la dépersonnalisation des réseaux sociaux a certainement encouragé cette exigence de sincérité. Or les réseaux sociaux, en formatant l’image que nous présentons à autrui, ne font-ils pas que préfabriquer la version dite authentique de nous- mêmes ? Le poids des normes implicites qui se déploient sur internet, notamment sous couvert d’humour, ne contribue-t-il pas à dicter notre rapport à soi ? Au-delà de la puissance créative, du pouvoir de 13
Alexandra Profizi fédération culturelle et de dénonciation politique du second degré, il s’agira de comprendre comment le discours risque ainsi d’être corrompu, et comment le lan- gage de vérité lui-même peut être dévalué. Le questionnement sur l’ironie renvoie en outre au phénomène de contre-culture, que celle-ci soit engagée ou au contraire totalement désengagée. D’importantes vagues de contre-cultures sont récemment nées sur internet, avec pour point com- mun l’usage de l’ironie et du second degré. Cependant, l’ironie représente-t-elle tou- jours un pouvoir de subversion ? Il s’agit de ne pas confondre l’ironie, qui permet de déconstruire l’idéologie, avec l’injonction au rire, qui peut au contraire être l’alliée du dogmatisme. Le second degré per- manent de notre époque représente-t-il un vecteur de désinformation ? Permet-il d’encourager le relativisme, si l’on manque aux devoirs de l’honnêteté intellectuelle ? L’humour ou l’ironie peuvent être brandis comme mécanismes d’évitement en cas de reproche : « Lol », « Je plaisan- tais ! », « Ce n’est pas moi, c’est mon per- sonnage »… Comme les pseudo nymes et l’anonymat pour certains, l’ironie est 14
Le temps de l’ironie souvent utilisée comme une immunité permettant de pousser plus loin ses pro- pos sans avoir à en subir les conséquences puisque l’on est toujours à temps de sortir son petit bouclier, l’emoji qui pleure de rire. Dès lors, la confiance sociale s’érode. Dans un contexte où, nous dit-on, les opi- nions sont placées plus haut que les faits, l’usage de l’ironie peut en effet mettre en danger les fondements démocratiques. En outre, la remise en question de l’usage de l’ironie représente un danger tout aussi grand. C’est pourquoi il est nécessaire de prendre en compte et de penser ce cadre ambivalent menaçant la hiérarchisation des informations. * Sans se livrer à la définition des diffé- rentes formes d’ironie (verbale, sémio- tique, référentielle), il s’agit plutôt de s’inté resser à l’ironie en tant que fait social, à sa place dans la communication et, enfin, aux mutations des comporte- ments que la domination de ce mode d’expression peut engendrer. L’ironie, qui n’est pas à confondre avec le sarcasme ni le second degré, est devenue bien sou- vent, aujourd’hui, synonyme d’humour. 15
Alexandra Profizi C’est pour cette raison que, sans oublier qu’elle est initialement un procédé lit- téraire, il semble nécessaire d’adopter une approche synthétique de ce concept maniant ses deux dimensions actuelles, à la fois en tant qu’outil rhétorique et en tant qu’attitude (en ligne et hors ligne). Il s’agit de cartographier une pratique dis- cursive omniprésente sur internet, mêlant l’humour, l’ironie, le second degré, tout en menant une tentative d’explication de cette prépondérance. Le but est d’analyser son rôle ainsi que ses implications dans les transformations actuelles de la société, notamment chez les jeunes générations baignant dans la culture internet. Enfin, j’entends placer ce question- nement dans l’amorce d’un débat récent, aux États-Unis, sur la distinction entre « internet honnête » et internet vu comme un « espace d’ambivalence ». Dans une recension des ouvrages des jeunes cher- cheurs Whitney Phillips et Ryan M. Milner, Ashley Hedrick, Dave Karpf et Daniel Kreiss rappellent que les pers- pectives de la recherche sur internet se fondent dans leur écrasante majorité sur la conception d’un internet « honnête » (Earnest Internet) : 16
Le temps de l’ironie […] la recherche en communication pos- tule généralement que les gens agissent rationnellement en toute bonne foi ; se soucient des faits, de la vérité et de l’authenticité ; […] et, plus philosophi- quement, sont fondamentalement bons. (« […] communication scholarship generally posits that people act rationally and in good faith ; care about facts, truth, and authen- ticity ; […] and, more philosophically, are fundamentally good. ») (Hedrick, Karpf & Kreiss, 2018, je traduis, de même que les autres citations.) Cependant, poursuivent-ils : Nous devons élargir notre vision théo- rique en retour, sans parler des objets d’analyse empiriques […] et reconnaître que « l’ambivalence », et non pas « l’hon- nêteté », est un meilleur cadre pour com- prendre notre époque contemporaine. (« We must broaden our theoretical field of vision in response, not to mention our empi- rical objects of analysis. Into this context steps an important new voice, Whitney Phillips, whose work, especially a recent book with Ryan M. Milner, has done much to show us how “ambivalence”, not “earnestness”, is a better framework for understanding our contemporary moment. ») (Ibid.) 17
Alexandra Profizi Les ouvrages novateurs de Phillips et de Milner (je pense notamment à The Ambivalent Internet et This Is Why We Can’t Have Nice Things) se concentrent en effet sur les implications politiques et sociales de cette ambivalence. Ces nou- velles perspectives de la théorie critique prenant en compte internet comme un environnement intrinsèquement ambi- valent, permettent, me semble-t-il, d’ap- préhender de façon plus pertinente, et plus seulement au prisme de l’hybridité, la complexité et la créativité de la communi- cation sur les réseaux sociaux. * Deux lignes de pensée se croiseront tout au long de ce travail : d’un côté, une réflexion sur l’individu, sur les usages personnels des réseaux sociaux et sur la communication à échelle individuelle ; d’un autre, une observation plus large de la question politique, des interrogations sociales et collectives liées à d’éventuelles manipulations favorisées par le cadre de communication d’internet. Le pre- mier temps de cette réflexion portera sur l’ironie comme ethos de notre époque : il s’agira de faire un retour sur l’évolution 18
Le temps de l’ironie récente de ce concept, remis en question durant la période post-11 Septembre. La presse déclarait alors la fin de l’âge de l’ironie, alors que nous constatons, depuis, qu’elle n’a cessé de croître, avec le déve- loppement d’internet, des mèmes et des lolcats, jusqu’à l’avènement de ce que l’on nomme aujourd’hui la « post-ironie ». Cette partie sera en outre l’occasion de sonder la normativité sur internet, c’est- à-dire la façon dont des sous-groupes sociaux et culturels se créent dans un environnement déterminé par l’ambiva- lence et la présentation de soi stéréotypée. Dans un second temps, je tenterai d’ex- pliquer pourquoi internet est un espace d’interprétation chaotique. En effet, si l’ironie sur les réseaux sociaux, les blogs et les forums représente une incroyable force créative, le régime discursif ambi- valent qui prend place sur internet rend difficile, de diverses manières qui sont propres à l’environnement numérique, l’accès à la parole. Quel cadre communi- cationnel peut émerger, dès lors que les trolls sévissent et qu’il s’avère impossible d’établir des conventions de langage par- tageables par tous ? Enfin, le dernier temps de cet essai s’articulera autour d’un lien entre l’ironie, 19
Alexandra Profizi la sincérité et le complotisme, à travers notamment l’exploration du mouvement littéraire américain de l’alt-lit (« littérature alternative »), dont la figure proéminente est Tao Lin : comment ses membres en sont-ils arrivés, à partir d’un programme éthique et littéraire refusant l’ironie, à succomber aux théories les plus invrai- semblables ? Existe-t-il un lien entre la revendication d’un retour au premier degré et l’attrait pour des vérités alternatives ? Cette étape finale de la réflexion m’amè- nera à me pencher sur la notion de mau- vaise foi, qui peut s’apparenter à l’ironie, et à la question du masque sur internet. Il s’agira de confronter, dans un contexte où l’engagement politique et social refait surface avec force, l’attitude ironique des jeunes générations – réaffirmant un besoin (fantasmé ?) de sincérité – avec les struc- tures des réseaux sociaux – ne permettant qu’une mise en place rigide du récit de soi.
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