Le théorème de Mr Koffi - Par Romain Pichon-Sintes
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3e prix Grand Public Le théorème de Mr Koffi Par Romain Pichon-Sintes « Tous les problèmes ont quelque part leur solution. Passez me voir maintenant ! Mariage, chance, succès, sida-stop, réussite dans le commerce et les affaires, dé- senvoûtement, longévité, protection assurée contre les ennemis, affection retrou- vée, retour au foyer de la personne que vous aimez. Mr KOFFI résout TOUS vos problèmes. Reçoit T.L.J. du matin au soir. Travail efficace et rapide. Facilités de payement selon vos moyens. » Aliou compara le nom sur la carte et celui peint sur le mur. Sa sœur cadette lui avait donné trois jours plus tôt, alors qu’il souffrait d’un mal de dent. Depuis, la canine rebelle avait été arrachée, mais son mal ne partait pas. En réalité, sa dentition n’y était pour rien. Il rangea la carte, enjamba les tripes d’une chèvre desséchée et souleva le rideau. À l’intérieur de la case, Aliou gonfla ses narines. D’aussi longtemps qu’il se sou- vienne, les vents avaient toujours apporté de mauvaises odeurs. Ils embrassaient les fumées grumeleuses s’échappant des Mecan’eaux, à des centaines de kilomètres d’ici, et les emmenaient danser à l’intérieur des terres. Mais dans la case, le pro- priétaire avait par quelque miracle réussit à masquer l’haleine sauvage des océans. Aliou était habitué maintenant, mais il se rappela qu’il avait passé une partie de son enfance avec du coton dans le nez et cela le fit sourire. Mr Koffi plissa le front, visiblement étonné que l’on puisse entrer chez lui avec le sourire. Engoncé dans l’un des rares fauteuils en mousse plastique de la région, il semblait émerger d’une profonde torpeur. Aliou bredouilla des excuses pour le dé- rangement puis resta bêtement debout au milieu de la pièce. Mr Koffi déploya ses mains dans les airs, et l’invita à s’asseoir comme un vieil ami. Il l’appelait mon fils, bien qu’il ne soit pas beaucoup plus âgé que lui. Ils parlèrent famille et sécheresse, avec un doute sur l’année de la dernière pluie, et de l’arrivée du nouveau tracteur pour lequel Mr Koffi cotisait avec les habitants depuis deux ans. Aliou montra fière- ment le trou dans sa dentition et Mr Koffi, qui ne se laissait pas impressionner, sou- leva son boubou, révélant un creux insolite dans son bas-ventre. Il prétendait qu’on lui avait volé son foie durant la nuit. Aliou s’apprêta en réponse à lui exhiber la peau écailleuse de son dos mais Mr Koffi coupa net et demanda la raison de sa venue. « J’aimerais quitter le pays, Mr Koffi », n’était pas une réponse banale. Le griot s’enquit de la destination. Aliou lui dit et s’humecta les lèvres. Il n’avait parlé de 1
Le théorème de Mr Koffi son projet à personne, pas même à sa vieille mère – surtout pas à elle, la mama dit tout, reine des rumeurs lorsqu’elle rôdait autour du puits –, et il redoutait qu’on se moqua de lui. Mais Mr Koffi demeura impassible. Il se contenta de changer ses lunettes grasses pour une autre paire aux verres teintés. Aliou respecta le silence qui s’installait et ses yeux glissèrent au plafond, où un ventilateur se fatiguait, au ralenti. Mr Koffi avait de la chance d’avoir un panneau solaire encore en état. Les pensées d’Aliou se chevauchèrent et il vit sa mama qui tournait autour du puits, au ralenti, répandant avec horreur la nouvelle du départ de son fils. Non, il ne fallait surtout pas qu’elle sache ! D’un geste précis, Mr Koffi souleva une cloche rouillée et fit glisser devant lui l’em- ballage qu’elle couvait. Il déroula d’un plastique à bulles un petit écran tactile, pas plus épais qu’un livre, et sur lequel il fit défiler son doigt. Aliou nota que l’homme n’avait plus d’ongles et vérifia ses mains pour se rassurer. Sans relever la tête et poursuivant ses recherches sur sa machine, Mr Koffi lui demanda le pourquoi de sa décision. Aliou marmonna quelque chose, faisant grincer sa chaise, mais ne répon- dit jamais à la question. « Tu as de bonnes chaussures ? » Mr Koffi abaissa ses lunettes et se pencha au- dessus de son bureau. Aliou suivit son regard : à ses pieds, il y avait deux fines claquettes maintenues par une ficelle. Mr Koffi secoua la tête, cita un vieil adage tamasheq, puis se déchaussa et montra à Aliou ce que lui avait aux pieds. Il s’agis- sait d’une basket al’sarik ou « l’Hermès du soulier moderne », comme il aimait le répéter. Les chaussures possédaient un ingénieux système de ressorts qui donnait à chaque pas un élan supplémentaire, une énergie fantastique. Tout en parlant, Mr Koffi avait pupilles qui explosaient. « Avec ça, mon fils, tu vas très, très loin. Plus loin que le gouzou ». Aliou, tout aussi difficile à impressionner, révéla en retour la montre qu’il avait au poignet, arguant qu’elle faisait boussole, thermomètre et lampe de poche, mais que malheureusement, à cause du sable, elle n’indiquait plus l’heure – ce qui n’avait pas beaucoup d’importance pour ces hommes affranchis du temps. Mr Koffi l’ignora et, brusquement, lui demanda s’il avait une femme. Aliou répondit que non mais qu’il aimait beaucoup les femmes. Ils se turent un moment, puis Mr Koffi adoucit sa voix : « Maintenant, vas-tu me dire la vérité ? Pourquoi est-ce que tu veux aller en Europe ? ». Aliou baissa les yeux. Invisible sous sa peau noire, il rougissait. Il tira de sa poche un papier froissé que Mr Koffi déplia avec précaution. Il s’agissait d’une page arrachée d’un magazine où des femmes blanches posaient en sous-vêtement. Leur peau était lisse et fine, révélant subtile- ment leurs os, mais gardant les seins généreux. Elles avaient dans leur sourire des dents parfaites et l’on pouvait presque sentir le parfum de leurs mèches. La douceur et le désir subtil qui émanaient de l’image, étaient presque irréels. Mr Koffi reconnu 2
Le théorème de Mr Koffi que les blancs étaient devenus très doués avec l’ordinateur. Il repoussa soudain la feuille, comme pour se libérer de l’emprise d’un esprit malin, et s’empressa d’ajou- ter qu’il s’agissait là d’un mensonge habile et que les femmes n’avaient pas ce charme en réalité, ne l’avaient jamais eu et, a fortiori, ne l’auraient jamais. Au fond de lui-même, il savait pourtant qu’il n’était jamais allé vérifier de ses propres yeux. Aliou confessa qu’il n’arrivait plus à dormir la nuit. Il avait trouvé la relique du magazine dans la Grande Décharge et depuis les femmes des environs n’arrivaient plus à l’exciter. Parfois même, il avait mal au sexe. À ce mot, Mr Koffi hocha la tête et attrapa une plaquette de pilule sous une autre cloche. « Pilule-plaisir, mon fils. C’est ça que tu as besoin ! » Mais Aliou avait déjà tout essayé. Il ne voulait ni médicament, ni drogue. Il voulait ces femmes-là. Il voulait sentir leur peau contre la sienne, il voulait mordre leur chair, embrasser leurs seins. Mr Koffi remarqua que tout en parlant, son client s’humectait les lèvres avec plus d’intensité et, à cet instant, il prit conscience qu’une simple page tombée d’un autre monde était une arme très dangereuse. « Je ne peux rien faire pour toi, mon fils », lâcha Mr Koffi en replaçant ses cloches. Aliou était devenu raide. Il bafouilla que d’autres avant lui avaient réussit et que ça ne lui semblait pas si difficile. « C’était une autre époque, mon fils », répéta plusieurs fois Mr Koffi. Aliou vida ses poches sur la table, amassant là toutes ses économies. « Je te donne ma montre, prends-là ! » ajouta-t-il, mais Mr Koffi restait inflexible. « Tu peux faire pleuvoir toute l’eau douce du monde sur moi, je ne te ferais pas partir », dit-il calmement. Alors, très doucement, puis soudain avec plus d’intensité, les cloches de Mr Koffi tintèrent. La monnaie d’Aliou sur le bureau jouait les sauterelles. Très vite, les éta- gères et la case toute entière se mirent à trembler. À l’extérieur, le vacarme du métal que l’on frappe enfla. Mr Koffi réagit rapidement, donna une gamelle en étain à Aliou, en prit deux pour lui et le fit sortir. Quelque part au-dessus d’eux, un gronde- ment sourd et régulier se rapprochait. Dehors, des enfants, des vieux, tout le monde se rassemblait vers une même zone, chacun apportant avec lui tout ce qui pouvait servir de récipient – un vase, un plat creux, une marmite, ou l’un des nombreux sacs plastiques qui habillaient les arbres. Des femmes étendaient en hâte de grands tissus vermeils sur le sol. Les gens s’aveu- glaient de soleil pour tenter d’apercevoir les tâches sombres qui s’approchaient dans le ciel… quand soudain des vannes s’ouvrirent au-dessus de la foule. Un déluge de blé s’échappa, faisant concert au contact des gamelles métalliques qui se remplis- saient abondamment. Le blé était noir anthracite, mais il ne fallait pas se fier à la couleur, car un savant mélange industriel assurait son goût naturel. Le pain qui en résultait était peut-être charbonneux, mais il remplissait un ventre. Au milieu de 3
Le théorème de Mr Koffi l’effervescence, Aliou était le seul à se tenir immobile, le blé pleuvait sur sa tête et sur ses épaules, mais son attention était ailleurs. Il fixait attentivement les engins volants, bien trop hauts pour qu’un homme puisse s’y accrocher. Après le passage des hélicoptères, les habitants entassèrent tout le blé dans un gre- nier commun. Les enfants s’amuseraient dans l’après-midi à ramasser les grains perdus. Mr Koffi versa ses deux saladiers, et comme il était populaire dans le quar- tier, il ne manqua pas de faire le pitre pour amuser les filles qui se cachaient les dents pour rire. Il retourna ensuite vers sa case où Aliou l’attendait, accroupi devant l’entrée. Mr Koffi soupira et vint s’asseoir près de lui. Aliou passait son doigt sur le sable, la tête rentrée dans ses épaules. Il parla comme un enfant coupable, lançant des bouts de phrases inachevées. Il n’avait plus envie de se lever le matin. Il passait des heures allongé sous un acacia à somnoler. Même les contes du vieux Sliman, les soirs de veillée, le laissaient indifférent. « Ce n’est pas de ma faute », finit-il par dire. Mr Koffi ne répondit pas. Il était concentré sur le vieil arbre torturé en face de sa case et dont les racines crevaient le sol. Il y eu un long silence, atténué par le grésillement d’une radio, quelque part derrière eux. Aliou dit : « Je croyais que Mr Koffi pouvait résoudre tous les problèmes… Tant pis, je dirais à ma sœur que ce n’est pas vrai. » Dans sa voix, il y avait un air de défi et Mr Koffi plissa le front, comme il le faisait souvent quand sa bulle de confort était menacée. En trois jours, ils avaient étudié toutes les étapes du voyage. Il y avait beaucoup de murs à passer, mais Aliou faisait preuve d’une détermination infaillible. « Tu dois être fort » avait prévenu Mr Koffi. Il lui demanda alors de soulever un rocher et Aliou s’exécuta, libérant tout un peuple de fourmis terrorisées. Mr Koffi le félicita mais, pour lui, ça ne suffisait pas. « Surtout, tu dois avoir de l’esprit. Donne-moi vite le résultat de douze multiplié par sept. » Aliou prit un air appliqué. L’école n’avait été reconstruite que le jour de ses dix-sept ans, et quand on porte des pierres et que l’on creuse les trous du charnier, les mathématiques et la géographie avaient peu d’importance. Les chiffres tournaient dans sa tête comme des atomes instables, dont aucune structure ne semblait émerger. Mr Koffi mit un terme à l’exercice, visiblement insurmontable. Il dit : « Bon, ce n’est pas grave. Trop d’esprit rend malheureux. » Les sœurs et la mère d’Aliou pensaient qu’il partait chercher du travail dans la ré- gion. Il pouvait ainsi discrètement quitter la ville et le jour J seul le griot était là. Mr Koffi lui tendit un sac plastique, avec à l’intérieur une collection de préservatifs. « C’est la pluie du mois dernier », dit-il en découvrant ses dents limées. Il lui donna ensuite, avec beaucoup plus de sérieux, la photographie d’un outil électronique complexe, baptisé Mind-Lock. « N’oublie pas de me rapporter ça ! » Il confessa 4
Le théorème de Mr Koffi son sommeil agité à Aliou depuis que la possibilité d’en posséder un devenait, grâce à lui, tangible. Ils s’embrassèrent et Aliou n’avait pas fait cent mètres que Mr Koffi le rattrapa et se déchaussa. « Que al’sarik te bénisse. Tu seras vite rentré, avec ça. » Aliou fit remarquer que les baskets étaient trop grandes pour lui, mais Mr Kof- fi ne s’inquiétait pas : elles s’ajustaient d’elles-mêmes après quelques foulées. Ils s’embrassèrent à nouveau et Aliou gagna enfin la route. Là, un groupe de femmes accroupies autour d’un acacia décoraient les épines de rubans rouges. Elles lui sou- rirent et l’une complimenta ses belles chaussures. Aliou s’humecta les lèvres pour toute réponse et pressa l’allure, déjà impatient d’être arrivé. Trois jours plus tard, le corps brûlé d’Aliou était descendu des filets électriques où il s’était empêtré. Des filets rajoutés quelques mois plus tôt pour renforcer le long mur d’enceinte qui délimitait les nouvelles frontières du pays. Mei Peng, le soldat en faction ce jour là, récupéra les chaussures d’Aliou, miraculeusement intactes, et les revendit pour quelques billets et un magazine de sous-vêtements féminin. R. P-S. 5
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