Le théorème de Mr Koffi - Par Romain Pichon-Sintes

La page est créée Jean-Pierre Bertin
 
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3e prix Grand Public

                 Le théorème de Mr Koffi
                          Par Romain Pichon-Sintes

« Tous les problèmes ont quelque part leur solution. Passez me voir maintenant !
Mariage, chance, succès, sida-stop, réussite dans le commerce et les affaires, dé-
senvoûtement, longévité, protection assurée contre les ennemis, affection retrou-
vée, retour au foyer de la personne que vous aimez. Mr KOFFI résout TOUS vos
problèmes. Reçoit T.L.J. du matin au soir. Travail efficace et rapide. Facilités de
payement selon vos moyens. »
Aliou compara le nom sur la carte et celui peint sur le mur. Sa sœur cadette lui avait
donné trois jours plus tôt, alors qu’il souffrait d’un mal de dent. Depuis, la canine
rebelle avait été arrachée, mais son mal ne partait pas. En réalité, sa dentition n’y
était pour rien.
Il rangea la carte, enjamba les tripes d’une chèvre desséchée et souleva le rideau.
À l’intérieur de la case, Aliou gonfla ses narines. D’aussi longtemps qu’il se sou-
vienne, les vents avaient toujours apporté de mauvaises odeurs. Ils embrassaient les
fumées grumeleuses s’échappant des Mecan’eaux, à des centaines de kilomètres
d’ici, et les emmenaient danser à l’intérieur des terres. Mais dans la case, le pro-
priétaire avait par quelque miracle réussit à masquer l’haleine sauvage des océans.
Aliou était habitué maintenant, mais il se rappela qu’il avait passé une partie de son
enfance avec du coton dans le nez et cela le fit sourire.
Mr Koffi plissa le front, visiblement étonné que l’on puisse entrer chez lui avec le
sourire. Engoncé dans l’un des rares fauteuils en mousse plastique de la région, il
semblait émerger d’une profonde torpeur. Aliou bredouilla des excuses pour le dé-
rangement puis resta bêtement debout au milieu de la pièce. Mr Koffi déploya ses
mains dans les airs, et l’invita à s’asseoir comme un vieil ami. Il l’appelait mon fils,
bien qu’il ne soit pas beaucoup plus âgé que lui. Ils parlèrent famille et sécheresse,
avec un doute sur l’année de la dernière pluie, et de l’arrivée du nouveau tracteur
pour lequel Mr Koffi cotisait avec les habitants depuis deux ans. Aliou montra fière-
ment le trou dans sa dentition et Mr Koffi, qui ne se laissait pas impressionner, sou-
leva son boubou, révélant un creux insolite dans son bas-ventre. Il prétendait qu’on
lui avait volé son foie durant la nuit. Aliou s’apprêta en réponse à lui exhiber la peau
écailleuse de son dos mais Mr Koffi coupa net et demanda la raison de sa venue.
« J’aimerais quitter le pays, Mr Koffi », n’était pas une réponse banale. Le griot
s’enquit de la destination. Aliou lui dit et s’humecta les lèvres. Il n’avait parlé de

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son projet à personne, pas même à sa vieille mère – surtout pas à elle, la mama dit
tout, reine des rumeurs lorsqu’elle rôdait autour du puits –, et il redoutait qu’on se
moqua de lui. Mais Mr Koffi demeura impassible. Il se contenta de changer ses
lunettes grasses pour une autre paire aux verres teintés. Aliou respecta le silence
qui s’installait et ses yeux glissèrent au plafond, où un ventilateur se fatiguait, au
ralenti. Mr Koffi avait de la chance d’avoir un panneau solaire encore en état. Les
pensées d’Aliou se chevauchèrent et il vit sa mama qui tournait autour du puits, au
ralenti, répandant avec horreur la nouvelle du départ de son fils. Non, il ne fallait
surtout pas qu’elle sache !
D’un geste précis, Mr Koffi souleva une cloche rouillée et fit glisser devant lui l’em-
ballage qu’elle couvait. Il déroula d’un plastique à bulles un petit écran tactile, pas
plus épais qu’un livre, et sur lequel il fit défiler son doigt. Aliou nota que l’homme
n’avait plus d’ongles et vérifia ses mains pour se rassurer. Sans relever la tête et
poursuivant ses recherches sur sa machine, Mr Koffi lui demanda le pourquoi de sa
décision. Aliou marmonna quelque chose, faisant grincer sa chaise, mais ne répon-
dit jamais à la question.
« Tu as de bonnes chaussures ? » Mr Koffi abaissa ses lunettes et se pencha au-
dessus de son bureau. Aliou suivit son regard : à ses pieds, il y avait deux fines
claquettes maintenues par une ficelle. Mr Koffi secoua la tête, cita un vieil adage
tamasheq, puis se déchaussa et montra à Aliou ce que lui avait aux pieds. Il s’agis-
sait d’une basket al’sarik ou « l’Hermès du soulier moderne », comme il aimait le
répéter. Les chaussures possédaient un ingénieux système de ressorts qui donnait
à chaque pas un élan supplémentaire, une énergie fantastique. Tout en parlant, Mr
Koffi avait pupilles qui explosaient. « Avec ça, mon fils, tu vas très, très loin. Plus
loin que le gouzou ». Aliou, tout aussi difficile à impressionner, révéla en retour
la montre qu’il avait au poignet, arguant qu’elle faisait boussole, thermomètre et
lampe de poche, mais que malheureusement, à cause du sable, elle n’indiquait plus
l’heure – ce qui n’avait pas beaucoup d’importance pour ces hommes affranchis du
temps. Mr Koffi l’ignora et, brusquement, lui demanda s’il avait une femme. Aliou
répondit que non mais qu’il aimait beaucoup les femmes. Ils se turent un moment,
puis Mr Koffi adoucit sa voix : « Maintenant, vas-tu me dire la vérité ? Pourquoi
est-ce que tu veux aller en Europe ? ». Aliou baissa les yeux. Invisible sous sa
peau noire, il rougissait. Il tira de sa poche un papier froissé que Mr Koffi déplia
avec précaution. Il s’agissait d’une page arrachée d’un magazine où des femmes
blanches posaient en sous-vêtement. Leur peau était lisse et fine, révélant subtile-
ment leurs os, mais gardant les seins généreux. Elles avaient dans leur sourire des
dents parfaites et l’on pouvait presque sentir le parfum de leurs mèches. La douceur
et le désir subtil qui émanaient de l’image, étaient presque irréels. Mr Koffi reconnu

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que les blancs étaient devenus très doués avec l’ordinateur. Il repoussa soudain la
feuille, comme pour se libérer de l’emprise d’un esprit malin, et s’empressa d’ajou-
ter qu’il s’agissait là d’un mensonge habile et que les femmes n’avaient pas ce
charme en réalité, ne l’avaient jamais eu et, a fortiori, ne l’auraient jamais. Au fond
de lui-même, il savait pourtant qu’il n’était jamais allé vérifier de ses propres yeux.
Aliou confessa qu’il n’arrivait plus à dormir la nuit. Il avait trouvé la relique du
magazine dans la Grande Décharge et depuis les femmes des environs n’arrivaient
plus à l’exciter. Parfois même, il avait mal au sexe. À ce mot, Mr Koffi hocha la
tête et attrapa une plaquette de pilule sous une autre cloche. « Pilule-plaisir, mon
fils. C’est ça que tu as besoin ! » Mais Aliou avait déjà tout essayé. Il ne voulait ni
médicament, ni drogue. Il voulait ces femmes-là. Il voulait sentir leur peau contre
la sienne, il voulait mordre leur chair, embrasser leurs seins. Mr Koffi remarqua
que tout en parlant, son client s’humectait les lèvres avec plus d’intensité et, à cet
instant, il prit conscience qu’une simple page tombée d’un autre monde était une
arme très dangereuse.
« Je ne peux rien faire pour toi, mon fils », lâcha Mr Koffi en replaçant ses cloches.
Aliou était devenu raide. Il bafouilla que d’autres avant lui avaient réussit et que
ça ne lui semblait pas si difficile. « C’était une autre époque, mon fils », répéta
plusieurs fois Mr Koffi. Aliou vida ses poches sur la table, amassant là toutes ses
économies. « Je te donne ma montre, prends-là ! » ajouta-t-il, mais Mr Koffi restait
inflexible. « Tu peux faire pleuvoir toute l’eau douce du monde sur moi, je ne te
ferais pas partir », dit-il calmement.
Alors, très doucement, puis soudain avec plus d’intensité, les cloches de Mr Koffi
tintèrent. La monnaie d’Aliou sur le bureau jouait les sauterelles. Très vite, les éta-
gères et la case toute entière se mirent à trembler. À l’extérieur, le vacarme du métal
que l’on frappe enfla. Mr Koffi réagit rapidement, donna une gamelle en étain à
Aliou, en prit deux pour lui et le fit sortir. Quelque part au-dessus d’eux, un gronde-
ment sourd et régulier se rapprochait.
Dehors, des enfants, des vieux, tout le monde se rassemblait vers une même zone,
chacun apportant avec lui tout ce qui pouvait servir de récipient – un vase, un plat
creux, une marmite, ou l’un des nombreux sacs plastiques qui habillaient les arbres.
Des femmes étendaient en hâte de grands tissus vermeils sur le sol. Les gens s’aveu-
glaient de soleil pour tenter d’apercevoir les tâches sombres qui s’approchaient dans
le ciel… quand soudain des vannes s’ouvrirent au-dessus de la foule. Un déluge de
blé s’échappa, faisant concert au contact des gamelles métalliques qui se remplis-
saient abondamment. Le blé était noir anthracite, mais il ne fallait pas se fier à la
couleur, car un savant mélange industriel assurait son goût naturel. Le pain qui en
résultait était peut-être charbonneux, mais il remplissait un ventre. Au milieu de

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l’effervescence, Aliou était le seul à se tenir immobile, le blé pleuvait sur sa tête et
sur ses épaules, mais son attention était ailleurs. Il fixait attentivement les engins
volants, bien trop hauts pour qu’un homme puisse s’y accrocher.
Après le passage des hélicoptères, les habitants entassèrent tout le blé dans un gre-
nier commun. Les enfants s’amuseraient dans l’après-midi à ramasser les grains
perdus. Mr Koffi versa ses deux saladiers, et comme il était populaire dans le quar-
tier, il ne manqua pas de faire le pitre pour amuser les filles qui se cachaient les
dents pour rire. Il retourna ensuite vers sa case où Aliou l’attendait, accroupi devant
l’entrée.
Mr Koffi soupira et vint s’asseoir près de lui. Aliou passait son doigt sur le sable, la
tête rentrée dans ses épaules. Il parla comme un enfant coupable, lançant des bouts
de phrases inachevées. Il n’avait plus envie de se lever le matin. Il passait des heures
allongé sous un acacia à somnoler. Même les contes du vieux Sliman, les soirs de
veillée, le laissaient indifférent. « Ce n’est pas de ma faute », finit-il par dire. Mr
Koffi ne répondit pas. Il était concentré sur le vieil arbre torturé en face de sa case et
dont les racines crevaient le sol. Il y eu un long silence, atténué par le grésillement
d’une radio, quelque part derrière eux. Aliou dit : « Je croyais que Mr Koffi pouvait
résoudre tous les problèmes… Tant pis, je dirais à ma sœur que ce n’est pas vrai. »
Dans sa voix, il y avait un air de défi et Mr Koffi plissa le front, comme il le faisait
souvent quand sa bulle de confort était menacée.
En trois jours, ils avaient étudié toutes les étapes du voyage. Il y avait beaucoup de
murs à passer, mais Aliou faisait preuve d’une détermination infaillible. « Tu dois
être fort » avait prévenu Mr Koffi. Il lui demanda alors de soulever un rocher et
Aliou s’exécuta, libérant tout un peuple de fourmis terrorisées. Mr Koffi le félicita
mais, pour lui, ça ne suffisait pas. « Surtout, tu dois avoir de l’esprit. Donne-moi
vite le résultat de douze multiplié par sept. » Aliou prit un air appliqué. L’école
n’avait été reconstruite que le jour de ses dix-sept ans, et quand on porte des pierres
et que l’on creuse les trous du charnier, les mathématiques et la géographie avaient
peu d’importance. Les chiffres tournaient dans sa tête comme des atomes instables,
dont aucune structure ne semblait émerger. Mr Koffi mit un terme à l’exercice,
visiblement insurmontable. Il dit : « Bon, ce n’est pas grave. Trop d’esprit rend
malheureux. »
Les sœurs et la mère d’Aliou pensaient qu’il partait chercher du travail dans la ré-
gion. Il pouvait ainsi discrètement quitter la ville et le jour J seul le griot était là. Mr
Koffi lui tendit un sac plastique, avec à l’intérieur une collection de préservatifs. «
C’est la pluie du mois dernier », dit-il en découvrant ses dents limées. Il lui donna
ensuite, avec beaucoup plus de sérieux, la photographie d’un outil électronique
complexe, baptisé Mind-Lock. « N’oublie pas de me rapporter ça ! » Il confessa

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son sommeil agité à Aliou depuis que la possibilité d’en posséder un devenait, grâce
à lui, tangible. Ils s’embrassèrent et Aliou n’avait pas fait cent mètres que Mr Koffi
le rattrapa et se déchaussa. « Que al’sarik te bénisse. Tu seras vite rentré, avec ça.
» Aliou fit remarquer que les baskets étaient trop grandes pour lui, mais Mr Kof-
fi ne s’inquiétait pas : elles s’ajustaient d’elles-mêmes après quelques foulées. Ils
s’embrassèrent à nouveau et Aliou gagna enfin la route. Là, un groupe de femmes
accroupies autour d’un acacia décoraient les épines de rubans rouges. Elles lui sou-
rirent et l’une complimenta ses belles chaussures. Aliou s’humecta les lèvres pour
toute réponse et pressa l’allure, déjà impatient d’être arrivé.
Trois jours plus tard, le corps brûlé d’Aliou était descendu des filets électriques où
il s’était empêtré. Des filets rajoutés quelques mois plus tôt pour renforcer le long
mur d’enceinte qui délimitait les nouvelles frontières du pays. Mei Peng, le soldat en
faction ce jour là, récupéra les chaussures d’Aliou, miraculeusement intactes, et les
revendit pour quelques billets et un magazine de sous-vêtements féminin. R. P-S.

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