Lire et traduire les " silences " du texte : manifestations isotopiques à travers un poème de Rimbaud et ses traductions en anglais
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Document generated on 07/14/2022 3:47 p.m. Meta Journal des traducteurs Translators' Journal Lire et traduire les « silences » du texte : manifestations isotopiques à travers un poème de Rimbaud et ses traductions en anglais Iulia Mihalache Volume 47, Number 4, December 2002 Article abstract Translation is the shadow or the counterpart of the original, its coming into URI: https://id.erudit.org/iderudit/008032ar being, its fulfillment. To recreate this “circular souvenir,” which makes a text DOI: https://doi.org/10.7202/008032ar nourish other texts or endlessly come back to them, we must go beyond the text, towards intertextuality and interdiscursivity. The analysis of the different See table of contents types of isotopy present throughout Rimbaud’s poem «Les Chercheuses de poux» and its English translations allows us to reconstitute a series of individual and collective representations, either manifest or implicit: the “incorporeal discourse” of the author and his epoch, as well as the “silence” of Publisher(s) the translating culture. Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0026-0452 (print) 1492-1421 (digital) Explore this journal Cite this article Mihalache, I. (2002). Lire et traduire les « silences » du texte : manifestations isotopiques à travers un poème de Rimbaud et ses traductions en anglais. Meta, 47(4), 479–497. https://doi.org/10.7202/008032ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 2002 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Lire et traduire les « silences » du texte : manifestations isotopiques à travers un poème de Rimbaud et ses traductions en anglais iulia mihalache Université d’Ottawa, Ottawa, Canada RÉSUMÉ La traduction est l’ombre de l’original, son complément, son actualisation, sa plénitude. Pour recréer ce « souvenir circulaire » qui fait qu’un texte porte en lui et retourne inces- samment vers une multitude d’autres textes, nous devons nous situer non seulement au niveau du texte en soi, mais aussi dans l’espace de l’intertextualité et de l’interdis- cursivité. L’analyse des manifestations isotopiques à travers le poème « Les Chercheuses de poux » d’Arthur Rimbaud et ses diverses traductions en anglais nous permet de reconstituer un ensemble de représentations individuelles et collectives, manifestes ou implicites : l’impensé de l’auteur et de son époque, tout comme le « silence » de la culture qui traduit. ABSTRACT Translation is the shadow or the counterpart of the original, its coming into being, its fulfillment. To recreate this “circular souvenir,” which makes a text nourish other texts or endlessly come back to them, we must go beyond the text, towards intertextuality and interdiscursivity. The analysis of the different types of isotopy present throughout Rimbaud’s poem «Les Chercheuses de poux» and its English translations allows us to reconstitute a series of individual and collective representations, either manifest or implicit: the “incorporeal discourse” of the author and his epoch, as well as the “silence” of the translating culture. MOTS-CLÉS/KEYWORDS isotopie manifeste, isotopie métaphorique, isotopie de l’expression, isotopie du con- tenu, isotopie textuelle […] all manifest discourse is based on an ‘already-said’; and [that] this ‘al- ready-said’ is not merely a phrase that has already been spoken, or a text that has already been written, but a ‘never-said,’ an incorporeal discourse, a voice as silent as a breath, a writing that is merely the hollow of its own mark. It is supposed therefore that everything that is formulated in discourse was already articulated in that semi-silence that precedes it, which continues to run obsti- nately beneath it, but which it covers and silences1. INTRODUCTION Un texte est transparent et secret à la fois. Installé dans une réalité, dans une certaine ‘objectivité’, de par son appartenance à un auteur et à un espace-temps régissant ses règles de production et de réception, le texte organise et transpose cette réalité dans sa texture même. En même temps un texte détient une composante d’indétermination […] qui permet la participation du lecteur à la production de l’intention du texte (Iser Meta, XLVII, 4, 2002 01.Meta 47/4.Partie 1 479 11/21/02, 2:13 PM
480 Meta, XLVII, 4, 2002 1985 : 55). Réplique à des textes passés ou bien précurseur d’idées et thèmes à carac- tère public (culturel), un texte partage son savoir avec d’autres textes et se définit ainsi par une cohérence intertextuelle. L’espace textuel cependant n’est pas non plus singulier, mais participe à la production discursive ‘totale’ d’une société. Tout en restant inédit, c’est-à-dire une perspective individuelle d’imaginer le monde, un texte établit un dialogue imaginaire avec d’autres discours qui circulent à travers les époques et les sociétés, pour devenir le produit d’une culture ou, de nos jours, d’une interculture. À l’intérieur de celle-ci, les perspectives individuelles multiples construisent, par l’itération de problématiques communes, une sorte de point de repère, d’espace de reconnaissance de ce qui fait la spécificité de la culture / de l’interculture respective et de ce qui définit chacun de ses membres. Le texte se définit aussi par une cohérence interdiscursive. La notion d’isotopie est à la fois signe de la transparence et de l’inédit du texte. Définie comme étant un réseau sémantique constitué d’au moins deux éléments, dissé- minés dans le récit et qui partagent des sèmes communs, l’isotopie peut être manifeste, renvoyant à un ensemble de traits sémantiques permanents, non modifiables à tra- vers plusieurs textes (sèmes nucléaires) ou bien métaphorique, indiquant une certaine vision de l’énonciateur immergé dans un espace socioculturel. L’isotopie se retrouve ainsi dans le texte, au niveau de l’expression (graphique, phonologique, syntaxique) ainsi qu’au niveau du contenu (bien qu’une isotopie d’expression puisse produire une isotopie du contenu), à travers les textes et dans les échanges interdiscursifs. À partir du poème « Les Chercheuses de poux » d’Arthur Rimbaud, nous allons analyser les différentes isotopies textuelles, manifestes ou métaphoriques, et la façon dont elles sont recréées par une série de traducteurs anglais : Ezra Pound2, Enid Rho- des Peschel3, Jeremy Reed4, Wallace Fowlie5, John Theobald6 et Robert Lowell7. En même temps, nous allons voir comment le texte original révèle certains thèmes récurrents à travers l’œuvre du poète symboliste Rimbaud (l’isotopie intertextuelle) et comment ces thèmes sont en harmonie avec l’esprit du temps (l’isotopie interdiscursive). L’isotopie interdiscursive traverse les genres et les époques et nous fait retrouver la peinture de Léon Zack, intitulée aussi « Les Chercheuses de poux », peinture qui semble répondre au désir de Rimbaud d’écrire dans une langue « des sons et des parfums ». LE TEXTE COMME GESTE DU POÈTE FACE AU « COSMOS »8 Le rapprochement entre les événements de la vie de Rimbaud et le poème Les Cher- cheuses de poux, publié en 1870, conduit vers une lecture « factuelle » ou purement informative du texte. Le 19 juillet 1870 la France déclare la guerre à la Prusse. À Charleville, la ville natale de Rimbaud qui n’a alors que 16 ans, tout est à feu et à sang et le jeune poète, ne voyant plus d’espoir de survie à l’art, s’enfuit à Paris. Il s’y fait arrêter pour avoir voyagé sans billet et, suspecté d’être du camp des Prussiens, il est transporté à la prison de Mazas. Relâché, grâce à son professeur Georges Izambard, il va à Douai pour rester deux semaines chez son professeur et trois « charmantes » vieilles filles de sa parenté (les demoiselles Gindre). Les « trois vieilles filles », réalité transposée et modifiée dans le poème (« deux grandes sœurs »), représente un pre- mier indice historique (Mailloux 1995 : 124) qui pourrait être utilisé par le lecteur dans l’interprétation allégorique, symbolique du poème. À cet indice s’ajoutent 01.Meta 47/4.Partie 1 480 11/21/02, 2:13 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 481 d’autres faits réels de la vie du poète : orphelin de père, sa mère l’étouffe par son exigence tout au long de son enfance ; au collège, il est tout d’abord catholique fer- vent pour se révolter après contre Dieu ; il aime le grec et le latin et n’hésite pas à écrire ses premiers poèmes en latin. En reprenant la terminologie de Rastier (1972 : 85), il s’agirait, lors de cette lecture préliminaire, de la découverte de deux « isotopies horizontales », appelée aussi isotopies sémémiques. La première est manifeste parce qu’elle évoque une réalité (la guerre franco-allemande) ; elle peut être désignée par le mot « guerre ». Cette isotopie est très intéressante parce qu’elle contient aussi des éléments qui sont allégoriques pour qui ne connaît pas les événements réels qui en- tourent l’écriture du poème (voir notre explication plus loin). La deuxième isotopie est manifeste parce que les sémèmes qui la composent ne nécessitent pas d’explica- tion supplémentaire du point de vue sémantique ; elle peut être désignée par le mot « épouillage ». C’est surtout la deuxième isotopie qui fait ressortir la nécessité d’une lecture plus approfondie, métaphorique du poème, parce qu’elle ne peut pas « expli- quer » la présence des associations visuelles, sonores, de rime et de rythme, établies entre les éléments du poème. (1) Première isotopie horizontale : LA GUERRE /chercheuses de poux/ : des femmes qui enlèvent la saleté du ‘prisonnier’ (ici : les demoiselles Gindre) OU des personnes qui sont à la recherche, à la poursuite de quelqu’un qui se cache comme les poux (les Prussiens contre les Français). /enfant/ : le jeune Rimbaud sorti de la prison, affaibli /plein de rouges tourmentes/ : le poète affligé par des souffrances physiques ou morales /rouges/ : le sang que la Guerre fait couler. En rapport avec la « guerre », « rouge » évo- que aussi l’idée d’un soldat blessé. En faisant le lien avec un autre poème de Rim- baud, l’enfant, c’est le dormeur du val : « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, / Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, / Pâle dans son lit vert où la lumière pleut ». /tourmentes/ : les troubles politiques / sociaux violents et profonds, qui affectent le pays /rêves/ : le désir de Paix /son lit/ : le possessif « son » dessine l’image de la « maison » en contraste avec celle de la « prison » qui exclue toute idée de « propriété ». Pour aller plus loin, la « prison » dépouille le prisonnier de tout bien. /essaim/ : la « fuite » de Charleville (essaim renvoie au désir de s’établir ailleurs) et la sortie de la prison /essaim/ : les troupes de soldats /blanc/, /argentins/ : la Paix /bleu/, /blanc/, /rouge/ : le drapeau de la France /sœurs/ : celles qui soignent les malades, les blessés, les prisonniers /croisée/ : la Guerre, par son association avec croisade. Selon Le Petit Robert, « croisade » est un mot formé par réfection du mot « croisée ». /croisée/ : la fenêtre de la cellule du prisonnier ; c’est la tentation de la liberté (l’air bleu) qui rend cette fenêtre « grande ouverte » /l’air bleu/ : la liberté /fouillis/ : le désordre qui règne dans le pays /tombe/ : les soldats qui tombent ou qui meurent /terribles/, /craintifs/ : l’horreur de la guerre /sifflement/ : le sifflement d’appel à la guerre /battant/ : « battre » = « canonner », frapper de projectiles 01.Meta 47/4.Partie 1 481 11/21/02, 2:13 PM
482 Meta, XLVII, 4, 2002 /crépiter/ : ce sont les mitrailleuses qui crépitent /royaux/ : renvoie au roi de la Prusse, Guillaume 1er. Note : dans la traduction de Jeremy Reed, la référence à la royauté est plus explicite ; Reed traduit ongles royaux par sovereign nails. /mort/, /mourir/ : conséquence de la guerre /vin/, /harmonica/, /délirer/ : fêter la fin de la guerre (qui n’est qu’un rêve pour l’ins- tant) /pleurer/ : déception, amertume provoquées par la guerre (2) Deuxième isotopie horizontale : L’ÉPOUILLAGE /chercheuses de poux/ : des femmes (sœurs infirmières, sœurs de charité) qui épouillent un /enfant/ quelconque /plein de rouges tourmentes/ : souffrance (allant jusqu’à la fièvre) provoquée par les poux /essaim blanc/ : la propreté /indistincts/ : effet de la fièvre /lit/ : l’enfant est couché parce que la sensation de malaise est trop forte /sœurs/ : infirmières ; suggère aussi l’idée de « propreté » (les infirmières sont habillées en blanc) /ongles argentins/ : la propreté /croisée/ : la fenêtre : elle fait entrer la lumière et facilite la « recherche de poux » /fouillis/ : même si l’image s’applique à la nature, le mot établit la correspondance avec l’idée de « cheveux sales et emmêlés » /lourds cheveux/ : les cheveux sont pleins de poux /promènent leurs doigts/ : épouillent /leurs haleines craintives/ : la peur et le dégoût suscités par l’épouillage /crépiter/ + /mort des petits poux/ : les poux qui meurent /vin de la paresse/ : euphorie due au fait d’avoir retrouvé la propreté Nous constatons qu’il y a différents sémèmes qui sont situés sur les deux isotopies à la fois. Cependant, quand certains sémèmes d’une isotopie « peuvent être lus sur l’autre isotopie, ils le sont parce qu’on suspend à la lecture les sèmes caracté- ristiques de leur isotopie et que l’on supplée ceux de l’autre » (Rastier 1972 : 88). Ainsi, « crépiter » renvoie dans la première isotopie aux mitrailleuses et dans la deuxième au bruit fait par l’écrasement des poux. La première isotopie horizontale exige, pour qu’elle soit actualisée lors de la lec- ture, une connaissance a priori du cadre social de production du poème (la guerre franco-allemande). La connaissance des réalités de guerre peut rendre cette isotopie manifeste dans la traduction, comme elle peut la laisser implicite, métaphorique (voir notre analyse des isotopies métaphoriques de l’original et des traductions). Nous constatons aussi que, si cette isotopie peut fonctionner comme point de départ dans une approche symbolique (allégorique) du poème, elle n’est pas toujours prise en compte. Parfois elle peut être perdue de vue non pas parce qu’elle serait de surcroît, mais parce que le lecteur ou le traducteur, en fonction de ses compétences culturelles, croit juste d’activer certains aspects plus que d’autres, c’est-à-dire de rendre certaines isotopies dominantes par rapport à d’autres. Le traducteur Robert Lowell ne voit plus les sœurs comme étant ‘charmantes’, mais pareilles à des meurtrières. Mises en contraste avec des fées qui viendraient secourir l’enfant, les « sœurs » dans cette nouvelle image donnent au poème une connotation supplémentaire : l’isotopie sémémique de la guerre est remplacée dans la traduction par l’isotopie dominante 01.Meta 47/4.Partie 1 482 11/21/02, 2:13 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 483 dans un conte, qui est basée sur la dichotomie bon-mauvais. La structure profonde de cette isotopie ou son schéma actantiel (Greimas 1966), c’est le récit nucléaire à partir duquel sont engendrés les personnages et les actions visibles à la surface du récit : le SUJET de la quête, celui qui cherche, veut obtenir ou désire quelque chose : /child/ l’OBJET de la quête ou ce qui est recherché : /his life/ l’ADJUVANT ou celui qui aide le sujet dans sa quête : /fairies/ l’OPPOSANT ou celui qui entrave le sujet dans sa quête : /royal sisters/ le DESTINATEUR (une force ou un être qui motive la quête du sujet) : /his ceaseless wish to cry/ le DESTINATAIRE ou le bénéficiaire immédiat ou ultime de la quête réalisée par le sujet : absent Ce schéma génère deux paradigmes distincts, celui du bien ou de la lumière (Child, fairies, a glass of violets, blue, singing breath, scent of rose, wine of idleness, harmonica, rise), et celui du mal ou du ténébreux (feverish, frowning, red, knife, wicked razor fingers, tried to breathe, dark, struck, crush, bloated, blood, disdainful, flushed his eyes, sigh, insanely, wearied lungs, dying, cry). C’est la dominance du deuxième para- digme (il compte plus d’éléments que le premier) qui donne au poème une teinte mystérieuse dans le sens négatif Ces observations nous permettent de dire que la reconstruction du contexte socioculturel est un facteur primordial dans l’analyse d’un texte et de ses traductions. Il nous semble ainsi plus raisonnable de replacer tout d’abord le poème « Les Cher- cheuses de poux » dans l’ensemble des discours de l’époque (isotopie interdiscursive), pour voir après comment il fait corps commun avec l’œuvre de Rimbaud (isotopie intertextuelle), tout en préservant son originalité (isotopie textuelle). Ces trois pers- pectives nous permettrons de faire une lecture tabulaire du texte, durant laquelle nous reviendrons sur nos pas pour découvrir ou bien pour anticiper de nouvelles significations du texte. Notre lecture sera ainsi une suite de lectures possibles. LES ÉCHOS DE L’ÉPOQUE. TEXTE ORIGINAL ET TRADUCTIONS L’« ombre » (Barthes 1973 : 53) qui accompagne toujours un texte amène le lecteur dans un espace où chaque dire en fait résonner un autre ; c’est, comme le dit toujours Barthes, une espèce de « souvenir circulaire » qui fait que l’on vit toujours dans une intertextualité : « Ce “moi” qui s’approche du texte est déjà lui-même une pluralité d’autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l’origine se perd) » (Barthes 1970 : 16). Le discours de Rimbaud est, dans un certain sens, un reflet de son époque puis- que sa pensée est comprise dès le départ dans les structures poétiques du Discours romantique. Les thèmes de l’amour, de l’évasion, de l’exil, de la révolte, de la dualité de l’être humain et de l’osmose avec la Nature, qui sont présents dans la création de Rimbaud, engendrent une relation dialogique entre l’œuvre individuelle et l’ensem- ble à l’intérieur duquel elle se situe. C’est ce qui nous permet de voir, par exemple, certaines ressemblances entre Rimbaud et Nietzsche (qui publie en 1871 Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique) : le thème de l’équivalence entre la créa- tion et l’ivresse, l’élément dionysiaque comme noyau d’une musique qui atteint les profondeurs du monde, la musique et le plastique comme fondements de la poésie et 01.Meta 47/4.Partie 1 483 11/21/02, 2:13 PM
484 Meta, XLVII, 4, 2002 puissance de l’art et de l’être humain. Cependant Rimbaud est aussi celui qui se veut moderne, qui refuse de s’inféoder à la pensée de son époque. Il construit à l’intérieur de l’« idéologie dominante » un langage-système (Meschonnic 1970 : 354), c’est-à-dire un corps de symboles et de formes littéraires qui assurent la lisibilité, l’unité et l’iné- dit de son œuvre. Pour relier cette réflexion à la démarche de Pound qui entreprend de traduire le poème de Rimbaud, nous rappelons que dans l’introduction aux Essais Littéraires d’Ezra Pound, T.S. Eliot fait voir le rôle joué par Pound dans le contexte de son époque. Il s’agit d’une aptitude à « dire ce qu’il faut dire » à un moment de l’histoire, c’est-à-dire à répondre aux attentes explicites ou implicites de sa culture ; cela expli- que pourquoi Pound avait choisi de commenter les œuvres des auteurs et des littéra- tures jusque là négligés, mal compris ou mésestimés. Ce sont les mêmes Essais Littéraires (1954) qui nous fournissent les principes de base de tout acte d’écriture ou de traduction, tel qu’il est conçu par Ezra Pound. En ce qui concerne la traduction des poèmes de Rimbaud, elle devrait suivre la mesure, la clarté et la précision des Anciens ; ce type de traduction jouerait sur la relation archaïque-savant parce que : « In Rimbaud the image stands clean, unencumbered by non-functioning words ; to get anything like this directness of presentation one must go back to Catullus […] » (1954 : 33). Les trois types de poésie énoncés par Pound (1954 : 25) viennent appuyer sa démarche traductive. La Mélopée — « wherein the words are charged, over and above their meaning, with some musical property » — se découvre dans le rythme du poème (le calme se transforme en agitation) et dans la multitude d’allitérations : réitération du son « s » (lice, « sibilant, the saliva’s hiss », kiss, « squiffer’s sigh »), du son « f » (« forehead is full of », « wafty fingers »), du son « r » (« Imploring swarms of dreams », « large and charming sisters », « run fine, alluring, terrible/Fingers through », « “Crack !” to break ») ou réitération de deux sons à la fois (« so soft fingers death assails »). Pound même nous donne la clé de ses allitérations en utilisant le mot sibilant qui signifie à la fois sibilant et fricatif (dont l’articulation comporte un res- serrement du canal vocal, comme dans f, z, s, et th [en anglais]). La Phanopée — « which is a casting of images upon the visual imagination » — a trait à la traduction des associations inédites entre les mots, qui poussent l’esprit dans les zones de l’ima- gination les plus éloignées : « l’air bleu baigne un fouillis de fleurs », « cils noirs bat- tant sous les silences parfumés », « grises indolences », etc. La Logopée — « the dance of the intellect among the words » — vise la reconstitution personnelle, originale, de l’ensemble des symboles mis en marche par le poète, symboles qui représentent la quintessence de sa pensée et de la pensée de son époque. Le choix de Pound de donner à sa traduction un air plus intellectuel (surtout par l’emploi de mots et de syntagmes archaïques, comme anon, Lo) ne signifie pas un désir d’abstraction. Cela ne l’empêche pas d’utiliser un terme argotique comme squiffer ou de faire appel à une structure prosodique moderne (rejets par rapport au texte de départ, parmi lesquels : « And run fine, alluring, terrible/Fingers through his thick dew-matted hair »). Pound croit en fait à la puissance de tout mot d’exprimer un complexe intellectuel et émotionnel. L’impression faite sur le lecteur doit être fulgurante (« It is better to present one Image in a lifetime than to produce voluminous works ») et pour cette raison la traduction ne devrait pas rester au niveau de l’enchaî- nement syntaxique des mots, mais se soucier au contraire du rythme interne d’un 01.Meta 47/4.Partie 1 484 11/21/02, 2:13 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 485 texte. La traduction de Pound contraste ainsi avec la traduction littérale (mot à mot) de Wallace Fowlie. LE CARACTÈRE UNITAIRE DE L’ŒUVRE. RÉCURRENCE DES THÈMES On découvre à travers l’espace poétique de Rimbaud une pluralité de figures, d’ima- ges et de symboles qui constituent, à tour de rôle, un des Masques du ‘moi’ rimbal- dien. À partir de l’idée que l’isotopie a une définition syntagmatique, mais non syntaxique (Rastier 1972 : 82) — ce qui veut dire qu’elle est un ensemble non or- donné du point de vue syntaxique, mais ordonné du point de vue rhétorique et sty- listique — nous pouvons dire que chaque poème rimbaldien peut être vu comme un prolongement ou comme une anticipation d’un autre : les éléments textuels se res- semblent et se reflètent les uns dans les autres. L’enfant Dans l’un de ses premiers poèmes, « Les Étrennes des orphelins », Rimbaud introduit déjà le thème de l’enfant malheureux, dépourvu d’amour maternel et devenu mûr avant l’âge : les pensées le dévorent et ses rêves ne sont plus quiets. L’enfant est à la quête de la maternité, qui aboutira à la douleur de se sentir seul pour toujours : « Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus / Silencieusement tombe une larme amère, / Ils murmurent : ‘Quand donc reviendra notre mère ?’ ». Les premiers thèmes sont là : l’enfant pensif, orphelin ou oublié, le lit maternel (champ de l’intimité), le rêve, les pleurs. L’enfant se désignera dans « Les Poètes de sept ans » comme le poète- génie, le poète qui apporte la modernité. D’ailleurs Rimbaud décrit souvent l’enfant en termes de capacité intellectuelle (fréquence du front comme élément descriptif). L’indigence affective équivaut à un exil de sa propre enfance ou bien à une pro- jection différente de ce qu’est l’enfance : le côté érotique de l’enfance marque une évolution anormale ou trop rapide de l’amour maternel et c’est le thème du désir agressif, fou (dans « Enfance »). La douleur de l’exil entraîne le sacrifice de soi-même (thème du sang). On retrouve à cet instant l’image de l’innocence accompagnée de la marque christique ; l’enfant c’est le Fils de Dieu et le front rouge signifie le front blessé par les épines : « L’Enfant qui ramassa les balles, le Pubère / Où circule le sang de l’exil et d’un Père » (« L’Enfant qui ramassa… »). L’allusion au Christ est encore visible dans d’autres poèmes, où s’insère en même temps l’image de la Vierge Marie, signe de maternité et de féminité. D’après Bayo (1987 : 87), « l’homme au front rouge », c’est un esclave qui vient d’être libéré, donc un enfant qui, à la manière de Rimbaud, a retrouvé sa liberté par un exil de sa propre enfance. L’enfant se présente toujours en train de rêver, de penser ou bien d’errer à travers les sentiers ; il n’agit pas : « l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement », dit Rimbaud dans « Délires ». L’acte de travailler équivaut à une impureté parce qu’il prive le poète de la vérité ; il n’y a qu’un seul travail qui compte et c’est celui de la création poétique, du travail de l’esprit (« L’Impossible »). Le travail de création est pourtant un sacrifice et il ne laisse au poète que les sensations : « Je ne sais plus parler » (« Matin »). Le travail de l’esprit, celui qui motive son désir d’« être absolument moderne » (« Adieu »), a un seul but : « Je veux être 01.Meta 47/4.Partie 1 485 11/21/02, 2:13 PM
486 Meta, XLVII, 4, 2002 poète, et je travaille à me rendre Voyant » (Correspondance, 13 mai 1871). Le poète cherche en fait ce qui est abstrait, ce qui est censé contenir l’essentiel ; cette quête ne se réalise pas par les mots, mais par les sensations. Le renoncement à la parole entraîne une exploitation au maximum de tous les sens : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens ». Mallarmé, dans ses Œuvres complètes, affirme lui-aussi : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve » (Mallarmé 1974 : 869). Les tourmentes rouges qui traversent le front de l’enfant dans « Les Chercheuses de poux » peuvent ainsi être vues comme un résultat de ce désir de capter et de transmettre l’ineffable : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. […] Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre », dit Rimbaud dans « Délires ». L’isotopie, à son tour, ne vise pas à nommer, mais à offrir des indices de lectures, compris comme « sèmes », « attributs récurrents », qui aident à la configuration d’UNE lecture possible, qui n’est quand même pas la seule. La femme Les personnages féminins des « Chercheuses de poux » ont l’air d’êtres évanescents, de contours : « grandes », « charmantes », « frêles doigts », « ongles argentins », « doigts fins, terribles et charmeurs », « cils noirs », « ongles royaux ». Leur portrait, basé sur une série d’antinomies (grandes / frêles, charmantes / terribles, argentins / noirs) sug- gère la dualité de la femme (aspect présent également dans Illuminations), ce qui explique aussi pourquoi il s’agit de « deux » sœurs au lieu de trois. Chez Rimbaud, la femme est signe d’une perte de la foi, elle est femme de société, elle est aussi la Mère, la Vierge. Mais il y a toujours un aspect religieux qui s’insère dans sa description. L’infidèle avait été originairement promise au salut (comme « La Vierge folle »), une autre est en train de goûter les plaisirs mondains, alors qu’au début elle était pure9. Une autre fois, la femme est Sœur (sœur religieuse ou sœur de quelqu’un), elle s’associe parfois à la fleur, donc à la pureté naturelle, mais la fleur semble contenir un poison : « Et les atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs » (« Métropolitain » ; nous soulignons). L’amour pour l’être féminin revêt lui-aussi un double aspect : d’un côté, c’est le bonheur d’un amour harmonieux qui assure l’équilibre, la chasteté du Moi poétique, de l’autre, c’est l’amour brutal, animal. L’agressivité de l’amour que l’on retrouve dans la troisième strophe des « Chercheuses de poux » (« […] salives / reprises sur la lèvre ou désir de baisers ») est encore illustrée dans « Tête de faune », où l’éros inno- cent s’affronte à l’éros charnel. L’ivresse Aux images du sang et de l’amour ensanglanté évoquées ci-dessus s’ajoutent les sym- boles du vin, de la soif et de l’ivresse. Nous découvrons dans « Les Chercheuses de poux » trois actants principaux : l’enfant, les sœurs et la Paresse (soulignons l’emploi de la majuscule dans le texte original) ou « le vin de la Paresse ». La présence du vin évoque celle de l’eau (la rivière, comme dans « Le Bateau ivre »), des pleurs (larmes) et de la soif. 01.Meta 47/4.Partie 1 486 11/21/02, 2:13 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 487 La Paresse, l’absence de l’action, est, comme nous l’avons vu, préparatrice pour le travail poétique. Elle prédispose au rêve qui n’est pas doux, mais affaiblissant, parce qu’il consomme toutes les énergies du poète. Rêver, c’est synonyme de boire : « Puis, quand j’ai ravalé mes rêves avec soin, / Je me retourne, ayant bu trente ou quarante chopes », dit Rimbaud dans « Oraison du soir ». L’acte de boire devient une purification si l’absorption du poison en est le déclencheur : « Il [le poète] cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences » (Correspondance, 15 mai 1871). L’inoculation du poison comme méthode nécessaire dans le « dérèglement de tous les sens » a été fournie à Rimbaud par les Paradis arti- ficiels de Baudelaire, qui voyait dans le haschisch l’occasion d’une « évaporation lente, successive, éternelle » de l’esprit (« Le Poème du haschisch »). L’ivresse provoquée par le « désordre de l’esprit » s’accompagne toujours d’une obligation de tristesse, d’une souffrance. Les pleurs constituent une étape poétique décisive dans la création : « Je pleurais énormément, à tout cela… Enfin… j’ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit… Vrai, cette fois j’ai pleuré plus que tous les enfants du monde » (« Déserts de l’amour »). LES ISOTOPIES TEXTUELLES : ORIGINAL ET TRADUCTIONS Après avoir considéré quelques-unes des images symboliques récurrentes à travers l’œuvre de Rimbaud, nous analyserons les isotopies métaphoriques de l’original et de ses traductions sans prétendre d’épuiser les significations du poème et sans vouloir impliquer que le poème serait redondant par rapport aux autres poèmes rimbal- diens. Nous remarquerons que certaines isotopies sont conflictuelles et que cette tension est constitutive de l’originalité du poème. Les conflits d’ordre sémantique génèrent des contradictions dans l’esprit du lecteur et le poussent à chercher des significations possibles, potentielles. Les isotopies constituent des ensembles sémémi- ques à travers tout le poème ou à travers des parties du poème. Le changement d’isotopie signifie la possibilité d’une nouvelle interprétation. L’isotopie de l’enfance heureuse entre en contraste l’isotopie de la maturité mala- dive de l’enfant. L’enfant écoute, entend ou bien sent : trois verbes qui ne comportent apparemment rien de nuisible ou de dangereux, mais qui, ensemble avec d’autres éléments, construisent l’image d’un enfant dévoré et tué par ses pensées. 01.Meta 47/4.Partie 1 487 11/21/02, 2:13 PM
488 Meta, XLVII, 4, 2002 Enfance heureuse Observations Maturité maladive (sèmes positifs) (sèmes négatifs) Enfant peut être situé dans l’isotopie de l’enfance heureuse parce que la représentation que l’on se fait habituellement de l’enfance comporte des attributs dominants comme joie, manque de soucis, sérénité. /enfant/ Le verbe throb (« The child’s head throbs »), situé dans la /front/ traduction de Reed dans le cadre de la deuxième isotopie, rend plus violente l’idée de maladie. L’état de l’enfant est anormal, convulsif. En plus, le traducteur focalise son attention et celle du lecteur sur la tête de l’enfant (head) et non pas sur le front (forehead). Dans la traduction de Theobald, tout comme dans celle de Peschel, l’enfant est tantôt child, tantôt boy. « Boy » masculinise l’enfant et perd de vue l’idée de passivité que Rimbaud associe habituellement à l’image de l’enfant. Pound accentue dans sa traduction l’idée de capacité cognitive de l’enfant, en remplaçant tourmentes par contents. Reed traduit tourmentes par flush, sémème connoté à la fois positivement et négativement. Quand placé dans la première isotopie, flush exprime « la rougeur au visage vu comme signe de bonne santé ». Cette interprétation est possible vu le sémème qui suit, à savoir spark (signifiant « lueur d’esprit »). Quand flush fonctionne sur la deuxième isotopie, il exprime « une réponse /blanc/ somatique aux blessures ou aux irritations, caractérisée /rouges tourmentes/ par la douleur, l’enflure, la rougeur et la fièvre ». Cette deuxième interprétation n’est pas non plus exclue vu le deuxième sémème qui suit, à savoir pain. En ce qui concerne le mot spark, il établit la correspondance avec electrical plus loin dans le poème, pourvu que spark soit lu comme « émission d’étincelles ». Si placé dans l’isotopie de la guerre, spark pourrait signifier le début d’une révolution (spark off veut dire « déclencher une révolution »). Dans la traduction de Lowell, l’accent est mis sur la fièvre et la colère de l’enfant : The child, feverish, frowning, only saw red. Rêves et dreams peuvent être connotés à la fois positivement et négativement. Du point de vue négatif, rêve signifie imagination délirante, alors que dream renvoie à un fantasme produit par l’inoculation d’une drogue. Theobald construit pour « rêves indistincts » une image tout à fait contraire : the white swarm of dreams that sleep unveils. On voit pourtant dans les œuvres des poètes symbolistes que l’idée de « voile » (veil), de « voiler » et « dévoiler » (unveil) est très fréquente ; le lecteur est 01.Meta 47/4.Partie 1 488 11/21/02, 2:14 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 489 quelqu’un qui déchiffre, qui enlève le voile (unveil), qui découvre l’inconnu (tout comme l’enfant le fait progressivement). Poe dit dans « The Veil of the Soul » : « Were I called on to define, very briefly, the term ‘Art’, I /rêves/ /rêves/ should call it ‘the reproduction of what the Senses perceive /indistincts/ in Nature through the veil of the soul’ » (Poe cité par Peschel 1981 :1), alors que Yeats, dans « The Trembling of the Veil », nous fournit d’autres indices sur les symbolistes, par l’allusion à Baudelaire : « I have found in an old diary a saying from Stéphane Mallarmé, that his epoch was troubled by the trembling of the veil of the Temple » (Yeats cité par Peschel 1981 : 47). Reed aussi transpose dans sa traduction une même image centrée sur l’idée de « voile » (he dreams of faces behind streaming veils), la différence étant qu’il se place dans l’isotopie négative et imagine l’enfant en train d’avoir des hallucinations. Streaming, l’adjectif qui accompagne veils, renvoie à la fois à l’idée de sang qui coule (à cause d’une maladie ou à cause d’une blessure causée par la guerre) et à l’idée de mouvement en masse (comme le mouvement des troupes ou comme le déplacement des abeilles ; streaming établit donc la correspondance avec swarms qui, à son tour, peut transmettre : la fuite de Rimbaud de la prison, les troupes de soldats ainsi que la multitude de poux). Les rêves indistincts, dans la traduction de Peschel, deviennent dreams with hazy details. L’utilisation de details permet de se placer doublement dans l’isotopie de la guerre analysée plus haut : (1) employé au pluriel, details signifie une information confidentielle ; (2) employé au singulier, detail peut signifier, entre autres, « détachement » (« petit groupe de soldats détachés du gros de la troupe pour un service spécial »). Dans les deux cas, detail et details peuvent donc contenir le sème « militaire ». /lit/ Le lit maternel (connotation positive) contraste avec le lit /lit/ d’un malade (connotation négative). Pound se situe dans la première isotopie ; il agrandit l’espace d’intimité par l’emploi de bedroom. Sœurs, ainsi que rêves, lit, charmantes, charmeurs, frêles, peut recouvrir deux sémèmes différents opposés, dans le cas de sœurs, par la catégorie « lien de parenté / sans lien de parenté ». Cette opposition en crée une autre /sœurs/ supplémentaire : affection vs. froideur. Sœurs engendre /sœurs/ donc des lectures plurivoques ; cependant, c’est le contexte ou la dominance d’un certain contexte qui imposera une certaine interprétation. Sœurs peut donc connoter positivement le sentiment de tendresse maternelle que les deux femmes inspirent à l’enfant, tout comme sœurs peut connoter négativement le sentiment de peur inspiré par l’arrivée des infirmières. 01.Meta 47/4.Partie 1 489 11/21/02, 2:14 PM
490 Meta, XLVII, 4, 2002 /charmantes/ Sémème qui renvoie, en français et en anglais, à la fois à /charmantes/ la captation de l’intérêt de l’enfant et à sa séduction magique, sorcière. Si frêles exprime la finesse de l’enfant, il bloque l’isotopie /frêles/ à l’intérieur de laquelle frêles signifierait « dépourvu /frêles/ d’énergie, faible, malade ». Ce conflit sémantique n’est pas présent dans la traduction de Pound (wafty connote la gentillesse, la douceur), alors que Reed et Lowell traduisent frêles par long. Argentin peut tout d’abord connoter la candeur de l’enfant. Métaphoriquement, argentin ou silvery peut aussi renvoyer à un son clair (idée d’euphonie) : le sémème établit ainsi une correspondance avec le verbe chanter et entre en conflit avec sifflement qui exprime un son à la fois aigu et intense. /argentins/ Ongles est connoté négativement non seulement par les /ongles/ sèmes qui le composent, mais aussi par son apparition à côté du mot argentin. Ongles s’inscrit dans le paradigme « lame, griffe, serre », ce qui explique pourquoi Lowell traduit ongles par couteau et pourquoi il est le seul à mentionner les dents là où Rimbaud (et les autres traducteurs aussi) parle de lèvre (lips). Ongles peut contenir le sème « aigu », ce qui le met en rapport avec sifflement. Les deux syntagmes expriment une atmosphère paisible /l’air bleu baigne et joyeuse qui entoure l’enfant. Seul fouillis introduit une /fouillis/ un fouillis de teinte négative (v. l’isotopie de la laideur plus loin). /blue/ [anglais] fleurs/ /tombe la rosée/ Blue en anglais peut exprimer la tristesse. Dans la traduction de Lowell, les fleurs deviennent violets, ce qui fait le lien avec l’idée de royauté (le pourpre, c’est la couleur royale), que nous avons énoncée dans l’analyse de l’isotopie de la guerre. La connotation négative de charmeur est explicite dans la traduction de Peschel qui traduit charmeur par bewitch- ing, et encore plus dans la traduction de Lowell qui /promènent leurs exclut toute idée de charme magique : wicked razor /terribles/ doigts fins […] fingers. /charmeurs/ charmeurs/ Plusieurs traducteurs traduisent le verbe promener, qui connote un sentiment de plaisir, par des verbes plutôt négatifs qui s’inscrivent soit dans l’isotopie de la guerre soit dans celle de la maladie : probe (chez Reed) a trait à une fouille ou à un examen médical minutieux ; march (chez Lowell) peut indiquer la marche des troupes de soldats ; run (chez Pound) évoque la fuite. /il écoute/, /il entend/, /il sent/ 01.Meta 47/4.Partie 1 490 11/21/02, 2:14 PM
rimbaud et ses traductions en anglais 491 Le verbe chanter exprime le cadre harmonieux dans /chanter/ lequel l’enfant est placé. Cette idée est maintenue dans la traduction de Pound, par exemple, qui traduit le chant par rustling (« caractérisé par des sons doux »), alors que Reed se place du côté de l’isotopie négative : vibrates fait ainsi le lien avec throbs du début du poème dans la même traduction. L’angoisse exprimée par craintives n’est pas présente /haleines craintives/ dans la traduction de Pound ou dans celle de Theobald (timid). Fowlie maintient ce sème et en ajoute un autre supplémentaire qui exprime la maturité de l’enfant : apprehensive signifie à la fois « inquiet, angoissé », mais aussi « qui a un bon jugement, qui perçoit bien les choses ». Végétaux évoque la couleur verte, donc la force de la /qui fleurent de nature, l’énergie. Miel, comme honey, exprime l’affection. longs miels Miel établit la correspondance avec essaim et renvoie en végétaux et rosés/ même temps à la couleur d’ambre (jaune doré). Le sème « ambre », présent dans le sémème miel, établit la correspondance avec silences parfumés, et avec électrique, l’ambre jaune étant une résine qui a la propriété de s’électriser par frottement. Si anon, dans la traduction de Pound, est compris comme « anone, pomme cannelle » (substantif) et non pas comme « at another time » (adverbe), il entre alors en relation avec miel. Sifflement, tout comme hiss en anglais (traduction de /sifflement/ Pound), exprime le malaise, le mécontentement. Peut connoter une maladie. /salives/ Baiser est connoté négativement surtout parce qu’il apparaît à côté de lèvre et d’enfant. Lowell va plus loin /désirs de baisers/ dans sa traduction pour présenter le tout comme un fait accompli : the lips he kissed. Alors que Pound et Theobald se maintiennent dans la /les silences première isotopie (quiétude, hush), Lowell opère un /cils noirs [qui parfumés/ déplacement vers la deuxième isotopie : in the dark. Reed battent]/ aussi connote négativement le sentiment d’une émotion violente : Beat like frenetic moths. Electriques peut être encadré dans la deuxième isotopie à /leurs doigts doux/ cause du sème « violent » (« de l’intensité d’une décharge /électriques/ électrique »). Dans la traduction de Lowell, ce sème est repris par le passé struck : electric finger struck to crush. L’adjectif grises connote la tristesse, alors qu’indolences exprime un état d’apathie, d’insensibilité. Indolences (chez Pound) connote la passivité, l’aversion pour le /indolences/ travail. Leaden, qui est la traduction pour grises chez /grises indolences/ Theobald, évoque un enfant dépourvu de joie, d’éclat. 01.Meta 47/4.Partie 1 491 11/21/02, 2:14 PM
492 Meta, XLVII, 4, 2002 Indolences, tout comme Paresse, peut être placé dans le cadre de la première isotopie seulement si l’on se rappelle que Rimbaud refuse tout travail qui n’est pas un travail de création, un travail poétique. La Paresse peut signifier une lenteur de réaction anormale (deuxième isotopie). Idleness, dans la traduc- tion de Lowell, exprime le mépris du travail. Sloth (chez /paresse/ Fowlie) transpose les sèmes de « paresse » mais comporte /paresse/ aussi des sèmes supplémentaires : « Apathy and inactivity in the practice of virtue (personified as one of the deadly sins) ». L’harmonie d’une enfance heureuse, évoquée par /harmonica/ harmonica, contraste avec la douleur et l’état de maladie /soupir/ exprimés par soupir (sigh). Dans la traduction de Reed, le syntagme deluding wail (traduction de soupir) introduit des sèmes supplémentaires : deluding signifie trompeur ; wail signifie cri plaintif. /la lenteur des Les caresses expriment l’affection, alors que délirer caresses/ connote à la fois la joie et le trouble. Delirium (traduc- tion de Pound) renvoie à un état d’agitation mentale violente. Lowell connote la folie et l’étouffement : /délirer/ /délirer/ insanely, wearied lungs. Les caresses construisent une autre image dans la traduction de Reed qui exprime l’insensibilité de l’enfant : dulled by wine. /sourdre/ Pound se place dans la deuxième isotopie seulement : /mourir/ « Wane and fade » exprime une disparition graduelle. Désir de pleurer établit la symétrie avec désir de baisers /Désir de pleurer/ (isotopie syntaxique). — symétrie avec Dans la traduction de Reed, le désir de pleurer est un désir de baisers renouveau spirituel : a future lifting sail. Reed opère donc un changement d’isotopie par rapport à l’original. L’isotopie de la prière et du rêve de chasteté (paradigme biblique) est construite, dans l’original, par « implore », « blanc », « rêves », « sœurs » (signifiant « religieu- ses »), « croisée » (qui peut évoquer une église), « silences parfumés » (le syntagme évoque le recueillement et le parfum de l’encens), « désir de pleurer », auxquels on peut ajouter « rouges » comme symbole du sang et du sacrifice. La rime « rosée — croisée », absente des traductions, peut renvoyer à la Rose-Croix, mouvement ésoté- rique et mystique qui croit à la religion (la croix) révélée par l’initiation à la science, à l’alchimie (conquête de la rose). Rimbaud même se voulait un poète voyant. Quel- ques observations s’imposent par rapport aux traductions : (1) Lowell maintient la référence de croisée à une église par l’emploi du sémème arch ; on peut dire que cette traduction évoque l’image de l’homme au front rouge (le Christ) par l’introduction du nom blood (sang) et du verbe mark qui peut signifier balafrer ; le syntagme disdainful touch présent dans cette même traduction exprime une aversion pour le 01.Meta 47/4.Partie 1 492 11/21/02, 2:14 PM
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