Mobilité et capacité d'action en situation de déplacement prolongé
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novembre 2021
Dossier spécial
Mobilité et capacité d’action en situation
de déplacement prolongé
Dans un dossier spécial publié dans le numéro 68 de la Revue Migrations Forcées (RMF),
des chercheurs du projet de recherche Figurations transnationales du déplacement
(Transnational Figurations of Displacement - TRAFIG https://trafig.eu/) examinent le rôle
de la mobilité et de la capacité d’action des personnes dans des situations de déplacement
prolongé. À travers plusieurs études de cas provenant de différents pays, ils explorent
comment la mobilité des personnes déplacées et leurs réseaux trans-locaux peuvent fournir
aux réfugiés des ressources importantes dans leur recherche de solutions durables.
Les cinq articles de ce dossier sont disponibles en ligne aux formats PDF et HTML
en français, anglais et arabe. Le numéro complet de RMF dans lequel figure ce dossier est
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Comprendre la dynamique des déplacements prolongés
Albert Kraler, Benjamin Etzold et Nuno Ferreira
Dynamiques de mobilité en situation de déplacement prolongé : Érythréens et Congolais en
mouvement
Carolien Jacobs et Markus Rudolf
Réseaux familiaux et désirs de mobilité des réfugiés syriens
Sarah A Tobin, Fawwaz Momani, Tamara Adel Al Yakoub, Are Knudsen et Rola Fares Saleem AlMassad
‘Mobilité restreinte’ : une caractéristique de déplacement prolongé en Grèce et en Italie
Panos Hatziprokopiou, Evangelia Papatzani, Ferruccio Pastore et Emanuela Roman
Programmes d’admission humanitaire : comment les réseaux permettent-ils la mobilité dans
les contextes de déplacement prolongé
Benjamin Etzold et Simone Christ
Markus Rudolf
RMF 68
2 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé
www.fmreview.org/fr/externalisation novembre 2021
Comprendre la dynamique des déplacements prolongés
Albert Kraler, Benjamin Etzold et Nuno Ferreira
La mobilité des personnes déplacées et leurs réseaux trans-locaux peuvent constituer
d’importantes ressources dans leur recherche de solutions durables.
Il y a près de 20 ans, le HCR a été le premier la mobilité en tant qu’expression de la
à employer l’expression « situations de capacité d’action des personnes déplacées.
réfugiés prolongées » pour attirer l’attention En nous penchant sur des exemples
sur le sort des réfugiés en exil prolongé historiques, nous examinons le rôle de la
et promouvoir des solutions durables. mobilité comme ressource à disposition
Toutefois, la recherche de solutions pour des personnes coincées dans une situation
les personnes en situation de déplacement de déplacement prolongé et comme piste
plus prolongée est au cœur du régime possible pour apporter des solutions
international de protection des réfugiés politiques au déplacement prolongé.
depuis ses origines, qui datent du début des Nous terminons par une brève réflexion
années 1920. Qui plus est, dans plusieurs sur les approches politiques actuelles en
crises majeures de déplacement, les options examinant leur rôle comme vecteur de
de mobilité ont été une composante cruciale solutions ou, au contraire, comme obstacle.
expliquant la réussite des stratégies de
résolution de ces situations. L’apparition Réexaminer le concept
d’un nouveau terme a donc mis en évidence, En 2004, le Comité exécutif du HCR a
plus que toute autre chose, l’échec du présenté un document sur les situations
régime de protection internationale à tenir de réfugiés prolongées dans lequel
une promesse essentielle, à savoir que les il décrivait une situation de réfugiés
personnes déplacées devraient pouvoir prolongée comme « une situation dans
retrouver un certain degré de normalité et laquelle les réfugiés se trouvent dans un
être en mesure de reconstruire leur vie. état d’incertitude durable et insoluble3 ».
Précédemment, les recherches et Ce concept a été largement repris et
les débats politiques1 se sont largement appliqué par la suite à d›autres catégories de
concentrés sur le déplacement prolongé en déplacement, donnant naissance au terme
tant que problème politique, en accordant plus large de « déplacement prolongé ».
une moindre attention à la manière dont Ce concept souligne deux aspects du
les personnes déplacées elles-mêmes déplacement contemporain. Premièrement,
peuvent façonner les conditions du le terme souligne simplement le fait que l’exil
déplacement prolongé. C’est le potentiel se prolonge souvent pendant de nombreuses
des « solutions émanant de la base » années et il reflète la nature prolongée des
qui est au centre du projet de recherche conflits ainsi que des persécutions dans
«Transnational figurations of displacement les pays d’origine, Deuxièmement, et plus
-TRAFIG, (Figurations transnationales important encore, la notion de déplacement
du déplacement) » sur lequel se fondent prolongé met en avant le fait que de
les cinq articles de ce mini-dossier2. Dans nombreuses personnes déplacées restent
cet article, nous revisitons le concept de dans des situations précaires pendant des
déplacement prolongé et nous faisons un périodes prolongées (en ce qui concerne
lien entre la compréhension que nous en leur statut juridique, leur accès aux droits et
avons et la capacité d’action des individus, leur capacité à reconstruire leur vie) après
comprise à la fois en termes de leur capacité avoir été déplacées, c’est-à-dire sans trouver
à agir et en termes de comportement réel. de « solution durable » à leur situation.
Notre recherche est fortement axée sur Le HCR définit une situation de réfugiés
RMF 68 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé 3
novembre 2021 www.fmreview.org/fr/externalisation
prolongée comme « une situation dans déplacement, forces de marginalisation et
laquelle 25 000 réfugiés ou plus d’une même forces d’immobilisation. Cette conception
nationalité sont en exil depuis cinq années reflète, sans lui être totalement équivalente,
consécutives ou plus dans un pays d’asile la triade conventionnelle des solutions
donné ». Fin 2020, quelques 15,7 millions durables (rapatriement, intégration locale
de réfugiés, soit 76 % de la population et réinstallation) promues par le HCR, et
mondiale de réfugiés, se trouvaient dans leur association respective avec les pays
une situation de déplacement prolongé, et d’origine, les pays d’accueil et les pays tiers.
pour une grande majorité d’entre eux ce Les forces de déplacement sont celles
déplacement avait duré 10 ans ou plus4. qui empêchent les personnes déplacées
Aucun chiffre comparable n’est disponible de rentrer chez elles. Ces forces sont
pour les déplacements internes. Bien qu’utile présentes dans le pays ou la région
pour donner une idée générale de l’ampleur d’origine et peuvent également être actives
du problème, la définition statistique occulte dans le premier, le deuxième et les autres
le fait que c’est l’absence de solutions à long pays ou régions d’accueil. Les forces de
terme (plutôt que la simple durée de l’exil) marginalisation bloquent de manière
qui maintient les personnes en situation de effective l’intégration locale et opèrent dans
déplacement prolongé. En outre, le concept le pays ou la région du séjour actuel, tandis
statistique ne rend pas non plus compte des que les forces d›immobilisation entravent
dynamiques propres aux cas individuels la mobilité (vers l›avant) et sont en jeu
de situation de réfugiés prolongée. Ainsi, dans le pays ou la région d’origine, ainsi
alors que la situation afghane dure depuis que dans les pays de transit et d’accueil6.
plus de quatre décennies, il y a eu des Cette conception du déplacement
retours à grande échelle et de nouveaux prolongé nous permet de le comprendre
déplacements, alors qu’à titre individuel, comme une situation façonnée par la
certains réfugiés ont souvent connu une dynamique entre des forces structurelles
série de déplacements récurrents. et la capacité d’action des personnes
déplacées. Ce faisant, nous suggérons de
Reconceptualiser le déplacement prolongé dépasser les interprétations traditionnelles
Dans le numéro de RMF sur le déplacement du déplacement prolongé comme le fait
prolongé publié en 2009, Gil Loescher d’être « coincé » et comme une immobilité
et James Milner ont observé que « les involontaire, c’est-à-dire une image du
situations de réfugiés prolongées sont déplacement prolongé souvent associée aux
le résultat combiné des circonstances grands camps de réfugiés tels que Za’atari en
qui prévalent dans le pays d’origine, des Jordanie ou Dadaab ou Kakuma dans le nord
réactions politiques dans le pays d’asile du Kenya. Il ne faudrait pas confondre le fait
et d’un manque d’engagement suffisant d’être piégé ou bloqué avec une immobilité
de la part d’un certain nombre d’autres physique. En effet, notre concept de
acteurs à l’égard de ces situations5». Si cette déplacement prolongé englobe également les
observation générale est toujours valable personnes déplacées en mouvement qui se
aujourd’hui, il est utile d’examiner les sont déplacées ailleurs, à partir d’un premier
mécanismes d’ordre structurel en jeu qui pays ou d’une première région d’accueil,
produisent ces déplacements prolongés. pour tenter de faire face à la situation – en
Selon nous, ces forces vont au-delà des tant que stratégie visant à trouver une
conditions dans les pays d’origine et solution qui fonctionne à titre individuel
d’accueil et du rôle des autres acteurs dans ou, le plus souvent, pour un ménage.
leur engagement avec les pays d’origine Les forces de déplacement ne sont pas
et d’accueil. Le déplacement prolongé uniquement localisées dans le pays d’origine
devrait plutôt être considéré comme le mais aussi dans les contextes d’accueil. En
résultat de trois facteurs : les forces de outre, nous soulignons l’impact combiné de
RMF 68
4 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé
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Ahmad Ghanem Shdefat
Des membres du personnel d’une ONG internationale s’entretiennent avec des réfugiés syriens vivant dans le bloc 6 du camp de réfugiés
de Za’atari en Jordanie.
la marginalisation et de l’immobilisation s’occuper de la situation à long terme des
dans les contextes d’accueil, qui empêche réfugiés russes, et plus tard, aussi des
les personnes déplacées de trouver une Arméniens et d’autres groupes de réfugiés.
« solution durable » et les enferme de L’impossibilité de retour et les mauvaises
fait dans une situation précaire. Notre conditions économiques dans de nombreux
conception met en exergue la nécessité premiers pays d’asile, ainsi que les faibles
d’adopter une approche multi-niveaux ressources de son bureau, ont conduit
et transnationale de la protection des Nansen à mettre l’accent sur la mobilité et à
réfugiés et de recentrer notre attention permettre aux réfugiés de se rendre là où il
sur les solutions. La protection contre les y avait du travail. Le principal instrument
atteintes physiques et les persécutions ne pour y parvenir était un nouveau document
suffit tout simplement pas. Il s’agit surtout de voyage pour les réfugiés, le « passeport
de mettre en lumière l’importance du rôle Nansen ». Par la suite, ses efforts ont été
que jouent les personnes déplacées elles- soutenus par un programme de placement
mêmes pour faire face à leur déplacement, géré par le Bureau international du travail,
que les solutions qu’elles trouvent pour qui a permis à quelques 60 000 réfugiés de
elles-mêmes soient soutenues ou non par trouver un emploi. Mais c’est vraiment la
des politiques conçues pour les aider, ou combinaison : a) de la demande d’emploi,
qu’elles voient effectivement le jour (et le b) d’un titre de voyage permettant aux
plus souvent) indépendamment de ces réfugiés d’être mobiles et, c) d’un certain
politiques, et parfois, en dépit de celles- degré de soutien institutionnel, qui a
ci. Les mobilités et les connexions trans- permis le succès de l’initiative de Nansen
locales des réfugiés sont un exemple de ces et a entraîné la baisse des niveaux
stratégies. Dans la section suivante, nous élevés de chômage parmi les réfugiés.
revenons brièvement sur des exemples Après la Seconde Guerre mondiale,
historiques de stratégies et/ou de solutions la réinstallation axée sur l’emploi a joué
qui capitalisent sur les ressources propres un rôle encore plus important dans la
des réfugiés et favorisent leur mobilité. recherche de solutions aux déplacements,
et s’est poursuivie jusque dans les années
Tirer les leçons du passé7 1960. Bien que ces programmes n’aient
Fritjof Nansen a été nommé premier Haut- pas été sans problème et qu’ils n’aient
Commissaire aux réfugiés en 1921 pour été rendus possibles que grâce à un
RMF 68 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé 5
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climat économique favorable et un pic l’accès à la mobilité en tant que stratégie
de recrutement de main-d’œuvre, ils de subsistance, lesquelles sont pourtant
soulignent le potentiel des options de limitées par les politiques d’externalisation
mobilité pour résoudre les situations de de l’UE qui exigent que les pays tiers se
réfugiés prolongées. L’un des principaux conforment à ses conditions de contrôle de
contrastes entre la réinstallation d’après- la migration en échange de leur soutien8.
guerre et le soutien de Nansen à la mobilité En résumé, il est nécessaire de
des réfugiés dans l’entre-deux-guerres recentrer les politiques relatives à la
est le recours plus important et presque protection internationale en général, et
exclusif à la réinstallation assurée par au déplacement prolongé en particulier,
l’État et soutenue par une infrastructure sur les résultats en matière de protection,
considérable provenant des organisations et d’évaluer l› « adéquation » des
internationales. Aujourd’hui, les possibilités politiques en fonction de leur capacité
de mobilité sont beaucoup plus limitées, à promouvoir des solutions durables.
ce qui se traduit par des possibilités Albert Kraler albert.kraler@donau-uni.ac.at
limitées de réinstallation, mais aussi Professeur adjoint, Université du Danube, Krems
par des restrictions au regroupement
familial et des possibilités plus réduites Benjamin Etzold benjamin.etzold@bicc.de
de migration de main-d’œuvre. Chercheur principal, Centre international de
Bonn pour l’étude des conflits (BICC)
Conclusions Nuno Ferreira N.Ferreira@sussex.ac.uk
La mobilité a toujours été un élément Professeur de droit, Université du Sussex
important parmi les solutions disponibles 1. Voir : numéro 33 de RMF (2009) pour un instantané des débats
pour faire face aux déplacements prolongés. datant de plus de dix ans,
Comme le montrent certains des autres www.fmreview.org/fr/situations-prolongees.
articles de ce dossier, la mobilité est une 2. Le projet a bénéficié d’un financement généreux du programme
de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne,
stratégie d’adaptation très importante pour sous la subvention n° 822453. De plus amples informations sur le
les individus, bien souvent au mépris des projet sont disponibles sur le site www.trafig.eu.
politiques existantes. La récente mise en 3. bit.ly/EXCOM-2004-protégé
exergue, dans la Déclaration de New York et 4. HCR (2021) Global trends: Forced displacement in 2020 www.
le Pacte mondial sur les réfugiés, des voies unhcr.org/60b638e37/unhcr-global-trends-2020, p20. En 2017,
environ 22% des situations de réfugiés prolongées de l’époque
complémentaires de protection reflète une avaient duré plus de 38 ans, et 51% entre 10 et 38 ans. Calculé
prise de conscience croissante du rôle de à partir de chiffres tirés de HCR (2018) Global Trends: Forced
displacement in 2017 bit.ly/UNHCR-GlobalTrends2017, p22
la mobilité physique dans la promotion de
5. Loescher G et Milner J (2009) « Comprendre l’envergure du
« solutions durables ». Par allèlement, les défi », Revue Migrations Forcées, numéro 33
politiques des principaux États d’accueil www.fmreview.org/fr/situations-prolongees.
présentent de graves contradictions. Dans 6. Etzold B, Belloni M, King R, Kraler A et Pastore F (2019)
le contexte européen, par exemple, l’UE « Transnational Figurations of Displacement: Conceptualising
protracted displacement and translocal connectivity through a
insiste sur la nécessité de faciliter l’accès process-oriented perspective », document de travail TRAFIG n° 1.
à des solutions durables et de renforcer BICC, p2 -25. bit.ly/TRAFIG-WP1-2019
l’autonomie des populations déplacées en 7. Cette section s’appuie sur : Kraler A, Fourer M, Knudsen
A, Kwaks J, Mielke K, Noack M, Tobin S, et Wilson C (2020)
améliorant, par exemple, le lien entre aide « Learning from the Past : Protracted displacement in the post-
humanitaire et aide au développement. World War II period », TRAFIG working paper No 2. Bonn : BICC
Pourtant, l’UE promeut des politiques pour https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-2
tenter de s’attaquer aux causes profondes 8. Ferreira F, Jacobs C, Kea P, Hendow M, Noack M, Wagner M,
Adugna F, Alodat A M, Ayalew T, Etzold B, Fogli C, Goumenos
des déplacements et de la migration T, Hatziprokopiou P, Javed M, Kamanga K C, Kraler A, Momani
irrégulière qui recourent essentiellement F A et Roman E (2020) « Governing protracted displacement : An
analysis across global, regional and domestic contexts », TRAFIG
à la dissuasion. De la même manière, le working paper No 3, BICC, p38. bit.ly/TRAFIG-WP3-2020;
soutien de l’UE à l’intégration régionale et voir aussi le dossier RMF au sujet de l’Externalisation
aux régimes de libre circulation favorise www.fmreview.org/fr/externalisation.
RMF 68
6 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé
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Dynamiques de mobilité en situation de déplacement
prolongé : Érythréens et Congolais en mouvement
Carolien Jacobs et Markus Rudolf
Des millions d’Érythréens et de Congolais se trouvent dans des situations de déplacement
prolongé. Une compréhension plus nuancée de la façon dont la mobilité physique et sociale
affectent leur vie quotidienne est cruciale pour développer des interventions sur mesure
plus efficaces.
La définition la plus couramment utilisée Mobilité à longue distance vers l’avant
du déplacement prolongé est celle du Lorsque les réfugiés parviennent à se
HCR, qui désigne les personnes qui se déplacer et arrivent légalement en Europe
trouvent « bloquées » dans un endroit ou en Amérique du Nord, c’est souvent par
particulier pendant au moins cinq le biais d’un programme de regroupement
ans. Cette définition met l’accent sur familial ou de parrainage. On sait
les éléments statiques du déplacement relativement peu de choses, en revanche,
prolongé, mais lorsqu’on examine ce sur ceux qui n’ont pas pu recourir
type de déplacement de plus près, à des organisations ou des réseaux
différents modèles de mobilité et internationaux pour obtenir un soutien.
d’immobilité des individus deviennent Il arrive toutefois qu’ils réussissent à faire
visibles. Cet article s’appuie sur des preuve d’une grande mobilité. Hassan
constatations empiriques concernant en est un bon exemple. Aujourd’hui
des réfugiés érythréens en Ethiopie et marié et père de trois enfants, il a fui
des personnes déplacées à l’intérieur l’Érythrée en 1987 pendant la guerre et
de leur propre pays (PDI) dans l’est de il a été un migrant irrégulier pendant 15
la République démocratique du Congo ans. Il bénéficie maintenant d’un statut de
(RDC) en vue d’explorer différentes réfugié reconnu depuis 20 ans et vit dans
mobilités physiques et sociales. un camp de réfugiés éthiopien avec sa
L’insécurité et les conflits prolongés famille. Sa trajectoire illustre un type de
en Érythrée et en RDC ont provoqué le mobilité à longue distance et à long terme
déplacement à long terme et à grande qui démontre que les cadres juridico-
échelle de millions de personnes. Depuis politiques ne rendent pas nécessairement
des décennies, les Erythréens traversent compte de ce type particulier de mobilité.
les frontières internationales en quête de Hassan a exercé plusieurs métiers
protection, établissant des communautés au cours de ses années de déplacement
de diaspora à travers le monde. Les liens : pêcheur à Port-Soudan, producteur de
entre les membres de cette diaspora charbon de bois au Puntland, éleveur de
facilitent la poursuite de la mobilité des chameaux à Oman, commerçant en Arabie
Erythréens sur de longues distances. saoudite, nettoyeur de navires à Dubaï et
En revanche, la plupart des Congolais travailleur journalier au Yémen. Il s’est
déplacés fuient à l›intérieur de leur caché dans un cargo se dirigeant vers
propre pays et conservent souvent des l’Australie et a été découvert à Mombasa,
liens directs avec leurs communautés au Kenya. Après avoir été expulsé
d’origine. Les exemples qui suivent plusieurs fois vers la Somalie depuis
démontrent qu’il n’est pas toujours les pays où il s’était rendu, il a cessé de
possible d’assimiler le déplacement se faire passer pour un Somalien et, en
prolongé à une situation d’enfermement, 2001, a été mis dans un avion pour être
d’immobilité en transit ou à des individus expulsé vers l’Érythrée. « Je leur ai dit
bloqués dans un endroit particulier.1 que je venais d’Érythrée, parce que j’étaisRMF 68 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé 7
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fatigué. [Auparavant] j’avais toujours dit Lors de sa deuxième tentative, il a atteint
que j’étais somalien parce que j’avais peur l’État d’Afar en Éthiopie grâce à l’aide de
de l’Érythrée ». Après avoir servi six mois nomades et s’est installé à Loggia, une ville
dans l’armée érythréenne, il s’est enfui au marchande animée située au carrefour de
Soudan, où il s’est installé dans un camp plusieurs routes commerciales de la région.
de réfugiés et a épousé une autre réfugiée À son arrivée, Muhammed s’est lié
érythréenne. « Nous sommes partis en 2008. d’amitié avec d’autres membres de l’ethnie
Nous n’étions pas en sécurité là-bas. Les Afar qui l’ont orienté vers le camp de
forces érythréennes enlevaient n’importe réfugiés d’Aysaita. « [Mais] dans le camp, tu
qui du camp de réfugiés [au Soudan] ». Il a n’obtiens pas assez de [nourriture] », a-t-il
voyagé avec sa famille jusqu’au camp dans expliqué. En revanche, à Loggia, « ...tu as
le Tigré où il se trouve depuis. Tout au long des amis éthiopiens. Tu peux manger avec
de ses déplacements irréguliers, Hassan était eux. Ils [les Afars éthiopiens] m’ont même
assez mobile, malgré l’absence de soutien permis de poursuivre mes études [ici] ».
ou de statut officiel, mais chaque fois qu’il Bénéficiant d’une importante solidarité
entrait dans un camp, il était confronté locale, Muhammed a pu s’inscrire à un
à des règles officielles qui entravaient sa cours pour étudier la gestion à l’université
mobilité et lui donnaient l’impression d’être locale sans avoir besoin de documents
coincé. La mobilité, en revanche, lui a donné d’identité. Après l’entrée en vigueur de
accès à un large éventail de moyens de la nouvelle politique de sortie des camps
subsistance qui lui ont permis de survivre en Éthiopie, il possède désormais une
malgré l’absence de toute aide formelle. carte d’étudiant et une carte de réfugié.
Il peut officiellement vivre et étudier à
Mobilité locale sur une distance moyenne Loggia et recevoir ses rations alimentaires
à courte mensuelles dans le camp sans craindre
Le cas d’Hassan montre que c’est souvent d’être puni ou arrêté pour son statut qui
en étant plus mobiles que les personnes jusqu’alors était irrégulier. Muhammed
déplacées parviennent à atténuer les partage les rations alimentaires régulières
risques et la vulnérabilité à laquelle elles du camp avec ses hôtes à l’extérieur, et ces
sont confrontées. Le fait que sa mobilité derniers n’ont pas à craindre d’éventuelles
ait souvent été entravée par des politiques représailles parce qu’ils l’hébergent. Le
restrictives à l’égard des réfugiés illustre par fait d’être reconnu comme un réfugié
ailleurs l’impact négatif que ces restrictions vivant hors du camp lui a, en revanche,
ont de fait. La récente libéralisation de la permis d’obtenir une réduction de ses frais
politique éthiopienne, autrefois restrictive, d’inscription. Muhammed bénéficie des
permet désormais, par exemple, aux options de mobilité que lui offre son statut
réfugiés de vivre en dehors des camps, officiel d’étudiant, mais ce n’est que grâce à
une mesure qui a renforcé la position son intégration dans un réseau de soutien
des réfugiés souhaitant vivre en dehors informel qu’il peut en tirer pleinement parti.
des camps. Cette libéralisation a en effet
renforcé les avantages là où existait déjà Mobilité vers l’arrière
un degré de flexibilité informelle au niveau Dewis est un Congolais d’une cinquantaine
local, comme le montre le cas suivant. d’années, marié et père de huit enfants. Il
Muhammed, un Érythréen célibataire issu est originaire de l’une des zones rurales
d’une famille de pêcheurs et aujourd’hui âgé de la province du Sud-Kivu touchée par le
d›une vingtaine d’années, a fui l’Érythrée conflit, dans l’est de la RDC. En 2012, lorsque
alors qu’il était encore étudiant. Lors de sa les forces armées ont violé sa belle-sœur et
première tentative pour franchir la frontière, tué le mari de celle-ci, Dewis a décidé de
il a été emprisonné mais libéré au bout de fuir vers Bukavu, la capitale provinciale,
quelques mois grâce à son statut d’étudiant. située à environ 80 km de son village.RMF 68
8 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé
www.fmreview.org/fr/externalisation novembre 2021
À son arrivée, Dewis a constaté qu’il y réfugiés n’ont pas le droit de se déplacer
avait une demande élevée et souvent non librement, la mobilité est généralement
satisfaite de charbon de bois (généralement synonyme d’illégalité et signifie la perte
appelé ‘braise’ à Bukavu) dans la ville, il du droit à une aide officielle. Un grand
a donc décidé de lancer une entreprise de nombre de personnes ont été poussées
production de charbon de bois dans sa dans l’illégalité pour cette raison.
région d’origine où les ressources forestières Mises à part certaines restrictions
sont abondantes. Il transporte le charbon formelles, la ligne de démarcation entre
de bois jusqu’au marché de la ville où sa mobilité et immobilité est souvent
femme le vend. Cette activité oblige Dewis déterminée par des circonstances
à retourner dans son village environ trois individuelles liées à des expériences
fois par mois, ce qui lui permet de continuer antérieures au déplacement. Kazi, par
à cultiver et à récolter tout en gagnant exemple, ne mâche pas ses mots quant
sa vie grâce à son commerce en ville. à l’impossibilité de retourner dans sa
Nos recherches ont révélé que de communauté d’origine en RDC2. Il y a
nombreuses personnes déplacées, quelques années, il a été recruté de force par
comme Dewis et sa famille, retournent un groupe armé dans sa région d’origine.
fréquemment dans leur lieu d’origine Après environ six mois passés dans la
malgré l’insécurité qui y règne. Cela brousse, il a réussi à s’échapper et à se
ne signifie pas nécessairement qu’ils y réfugier à Bukavu. Il a alors découvert que
retourneraient définitivement si la situation ses proches le tenaient pour mort, et que
était plus stable. Nos recherches ont sa femme, ne sachant pas s’il reviendrait
montré que les stratégies de subsistance un jour, avait réorganisé sa vie sans lui. Le
des déplacés internes dépendent dans une fait de ne pas avoir de famille vers laquelle
large mesure de retours réguliers dans leur revenir, associé à la stigmatisation du fait
communauté d’origine : par exemple, pour de son ancienne appartenance à un groupe
profiter des opportunités de commerce entre armé (et à la peur d’être à nouveau recruté),
la campagne et la ville, pour récolter des rend tout retour irréaliste pour Kazi. Il reste
produits pour la consommation quotidienne donc en ville, où il peut au moins profiter
du ménage ou pour vérifier l’état de leurs des relations de son frère pour gagner sa vie.
biens. Conserver la mobilité et l’accès aux Le cas de Kazi n’est pas rare. Dans de
biens est essentiel pour de nombreuses nombreux cas, les personnes déplacées
personnes déplacées. Cela leur permet à la que nous avons rencontrées ne pouvaient
fois de faire face à leur situation actuelle pas retourner dans leur communauté
et d’envisager un éventuel retour futur. d’origine parce qu’elles y avaient perdu
tous leurs biens. Cela pouvait être le
Immobilité résultat d’un pillage, ou parce qu’en leur
Alors que de nombreuses personnes absence, des proches s’étaient appropriés
déplacées comptent sur une mobilité vers tout ce qu’ils possédaient. Les proches
l’avant ou vers l’arrière pour reconstruire refusent souvent de restituer les biens ou
leur vie pendant leur déplacement, il d’indemniser les rapatriés, arguant que
existe un groupe de personnes qui ne ceux qui n’ont pas souffert des difficultés
peuvent cependant, ni retourner dans leur de la guerre ont perdu leur droit aux biens
communauté d’origine pour de courtes du village. Bien souvent, pour un groupe
visites, ni se déplacer ailleurs. Pour particulier de personnes déplacées, à
certains, les déplacements à l’intérieur du savoir des femmes - et parfois des hommes
pays d’accueil ou vers l’extérieur peuvent - qui ont été violé.e.s, c’est la crainte de la
être entravés par des cadres juridiques et stigmatisation qui prévaut. Après cette
politiques qui restreignent leur liberté de expérience traumatisante, ces personnes
mouvement. Dans les circonstances où les préfèrent l’anonymat de leur lieu de refugeRMF 68 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé 9
novembre 2021 www.fmreview.org/fr/externalisation
Markus Rudolf
Bada Admagug, dans l’Etat d’Afar en Éthiopie. Plaque tournante de transport proche d’un point de passage de frontière irrégulier avec
l’Érythrée. Depuis cet endroit biens et personnes frayent un passage en traversant la frontière et en circulant à l’intérieur de la région.
à la perspective d›une discrimination prennent souvent des risques liés au fait
à leur retour dans leur communauté de devoir se déplacer dans la clandestinité.
d’origine. Cela signifie qu’elles ne peuvent Il existe toujours un risque de perdre son
pas non plus se tourner vers leurs anciens statut légal, d’être victime d’extorsion aux
contacts pour obtenir un soutien. barrages routiers ou aux mains des passeurs,
de perdre ses biens ou ses marchandises,
Quatrième solution durable ? ou d’être enlevé. Tous ces facteurs font de la
Dans ce qui précède, nous avons défini mobilité une entreprise risquée et coûteuse
quatre types différents de mobilité qui dont les personnes déplacées doivent
caractérisent les expériences quotidiennes peser les coûts et les avantages lorsqu’elles
de déplacement prolongé. Nos constatations prennent la décision de se déplacer.
empiriques montrent que la mobilité est D’après nos observations, il est évident
un élément important des stratégies de que les risques et les vulnérabilités des
subsistance des personnes déplacées. Dans personnes nécessitant une protection
de nombreux cas, cette mobilité est rendue peuvent être accrus par des politiques
possible grâce à des liens informels et se d’assistance qui ne reconnaissent pas,
produit en dépit des politiques officielles. n’évaluent pas et ne tiennent pas compte de
Les obstacles à la mobilité entravent ces réalités. Ne pas prendre conscience du
également les possibilités de subsistance des fait que les personnes déplacées peuvent
personnes. Le fait d’étiqueter les personnes avoir besoin d’accéder à d’autres options
déplacées comme bloquées a des effets (comme permettre l’accès aux champs
pervers involontaires dans la pratique. Les ou aux communautés d’origine tout en
personnes pouvant bénéficier d’une aide résidant dans les camps) peut conduire non
en tant que personnes déplacées cachent seulement à un échec des interventions,
leurs stratégies de mobilité afin de ne mais aussi à des effets contre-productifs,
pas compromettre leur accès à l›aide ; les en provoquant par exemple des situations
mécanismes d’adaptation qui reposent sur irrégulières. En revanche, nous avons pu
un certain degré de mobilité ne sont pas observer que les politiques qui soutiennent,
reconnus et sont souvent entravés par les ou qui du moins n’entravent pas, les schémas
réglementations relatives à la fourniture de mobilité des personnes déplacées
d’assistance ; en outre, les personnes mobiles - schémas de mobilité qu’elles ont elles-RMF 68
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mêmes établis et qui ont contribué à leurs à l’exploitation et à la discrimination.
moyens de subsistance – peuvent être un En somme, cela montre que faire passer
moyen efficace et plus durable de surmonter les personnes et les solutions auxquelles
les situations de déplacement prolongé. elles ont recours d’elles-mêmes avant la
Les mesures visant à favoriser politique et les prescriptions descendantes
les mécanismes d’auto-assistance et peut constituer une quatrième solution,
d’atténuation des risques doivent être hybride certes, mais réaliste et durable.
adaptées au cas par cas et correspondre à Carolien Jacobs c.i.m.jacobs@law.leidenuniv.nl
de véritables besoins. Dans le cas de Dewis Professeure assistante, Institut Van Vollenhoven
et Kazi, il pourrait s’agir de les aider à pour le droit, la gouvernance et la société,
gagner leur vie en ville. Dewis pourrait Université de Leiden
également bénéficier d’une infrastructure
routière améliorée et plus sûre. Dans les cas Markus Rudolf markus.rudolf@bicc.de
de Muhammed et d’Hassan, les avantages Chercheur principal, Centre international de
pour les réfugiés de la légalisation et de Bonn pour l’étude des conflits (BICC)
l’existence d’autres options en dehors du 1. Tufa et al (2021) « Figurations of Displacement in and beyond
Ethiopia », TRAFIG Working Paper 5, BICC
camp pour les réfugiés sont clairs : le statut bit.ly/TRAFIG-WP5
légal et le maintien de l’accès à l’aide ont 2. Pour plus de détails sur son cas, voir : Jacobs et al (2020)
amélioré leur position économique et sociale, « Figurations of Displacement in DRC », TRAFIG Working Paper
et leur ont permis d’être moins exposés No 4, BICC. bit.ly/TRAFIG-WP4
Réseaux familiaux et désirs de mobilité des réfugiés
syriens
Sarah A Tobin, Fawwaz Momani, Tamara Adel Al Yakoub, et Rola Fares Al-Massad
Les aspirations des réfugiés syriens à se déplacer contredisent l’idée selon laquelle
les réfugiés qui sont « coincés » dans le déplacement sont des victimes passives sans
autonomie. Au contraire, en l’absence d’options viables de mobilité physique, les réfugiés
peuvent toujours aspirer à « avancer », même s’ils ne sont pas toujours en mesure de le faire
physiquement.
Le maintien de réseaux familiaux locaux, ces aspirations restent presque toujours
régionaux et transnationaux est une stratégie inassouvies et demeurent des avenirs
que les personnes déplacées utilisent pour idéalisés, des « imaginaires » d’une
faire face à des conditions de déplacement vie qui ne se concrétisera probablement
prolongées. Ces réseaux peuvent permettre jamais. Il s’agit donc de pratiques qui
l’accès à une aide humanitaire, à des renforcent l’importance de ces réseaux
ressources socio-économiques, à un soutien familiaux et affirment la capacité d’action
psychosocial et à des opportunités de des réfugiés dans un contexte où ils sont
mobilité, mais pas toujours. Dans cet article, « coincés » plutôt que de véritables voies
nous examinons le déplacement prolongé concrètes vers une solution durable1.
des réfugiés syriens en Jordanie, alors qu’ils Le séjour des près d’un million de
sont limités dans leur mobilité et qu’ils réfugiés syriens en Jordanie se prolonge
utilisent les réseaux familiaux pour nourrir de plus en plus, et les solutions durables
encore l’espoir de quitter le pays, de se - retour dans la sécurité et la dignité,
rapprocher, d’être parmi ou de rejoindre des intégration locale ou réinstallation dans
réseaux familiaux « ailleurs ». Cependant, un pays tiers - restent hors de portée pourRMF 68 Mobilité et capacité d’action en situation de déplacement prolongé 11
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la plupart d’entre eux. Moins de 35 000 partagés et imaginés. Même – et peut-
Syriens sont rentrés de Jordanie ; la Jordanie être surtout - lorsqu’ils ne peuvent pas
continue d’offrir un soutien aux Syriens se rencontrer en personne, les réfugiés
en tant qu’ « invités » plutôt qu’en tant utilisent les aspirations à la mobilité pour
que résidents à long terme ou permanents renforcer l’importance et la place des
; et les taux de réinstallation des Syriens réseaux familiaux et de leurs membres.
sont très faibles, puisque seuls 176 000
d’entre eux ont été réinstallés à travers le Imaginer l’ailleurs
monde, dont une infime partie provenant Les États-Unis d›Amérique, le Canada,
de Jordanie2. Nos recherches indiquent l›Europe (y compris le Royaume-Uni et les
que seuls 16 % d’entre eux ont demandé pays scandinaves) et l’Australie sont les
l’asile et la réinstallation en dehors de la destinations de relocalisation de choix les
Jordanie3. Malgré ces obstacles, de nombreux plus populaires parmi les personnes que
Syriens de Jordanie continuent à discuter nous avons interrogées. Quatre-vingt-dix
activement de leurs aspirations à la mobilité pour cent d’entre elles ont déclaré qu’elles
vers l›étranger, même s›il est extrêmement souhaitaient reprendre contact avec des
improbable qu’elles se concrétisent. réseaux familiaux en dehors de la Jordanie
Je veux vraiment déménager au Canada, et les raviver. Des commentaires tels que
en Grande-Bretagne ou en Amérique. celui-ci sont relativement fréquents : « Nous
Ils disent que les jeunes là-bas ont de envisageons de déménager, mais nous
nombreuses possibilités d’emploi à leur n’en avons pas les moyens. Nous n’avons
disposition. Qu’ils ont une assurance pas de pays particulier en tête, mais nous
maladie s’ils tombent malades. Ma sœur est choisirions la Grande-Bretagne si nous le
en Amérique maintenant ; elle y est depuis pouvions ». Une autre personne déclare :
quatre ans. Elle dit que la vie y est belle, « La Grande-Bretagne est mon pays préféré,
sauf qu’il est difficile d’être une étrangère mais si j’avais la possibilité de déménager
car la famille et les proches lui manquent. dans un autre pays comme le Canada ou
La vie là-bas est formidable, surtout en ce l’Allemagne, je le ferais ». Ces destinations
qui concerne les soins médicaux. Ce n’est nord-américaines et européennes mal
pas comme les difficultés et les souffrances définies, voire interchangeables, nous ont été
auxquelles les gens sont confrontés ici en décrites avec des images vagues et idéalisées
Jordanie. (Syrienne réfugiée en Jordanie) d’une vie et de modes de vie meilleurs,
Les aspirations à la mobilité révèlent avec des jardins et des parcs, de meilleures
la capacité d’action des individus. Ils opportunités de travail et de rémunération,
expriment des désirs quant à leur propre et de bonnes possibilités d’éducation. Une
avenir, une vie avec leur famille, un travail femme déclare : « Je veux que mes enfants
décent, des possibilités d’éducation et des retournent à l’école. Je n’ai pas les moyens
soins de santé accessibles et abordables. de les envoyer dans des écoles privées en
Ils expriment une vision de « la belle vie » Jordanie... J’aimerais pouvoir déménager
dans laquelle ils peuvent se forger une en occident pour que mes enfants aient
existence épanouie et satisfaisante dans un une meilleure éducation ». Les Syriens
pays où l’état de droit est la norme, plutôt que nous avons sondés et interrogés ont
que sous un régime autoritaire. C’est un couramment exprimé ce type de sentiments.
avenir qui offre un contraste énormément Ces idées provenaient souvent de
avec leur situation présente, ce qui rend parents qui vivaient déjà sur place. Les
particulièrement difficile l’aspiration à un commentaires des personnes interrogées
avenir aussi diamétralement différent. étaient souvent précédés de « Mes proches
En outre, ces aspirations à la mobilité déjà en Grande-Bretagne [ou dans n’importe
reconnectent et renforcent les réseaux quel autre pays] nous disent... ». Grâce aux
familiaux par le truchement de futurs médias sociaux, aux appels téléphoniquesRMF 68
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et aux réseaux familiaux, les membres de connaissait bien le pays pour y avoir souvent
la famille partagent une image de la vie à voyagé et c’était l’option la plus proche.
l’étranger qui est peut-être peinte sous un Le mari et les quatre fils aînés d’Umm-
jour trop positif et qui cache certains des Baha ont commencé à se préparer pour le
inconvénients et des défis rencontrés. Par voyage en Jordanie et il était prévu qu’elle
exemple, l’un d’eux déclare : « Ma cousine et le reste des enfants suivent plus tard.
est au Danemark. Elle ne paie pas de loyer. Les décisions d’Umm-Baha concernant
Le gouvernement leur apporte un soutien la mobilité ont été dictées par sa crainte
pour tout ». Ce membre de la famille pour la sécurité de ses enfants : elle avait
semble avoir toutefois oublié de dire que le peur de rester en Syrie avec eux, peur de
gouvernement danois a été particulièrement faire le voyage et de les mettre en danger, et
dur avec les Syriens, menaçant même peur de se retrouver dans un nouvel endroit
d’en renvoyer certains de force. où elle ne pourrait pas les aider comme ils
Ce genre de déclarations révèle peu en avaient besoin. Par conséquent, elle ne
de choses sur les intentions de migration, voulait pas quitter la Syrie. Elle a toutefois
mais beaucoup sur la nature transnationale changé d’avis lorsque l’une de ses filles a
de ces réseaux familiaux. Ces déclarations été victime d’une agression sexuelle et que
révèlent également la manière dont plusieurs de ses fils ont été arrêtés par le
les réfugiés peuvent exister et existent régime d’Assad. Après leur libération, les
simultanément dans plusieurs endroits : fils d’Umm-Baha étaient plus que jamais
ils résident physiquement en Jordanie mais déterminés à partir pour la Jordanie.
imaginent être plus proches d’un membre Au départ, Umm-Baha et cinq de ses
de leur famille qu’ils aiment beaucoup, enfants se sont installés près d’Irbid, dans
être pris en charge et être soulagés du le nord de la Jordanie, leur loyer était
poids écrasant de leur sort de personnes couvert par le Conseil norvégien pour
en situation de déplacement prolongé les réfugiés. Ils auraient aimé vivre plus
en Jordanie. Comme l’un d’entre eux l’a près du centre-ville, mais le loyer, l’eau et
déclaré : « J’aimerais pouvoir aller au l’électricité étaient trop onéreux. Sur les
Canada... Ma sœur au Canada a obtenu conseils de leurs proches, ils ont déménagé
la nationalité canadienne au bout de dans la ville voisine de Ramtha. Huit des
quatre ans, et elle dit que la vie là-bas est neuf enfants vivent maintenant à Ramtha,
différente. Ses enfants sont tous scolarisés, et le mari, les parents et les frères et sœurs
ils se débrouillent très bien. Ici, en Jordanie, d’Umm-Baha s’y trouvent tous à moins de
j’ai l’impression de perdre mes fils ». cinq minutes à pied les uns des autres.
Malgré la proximité d’une grande
Le cas d’Umm-Baha famille élargie en Jordanie, Umm-Baha rêve
Le cas d’Umm-Baha révèle la nature de régulièrement d’une vie meilleure hors de
ces aspirations à la mobilité qui placent Jordanie. Les conditions économiques en
la personne au cœur du processus de Jordanie sont difficiles, et tous les membres
décision, et la manière dont ces pratiques de la famille doivent travailler ensemble
renforcent les réseaux familiaux. pour joindre les deux bouts. Sa sœur, son
Umm-Baha est une femme mariée beau-frère et leurs enfants ont été réinstallés
de Daraa, dans le sud de la Syrie. Elle aux États-Unis et ils restent en contact
s’approche de la cinquantaine d’années, a ce qui incite aussi Umm-Baha à réfléchir
neuf enfants et est mère au foyer. Lorsque aux possibilités d’améliorer sa propre vie.
le conflit a commencé, elle et sa famille Lorsqu’on lui demande si elle a l’intention
ont envisagé de se rendre en Jordanie, en de rester en Jordanie, elle répond : « Non.
supposant qu’ils reviendraient au bout de La vie n’est pas bonne pour mes garçons
deux ou trois mois. La Jordanie a été leur ici. Je pense à un pays autre que la Syrie
premier choix car le mari d’Umm-Baha qui offrirait un meilleur environnement àVous pouvez aussi lire
