CHANGER DE SUR LES REGARD - MIGRATIONS - FRANCE TERRE D'ASILE
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Pro LA REVUE DE FRANCE TERRE D’ASILE A sile NUMÉRO SPÉCIAL / 23 Changer de regard sur les migrations
Pro As i l e France terre d’asile Association régie par la loi du 1er juillet 1901 et reconnue de bienfaisance par arrêté préfectoral du 19 février 1993 FONDATEURS : Abbé GLASBERG, Docteur Gérold de WANGEN, Pasteur Jacques BEAUMONT Président : Jacques RIBS Secrétaire générale : Jacqueline BENASSAYAG Trésorier : Alain CLEAC’H CONSEIL D’ADMINISTRATION : Dominique ATTIAS, Jean-Pierre BAYOUMEU, Jacqueline BENASSAYAG, Serge BLISKO, Stéphane BONIFASSI, Jean-Baptiste CESSAC, Jacqueline COSTA-LASCOUX, Georges DAGHER, Paulette DECRAENE, Patrick DENELE, François-Xavier DESJARDINS, Patrice FINEL, Jean-Luc GONNEAU, Jean-Pierre LE BONHOMME, Luc MAINGUY, Michèle PAUCO, Serge PORTELLI, Nicole QUESTIAUX, Michel RAIMBAUD, Jacques RIBS, Frédéric TIBERGHIEN, Philippe WAQUET, Catherine WIHTOL de WENDEN, Iradj ZIAI COMITÉ D’HONNEUR : Jacques CHATAGNER , Roger ETCHEGARAY, Gérard FROMANGER, Stéphane HESSEL , Ivor JACKSON, François JACOB, Gilbert JAEGER , Jean LACOUTURE, René LENOIR, Gérard MOREAU, Olivier PHILIP, Edgard PISANI, REZA, André ROUSSEL, Bernard STASI , Jacques STEWART, Evelyne SEULLEROT, Cécile VALETTE- ELUARD, Sylviane de WANGEN Directeur général : Pierre HENRY Directeur de publication : Jacques RIBS Rédacteur en chef : Pierre HENRY Comité de rédaction : Coline CARTERON, Yaye Ndiemé DIENG, Clotilde GINER, Christophe HARRISON, Brigitte MARTINEZ, Elodie SOULARD, Matthieu TARDIS Maquette : Julien RIOU Impression : ENCRE NOUS Supplément à l’Observatoire de France terre d’asile France terre d’asile 24, rue Marc Seguin 75018 PARIS Tél. : 01.53.04.39.99. Fax. : 01.53.04.02.40. E-mail : infos@france-terre-asile.org http://www.france-terre-asile.org
EDITO Nouveaux regards, nouveaux défis C ette année encore, avec ce nouveau numéro de Pro Asile, nous poursuivons deux des objectifs qui animent le quotidien de France terre d’asile : décrypter le phénomène complexe que sont les migrations afin de con- tribuer à leur dédiabolisation auprès du plus grand nombre - c’est un combat contre l’ignorance et son corol- laire, la xénophobie, plus que jamais nécessaire à mener en période de crise économique - face à la montée des populismes, et continuer à nous affirmer en tant que force de proposition quand il s’agit de réformer des politiques publiques touchant à l’ensemble du champ migratoire. Ouvrir nos colonnes à de nombreux experts de la pensée migratoire, à leurs analyses pertinentes, aux solutions concrètes pour que la France perpétue, dans la dignité et à coût égal, sa longue tradition d’asile et sache tirer profit de manière équilibrée des migrations de savoir ou puisse se donner les moyens de favoriser un « vivre ensemble » aujourd’hui malmené, c’est permettre à la réflexion de s’imposer comme une matière vivante quand beaucoup la souhaite éteinte, endormie tant elle est délicate et polémique. Comment se passer de la réflexion quand la mobilité internationale a, en quelques années, aussi profondément changé de visage ? Et quelles conséquences en tirer ? Les femmes font désormais partie, à part égale des hommes, d’un ballet migratoire mondial en pleine mutation. Un ballet cependant limité car la règle pour la population mondi- ale est d’abord celle de la sédentarité, puis celle de la proximité. L’Europe a cessé d’être la terre d’accueil qu’elle était presque exclusivement par le passé, pour devenir aussi terre de départ et de circulation. Quant au passage à l’ère du numérique, son influence sur le statut du migrant est notable : désormais « connecté », il tisse de nouveaux liens avec sa communauté d’origine comme avec sa société d’accueil. Cette prothèse informatique est-elle de nature à permettre que la page se tourne sur « l’ère du migrant déraciné » et d’une certaine manière sur la « double absence » chère au sociologue Abdelmalek Sayad ? En évoluant, le profil du migrant change la donne de la mobilité internationale : les grands pays industriels se disputent aujourd’hui la compétence des migrants qualifiés dont le nombre a progressé de 50 % en vingt ans quand le « marché » mondial des étudiants internationaux ne dépasse pas les cinq millions d’individus. C’est ainsi qu’une fois de plus, les idées reçues comme celle de l’accueil de « toute la misère du monde » par les pays de l’Ocde, ou celle du poids de l’immigration dans la percée du chômage, se trouvent vite déconstruites au regard des nouvelles réalités des migrations internationales. Mais si l’apport des scientifiques permet de lutter contre les préjugés, la connaissance doit passer par l’école. À l’institution d’être en première ligne dans la transmission de l’his- toire de l’immigration qui n’est pas seulement l’histoire des immigrés, mais celle de la société française toute entière. On le voit, un long chemin reste à parcourir pour « changer le regard sur les migrations » et c’est pourquoi nous remercions nos contributeurs d’apporter les éléments à même de réanimer un débat public aujourd’hui paralysé, tant l’instrumentalisation du phénomène migratoire dissuade d’ouvrir le dialogue. Il doit pourtant l’être. À nos hom- mes et à nos femmes politiques, qui portent la responsabilité de la perception des migrations en France et en Europe, de faire preuve de courage en le relançant et en cessant de mener des politiques défensives, méfiantes, et en contradiction avec nos valeurs. Puisse cette contribution collective les y encourager. Jacques RIBS et Pierre HENRY, Président et Directeur général de France terre d’asile Pro Asile 23 3
SOMMAIRE Crédits photo : © IOM (2009) 3 Edito - Jacques RIBS et Pierre HENRY Partie 1/ Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 6 L’ère du numérique et les migrants : Quel impact sur la façon d’envisager et de penser les migrations ? - Dana Diminescu 10 le Rôle des réseaux sociaux dans le processus migratoire - Sónia PEREIRA et Masja VAN MEETEREN 14 L’économie de la connaissance et les politiques migratoires : La France peut mieux faire - Entretien avec E.M. MOUHOUD 18 L’Europe, terre de mobilité et d’émigration ? - Catherine WIHTOL de WENDEN 22 Les migrations féminines : un nouveau défi pour repenser les politiques migratoires et favoriser leur contribution au développement - Gloria moreno-FONTES chammartin 14 L’économie de la 14 connaissance et les politiques migratoires : La France peut mieux faire Partie 2 / Renforcer la politique d’asile 26 Dadaab : vingt ans d’intervention à court terme - Andreas KAMM 30 La solidarité européenne en matière d’asile à l’épreuve de la crise Entretien avec Sylvie GUILLAUME 34 Réformer les conditions d’exercice du droit d’asile, une urgence et une nécessité Pierre HENRY 4 Pro Asile 23
26 26 Dadaab : vingt ans d’intervention à court terme Partie 3 / Reconstruire le vivre ensemble, un impératif commun 38 La marche des « beurs » : quel bilan trente ans après ? - Entretien avec Pascal BLANCHARD 43 Les nouveaux outils d’une lutte contre les discriminations - Mehdi Thomas ALLAL 46 Accès à la nationalité française : pour une politique de transparence sous l’égide du Parlement - Matthieu Tardis 38 38 La marche des « beurs » : quel bilan trente ans après ? Partie 4 / Les migrations en débat 50 Migration et discours politique : l’autisme européen - Entretien avec Dominique WOLTON 53 L’immigration : remède miracle de la politique économique ? - Xavier CHOJNICKI 56 Comment enseigner les migrations ? - Benoit FALAIZE 56 56 Comment enseigner les migrations ? 60 Collection les cahiers du social 61 Articles déjA parus 62 Les migrations dans le texte et par l’image Pro Asile 23 5
L’ère du numérique et les migrants ana Diminescu I Telecom Paristech/FMSH D 6 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
L’ère du numérique et les migrants Dana Diminescu I Telecom Paristech/FMSH L ’apparition et le Il y a dix ans, en 2003, nous avons physiques mais ont également des fondé à la Fondation Maison des murs numériques : c’est le cas du SIS développement sciences de l’homme (FMSH) un pro- (Système d’Information Schengen), des nouvelles gramme de recherche dédié à l’étude ou d’autres fichiers d’enregistrement technologies de des migrations et des migrants en des étrangers. Les passeurs, eux l’information et de la relation avec le développement des aussi, se sont adaptés à cet envi- communication, à technologies de l’information et de la ronnement digital, et proposent des communication (TIC). Nous sommes solutions de passage « par l’écran » l’origine de nombreuses partis de l’observation, issue de nos et des stratagèmes pour « être (ou transformations à terrains d’enquête, que les TIC ont redevenir) propre » dans l’ordinateur. travers le monde, indiscutablement apporté au monde À l’arrivée dans le pays de destina- ont également migrant un support très précieux pour tion, le téléphone mobile est devenu significativement satisfaire cette compulsion de prox- un impératif pour trouver un travail imité, ce besoin obsessif d’approcher mais aussi pour « rester connecté » impacté la vie des le lointain dont chaque migrant fait et rassurer la famille restée sur place. migrants. Téléphone l’expérience. Nous avons aussi remar- On note que le téléphone mobile a mobile, internet, qué que le support des TIC est un dis- apporté un assouplissement incon- réseaux sociaux sont positif sociotechnique qui se déploie testable des contraintes spécifiques devenus les instruments en réseaux et peut servir et/ou aug- rencontrées par une population mi- menter une forme de fonctionne- grante sans papiers et souvent sans d’un nouveau lien ment sociétal en réseau, par essence, domicile fixe. Son accès généralisé est entre le migrant et sa spécifique aux diasporas et qui se devenu particulièrement significatif. communauté d’origine manifeste sur la Toile par différentes Dans les sociétés d’accueil, ce support mais aussi sa société formes de présence. technique a généré l’apparition de d’accueil. Nous passons différents mécanismes d’intégration « Ici et maintenant », cet attribut majeur sociale spontanés, multiples et indiv- ainsi de « l’ère du de la société globale, cette promesse iduels qui ont suppléé d’une manière migrant déraciné » des technologies de l’information et informelle le dispositif de l’intégration à celle du « migrant de communication (qui sont program- institutionnelle. Les conversations par connecté ». mées pour produire une téléaction Skype et les plateformes sociales tell- immédiate, une téléprésence instan- es que Facebook, RenRen, VKontakte, tanée) questionne plus que jamais la sont entrées dans le quotidien des figure du migrant, traditionnellement migrants, et ont transformé le lien à attaché au « ni ici, ni là-bas ». distance : désormais il ne s’agit plus d’une brève communication épi- Il s’agit d’une transformation his- sodique, mais d’une manière de vivre torique et sociologique complexe, car ensemble à distance. les TIC ne touchent pas seulement à la communication qui supplée l’absence, Un autre changement majeur, in- mais également à tous les aspects de tervenu depuis les années 80, dans la vie du migrant. Ainsi, le projet de le domaine des diasporas tient à la départ est construit non plus à travers multiplication des communautés en les récits d’anciens qui reviennent au dispersion dans l’espace physique et pays, mais souvent après une bonne à leurs nouvelles formes de regroupe- recherche sur Google. Le voyage ment, d’action et d’occupation des pour la majorité est équipé. Á la fron- territoires numériques1. Soulignons tière, ils passent d’abord comme ils le que le web est un environnement disent : « par l’écran » - par la frontière particulièrement pertinent pour les di- informatique - bien avant de franchir asporas, car interrelationnel, interactif la frontière géographique. Les centres et transnational par essence. Et il a été d’enfermement pour les sans papiers dès le début investi par les diasporas. ne sont pas seulement des prisons 1 Voir : www.ediasporas.fr Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 7
L’ère du numérique et les migrants Dana Diminescu I Telecom Paristech/FMSH En tant qu’instrument majeur de circulation de l’information et de lib- En tant qu’instrument majeur de circulation erté d’expression, Internet offre aux communautés dispersées un nouveau de l’information et de liberté d’expression, lieu de communication alternative, Internet offre aux communautés dispersées un de représentation et d’action permet- tant le développement d’expressions nouveau lieu de communication alternative, identitaires diverses. Ainsi que le sig- de représentation et d’action permettant le nalent les premières recherches, les développement d’expressions identitaires chercheurs et ingénieurs migrants sont à l’origine de l’occupation du web diverses. par des groupes diasporiques. Ces réseaux de personnes hautement qual- Toujours dans le domaine de l’écon- une autonomie plébiscitée par les ifiées (basées à l’extérieur de leur pays, omie des migrants, on note des enquêtés quels que soient leurs et se réclamant d’un lieu originaire changements majeurs dans le do- origines ou leurs traits particuliers8. identitaire), ont joué de leurs com- maine des transferts de fonds. En Cette pulsion vers l’autonomie est pétences techniques et scientifiques lançant, le 12 février 2005, au con- évoquée d’une manière explicite : comme de leur dispersion planétaire grès de Barcelone, le programme « être le maître de son avoir ailleurs » pour s’installer sur le web. Partant sou- « système mondial de transferts ou « donner aux siens mais aussi gar- vent du simple projet de construire un de fonds utilisant les téléphones der pour soi-même ». En favorisant modèle d’entreprise web à succès2, portables au profit des travailleurs l’accessibilité des lieux et l’action à leurs sites sont devenus de vrais cataly- migrants et des personnes dému- distance, les TIC offrent une oppor- seurs et des incubateurs pour diverses nies »5, l’Association GSM6 a opéré tunité sans précédent dans les so- diasporas : ce qui était à l’origine un une mutation radicale dans le champ ciétés des migrants pour développer réseau personnel de relations devient des transferts d’argent des migrants. des stratégies individuelles jusque-là par la suite une entreprise à caractère Ce programme7 est né d’un constat indétectables, car inhibées par le ethnique, ou encore un parti politique empirique : si les migrants et leurs fa- poids des décisions collectives. Le ou une association, etc. Les réseaux de milles sont bien connectés via les ré- migrant, habituellement surexposé migrants hautement qualifiés, désor- seaux mobiles qui couvrent plus de aux devoirs de solidarité, peut aujo- mais appelés « knowledge diasporas », 80 % de la population du monde, ils urd’hui mieux gérer ses ressources font également évoluer les politiques sont peu bancarisés. Depuis ce pro- et aussi, implicitement, son rapport de développement : la circulation des gramme, de multiples projets ont été aux lieux et aux autres. connaissances via des plateformes lancés à l’initiative de certains Etats, sociales adaptées au monde3 est de comme les Philippines, où le trans- Jusqu’à récemment, la définition du plus en plus mise en avant, au détri- fert d’argent par téléphone est deve- migrant faisait référence à une série de ment du rapatriement du migrant. nu une politique d’Etat, et a entraîné ruptures et d’oppositions inhérentes à la naissance de nombreuses entre- son destin et qui ont été constamment Ainsi par exemple, ces dix dernières prises innovantes. Ces initiatives font mises en avant comme un principe années nous avons vu apparaître coïncider les corridors bancaires organisateur de toute une réflexion des dizaines de sites de rencontres et les corridors de communication. théorique sur les populations en mou- fondés sur une base ethnique. Ce Les entretiens que nous avons con- vement. Nous pensons notamment web matrimonial des migrants donne duit montrent que les technologies aux thèses de la « double absence » : naissance à une forme inédite de re- de téléphonie mobile permettent « la science de l’émigration est une groupement familial et de commerce “science de l’absence” et des ab- ethnique, posant l’égalité « faire du 5 «Global Money Transfer Pilot Uses Mobile To Benefit Migrant Workers And The Unbanked » sents », nous dit Abdelmalek Sayad9. commerce » = « faire du réseau » = 6 L’Association GSM est un organisme mondial qui « naviguer, bouger, migrer »4. réunit près de 800 opérateurs de téléphonie mobile 8 Diminescu D., Bounie D. François A., “Une analyse so- GSM implantés dans 219 pays à travers le monde et cio-économique des transferts d’argent des migrants qui est soutenu par plus de 200 fabricants et fournis- par téléphone”, in Réseaux n° 159, 2010, pp : 91-111 2 « a successful Net-based business model » seurs appartenant à l’écosystème du mobile. 9 Sayad Abdelmalek, « Le phénomène migratoire, une 3 http://www.cidesal.com/ 7 Le programme est mené par un groupe de 19 relation de domination », Annuaire de l’Afrique du Nord, 4 Diminescu D., Renault M., “The matrimonial web of opérateurs mobiles implantés dans plus de 100 pays XX, CNRS, 1981, p. 365-406, repris sous le titre « Une migrants: the economics of profiling as a new form of (et représentant plus de 600 millions de clients) en relation de domination » in Sayad (Abdelmalek), La dou- ethnic business”, in Social Science Information, vol 50 n° association avec certaines banques commerciales et ble absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de 3&4, sept/dec 2011. MasterCard. l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 173-198, citation p. 184. 8 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
Cette citation résume bien l’ethos de les technologies de communication et pensée pragmatique, propose que : tout un siècle de littérature au sujet des de l’information. Le déraciné, en tant « Être présent, (...) est un travail, qui migrations. Ce sentiment d’authentic- que figure paradigmatique du monde repose sur des compétences, des dis- ité perdue et de modernité inachevée, migrant, s’éloigne et fait place à une positions et des dispositifs, des ressou- qu’Abdemalek Sayad laisse entendre autre figure, encore mal définie mais rces et des contraintes pour affecter et quand il parle de la double absence, dont on reconnaît qu’elle correspond à être affecté par les situations ». Et nous fut sans nul doute vrai par le passé. celle d’un migrant connecté qui œuvre pouvons ainsi conclure que pour beau- Mais il nous semble que cette vision plutôt dans une logique de présence. coup des migrants, l’impératif d’être ne peut plus rendre compte des trans- On peut s’accorder avec Christian présents « ici et là-bas » est devenu un formations du rapport des migrants à Licoppe10 qui, dans la tradition de la deuxième travail. C’est cette transfor- l’espace et au lien, à une société qui vit 10 Christian Licoppe, Les formes de la présence, in mation précisément qu’apporte avec à l’heure de la mobilité généralisée, et Revue française des sciences de l’information et de la lui l’âge numérique dans le monde à un environnement « augmenté » par communication, 1/2012, p.2/17, http://rfsic.revues. org/142 des migrations. Taux d’abonnement à un téléphone mobile par pays pour 100 habitants Russie FINLANDE autriche Kazakhstan Cuba Koweit Corée du Nord Erythrée Soudan du sud Myanmar République Oman centrafricaine Arabie Saoudite PANAMA Emirats Arabes Unis GABON Somalie Ethiopie burundi MALAWI Source : base de données 2012 de l’Union internationale des télécommunicartions 10 pays au taux 10 pays au taux d’abonnement Russie 183,52 d’abonnement Soudan du Sud 18,82 les plus élevés Oman 181,73 les plus faibles Cuba 14,95 Kazakhstan 175,39 Malawi 27,83 Koweit 191,11 Myanmar 11,16 Finlande 172,51 Burundi 25,68 Gabon 187,36 Corée du Nord 6,92 Emirats Panama 186,73 Arabes Unis 169,94 Ethiopie 23,72 Somalie 6,72 République Arabie Saoudite 184,68 Autriche 161,21 Centrafricaine 23,39 Erythrée 5,47 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 9
Le rôle des réseaux sociaux dans le processus migratoire duónia S Pereira I Institut de géographie et d’aménagement territoire de l’université de Lisbonne asja van Meeteren I Université Erasme de Rotterdam M S i l’importance des réseaux sociaux dans le une recherche comparative prenant en compte ces facteurs et s’efforçant processus migratoire est bien établie, l’essor d’œuvrer pour une théorie plus con- des nouvelles technologies et la diversification textualisée du rôle des réseaux soci- des motivations de départ bousculent les schémas aux dans le processus de migration. traditionnels. À travers l’exemple de la diaspora Dans cet article, nous illustrerons la complexité des flux migratoires en brésilienne au Portugal et Pays-Bas, les résultats montrant que les migrations de tra- de l’étude1 réalisée par Sónia Pereira et Masja vail constituent une importante part van Meeteren nous éclairent sur ces nouvelles des flux migratoires du Brésil vers le Portugal et les Pays-Bas mais que interactions sociales et les nouvelles manières les autres formes de migration sont d’envisager un parcours migratoire2. aussi importantes. Nous montrerons également que pour les différents L’étude des migrations n’est pas 12 Mais aujourd’hui, les flux migratoires types de migration, il y a différents dépourvue de travaux de recherche sont plus complexes et plus diversi- mécanismes d’aide qui entrent en jeu sur le rôle des réseaux sociaux dans fiés comprenant, à coté des travail- et qu’il est important d’étudier. Nous la constitution et le maintien de flux leurs immigrés, d’autres catégories observons par ailleurs une large migratoires à travers le temps. Ils se de migrants. De tels flux migratoires gamme d’acteurs qui participent à sont principalement intéressés aux peuvent être difficiles à expliquer en ces réseaux (les amis, la famille, les réseaux familiaux ou communau- s’appuyant sur les théories basées sur institutions, mais aussi les commu- taires et leur rôle d’intermédiaire les migrations de travail. Par ailleurs, nautés web et les médias sociaux) entre des lieux d’origine et de des- avec Internet de plus en plus répan- qui sont situés aussi bien dans les tination spécifiques afin d’expliquer du à travers le monde et un accès de pays d’origine que dans les pays de les migrations économiques et les plus en plus facilité à toutes sortes destination. réunifications familiales qu’elles d’outils facilitant les migrations, ceux impliquent. qui souhaitent migrer ont beaucoup Revisiter la théorie plus de sources d’aide et d’informa- tion que par le passé. Parallèlement, des réseaux sociaux le type de réseaux sociaux et l’usage dans l’étude des que l’on en fait peut différer selon le contexte du pays de destination3. migrations 1 Financée par le programme de recherche Norface Aussi, ce qui manque aujourd’hui est sur les migrations en Europe - dynamiques sociales, Des études empiriques ont montré économiques, culturelles et politiques. 3 Zell, S. et Skop, E. (2011). Social Networks and Se- que grâce aux premiers mouvements 2 Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux lectivity in Brazilian Migration to Japan and the United des auteures et ne reflètent pas nécessairement ceux States. Population Place and Space, 17(5), 469–488. migratoires des pionniers, les non de Norface. 10 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
migrants des régions d’origine devi- ennent connectés aux destinations En outre, avec la généralisation de migratoires. Selon les opportunités, l’attractivité de la destination et l’ac- l’utilisation d’Internet, les personnes qui cès acquis grâce aux réseaux sociaux fournissent des informations sur le web des migrants précédents, les flux continuent au-delà des pionniers, les peuvent jouer un rôle crucial. Celles-ci ne migrants précédents servant d’inter- sont généralement pas situées dans les médiaires aux familles et amis. Les communautés d’origine et elles ne viennent réseaux migratoires facilitent le dé- placement des nouveaux arrivants pas nécessairement de la même ville que les en leur fournissant de l’information personnes en recherche d’information. relative à leur nouvelle société d’ac- cueil et de l’aide en matière de loge- a été largement influencée par les trafiquants d’êtres humains et au- ment et d’emploi par exemple. l’étude effectuée par Massey et ses tres agents de migration6. collègues sur les migrations des mex- La façon dont les réseaux de mi- icains aux États-Unis et leur théorie En outre, avec la généralisation de grants contribuent à réduire les de la « causalité cumulative ». Selon l’utilisation d’Internet, les personnes coûts de la migration dans le temps, eux, la croissance soutenue des flux qui fournissent des informations sur à réduire la sélectivité et à perpétuer migratoires est fortement ancrée le web peuvent jouer un rôle cru- la migration a été bien analysée par dans les réseaux de migrants comme cial. Celles-ci ne sont généralement la recherche sur les migrations4. des « ensembles de liens interper- pas situées dans les communautés sonnels qui lient les migrants, les an- d’origine et elles ne viennent pas La pensée scientifique s’intéressant ciens migrants et non migrants dans nécessairement de la même ville au rôle des réseaux dans l’accroisse- les lieux d’origine et de destination à que les personnes en recherche d’in- ment des migrations internationales travers des liens de parenté, d’amitié formation. À travers Internet, et les 4 Massey, D. S., Arango, J., Graeme, H., Kouaouci, A., ou de communauté d’origine »5. Les divers médias sociaux, les migrants Pellegrino, A. and Taylor, J. E. (1993). Theories of inter- national migration: a review and appraisal. Population critiques récentes de cette approche potentiels peuvent entrer en contact and Development Review, 19(3), 431-466; Massey, D., ont souligné la pertinence des liens avec des migrants qu’ils ne connais- Arango, A., Hugo, G., Kouaouci, A., Pellegrino, A. and au-delà de la parenté, de l’amitié et sent pas, dans le pays de destination Taylor, J.E. (1998). Worlds in motion: understanding international migration at the end of the millennium. de la communauté, des liens tels que de leur choix. Oxford: Clarendon Press.; Gurak, D. T. and F. Caces les employeurs, les agents de l’Etat, (1992). Migration networks and the shaping of migra- tion systems. In M.M. Kritz (Ed) International Migrations Systems: A Global Approach. (pp. 150-176).Oxford: 5 Massey, D., Arango, A., Hugo, G., Kouaouci, A., Pel- 6 Krissman (2005). Sin coyote ni patrón: Why the “mi- Clarendon Press; Fawcett, J. T. (1989). Networks, link- legrino, A. and Taylor, J.E. (1998). Worlds in motion: grant network” fails to explain international migration. ages, and migration Systems. International Migration understanding international migration at the end of the International Migration Review, 39(1), 4-44. Review, 23(3), 671-680. millennium. Oxford: Clarendon Press. Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 11
Le rôle des réseaux sociaux dans le processus migratoire Sónia Pereira et Masja van Meeteren Lien entre Les migrants bénéficient généralement motivation de d’un accès aux réseaux sociaux dans le départ et usage des pays de destination. [...] Ceux-ci ne sont pas réseaux sociaux exclusivement brésiliens mais comprennent aussi des ressortissants du pays de destination L’étude des flux migratoires en provenance du Brésil vers les Pays- Bas et le Portugal, en raison de leur hétérogénéité, nous permet de voir Par ailleurs, si de nombreuses études la recherche montre que les poli- de plus près les réseaux sociaux im- ont porté sur le rôle des réseaux so- tiques migratoires peuvent aussi im- pliqués dans la constitution de pro- ciaux dans les migrations de travail, pacter le rôle que jouent les réseaux jets de migration. Nous nous appuy- il n’est pas encore clair dans quelle sociaux sur des types de migration ons sur les données obtenues lors mesure ils seraient également im- spécifique (Zell et Skop8), et que les d’une enquête (400 personnes au portants pour expliquer d’autres réseaux de migrants peuvent être Portugal et 206 aux Pays-Bas) et sur types de migration, et si oui, en quoi. considérablement « genrés9 » ? La les données tirées d’entretiens qual- section suivante tente d’offrir une itatifs (32 personnes au Portugal, 30 Colyer7 par exemple montre que grille de lecture plus nuancée et aux Pays-Bas, 38 migrants retournés la théorie du réseau social ne peut contextualisée du rôle des réseaux au Brésil et 15 membres de famille pas expliquer le flux migratoire des sociaux dans les projets contempo- de migrants). demandeurs d’asile. En outre, les rains de migration. mécanismes qui sous-tendent la On observe dans les deux pays une théorie de la causalité cumulative prédominance des migrations liées sont moins susceptibles d’entrer en au travail (40 % au Portugal, 37 % aux jeu pour les étudiants ou les migra- 8 Zeel et Skop, op. cit. Pays-Bas), mais aussi d’autres motifs tions liées au mariage. D’autre part, 9 Hagan, J. (1998). Social networks, gender and immi- de migration pertinents : les études grant incorporation: resources and constraints. Ameri- 7 Collyer, M. (2005). When do social networks fail to can Sociological Review, 63(1), 55-67. (22 % au Portugal, 20 % aux Pays- explain migration? Accounting for the movement of Al- gerian asylum-seekers to the UK. Journal of Ethnic and Bas), le désir de découvrir la vie et Migration Studies, 31(4), 699-718. la culture d’un autre pays (19 % au Cet article se base sur Principales raisons de départ les résultats de l’enquête des migrants brésiliens au « stratégies et parcours Portugal et au Pays-Bas des migrants brésiliens au Portugal et aux Pays-Bas » menée par Masja van Raison de Portugal Pays-Bas NORFACE MIGRATION Discussion Paper No. 2013-10 Total Meeteren et Sónia Pereira. départ The differential role of social networks: Strategies and routes in Travail 161 76 237 Brazilian migration to Portugal and the Netherlands Pour plus d’informations : Etudes 87 42 129 Masja van Meeteren and Sonia Pereira http://www.norface- migration.org/publ_ Expérience 76 47 123 uploads/NDP_10_13.pdf de la vie Famille 70 41 111 Autre 6 0 6 Total 400 206 606 www.norface-migration.org en nombre de personnes intérrogées 12 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
Portugal, 23 % aux Pays-Bas) et l’in- Les migrants brésiliens au Pays-Bas Conclusion tention de rejoindre les membres de comptent davantage sur l’aide et la famille ou d’autres proches (18 % l’information que ceux au Portugal ; Nos recherches confirment la per- au Portugal, 20 % aux Pays-Bas). cela résulte probablement d’une tinence des réseaux sociaux dans plus grande familiarité entre le Brésil la facilitation des migrations et en- Les migrants bénéficient générale- et le Portugal. Dans les deux pays, richissent les recherches existantes ment d’un accès aux réseaux sociaux les acteurs institutionnels sont des à travers une grille de lecture plus dans le pays de destination (plus de sources d’information pertinentes et contextualisée. 80 % des répondants connaissaient des sources de financement pour les déjà quelqu’un dans le pays de des- étudiants ainsi que pour ceux qui ont Les résultats démontrent qu’il serait tination avant la migration, sauf ceux migré pour l’expérience de vie et de erroné de considérer l’usage des ré- qui sont venus faire l’expérience de la culture à l’étranger, mais elles n’ont seaux sociaux en se basant unique- la vie et de la culture aux Pays-Bas). pas été jugées pertinentes pour les ment sur l’expérience des travailleurs Ceux-ci ne sont pas exclusivement autres migrants. Pour les étudiants, migrants. Compte tenu des nom- brésiliens mais comprennent aussi Internet, les ambassades/consulats breuses raisons qui sous-tendent la des ressortissants du pays de desti- et les organismes qui participent au décision de migrer, combinées aux nation, notamment dans certains cas recrutement des étudiants interna- nouvelles flexibilités spatio-tempo- (motifs familiaux ou pour acquérir tionaux peuvent s’avérer fondamen- relles et aux dynamiques de mon- une expérience de vie aux Pays-Bas). taux en matière d’accès à l’informa- dialisation10, les schémas supposés En outre, l’utilisation des réseaux tion. Par conséquent, les étudiants d’organisation de la migration sont sociaux par les migrants dans leur font moins usage de leurs réseaux de plus en plus complexes et di- projet de migration varie selon les personnels dans le cadre de leur versifiés, tout autant que le rôle des raisons qui les poussent à migrer, le projet de migration. réseaux sociaux en tant que source pays de destination, et aussi selon le d’aide et d’information. type d’aide ou d’information dont ils Les membres de famille sont d’im- ont besoin et les types d’acteurs (per- portantes sources d’information Dans l’ensemble, les spécialistes des sonnel et institutionnel) impliqués. pour ceux qui migrent pour raisons migrations doivent aller au-delà de familiales, mais pas tellement pour l’interprétation commune du rôle les autres migrants pour qui les amis des réseaux sociaux, basée sur la peuvent assumer un rôle plus im- communauté ou les liens de parenté portant. En termes de financement ou « l’industrie de la migration », et du voyage, les membres de famille envisager plusieurs configurations sont des sources fondamentales impliquant différents agents (dans dans tous les motifs. Les migrants les pays d’origine et de destination) Portugal pour motifs familiaux reçoivent un à différents stades du processus mi- 1,5% 40% financement provenant essentielle- ment de migrants résidant dans le gratoire, ainsi que les distinctions en- tre migrants se déplaçant à différents 22% pays de destination, tandis que les endroits. Cette analyse comparative Raison de 17,5% travailleurs, les étudiants et les de- départ indique que l’étude des mécanis- mandeurs d’expériences à l’étranger Travail 19% mes liés à la théorie de la causalité s’appuient sur les ressources dis- Études cumulative, qui se concentrent sur ponibles au sein de leur famille dans les réseaux de migrants et de la Expérience le pays d’origine. Les employeurs de la vie migration du travail, gagnerait à être aident les migrants à obtenir des Famille 37% documents au Portugal, mais pas aux élargie pour inclure les différentes formes de migration et une plus Autre 20% Pays-Bas. En outre, afin d’entrer sur grande variété d’acteurs. 20% le marché du travail, ce sont les amis 23% et non les membres de famille ou les Pays-bas agences de recrutement et employ- eurs qui s’avèrent indispensables aux migrants, et ce, indépendam- 10 King, R. (2002). Towards a new map of European mi- ment de leur profil. gration. International Journal of Population Geography, 8(2), 89-106. Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 13
L’économie de la connaissance et les politiques migratoires : La France peut mieux faire ntretien avec E.M. Mouhoud E D ans le contexte actuel de mondialisation, ont besoin de faire fonctionner ces trois composantes de manière ef- la course à l’innovation et le développement ficace pour pouvoir produire des de l’économie de l’information nécessitent biens nouveaux. L’économie de la un capital humain considérable. Les grands pays connaissance est très vorace en industrialisés ont donc recours au « stock mondial compétences, en savoir-faire non routiniers, en « manipulateurs de de capital humain » et les migrations de savoir se symboles » pour reprendre l’ex- posent ainsi comme enjeu de croissance. Comment pression de Robert Reich, et pas repenser les politiques migratoires à l’aune de seulement en personnes capables d’exécuter des tâches dans l’in- cette nouvelle donne sans priver les pays en dustrie ou les services et de fabri- développement de leurs élites ? quer des biens. La lutte, c’est pour E.M. Mouhoud répond à Pro Asile. les concepteurs, la recherche et développement, le marketing, pour toutes ces fonctions fondamentales c’est la montée des dépenses de qui permettent aux groupes de se France terre d’asile : recherche et développement et positionner dans la course qu’ils se Qu’entend-on par « économie de de l’innovation comme facteur mènent à l’échelle mondiale pour la connaissance » ? dominant de la compétition entre l’innovation et donc pour les parts les entreprises et entre les pays à de marché. E.M. Mouhoud : C’est la combi- l’échelle internationale. Alors qu’au naison de trois composantes : la 19ème siècle le progrès se caractéri- Quelle place les migrations première, c’est la montée dans les sait par un accroissement de la part tiennent-elles dans cette sociétés industrialisées de ce que du capital tangible ou matériel au économie de la connaissance ? l’on appelle le capital humain, c’est- sein des facteurs de production, la à-dire la part de l’éducation et de croissance a changé de nature au E.M.M : Il ne s’agit pas seulement de la formation dans les processus de cours des dernières décennies. Elle faire la course à l’innovation par la re- production. Deuxième composante, s’explique désormais en grande cherche et développement, ce serait les technologies de l’information et partie par le développement du insuffisant, ni d’être bien équipé en de la communication (TIC) qui sont capital immatériel (ou intangible) technologie de l’information et de la un catalyseur important du dével- dont le stock en volume a dépassé communication. Il faut surtout avoir oppement de l’économie de la con- celui du capital matériel depuis les les compétences nécessaires pour naissance dans la mesure où elles trois dernières décennies. Les écon- transformer l’information qui circu- favorisent la circulation et la diffu- omies qui sont entrées dans le stade le à un moindre coût et qui ne vaut sion de l’information. La troisième, de l’économie de la connaissance rien, presque rien, si elle n’était pas 14 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
Crédits photo : © UNHCR/T.Irwin E.M. Mouhoud est professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine et directeur du Groupement de recherches international du CNRS DREEM (développement des recherches économiques internationales euroméditerranéeennes). l’ensemble des compétences qu’ils Les universités qui ne recrutent ont mis sur le marché pour des rai- sons de développement, les jeunes pas d’étudiants étrangers diplômés ont comme destinée, on l’a vu notamment dans les pays arabes, seront amenées à dépérir et soit le déclassement interne - dans les économies ne seront plus des travaux peu qualifiés (chauffeur de taxi, restauration …) -, soit l’expa- triation. Ils aspirent à émigrer pour capables d’innover augmenter leurs chances de trou- ver un emploi à la hauteur de leur qualification et pour obtenir des ré- munérations correspondant à leurs besoins et à leur niveau d’investisse- transformée en nouvelles connais- ment dans l’éducation. Ce sont des sances. Or pour la transformer en Ces facteurs d’appel expliquent- facteurs push, ou facteurs répulsifs, nouvelles connaissances, il faut des ils seuls l’augmentation du qui poussent les individus à émigrer. gens éduqués, des chercheurs etc.… nombre de qualifiés dans les Le troisième élément qui explique la Comme ils sont insuffisants au niveau migrations internationales ? montée des qualifiés dans les migra- domestique, il faut recourir au stock tions internationales, c’est ce que l’on mondial de capital humain, d’où les E.M.M : Un autre facteur explique appelle un effet d’autosélection des efforts des grands pays industriels cette montée du niveau de qual- migrants. d’attractivité des qualifiés et des « tal- ification dans la composition des ents » dans les migrations internatio- migrations internationales, c’est l’as- C’est-à-dire ? nales. Ces facteurs d’appel (ou pull) pect mécanique de l’augmentation des migrations internationales se du stock de capital humain dans les E.M.M : Les migrations sont extrême- sont renforcés depuis les dernières pays en développement. Dans les ment coûteuses pour les migrants décennies. L’augmentation du nom- pays du Sud, le nombre de diplômés des pays pauvres. Pour obtenir un bre des migrants qualifiés dans les a explosé. C’est un effet mécanique visa, il faut débourser l’équivalent de pays de l’OCDE1 en témoigne : leur de la décolonisation : s’il existe un 10 % du PIB par habitant d’un pays nombre a progressé de 50 % depuis domaine dans lequel les Etats de en développement, c’est énorme ! les années quatre-vingt-dix. ces pays ont été contraints de répon- Avec l’accroissement du coût de dre à l’aspiration des peuples, c’est mobilité, on observe que seuls les bien celui de l’éducation et ils ont plus qualifiés peuvent partir. Ils am- produit des élites en masse. Mais ortissent plus facilement les coûts de 1 Organisation de coopération et de développement comme ils ne peuvent pas absorber mobilité parce qu’ils ont des réseaux économique. Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale 15
L’économie de la connaissance et les politiques migratoires : La France peut mieux faire Entretien avec E.M. Mouhoud Cet exode des cerveaux En réalité les migrants viennent très peu des est-il un frein ou un gain pour le développement des pays du Sud ? pays pauvres ; le taux d’expatriation (part des migrants à l’étranger sur la population E.M.M : La nouvelle vague de re- du pays de départ) des pays pauvres est cherche des économistes à propos de ce que l’on appelle le « brain extrêmement faible. drain » ou « la fuite des cerveaux » est plutôt pragmatique. Les résultats transnationaux et peuvent participer Donc prétendre que la France et sont nuancés : les effets négatifs ou à des programmes internationaux les pays développés en général positifs dépendent des seuils du d’étudiants. Les moins qualifiés accè- accueillent toute taux d’expatriation. Quand vous êtes dent très difficilement, parfois au prix « la misère du monde » est une un pays à revenu intermédiaire - la de leur vie, à l’émigration. Ils sont idée fausse ? Chine, l’Inde ou même un des pays verrouillés sur place ; il leur reste les du sud de la Méditerranée - et si voies clandestines, mais il faut alors E.M.M : En réalité les migrants vi- votre taux d’expatriation n’excède qu’ils aient de l’argent… On assiste ennent très peu des pays pauvres ; pas 10 à 15 %, les effets seront posi- ainsi depuis une quinzaine d’années le taux d’expatriation (part des mi- tifs. Le gain sera supérieur à la perte à un accroissement de l’investisse- grants à l’étranger sur la population pour trois raisons : premièrement, ment dans l’éducation par des jeunes du pays de départ) des pays pau- les migrants de retour vont transférer des pays du Sud pour augmenter vres est extrêmement faible. Les des compétences qui permettront leurs chances de partir. D’une cer- migrants viennent plutôt de pays à d’améliorer le système d’éducation. taine manière, on étudie pour pou- revenus intermédiaires comme la Deuxièmement, les transferts d’ar- voir émigrer. C’est une causalité qui Chine, l’Inde, les pays du sud et de gents des migrants qualifiés vers les s’est inversée : si je veux augmenter l’est de la Méditerranée ou les pays pays de départ sont élevés et per- mes chances d’émigrer, il faut que je d’Amérique du Sud. Mais quand on mettent aux ménages d’envoyer les sois diplômé. Plus je suis diplômé, décompose les taux d’expatriation enfants à l’école plutôt qu’au travail, plus je peux augmenter mes chanc- par niveau de qualification, on ob- ce qui a un effet positif sur l’éduca- es d’émigrer. D’où une surreprésen- serve que les pays pauvres envoient tion. Et troisièmement, c’est l’effet tation des migrants qualifiés dans les surtout les qualifiés. La fuite des d’incitation : si je veux émigrer il faut migrations internationales. C’est cela cerveaux les touche très fortement que j’investisse dans l’éducation, et l’effet d’auto sélection. et spécifiquement. Les taux d’expa- si tout le monde veut investir dans Pour les femmes le problème se pose avec encore plus d’acuité. Elles Ceux qui perdent dans la fuite de cerveaux ce subissent des barrières supplémen- taires liées au respect des structures sont les pays les plus pauvres qui sont victimes patriarcales. L’éducation représente d’une trappe au sous-développement. pour elles un double passeport vis- à-vis de leurs familles et en termes de réduction des coûts d’émigration. triation des qualifiés sont souvent l’éducation le niveau d’éducation C’est la raison pour laquelle leur supérieurs à 30 % dans les pays augmente. Mais quand le seuil de 15 nombre a augmenté dans les flux pauvres alors qu’ils atteignent envi- à 20 % d’expatriation de qualifiés est de migrations internationales (plus ron 5 à 10 % dans les pays à revenus dépassé (par exemple Haïti affiche de 50 % des migrants internationaux intermédiaires. un taux d’expatriation de qualifiés de sont aujourd’hui des femmes). Elles près de 70 %) - et que ce taux peut sont aussi surreprésentées parmi les atteindre des niveaux extrêmement migrants qualifiés. élevés pour certaines professions comme les médecins - dans ce cas les effets peuvent être dramatiques. Ceux qui perdent dans la fuite des cerveaux ce sont les pays les plus 16 Pro Asile 23 / Partie 1 / Les nouvelles facettes de la mobilité internationale
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