Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)
Cas produit par Andréanne LAFRAMBOISE 1 et la professeure Wendy REID 2

       Mon souhait serait que le public garde, et même plus, développe sa curiosité, en acceptant de prendre
       des risques. Pour en arriver là, il lui faut [le public] accepter d’être un peu moins confortable dans son
       fauteuil. Le public est paresseux. Il serait important aussi que les créateurs croient fortement à la
       participation active du public, à la part positive de son imagination. Au Québec, en ce début du
       21e siècle, nous avons la fâcheuse tendance à la facilité (qui passe souvent par une propension à
       l’humour facile). Si le public pouvait comprendre que ce sont des modes et qu’il accepte de nous
       suivre, de ne pas nous larguer. Avec le développement du quartier des spectacles à Montréal, il est
       primordial que nos gouvernements évitent de n’investir que dans le béton, et soutiennent fortement
       les organismes de création qui stimulent notre curiosité, regardent vers le futur, car ils sont les
       gardiens et le reflet de l’intelligence d’un peuple, de sa culture, de son identité3.

Ainsi s’exprime Pauline Vaillancourt au sujet de l’avenir de la musique contemporaine au
Québec, et plus précisément au sujet de Chants Libres, la compagnie de création lyrique qu’elle a
fondée en 1990. Malgré ses inquiétudes, Chants Libres présentait en novembre 2009 l’opéra
féerie L’eau qui danse, la pomme qui chante et l’oiseau qui dit la vérité, qui a été écrit par
Gilles Tremblay, l’un des plus grands compositeurs québécois actuels, et le librettiste
Pierre Morency. Cette création a été bien reçue par le public et par la plupart des critiques
culturelles. Chants Libres a d’ailleurs remporté les prix « Création de l’année », « Événement
musical de l’année » et « Compositeur de l’année » dans le cadre des Prix Opus pour la
saison 2009-2010. Le 14 mai 2011, la compagnie célébrait son vingtième anniversaire dans le
cadre du concert ARIAS, qui présentait des extraits de chacun des 13 opéras produits au fil des
ans. Leur quatorzième opéra fut présenté à l’Usine C en mai 2012. Il s’agissait d’Alexandra, une
création de Zack Settel et de Yan Muckle, le fils de Pauline Vaillancourt. La compagnie prépare
actuellement sa quinzième création, Le Rêve de Grégoire de Pierre Michaud, en collaboration
avec la SMCQ 4, qui sera présentée au mois de mai 2014. Ainsi, Chants Libres poursuit sa
mission et prévoit laisser un héritage musical considérable.

1
    Andréanne Laframboise détient un D.E.S.S.G.O.C. de HEC Montréal. Elle est aussi chanteuse et détient un baccalauréat en
    musique classique de l’Université de Montréal.
2
    Wendy Reid est professeure agrégée au Service de l’enseignement du management à HEC Montréal.
    Les auteures tiennent à remercier Pauline Vaillancourt et Henry Gauthier pour le temps et la passion qu’ils ont consacrés au
    projet, et également Anne Mesny, pour ses conseils inestimables dans l’écriture du cas.
3
    Les citations sont tirées d’entrevues réalisées avec Pauline Vaillancourt (juillet 2009 et septembre 2011) et Henry Gauthier
    (septembre 2009 et septembre 2011).
4
    Société de musique contemporaine du Québec : www.smcq.qc.ca
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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

Bien que Chants Libres ait reçu de nombreux prix et reconnaissances au cours des 22 dernières
années, son avenir est loin d’être assuré. Le budget annuel alloué par les gouvernements n’a pas
augmenté depuis plusieurs années et le financement privé est insuffisant. À soixante-sept ans,
Pauline Vaillancourt reste l’âme de Chants Libres et assure encore la direction générale et
artistique de la compagnie. Malgré ses indéniables succès artistiques, Chants Libres ne parvient à
toucher qu’un public spécialisé.

La mission de Chants Libres
Chants Libres a comme mission de « réunir des créateurs de toutes disciplines pour créer des
événements uniques autour d’un point commun, la voix, et de faire revivre les formes d’opéra de
chambre ou pour grand orchestre, théâtre musical ou musique expérimentale, de forme
traditionnelle ou éclatée 1 ». La vision insufflée par Pauline Vaillancourt est celle de l’avant-
gardisme sans compromis, comme l’exprime Henry Gauthier, directeur adjoint de l’organisme :
       Pour moi, la mission de Chants Libres vient d’une phrase toute simple à l’intérieur du plan
       stratégique : Créer aujourd’hui ce qui sera la norme demain. Oui on fait de l’avant-garde, on essaie de
       ne jamais prendre les choses pour acquis. Car l’opéra aujourd’hui, 99 % du temps, c’est les mêmes
       centaines de partitions. C’est le dernier des grands arts qui ne fait pas de création. C’est tellement
       traditionnel, c’est tellement ennuyeux! Les artistes se plantent sur scène, ils ne bougent pas, ne font
       rien avec leurs corps. Pour nous, notre travail, c’est bouger tout ça. Oui on fait de l’opéra, mais on
       fait ça différemment, il n’y a pas d’acquis. Tu penses qu’on ne peut pas chanter de l’opéra assis, on
       va le faire. Tu penses qu’on ne peut pas chanter la tête à l’envers, on va le faire. Est-ce qu’on peut ne
       pas avoir d’artistes (directement) sur scène, on va l’essayer. Notre but n’est pas toujours de créer le
       spectacle de l’année. Parfois on pousse l’auditoire, dans le sens qu’on attaque les normes, on attaque
       les attentes. À cause de ça, on a eu parfois des critiques qui ont été terribles. Les gens ont dit :
       « C’était du bruit pendant deux heures. » Mais les productions sont quand même basées sur une
       philosophie, sur quelque chose de concret, sur une approche artistique. Peut-être que ce n’est pas
       encore au point, mais peut-être qu’il va y avoir des artistes qui vont s’inspirer de ça et faire quelque
       chose d’extraordinaire 2.

À l’époque où la compagnie Chants Libres est fondée, en 1990, le Québec connaît une
« effervescence nouvelle intimement liée à l’émergence d’œuvres québécoises destinées à la
scène lyrique 3 ». Chants Libres est alors le premier organisme à se consacrer à la voix comme
matière première de la composition contemporaine. En 1992, dans le premier numéro de la revue
Circuit 4 sur l’opéra, Jean-Jacques Nattiez soulève la question suivante : « Les compositeurs
québécois [sont-ils] en train, massivement, de renouer avec le théâtre musical ou, plus
généralement, avec la création lyrique? » Voici ce que l’on peut lire dix ans plus tard, en 2002,
dans un deuxième numéro de la revue Circuit sur l’opéra : « De nombreuses œuvres québécoises
ont vu le jour et le théâtre lyrique sous toutes ses formes suscite un vif intérêt ici au Québec, mais
aussi dans le reste du Canada et à peu près partout dans le monde. Cet intérêt est partagé par la
communauté des compositeurs et par un public de plus en plus nombreux. Nous sommes donc

1
    Stéphane Leclerc, Gestion des Arts inc., Plan stratégique 2006-2011, Chants Libres, octobre 2006.
2
    Citation tirée d’une entrevue réalisée avec Henry Gauthier, adjoint de Pauline Vaillancourt, le 1er septembre 2009.
3
    Michel Duchesneau, « Avant-propos Opéra aujourd’hui », Circuit, vol. 12, no 2, Montréal, 2002, p. 5.
4
    Revue québécoise spécialisée sur les musiques contemporaines.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

très loin de l’époque où, comme disait Pauline Vaillancourt, il était mal vu et vieux jeu, pour un
compositeur, d’écrire un opéra 1. » La mise sur pied de Chants Libres en 1990 par Pauline
Vaillancourt répond donc à un besoin senti non seulement par les compositeurs, mais aussi par
les chanteurs.

À partir des années 80, Pauline réussit grâce à sa détermination et sa force de parole à convaincre
des instances gouvernementales de faire une place à l’opéra et à la création musicale d’avant-
gardes dans le paysage culturel québécois. Elle obtient le financement nécessaire au
développement de l’opéra contemporain. Non seulement permet-elle à des compositeurs
québécois et canadiens de créer leur propre opéra, mais elle leur permet également de s’exporter
dans le reste du Canada et sur la scène internationale. Sa contribution ne s’arrête pas là. Au début
des années 2000, elle crée deux ateliers destinés aux musiciens de la relève. En effet, depuis
2003, l’atelier Oper’actuel – Work in progress permet à des compositeurs de la relève de vérifier
ou encore de modifier leur création vocale avec l’aide de jeunes chanteurs de la relève. Ce projet
innovateur est réalisé en collaboration avec l’Université McGill, l’Université de Montréal et le
Conservatoire de Montréal. Depuis 2004, un stage annuel de perfectionnement vocal Voix
Internationales est offert aux chanteurs qui désirent se spécialiser dans le répertoire
contemporain. Ce stage est l’un des seuls au Canada qui permet de découvrir ce type de répertoire
et d’expérimenter diverses techniques nécessaires dans ce domaine de pointe, comme la
technique de l’extended voice 2 et le travail de la voix en mouvement.

Chants Libres a reçu de nombreux prix Opus 3 au fil des ans. Pauline Vaillancourt s’est quant à
elle vu décerner au cours de sa carrière d’interprète le Prix d’excellence Victor-Martyn-Lynch-
Staunton du Conseil des arts du Canada et le Prix d’interprète de musique contemporaine
Flandres-Québec. En 2009, elle a été reconnue parmi les cinquante artistes les plus influents de la
musique contemporaine au Canada par le Centre de musique canadienne. Pauline Vaillancourt a
en effet poursuivi sa carrière de chanteuse, d’interprète et de metteur en scène parallèlement à son
travail de dirigeante au sein de Chants Libres. Son parcours personnel hors du commun mérite
qu’on s’y arrête.

Le parcours personnel de Pauline Vaillancourt
Née à Arvida (Jonquière) au Saguenay, Pauline Vaillancourt vient d’une famille modeste,
indépendante d’esprit. La maison des Vaillancourt était toujours emplie de musique, de chants et
de théâtre. Son père travaillait comme vendeur de commerce sur la route. Pauline raconte :
       Il a fait un peu de tout : il a vendu des patates frites, des bleuets; disons qu’il n’était pas vraiment
       doué dans les affaires, mais ce qui importait pour lui, c’était qu’il soit son propre patron, qu’il garde
       son indépendance. C’est lui qui m’a encouragée à faire mes premiers concours à la radio. Sa passion
       a toujours été le théâtre. Il aurait voulu être comédien, mais à l’époque, il avait cinq enfants à faire
       vivre.

1
    Michel Duchesneau, « Avant-propos Opéra aujourd’hui », Circuit, vol. 12, no 2, Montréal, 2002, p. 5.
2
    L’extended voice est une technique vocale qui permet d’étendre le registre dans les extrêmes graves et aigus de la voix.
3
    http://www.chantslibres.org/fr/apropos/prix/.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

Le père de Pauline avait sa propre troupe de théâtre, ce qui l’amenait à posséder beaucoup de
costumes et de perruques. Elle se rappelle, le sourire aux lèvres, qu’elle passait de bons moments
à fouiller dans ce tas de vêtements, inventant des personnages imaginaires. Sa mère jouait le
piano, alors la musique faisait partie du quotidien des Vaillancourt. Pauline ajoute :
       Ma mère avait une très belle voix et jouait du piano. Probablement qu’elle aurait voulu faire la
       carrière que j’ai faite, mais elle avait des enfants. Elle devait donc rester à la maison. La musique
       faisait partie de la famille, chez les tantes, les oncles et les cousins, c’était inné!

Pauline vient d’une famille extrêmement talentueuse et chacun des membres a joué un rôle
important dans l’univers musical québécois, plus particulièrement sur la scène contemporaine.
Leurs carrières respectives ont donné naissance à des organisations de réputation internationale.

Son frère aîné, Jean-Eudes, a été une importante source d’inspiration pour Pauline. Pianiste de
grand talent et chef de chœur nommé à un très jeune âge, il a été le premier d’une tradition
familiale accomplie. Il a d’abord fait ses études au Conservatoire de Montréal dans les années 50,
puis est allé étudier à New York, à Rome et à Paris. Il occupe ensuite un poste à l’Université de
Montréal, où il dirige l’atelier de musique de chambre. Sa carrière d’interprète lui a permis
d’accompagner de grands solistes et de donner des concerts à deux pianos avec sa sœur cadette
Lorraine. La plupart de ces concerts ont été retransmis à la radio et à la télévision dans les
années 60.

Également pianiste, Lorraine a entamé ses études dans les années 60 au Conservatoire de Québec,
mais elle a aussi étudié la direction d’orchestre à Paris. Tout comme son frère, elle accepte un
poste à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, où elle dirige l’atelier de musique
contemporaine. Elle fait ses débuts dans les années 70 avec Les Événements du neuf où elle dirige
son propre ensemble. Elle fonde ensuite le Nouvel Ensemble Moderne (NEM 1), un prestigieux
ensemble de musique contemporaine basé à Montréal et reconnu mondialement qui se produit en
résidence à la salle Claude-Champagne de l’Université de Montréal. Elle est membre de la
Société Royale et est très active au sein de la grande communauté musicale montréalaise.

Pauline, quant à elle, a toujours su qu’elle voulait devenir chanteuse :
       Jean-Eudes, le petit génie de la famille, dirigeait une chorale à l’époque, ce qui nous a permis de faire
       tous les classiques : Bach, Haendel, etc. C’était toujours impressionnant comme événement, car il
       faisait venir les musiciens du Conservatoire de Québec et les solistes de Québec. Ils habitaient chez
       nous. Mon père, ma mère et ma sœur faisaient partie de la chorale, Jean-Eudes dirigeait et moi, je
       faisais aussi partie de la chorale. Imaginez les soirs où on partait tous à la représentation, c’était un
       événement! Tout le monde en queue de pie, robes longues, chacun avait ses responsabilités. Jusqu’au
       jour où j’ai eu mon premier solo; j’avais à peu près 16 ans. Ce soir-là, je me rappelle, j’étais
       particulièrement nerveuse, on partait avec les solistes et c’était la première fois que j’avais un solo,
       mais l’attention, bien sûr, était sur mon frère qui dirigeait. Il avait à peine 20 ans à l’époque. C’est
       alors que mon père m’a dit : « Ne t’inquiète pas, ton tour va venir. » Et ça, c’est une phrase qui m’est
       toujours restée.

Lorsqu’elle a 16 ans, elle prend l’autobus toutes les fins de semaine jusqu’à Montréal pour
étudier le chant à l’École de musique Vincent-d’Indy. Elle obtient ensuite un diplôme au

1
    www.lenem.ca.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

Conservatoire de Québec en chant classique. Pauline cherche à se démarquer par ses choix
musicaux. Elle passe de longues heures à faire des recherches pour découvrir du répertoire rare
ou peu chanté. Elle chante des œuvres de jeunes compositeurs québécois : « Déjà à ce moment-là
je ne voulais pas faire comme les autres, je cherchais à me distinguer par mes choix musicaux. »

Quelques années plus tard, ses études au Conservatoire de Québec terminées, elle déménage à
Montréal et décide de faire une maîtrise à l’Université de Montréal dans le but de se bâtir un
nouveau réseau. C’est à cette époque qu’elle fonde Gropus 7 avec d’autres musiciens.
L’influence des maîtres de l’époque, tels que Mauricio Kagel, John Cage et Arnold Schönberg 1,
amène le groupe à développer une approche théâtrale de la musique. Plutôt que d’interpréter les
œuvres de manière traditionnelle en formation assise, chaque instrumentiste est mis en scène,
jouant ainsi un rôle précis dans l’espace scénique. C’est entre autres avec Gropus 7 que Pauline
découvre l’Europe. La troupe participe à une tournée avec les Jeunesses Musicales qui lui permet
de se rendre notamment en Pologne et en Hongrie. Elle fera aussi plusieurs tournées au Canada et
au Québec.

En 1975, Pauline est invitée à Madrid pour créer Arabesco, une œuvre de José Evangelista 2. Le
compositeur profite de l’occasion pour lui organiser une tournée dans les maisons de la culture
espagnoles. Accompagnée de son frère au piano, elle interprète des œuvres lyriques classiques.
Quelques années plus tard, alors qu’elle est à la recherche de nouveaux défis, elle décide de
s’installer en Europe. Plus ouvert à la musique contemporaine, le vieux continent lui offre la
possibilité de développer intégralement sa carrière d’interprète lyrique et d’interprète
contemporain. Elle y restera dix ans et travaillera avec les compositeurs et les metteurs en scène
les plus influents.

En tant que chanteuse classique, Pauline fait preuve de rigueur dans l’apprentissage de ses
partitions. Mais elle ne s’arrête pas là, bien au contraire : elle désire aller au-delà de la partition.
Elle veut y apporter une âme. Ses interprétations sont reconnues comme risquées et hautement
théâtrales. Alors qu’elle assiste à Paris à la création des Récitations de Georges Aperghis 3, elle
décide qu’elle les présentera à son tour à Montréal.
       Cette pièce je veux la faire, je veux la faire. Je demande donc à Martine Viard : « Que dois-je faire
       pour créer cette œuvre? » Elle me suggère alors de rencontrer le compositeur. Je rencontre donc
       Georges Aperghis et lui demande : « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour chanter les Récitations? »
       Il ne me connaissait pas, il me demande, donc, de lui envoyer une démo. Je lui envoie les chants
       hébraïques de Ravel et d’autres œuvres plus classiques. Il me répond : « Si vous êtes capable
       d’interpréter Ravel avec une telle qualité, vous pouvez certainement chanter les Récitations. » Alors,
       il me donne rendez-vous dans un café pour me donner les partitions. Je lui ai demandé combien de
       temps a pris Martine Viard pour apprendre toute l’œuvre. Il me répond : « Quatre ou cinq ans. » Et
       c’est là que, pendant un moment, je n’ai rien vu, rien senti, mon visage a paralysé. J’étais paniquée,
       car Serge Garant venait d’accepter que je monte les Récitations, ici, à Montréal à la SMCQ et il me
       restait à peine trois mois pour les apprendre. Je les ai apprises. J’en ai monté 10 sur 14 et en plus que

1
    Mauricio Kagel est un compositeur d’origine argentine attaché au mouvement de théâtralité instrumentale. John Cage est un
    compositeur de musique contemporaine expérimentale d’origine américaine reconnu pour ses œuvres au piano préparé. Arnold
    Schönberg est un compositeur et théoricien autrichien important, puisqu’il est le fondateur de la seconde école de Vienne avec
    Alban Berg et Anton Webern. Il a considérablement influencé toute la musique de la seconde moitié du XXe siècle.
2
    Compositeur d’origine espagnole au Canada depuis 1969. Il enseigne la composition à l’Université de Montréal.
3
    Compositeur français qui a développé un répertoire vocal contemporain.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

       j’ai mises en scène. Je me rappelle, cela a été une aventure de fou. Je travaillais nuit et jour. Dans la
       cuisine, j’avais mis des grandes affiches. Je faisais la vaisselle, je récitais. C’était constant, constant,
       constant. Je suis même allée voir un médecin […]. « Vous donnez des choses pour booster les
       chevaux ou les sportifs. Là, il faut me donner quelque chose! » Et ça, c’était en plus des contrats en
       France! Malgré tout, ça a été un fort succès à la SMCQ, et en plus, c’était la première fois que Serge
       Garant, le directeur artistique, acceptait de présenter une œuvre théâtrale.

C’est à Paris qu’elle fait la rencontre de ses deux futurs cofondateurs, Joseph Saint-Gelais,
metteur en scène, et Renald Tremblay, écrivain, aussi du Québec. Ensemble, ils se promettent
d’élaborer un outil pour aider les compositeurs contemporains à écrire des œuvres qui célèbrent
la voix. La compagnie Chants Libres est donc fondée sous le signe de cet engagement envers la
création d’opéra d’avant-garde au Québec.

La création et la direction de Chants Libres
À la question à savoir comment la chanteuse est devenue gestionnaire, Pauline répond : « Par la
force des choses, je n’ai pas eu le choix! » Les débuts ne sont pas de tout repos pour Chants
Libres, mais Pauline est un pilier dans l’organisation de la compagnie. En plus d’en occuper la
direction artistique depuis sa création, elle n’a jamais cessé d’être très présente sur scène en tant
qu’interprète, mais aussi en tant que metteure en scène et conceptrice. Son dévouement envers la
création et sa qualité en tant qu’artiste-interprète ont permis à Chants Libres d’acquérir sa
réputation mondiale actuelle.

Ayant déjà participé à plusieurs créations en Europe, Pauline Vaillancourt savait que l’opéra
pouvait être une forme multidisciplinaire à redécouvrir. Déjà connue auprès des instances
gouvernementales, elle obtient quinze mille dollars pour un premier projet. Avec l’aide de Joseph
Saint-Gelais et Renald Tremblay, elle choisit le texte de René-Daniel Dubois 1, Ne blâmez jamais
les Bédouins, pour en faire un opéra contemporain. Avec la musique a capella d’Alain Thibault,
c’est Pauline qui occupera seule la scène, interprétant les trente-six personnages au Théâtre La
Licorne pendant trois semaines. Les commentaires sont très positifs : « Ne blâmez jamais les
Bédouins est la première manifestation de Chants Libres. Je crois qu’il s’agit de débuts très
prometteurs 2. » « Le véritable intérêt de l’œuvre reste la performance étonnante de Pauline
Vaillancourt. Elle nous confirme sans cesse qu’elle est plus qu’une chanteuse, qu’elle est une
véritable tragédienne lyrique du XXe siècle 3. »

Pauline compare la deuxième création de Chants Libres, Il suffit d’un peu d’air de Claude Ballif 4,
à une haute montagne à traverser : « Si on réussit à traverser celle-là, on est capable de durer
vingt ans! » Cependant, l’œuvre est demeurée une expérience très aride pour l’auditeur, car il
était d’une écriture atonale en quarts de tons. Cette création a été non seulement difficile sur le

1
    Acteur, scénariste et dramaturge québécois, René-Daniel Dubois agit aussi comme pamphlétaire sur différents sujets touchant la
    société québécoise.
2
    La Presse (Québec), 20 septembre 1991.
3
    Voir (Québec), 25 septembre 1991. Pour d’autres critiques des opéras produits par Chants Libres, lire la revue de presse sur le
    site Internet : www.chantslibres.org.
4
    Compositeur français né en 1924 et mort en 2004. Photos de la production sur le site Internet de Chants Libres à
    www.chantslibres.org/fr/productions/creations/.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

plan artistique, mais également sur le plan financier. Ce fut une œuvre magistrale à monter.
L’orchestre du NEM, dirigé par sa sœur, était dans la fosse d’orchestre; des décors et des
costumes originaux ont été créés, et quatre interprètes y participaient, dont Pauline.

Pour la troisième création, La Princesse Blanche, Chants Libres collabore avec le NEM et
commande une œuvre au compositeur canadien Bruce Mather 1 à partir d’un texte de Rainer
Maria Rilke. Pauline interprète le rôle principal et Joseph Saint-Gelais s’occupe de la mise en
scène. Alors que le montage du décor est en cours, ce dernier décide qu’il ne peut plus continuer
pour des raisons personnelles. Voulant prendre une autre direction dans sa vie, il décide de quitter
le projet au beau milieu de la production. Pauline se rappelle être « tombée sans connaissance »,
le choc étant trop fort! En plus de perdre son metteur en scène, elle perdait un des fondateurs de
Chants Libres. Heureusement, elle réussit à trouver un autre metteur en scène qui accepte de
mener le projet à terme.

Les bureaux de Chants Libres se situent d’abord dans l’appartement de Pauline. Durant les dix
premières années, de 1990 à 2000, plusieurs directeurs administratifs se succèdent et Pauline
occupe principalement le poste de directrice artistique. Puis, avec l’arrivée de Liette Turner à la
direction générale en 2000, Chants Libres prend un nouveau tournant en acquérant ses propres
locaux. Lorsque madame Turner décède quatre ans plus tard, Pauline décide de lui succéder à la
direction générale.

Aujourd’hui, malgré le long parcours de l’entreprise, l’équipe administrative de Chants Libres est
relativement réduite. Pour Pauline, les directions générale et artistique sont une préoccupation
omniprésente qui l’occupe sept jours sur sept. La majeure partie du travail administratif est prise
en charge par Pauline, avec l’aide de son directeur adjoint, Henry Gauthier qui, lui, travaille trois
jours par semaine. La responsable aux communications travaille aussi trois jours par semaine, ce
qui complète l’équipe permanente. S’ajoute à cela, un comptable qui travaille une journée par
semaine et une relationniste de presse qui travaille ponctuellement selon les productions. Henry
précise à ce sujet :
       Comme on est une petite compagnie, on jumelle parfois les postes. Comme dit Pauline, c’est les
       forces des candidats qui dictent le poste! Ayant un petit budget de fonctionnement, on ne peut pas
       offrir des conditions semblables à des compagnies privées par exemple. Il est aussi difficile d’attirer
       des gens qui veulent faire une carrière dans le milieu de la culture. C’est un milieu qui demande une
       grande implication du candidat.

L’équipe de production s’ajoute à l’équipe permanente en temps de création. Un directeur de
production et un directeur technique engagent leur équipe, et toute une équipe de créateurs
s’occupe des costumes, des maquillages, de la scénographie, du visuel et de la mise en scène.
Enfin, les artistes interprètes se joignent à ce groupe.

Depuis peu, Marie-Annick Béliveau, une chanteuse spécialisée en musique contemporaine, est
pressentie pour remplacer Pauline lorsque celle-ci n’aura plus l’énergie pour occuper son poste.
Pour l’instant, elle ne fait que participer aux réunions, mais son rôle deviendra graduellement
plus important au fur et à mesure de son implication. C’est une succession qui s’étendra sur
plusieurs années, car Pauline n’a pas l’intention de prendre sa retraite bientôt : « Ça m’encourage
1
    Compositeur canadien né à Toronto, il a enseigné la composition jusqu’en 2001 à l’Université McGill.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

d’être secondée par quelqu’un, on peut échanger sur la question artistique et ça me donne de
l’énergie et du courage pour continuer. »

Avant d’être reçue au fonctionnement triennal 1 en 2001 au Conseil des arts et lettres du Québec
(CALQ), Chants Libres était un organisme qui fonctionnait grâce aux subventions par projet.
Créer un opéra original exige un financement énorme, car une production peut coûter plus de
300 000 $, un montant qui dépasse le budget alloué annuellement. Chants Libres répartit donc les
coûts d’une production sur deux ou trois années. Durant les années de création, le budget atteint
un déficit et c’est dans les années qui suivent que l’organisme retrouve l’équilibre budgétaire.

Pendant quelques années, Jacques Corriveau présidait le conseil d’administration de l’organisme
et il réussissait à recueillir près de trente mille dollars par année en dons et commandites lors
d’événements-bénéfice. Mais l’organisme a perdu le président de son conseil ainsi que tous ses
contacts en 2004 à la suite du scandale des commandites 2, auquel ce dernier était mêlé. Le budget
total de Chants Libres fut grandement touché, puisque l’organisme était ainsi amputé d’une
grande partie de ses revenus privés.

Le conseil d’administration de Chants Libres compte actuellement huit membres, incluant
Pauline Vaillancourt. Deux nouvelles personnes se sont jointes au CA. Le président et le
secrétaire actuels sont avocats. On trouve aussi deux artistes, dont le metteur en scène Wajdi
Mouawad. Le CA se rencontre trois ou quatre fois par année, mais était peu actif sur le plan de la
recherche de financement depuis le départ de M. Corriveau. Chants Libres réussit tout de même à
amasser entre 8 000 $ et 9 000 $ en dons individuels grâce à une sollicitation envoyée par
courrier deux fois par année aux 5 000 contacts de sa base de données. Il semble que 2013 sera
une année proactive grâce à la présence des nouveaux venus du milieu des affaires.

Au début des années 2000, dans le but de satisfaire aux exigences des Conseils des arts des divers
paliers gouvernementaux, Pauline travaille avec Nathalie Rousseau, consultante du milieu des
arts, à la mise sur pied d’un plan de développement afin de consolider la vision de l’organisme et
de la projeter pour les cinq à dix années à venir. L’exercice visait à prouver que Chants Libres est
nécessaire dans le paysage culturel québécois, ce qui contribuerait à dégeler son financement. Le
résultat n’a pas eu l’effet escompté auprès de l’administration publique. En voici un extrait :
       L’OBJECTIF VISÉ EN TERMES DE FONDS PUBLICS
       Faire doubler le soutien des fonds publics de 290 000 $ à 600 000 $ d’ici trois ans.
       En fait, la hausse la plus significative pourrait provenir du Conseil des arts et des lettres du Québec
       qui procèdera à sa grande évaluation nationale au printemps 2004 pour les saisons 2004-2005. Cette
       évaluation a lieu tous les quatre ans et ce n’est qu’à ce moment que certaines compagnies peuvent
       marquer des points de façon significative. Comme Chants Libres est un tout petit organisme en
       comparaison de l’Opéra de Montréal et même de l’Opéra de Québec, il se pourrait que le CALQ,
       devant l’excellence du dossier Chants Libres, décide de rééquilibrer la balance en sa faveur.

1
    Demande de subvention présentée tous les trois ans au Conseil des arts et des lettres du Québec et au Conseil des arts du
    Canada, suivie de rapports annuels.
2
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Scandale_des_commandites.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

        Quant au Conseil des arts du Canada (CAC), la compagnie revient régulièrement en évaluation pour
        un nouveau cycle triennal lors de la saison 2004-2005. Ce n’est qu’à ce moment qu’une hausse
        substantielle et un repositionnement de la compagnie peut être considéré 1.

Quelques années plus tard, Pauline a refait l’exercice avec une autre consultante du nom de
Stéphane Leclerc, mais elle arrive avec le même constat :
        Chants Libres a besoin de sa juste part des fonds publics, que la direction estime équivaloir à environ
        le double de ses subventions actuelles 2.

Cet objectif n’a toujours pas été atteint et depuis, aucun autre plan n’a été élaboré.
        Les précédents plans stratégiques n’ont pas eu de résultats positifs. Les gouvernements n’ont pas
        suivi selon nos recommandations. Nous sommes toujours gelés au niveau du budget de
        fonctionnement. Maintenant je préfère garder cet argent pour la création!

Pauline possède une personnalité forte et une vision solide de Chants Libres. En tant que
directrice artistique, c’est elle qui fait appel aux collaborateurs avec qui elle souhaite travailler
(c’est son esthétique qui est mise de l’avant). C’est aussi elle qui se bat pour que la compagnie
survive et qu’elle soit reconnue à travers le monde. Elle en est la mémoire et le capitaine; elle se
sent donc responsable de toujours mener celle-ci dans la bonne direction. Chants Libres a besoin
de :
        Consolider la structure et le financement de la compagnie pour en faire une solide maison de
        nouvelles formes d’opéra reconnue à travers le monde pour le haut niveau de ses productions, son
        esprit avant-gardiste et son ouverture sur les grands courants de création du 21e siècle 3.

Elle est toutefois consciente qu’il est parfois difficile pour les employés d’entrer dans son
univers. Pauline est directe, mais toujours d’une réelle sincérité. Elle va de l’avant, brasse des
idées ou cherche à en susciter d’autres. Lorsqu’une idée est rejetée parce qu’elle ne cadre pas
avec sa vision première, cela laisse de la place pour de nouvelles idées! Henry expose la façon
bien à elle qu’elle a de communiquer :
        Pauline est quelqu’un d’incroyablement honnête. Elle parle à son personnel comme si on était dans
        une salle de répétition. On se parle directement sans diplomatie. Elle m’a déjà confié qu’elle ne
        comprenait pas comment elle pouvait, dans une salle de répétition être exigeante, mais que dans un
        contexte de bureau, elle ne pouvait pas!

Le travail à faire chez Chants Libres n’est jamais prévisible. D’une semaine à l’autre, les défis et
les enjeux sont toujours différents. Il faut répondre à un artiste qui veut obtenir les dossiers de
presse, rédiger une nouvelle demande de subvention, ou encore, organiser la programmation des
ateliers. Même s’il existe un plan d’action, les priorités peuvent changer du tout au tout. La
gestion quotidienne prend donc beaucoup de place au sein d’une petite organisation. Henry
explique :
        Mon poste est comme un conduit d’informations entre les gens et Pauline. Il y a toujours le projet à
        long terme qu’on doit garder en tête, mais il faut savoir jongler avec les priorités quotidiennement,

1
    Extrait du plan stratégique 2004.
2
    Extrait du plan stratégique 2006.
3
    Ibid.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

       souvent avec instinct. On communique beaucoup par courriels. Généralement Pauline donne un plan
       de match des priorités à faire au début de la semaine, mais on ne sait jamais ce qui va arriver ensuite.
       Elle n’évalue pas au jour le jour, elle préfère parler de ce qu’on a accompli dans les dernières
       semaines, les derniers mois, ce qui nous donne beaucoup d’indépendance et de flexibilité en tant
       qu’employé.

La compagnie a toujours gardé une direction artistique prédominante. L’important pour Pauline,
dans son rôle de directrice artistique, est de créer un produit qui n’essaie pas de plaire à tout prix
à la majorité. Elle se perçoit donc comme un visionnaire ou un chercheur de laboratoire qui désire
repousser les limites du commun. En collaborant avec des créateurs et des interprètes qui ont le
goût de se surpasser et de prendre des risques, elle parvient à donner naissance à un processus
créatif original. En ce sens, Chants Libres désire aller toujours plus loin dans la recherche de
l’intégration des nouvelles technologies véhiculées dans ses mises en scène. Ainsi, la directrice
artistique a acquis le statut de chercheure au sein du Labo DEII (Développement en
environnement immersif et interactif), un organisme associé à l’UQAM, donnant à Chants Libres
de grandes occasions de recherche et développement. De son côté, le Labo DEII trouve une mise
en application inédite dans le domaine particulier des arts de la scène. Pauline a également
développé un partenariat avec HEXAGRAM 1, l’institut de recherche/création en arts et
technologies médiatiques associé à l’Université Concordia et à l’UQAM qui l’a accueillie en
résidence de création. Elle fait de la recherche en vue de ses productions dans l’une de ses
filiales, le Centre interuniversitaire des arts médiatiques (CIAM).

Mais les technologies d’aujourd’hui doivent toujours rester au service du propos :
       Le défi des spectacles qui utilisent la technologie, c’est que la voix reste émotive, que la technique
       n’occulte pas la fragilité et l’humanité de la voix. Quand on fait de la création, il faut être curieux de
       tout ce qui se passe de nouveau. Mais il faut aussi pouvoir en faire abstraction pour se concentrer sur
       l’essentiel. Là où le bât blesse, c’est quand les outils annulent le contenu. Les technologies doivent
       nous mener quelque part. Sinon, c’est mieux de ne pas s’en servir 2.

À ce jour, Chants Libres a toujours eu comme mandat de créer de nouvelles œuvres, mais aussi
de les rejouer subséquemment. Après avoir passé des centaines d’heures à monter une
production, il est dommage de ne pouvoir la présenter qu’une seule fois. C’est pour ça que
Pauline a toujours tenu à ce qu’une création soit jouée de nouveau, qu’elle ait une deuxième
chance de s’exprimer, de s’approfondir et peut-être même de devenir un nouveau « classique »
dans le monde de l’opéra. Aussi, Pauline souhaite que Marie-Annick Béliveau l’aide à mettre en
place un de ses vieux rêves : le volet Festival Oper’actuel international. Pauline veut créer un
événement international en invitant d’autres compagnies pour montrer au public que Chants
Libres n’est pas unique au monde.

1
    www.hexagram.uqam.ca.
2
    Dominique Olivier, « Une conférence internationale des compagnies de création lyrique : Le NewOp 8 à Montréal », La Scena
    Musicale, vol. 5, no 2, 1er octobre 1999.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

Le réseau NewOp et les « pairs » de Chants Libres
Même si l’opéra contemporain est peu connu en Amérique du Nord, il existe en Europe du Nord
un réseau assez développé de producteurs et diffuseurs d’œuvres lyriques contemporaines appelé
NewOp. L’implication de Chants Libres dans le réseau NewOp est pour Pauline une occasion
d’établir de nouvelles collaborations et alliances avec des compagnies comme la sienne. Chants
Libres est fortement influencée par ce réseau et son esthétique d’avant-garde. Au Canada, on
retrouve quelques compagnies de productions opératiques contemporaines, comme Tapestry et
Queen of Puddings à Toronto. C’est en raison de leurs philosophies artistiques éloignées que
Pauline n’envisage pas de futures collaborations avec celles-ci.

Les pairs de Chants Libres se trouvent plutôt dans les grandes villes du nord de l’Europe,
notamment le Muziektheater Transparant à Anvers, le Hebbel Theater à Berlin et l’Ensemble
Walpurgis à Bruxelles. « Ces compagnies bénéficient de fonds publics substantiels pour soutenir
leurs activités. Ces lieux de création et de diffusion maintiennent des programmations
impressionnantes, comparables en termes de nombre de représentations sur une saison à nos
institutions artistiques de premier plan 1. »

Selon Pauline, il n’y avait jusqu’à tout récemment aucun organisme ayant la vocation de créer
des opéras contemporains en Amérique du Nord, « mis à part des foyers d’expérimentation sur la
côte ouest, à San Francisco principalement 2 ». Par contre, quelques diffuseurs new-yorkais font
office d’avant-gardes, tels que le Brooklyn Academy of Music et The Kitchen. Ces dernières
années, l’organisme québécois a été en pourparlers avec le Center for Contemporary Opera 3 à
New York pour présenter l’électr’opéra 4 L’Enfant des Glaces durant la saison 2010-2011, mais
malheureusement, le producteur s’est retiré du projet. L’Enfant des Glaces vient d’être repris en
2013 lors du Festival Montréal en Lumière et du Festival Montréal/Nouvelles Musiques (MNM).

Le réseau mondial des rencontres NewOp regroupe des compagnies de création lyrique dispersées
dans à peu près une vingtaine de pays. Depuis 1992, une conférence annuelle avait lieu afin de
rassembler tous les acteurs travaillant de près ou de loin au développement des nouvelles formes
d’opéra. Chants Libres a accueilli la huitième édition en novembre 1999 5, où l’un des principaux
points abordés fut la voix.
        Quand on va à ces colloques, c’est d’abord pour être stimulé, pour avoir de nouvelles idées. Je
        trouvais que depuis les débuts, au NewOp, on parlait peu des chanteurs, qui sont quand même
        directement concernés par le travail de création lyrique! On dirait que l’utilisation de la voix ne veut
        pas exister autrement que de façon traditionnelle et pourtant, s’il y a un instrument qui peut
        s’exprimer de mille façons, c’est bien celui-là! La voix sera toujours la voix. L’extended voice, par
        exemple, n’est qu’une façon de mettre sa voix dans l’espace. C’est seulement beaucoup plus théâtral.

1
    Nathalie Rousseau, LL.L., M.B.A, Plan de développement 2002-2003 à 2006-2007, Chants Libres, janvier 2004.
2
    Stéphane Leclerc, Gestion des Arts inc., Plan stratégique 2006-2011, Chants Libres, octobre 2006.
3
    « The CCO is a performing arts organization devoted to the development and production of new opera and music theater works
    and, working with a community of artists and a committed public, to the development and encouragement of a new operatic and
    music-theater culture in this country. » (www.centerforcontemporaryopera.org)
4
    Opéra électroacoustique.
5
    NewOp/NonOp 8 a été accueilli par Pauline Vaillancourt et Chants Libres à Montréal en 1999.
    www.notnicemusic.com/NewOp.html.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

        Quant aux transformations de la voix en direct, il ne faut pas oublier que c’est la voix qui les
        provoque! Si on fait un son en particulier, et selon la façon qu’on a de l’émettre, ça produit tel ou tel
        effet sonore. On devient alors connecté à tout un monde autour de soi. On devient maître non
        seulement de sa voix, mais de tout ce qui va se produire. Ça donne beaucoup de liberté1.

Malheureusement, la dernière conférence a eu lieu à Barcelone en Espagne en 2004.

Le financement de Chants Libres dans le contexte québécois
Le budget de Chants Libres est financé à 90 % par les conseils des arts des gouvernements
fédéral, provincial et municipal 2, car le secteur privé reste frileux quant à l’investissement dans la
création d’avant-garde. De plus, Chants Libres se situe à la frontière de l’opéra, de la musique
contemporaine et de la création théâtrale, ce qui la rend difficile à cadrer précisément dans les
programmes de subvention. Cela oblige Pauline à se battre constamment pour obtenir la
reconnaissance de ses pairs et ainsi garder sa place dans le milieu musical.
        Je me suis beaucoup mise en colère, j’ai fait beaucoup de discours. Je me souviens quand j’allais à
        Ottawa, les gens disaient : « Pauline Vaillancourt s’en vient, prenez votre souffle! » Je n’étais pas
        tendre avec eux. Mais là, j’ai moins envie de me battre. Si les responsables n’ont pas encore compris
        l’importance de Chants Libres, moi je n’ai plus l’âge de monter aux barricades. Ça sera le rôle de
        mon assistante à la direction artistique.

Pauline a tenté aussi de diversifier ses sources de revenus en engageant une directrice en
financement privé pendant deux ans. Les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes, malgré
de nombreux efforts. Les commanditaires s’intéressent peu à Chants Libres en raison de son
produit d’avant-garde, et de son public spécialisé.

Le rapport intitulé Le système culturel québécois en perspective, écrit par Claude Edgar
Dalphond, semble donner raison à Pauline : le financement de la part du fédéral est moindre que
celui du provincial pour les entreprises artistiques. Le fédéral investit une grande partie de
l’argent pour la culture dans les industries culturelles 3. Pauline en est exaspérée : « Pourquoi
donner des millions aux plus riches quand les petites compagnies comme la nôtre luttent pour
leur survie? »

Selon le rapport Dalphond, les programmes de financement des arts et des industries culturelles
sont déjà avantageux. Si l’on fait une comparaison avec les budgets alloués en Europe ou aux
États-Unis, le Québec se situe dans ou au-dessus de la moyenne. Mais ce dernier se retrouve dans
une situation bien particulière, où quantité d’artistes et de créateurs ont fondé leur propre
compagnie (à but non lucratif) dans le milieu artistique. En effet, M. Dalphond constate que les
travailleurs culturels au Québec sont supérieurs en nombre à ceux de la France, des États-Unis et
du Canada, ce qui reflète le succès de nos politiques et du financement alloué à la culture.

1
    Dominique Olivier, op. cit.
2
    Le Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts de Montréal.
3
    Les industries culturelles incluent les médias, le cinéma, l’édition, la musique enregistrée et les nouveaux médias; ce sont des
    activités commerciales à but lucratif. Les arts de la scène, le théâtre et le patrimoine sont en comparaison des activités à but non
    lucratif.

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Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres (2010-2012)

Chants Libres se situe à un tournant. Désirant être reconnue comme une véritable maison d’opéra
appuyant la création d’œuvres actuelles, l’organisme a besoin de doubler son financement pour
mettre sur pied la structure demandée dans ses plans stratégiques. Vu les réponses négatives des
plans stratégiques précédents, Pauline a décidé de ne pas renouveler l’exercice.
    Quand ça fait 22 ans que tu montes aux barricades et que depuis 13 ans on est gelé... Mais on est
    encore là. Ils ne nous annulent pas. À mon avis, ils ne peuvent pas nous annuler, ils le savent, car ce
    qu’on fait est trop important. On arrive pourtant à faire des choses bien avec rien. C’est désolant de
    réaliser qu’on n’a pas d’ambition, surtout nous, les Québécois. On n’est pas capables de voir qu’il
    pourrait y avoir un extraordinaire endroit pour les musiques actuelles. Un lieu qui est plus qu’une
    simple salle avec des lumières. Un vrai outil de création pour aller plus loin, avec les moyens
    technologiques et les chercheurs qu’on a, pour les créateurs d’ici.

L’avenir : trouver un grand frère?
Ce que Pauline Vaillancourt souhaite par-dessus tout, c’est que Chants Libres perdure après son
départ :
    J’ai toujours dit que Chants Libres avait besoin d’un grand frère, surtout maintenant, d’une
    compagnie, d’un organisme ou d’une personne qui a les moyens de nous prendre sous son aile et qui
    décide de répondre à notre plan stratégique de développement… que Chants Libres devienne une
    maison d’opéra reconnue pour son audace, une maison ou un lieu pas forcément dans le béton, parce
    que Chants Libres se veut libre, libre des contraintes, mais avec une structure administrative stable
    pour qu’on puisse continuer de réunir les équipes de créateurs et répondre aux compositeurs.

Le gouvernement semble de plus en plus préoccupé par la question du public. Les demandes de
subvention exigent maintenant le décompte du nombre d’auditeurs. Les créations que Chants
Libres présente demandent au public d’être curieux, de prendre des risques. L’opéra
d’aujourd’hui est un genre particulier qui reste exigeant.

Toujours à l’affût des derniers courants artistiques et des nouvelles percées technologiques,
Pauline Vaillancourt ne fonde pas ses choix artistiques sur les goûts hypothétiques du public.
« Quand tu as la chance d’avoir une scène, il faut en profiter. Si tu as quelque chose à dire, il faut
aller jusqu’au bout sans penser aux autres. » Pauline réaffirme le choix délibéré de présenter des
créations qui peuvent parfois être difficilement comprises du public.

Depuis la création de Chants Libres, il est difficile de départager l’organisme de sa fondatrice,
même si celle-ci a récemment nommé une remplaçante potentielle pour assurer la direction
artistique dans l’avenir. Depuis l’automne 2011, Marie-Annick Béliveau se joint un jour par
semaine à l’équipe permanente. Aucune retraite n’est encore planifiée pour Pauline, qui restera le
plus longtemps possible. Voici comment Henry Gauthier voit la situation si Pauline devait un
jour quitter l’organisme :
    J’ai de la difficulté à séparer la compagnie d’avec Pauline. Pour moi, c’est la même chose. Si jamais
    elle voulait arrêter, mais que la compagnie continuait, elle serait probablement là, soit comme
    conseillère ou membre du conseil d’administration, pour s’assurer que la mission soit toujours
    respectée et que la compagnie continue comme elle voulait qu’elle continue.

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