PEINDRE LA NUIT 13.10.2018 15.04.2019 - PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE - Centre Pompidou Metz
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SOMMAIRE 1. PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION ……………………P.3 2. SE SITUER ……………………………………....P.5 3. PARCOURS DE L’EXPOSITION ……………………….P.6 4. LES MOTS EN LIBERTÉ…………………………….P.12 5. INTERVIEW DE JEAN-MARIE GALLAIS………………....P.24 6. LISTE DES ARTISTES……………………………....P.26 7. OFFRE POUR LES SCOLAIRES……………………….P.27 8. AUTOUR DE L’EXPOSITION………………………….P.28 9. BIBLIOGRAPHIE………………………………….P.30 10. INFORMATIONS PRATIQUES………………………...P.37 En couverture : Augusto Giacometti Sternenhimmel (Milchstrasse), 1917 Augusto Giacometti Sternenhimmel (Milchstrasse), 1917 Bündner Kunstmuseum Chur, Suisse 2 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
1. PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION 13.10.2018 > 15.04.2019 Galerie 2 et Galerie 3 Commissaire : Jean-Marie Gallais, responsable du pôle Programmation, Centre Pompidou-Metz. La nuit se retrouve au cœur de débats actuels, qu’ils soient sociétaux (faut-il ouvrir les magasins la nuit ou la consacrer au sommeil ?), écologiques (comment limiter la pollution lumineuse qui nous empêche de voir les étoiles ou qui dérègle la vie animale ?), politiques (nuit debout, traversées clandestines de frontières) ou scientifiques (on repousse sans cesse notre connaissance de la nuit). Ce monde de la nuit, avec tous ses questionnements, est omniprésent chez les artistes, notamment depuis la fin du XIXème siècle. La nuit a évolué et nous a transformés, à travers des révolutions majeures comme l’électrification et l’éclairage, la psychanalyse ou la conquête spatiale : autant de bouleversements dans la définition et le rapport que l’on entretient avec la nuit. Du 13 octobre 2018 au 15 avril 2019, le Centre Pompidou-Metz consacre une exposition de grande ampleur au thème de la nuit dans la peinture moderne et contemporaine, accompagnée d’une publication et d’une riche programmation d’événements associés. Source d’inspiration majeure de l’histoire de l’art, la nuit demeure aujourd’hui encore un terrain d’expériences fécond. Revenir à un sujet aussi vaste que la nuit permet de poser des questions essentielles sur notre condition et notre place dans l’univers, comme sur le rôle de l’art. Si la proposition peut paraître d’emblée comme une contradiction, « peindre la nuit » se révèle au contraire riche de sens. Le titre contient volontairement une ambiguïté : peindre la nuit signifie soit représenter la nuit, soit peindre de nuit. Peindre l’obscurité ou peindre dans l’obscurité, c’est déjà faire un choix, celui d’affiner sa vision extérieure ou bien celui de l’abandonner. La nuit permet, tant sur le plan physique que symbolique, ce « détachement du monde » si cher à la modernité. Le moment du crépuscule pourrait d’ailleurs être la parfaite métaphore de la volatile frontière entre figuration et abstraction. À travers une approche liée à la perception de la nuit plutôt qu’à son iconographie, l’exposition se présente elle-même comme une expérience nocturne, une déambulation qui transforme le visiteur en noctambule, et qui transmet ce vertige que procure la nuit : vertige des sens, vertige intérieur, vertige cosmique. On avance dans l’exposition comme on avance dans la nuit. Fidèle à l’esprit des expositions du Centre Pompidou- Metz, l’exposition ne se limite pas de manière exclusive à la peinture, bien que centrale, mais offre résonnances et parallèles avec la musique, la littérature, la vidéo et la photographie. Elle rassemble une centaine d’artistes, de figures historiques (Winslow Homer, Francis Bacon, Anna-Eva Bergman, Louise Bourgeois, Brassaï, Helen Frankenthaler, Paul Klee, Lee Krasner, Henri Michaux, Joan Mitchell, Amédée Ozenfant, etc.) et d’artistes contemporains (Etel Adnan, Charbel-joseph H. Boutros, Ann Craven, Peter Doig, Jennifer Douzenel, Rodney Graham, Martin Kippenberger, Paul Kneale, Olaf Nicolai, Gerhard Richter, etc.) ainsi que de spectaculaires installations dont certaines sont PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
conçues spécialement pour ce projet (Harold Ancart, Raphaël Dallaporta, Spencer Finch, Daisuke Yokota, Navid Nuur, etc.). Man Ray, Nuit (Alphabet pour adulte), [1970] Encre de Chine et stylo-feutre sur papier, 30,6 x 24 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne © Georges Meguerditchian - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Man Ray Trust / Adagp, Paris, 2017 4 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
2. SE SITUER L’exposition est répartie sur deux niveaux. La première partie, « Se perdre dans la nuit », est consacrée à cette nuit que nous connaissons : la nuit que nous pouvons observer chaque jour, sous les étoiles ou sous les lueurs des réverbères, la nuit qui révèle quelque chose de notre intérieur, de nos obsessions, et qui nous plonge dans les rêves. La seconde partie, « De l’intime au cosmos », est dédiée à un rapport plus cosmique et abstrait à la nuit, qui passe par l’observation des étoiles, l’interrogation sur la réalité de cette nuit, sur sa reproductibilité, et qui amène une réflexion quant à notre place dans l’univers. Conçue par Pascal Rodriguez, assisté de Perrine Villemur, la scénographie de l’exposition se veut immersive et accompagne l’expérience de la traversée de la nuit. La première galerie est dessinée comme une ville dans laquelle on déambule, jusqu’à arriver à son extrémité face à une grande abside dédiée au monde du rêve et aux liens entre le surréalisme et la nuit. Outre les installations spécifiques, de longs couloirs équipés de diffusion spatialisée du son offrent également une expérience multi-sensorielle. La deuxième galerie est quant à elle dessinée avec plus de régularité et d’ouverture, notamment avec une très grande salle centrale consacrée aux grands formats matiéristes. L’exposition aboutit sur un cube noir monumental abritant un concept spatial de Lucio Fontana. La baie vitrée de la Galerie 3 permet d’observer la ville et ses lumières le soir. à Le sens de visite débute par la Galerie 2 et se termine en Galerie 3 5 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
3. PARCOURS DE L’EXPOSITION GALERIE 2 : PEINDRE LA NUIT SALLES 1-3 : SE PERDRE DANS LA NUIT SALLES 4-6 : HABITER LA NUIT SALLES 7-10 : OBSESSIONS NOCTURNES SALLES 11-13 : LES YEUX INFINIS SALLES 1-3 : SE PERDRE DANS LA NUIT « Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés des campagnes, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s’aplatissant, en se collant contre la terre. » Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, 1890 La nuit se définit d’abord par un dérèglement des sens, principalement l’altération de la vision, qui crée un vertige, au sens propre comme au sens figuré. Les détails s’estompent, les ombres s’allongent, les formes deviennent des masses obscures et l’espace se redresse, car il n’a plus de ligne d’horizon. Il faut avancer à tâtons, ou s’abandonner à ce vertige dramatique. Certains motifs nocturnes vont traverser les époques. C'est notamment le cas de l’arbre, forme versatile : découpé précisément le jour et devenant une masse sombre à dompter la nuit ; ou des reflets aquatiques, doublant le peu de luminosité et faisant écho aux transformations optiques nocturnes (ondulations, perte d’acuité, trouble). Le paysage nocturne se transforme et nous transforme. En entrant dans l’exposition, le visiteur est confronté à une salle en apparence entièrement noire, qui se révèle une fois l’oeil habitué à l’obscurité, être un espace de projection : une vidéo de Jennifer Douzenel montre de minuscules lucioles, formant comme une carte du ciel vivante, en mouvement permanent. « Qu’est ce qui fait finalement la publicité à ce point supérieure à la critique ? Non pas ce que disent les lettres en néon rouge, mais la plaque de feu qui les reflète sur l’asphalte. » Walter Benjamin, Sens Uniques, 1928 Cette même sensation d’un vertige et d’une théâtralisation de la nuit se retrouve dans les scènes urbaines tout au long du XXème siècle. Loin de la traditionnelle opposition entre une nuit romantique et mélancolique, sous les étoiles à la campagne, vouée à disparaître, et une nuit urbaine éclairée, dédiée au travail et aux plaisirs, la nuit est avant tout le lieu d’une expérience sensorielle différente, même dans la métropole : halos, reflets, vibrations, clignotements créent un vocabulaire abstrait qui traduit ce vertige propre à la nuit, royaume de l’indistinct. 6 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
Winslow Homer, Nuit d’été, 1890 Huile sur toile, 0,767m x 1,02m Paris, Musée d’Orsay © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski SALLES 4-6 : HABITER LA NUIT « La lueur des réverbères, tranchant les ombres, ne les détruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands peintres ». Restif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, 1788-89 Au début du XIXème siècle, l’éclairage public au gaz fait son apparition en Europe, ainsi que les premiers réverbères et en 1879, l’électricité révolutionne l’atmosphère nocturne, tant urbaine que domestique. Les artistes se sont emparés de cette nouvelle lueur artificielle, l’ont exaltée (« il faut détruire le clair de lune ! » lance le futuriste Marinetti). Au bout de quelques décennies, la perception de la nuit urbaine change. Cet éclairage nocturne a fini par révéler ce que le jour cache : les vices de l’Homme. La nuit est habitée de toute sorte de personnages hors-normes qui font des apparitions, entre inquiétante étrangeté, criminalité et fièvre des nuits cosmopolites, lors desquelles tout est possible. Les scènes de rue à la hauteur du regard, très nombreuses dans le premier quart du XXème siècle, prennent des allures de témoignage et de critique sociale violente, notamment avec l’Expressionnisme allemand et la Nouvelle Objectivité. Auguste Elysée Chabaud, Hôtel-Hôtel, 1907/1908 Huile sur papier marouflé sur panneau marqueté, 38,6 x 53,4 cm Musée de L’Annonciade, Saint-Tropez © Adagp, Paris, 2018 Photo © Pierre-Stéphane Azema 7 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
SALLES 7-10 : OBSESSIONS NOCTURNES « Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : in girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu. » Guy Debord, in girum imus nocte et consumimur igni, 1978 « Quand on ne veut pas se ranger dans la clarté trompeuse du monde à l’envers, on passe en tout cas, parmi ses croyants, pour une légende controversée, un invisible et malveillant fantôme, un pervers prince des ténèbres. Beau titre, après tout : le système des lumières présentes n’en décerne pas de si honorable. » Guy Debord, in girum imus nocte et consumimur igni, 1978 La ville, passée une certaine heure, renvoie l’artiste face à sa solitude dans l’atelier. Insomniaques maladifs ou en quête d’inspiration, les peintres de la nuit sont traversés par des obsessions : quête d’un langage intérieur, dialogue avec des ombres qui s’animent, écriture automatique, exercices de mémoire, résistance, tentation de l’alcool, parfois carburant de la nuit éveillée. Ces obsessions frôlent la mort, dont l’emblème est la phalène, compagnon de ces nuits d’errance au plus profond de soi, s’approchant souvent trop près de la flamme. Lee Krasner, Night creatures, 1965 Acrylic on paper, 76x108cm New York, Collection of the Metropolitan Museum of Art Lent by the Metropolitan Museum of Art, Gift of robert and sarah W. Miller, in honor of Lee Krasner © ADAGP, Paris 2018 Photo : © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MM 8 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
SALLES 11-13 : LES YEUX INFINIS « Tout ce qui nous inspire n’a-t-il pas les couleurs de la Nuit ? » Novalis, Hymnes à la Nuit, 1800 « Nous sommes quelques hommes qui proclamons que lavie telle que la civilisation occidentale l'a faite n'a plus deraisons d'exister, qu'il est temps de s'enfoncer dans la nuit intérieure afin de trouver une nouvelle et profonde raison d'être. » André Masson, Lettre à André Breton du 2 septembre 1925 « Plus divins que les étoiles scintillantes nous semblent les yeux infinis que la nuit a ouverts en nous » écrit Novalis dans ses Hymnes à la nuit en 1800, qui seront l’une des références phares des surréalistes dans les années 1920. La nuit, porte ouverte sur un monde intérieur qui met en sommeil la raison, qui est prêt aux apparitions et aux métamorphoses, est le lieu de la révolution surréaliste. Le projet de « piéger le soleil » hante ces artistes qui se délectent de la nuit, non comme un lieu de divertissement mais comme le royaume de l’inconscient, de l’errance et du rêve. La nuit devient une matière, le noctambulisme un acte créateur et libérateur. Man Ray, À la lumière lunaire, 1948 Gouache sur bois Collection privée, courtesy Andrew Strauss, Paris © MAN RAY TRUST / Adagp, Paris, 2018 9 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
GALERIE 3 : DE L’INTIME AU COSMOS SALLES 14-20 : LES MANGEURS D’ÉTOILES SALLES 21-24 : LA NUIT M’ENVELOPPE SALLES 14-20 : LES MANGEURS D’ÉTOILES « La vue des étoiles me fait toujours rêver aussi simplement que me donnent à rêver les points noirs représentant sur la carte géographique villes et villages. Pourquoi, me dis-je, les points lumineux du firmament seraient-ils moins accessibles que les points noirs sur la carte de France ? Si nous prenons le train pour nous rendre à Tarascon ou à Rouen, nous prenons la mort pour aller dans une étoile. » Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, 9 ou 10 juillet 1888 La contemplation d’un ciel étoilé, fenêtre ouverte sur l’univers, s’accompagne d’un autre type de vertige, vertige de l’échelle et du point de vue, vertige cosmique. Le désir de se relier aux étoiles, de tisser un fil d’Ariane céleste, voire de « manger les étoiles », que l’on retrouve à de nombreuses reprises chez les artistes au XXème siècle, fait écho au désir de maîtriser ce mouvement cosmique permanent, tel un démiurge, ou plus modestement, de signifier que l’on en fait partie – une intuition que l’astronomie et l’astrophysique moderne ont vérifié : nous sommes issus et composés de poussière. Peter Doig, Milky Way, 1989-90 Huile sur toile 152x204 cm Collection de l'artiste © Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/Artimage 2018. Photo: Jochen Littkemann / ADAGP Paris, 2018 10 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
SALLES 21-24 : LA NUIT M’ENVELOPPE « Dans le jour, nos yeux sont arrêtés par un inscrutable (le soleil, que l’on ne peut regarder en face), dans une nuit, ils sont entraînés plus loin par le fait qu’il y a toujours davantage à contempler que ce que l’on a déjà vu. (…) L’infini du ciel étoilé ne se laisse pas totaliser dans une image. (…) Les deux facultés qui rendent la connaissance possible sont tenues en échec : l’entendement est incapable de dénombrer les étoiles, l’imagination ne parvient pas à les disposer dans une figure. C’est donc « le ciel étoilé » tel qu’on le voit, sans souci de le connaître, qui éveille un sentiment de sublime. Le sublime de la nuit enseigne à l’Homme qu’il possède une autre destination que le savoir. » Michael Foessel, La Nuit, 2017 « Comme tu me plairais, ô Nuit, sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu ! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! » Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1840-1857 Le ciel étoilé résiste à la reproduction. Il échappe à l’immobilité. Il change de définition à mesure que l’espace est exploré. Dès lors, comment capter l’essence de cette nuit qui échappe ? En faisant disparaître l’image, au profit de la matière, de l’informe, de la sensation, de l’espace, du vide, l'artiste approche la substance de la nuit. « La nuit, écrit Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. » L’exposition se termine par la reconstitution à l’échelle d’une Ambiance spatiale monumentale de Lucio Fontana réalisée en 1967. Le visiteur est amené à entrer dans cette nuit artificielle, où « le sens de la mesure et du temps n’existe plus. » Lucio Fontana, Ambiance spatiale, 1967 Installation © Fonadation Lucio Fontana, Milan © Adagp, Paris, 2018 Gerhard Richter, Sternbild (Constellation), 1969 Öl auf Leinwand, 92 x 92 cm Museum Frieder Burda, Baden-Baden © Gerhard Richter 2018 (24042018). 11 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
4. LES MOTS EN LIBERTÉ ABSTRACTION L’abstraction désigne en premier lieu une opération intellectuelle, spontanée ou systématique qui consiste à abstraire, donc à se détacher du réel. Elle propose une simplification, une élimination de certains aspects complexes et changeants d’un objet concret. Ce processus peut parfois aboutir à une représentation de la réalité à la limite sans correspondance avec l’objet perçu, voir un détachement total de tout référent. Pour sa part, la nuit bouscule et dérègle nos perceptions sensorielles, opère une simplification des formes et aplanit les choses. Elle révèle des masses obscures où les détails ont été estompés, faisant disparaitre l’horizon et se redresser l’espace. Ainsi, la nuit, domaine de l’indistinction, devient vecteur d’abstraction et offre sous cet angle, une traduction inédite, plus synthétique, du monde visible. Dans l’histoire de l’art, l'abstraction est le fruit d'un mûrissement progressif, tout au long du XIXème. Le rapport de l’artiste à la nature est modifié, notamment par l’influence décisive des sciences de la vision, et du nouveau statut moderne de l’oeil dans sa relation aux autres sens. Le concept d’abstraction apparait en 1908 dans Abstraktion und Einfühlung écrit par l’esthéticien Worringer. En 1911, Vassili Kandinsky avec le groupe Der Blaue Reiter et ses écrits dans Du Spirituel dans l'art, énonce les principes de l’abstraction en peinture et en musique. Pour lui, le crépuscule naissant et la nuit sont comme des révélateurs qui lui ouvre la voie vers l’abstraction. La nuit, comme frontière entre figuration et abstraction, est aussi significative avec Piet Mondrian qui peint des paysages nocturnes sous la lumière lunaire et fera de l’arbre un motif à partir duquel il mettra en place ses compositions picturales abstraites. Parallèllement, en musique, les compositions de Stravinsky et de Schoenberg avec La nuit transfigurée, témoignent de ces recherches au travers de l’abstraction et de la musique concrète. Comme la sensation nocturne offre aux artistes une possible déconstruction du monde tangible, par ses transformations sensorielles, pratiquer, créer et peindre la nuit peut être une voie vers l’abstraction. ALL OVER Ce terme, créé vers 1948, désigne une pratique artistique qui consiste à couvrir toute la surface de la toile, sans hiérarchie entre la figure et le fond, donc sans construction classique par plan. Ce sont les drippings de Jackson Pollock dès 1945 qui ont mis en évidence ce procédé où l’artiste abandonne le motif pour l’abstraction, en déversant, projetant ou faisant s’écouler la peinture sur la toile au sol. Cette technique conduit à une répartition plus ou moins uniforme des éléments picturaux. Le all over est la sensation d’une totalité de la surface qui semble même se prolonger au-delà des bords de la toile. Pollock propose par cette posture une vision “aérienne” du champ pictural, comme celui des constellations de Miró. La nuit, étant propice à des modifications de perceptions sensorielles, ainsi qu’à l’abstraction de vues urbaines ou paysagées, peut offrir des compositions visuelles couvrant de vastes étendues, plus ou moins uniformes. Pour les peintres, la nuit est une source significative de réalisations all over. En effet, la nuit est une porte ouverte sur l’univers, l’infini sans plans. 12 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
APPARITION Au-delà des notions d’avènement, de commencement, d’éclosion, d’irruption, de naissance ou de creation, toutes liées au terme apparition, la manifestation d’un phénomène qui définit une apparition peut prendre dans le cadre de la nuit, des formes spécifiques. Apparition des astres, du soleil ou de la nouvelle lune pour des cycles récurrents. Ce processus de « se rendre visible » peut s’élargir à des éléments plus mystérieux, surnaturels, tels que spectres, fantômes, visions, hallucinations, avec des variables temporelles d’apparition. C’est avec ce paramètre temporel que Jennifer Douzenel (Galerie 2, Salle 1) réalise dans des fragments de réel, des apparitions nocturnes poétiques, issues de la présence d’animaux ou d’objets et d’un travail d’une lumière singulière. Henri Michaux l’exprimera dans Émergences-Résurgences (1972) : « Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions […] qui sortent de la nuit. […] De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur […] ». ARTIFICIEL La nuit américaine est une technique cinématographique permettant de tourner en plein jour des scènes d'extérieur, censées se dérouler la nuit. L'effet de nuit s'obtient en envoyant une forte lumière sur la scène afin de renforcer les contrastes, tout en sous-exposant la pellicule. Très souvent utilisée jusque dans les années 1980, cette technique est plus rarement utilisée aujourd'hui. Avec American Night III, le Canadien Paul Kneale (Galerie 3, salle 21) rejoue la technique cinématographique de la nuit américaine en trompant un rudimentaire scanner de bureau par une surenchère lumineuse. Il obtient ainsi une image abstraite sombre, donnant corps et matière à une nuit artificielle. Spencer Finch dans Étude de la lumière dans une pièce vide (Galerie 2, salle 10), reconstitue son atelier new-yorkais, tandis qu’un dispositif animé et lumineux extérieur à la pièce, projette sur les murs blancs les nuances colorées et mouvantes de la ville la nuit. Philippe Parreno (Galerie 2, salle 3) installe une marquise inspirée par les auvents lumineux qui surplombaient les entrées des théâtres et des cinémas américains. Éclairées, mais vides de textes, elles n’annoncent rien, si ce n’est l’oeuvre elle-même, une présence mélancolique dans une fausse nuit. ASTRONOMIE L’astronomie est la science de l’observation des astres, cherchant à expliquer leur origine, leur évolution, ainsi que leurs propriétés physiques et chimiques. Les origines de l’astronomie remontent au-delà de l’Antiquité, dans les pratiques religieuses préhistoriques. Les liens entre l’art et l’astronomie sont multiples, car de tout temps, les artistes ont été inspirés par le ciel, les symboles cosmiques ou les phénomènes célestes spectaculaires. Il y a quelques siècles, l’art du dessin était nécessaire à la formation des astronomes, tout comme la science de la géométrie l’était pour les artistes. Des artistes furent parfois au service des astronomes dans la réalisation d’outils scientifiques. Albrecht Dürer (1471-1528) par exemple, avait réalisé l’une des meilleures cartes célestes de l’époque. Certaines représentations artistiques devancèrent parfois les observations scientifiques. Avec l’Adoration de l’Agneau mystique et surtout la Crucifixion, Jan Van Eyck (1390-1441) fut le premier artiste au XVème siècle à représenter la ligne délimitant la zone éclairée de la lune, appelée le terminateur, irrégulière et non pas parfaitement ronde, et ce, bien avant la révolution scientifique du XVIIème siècle. Le tableau La fuite en Egypte d’Adam Elsheimer, peinte en 1609, montre un ciel de nuit avec des petits points pour figurer la Voie lactée. Pour l’artiste, elle est donc constituée d’étoiles, ce n’est pas un nuage comme le préconisait Aristote. Le peintre s’intéresse aux travaux de Galilée qui a découvert la nature 13 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
stellaire de la Galaxie, peu de temps auparavant, mais son ouvrage Le Messager Céleste ne paraît qu’en 1610. Etienne Léopold Trouvelot (1827-1895), peintre et lithographe, est certainement l’un des plus extraordinaire astronome dessinateur. De ses observations à l’oeil nu, derrière le télescope, il reste des pastels d’une richesse d’informations étonnante. Attaché à l’observatoire de Meudon, il réalise plusieurs cartes de la lune dont une, en particulier, représentant la mer des Humeurs. Plus d’un siècle plus tard, des télescopes embarqués sur satellite, pour un programme de la NASA, ont fait des images de cette même région lunaire, mais avec beaucoup moins de détails que les dessins de Trouvelot. L’astronomie peut aussi servir l’analyse artistique en fournissant des informations inédites, comme l’étonnante précision astronomique de La nuit étoilée de Van Gogh. Grâce au logiciel de reconstitution astronomique on peut retrouver l’aspect du ciel au dessus de Saint-Rémy-de-Provence en mai 1889, période de création du tableau. Jean Pierre Luminet, astrophysicien, a retrouvé la configuration exacte du ciel du tableau à la date du 25 mai 1890 à 4h40. Seul élément manquant : le tourbillon dans le ciel. Van Gogh, féru d’astronomie et fervent lecteur de la revue éditée par Camille Flammarion dans laquelle sont présentées les premières photographies du ciel, et en particulier les nébuleuses, a sans doute introduit cette structure spiralaire dans son ciel étoilé. Astres, soleils, phénomènes célestes et planètes sont aussi des thèmes récurrents dans l’œuvre de Max Ernst. En 1964, il réalise l’ouvrage Maximiliana ou l’exercice illégal de l’astronomie, en collaboration avec son ami, l’éditeur Iliazd. Il y réhabilite le travail de Ernst Tempel, un astronome méconnu qui, au moyen d’un simple télescope, découvre en 1861 la planète 65, baptisée « Maximiliana ». L’artiste est très touché par le destin de cet homme sans formation scientifique, dont les travaux n’avaient récolté que sarcasmes et moqueries. Max Ernst voyait en Tempel un frère spirituel car le premier prénom de l’astronome, Ernst, correspondait à son nom et la planète qu’il avait découverte, «Maximiliana», contenait son propre prénom, Max. D’autres liens entre les deux disciplines sont également à trouver dans les amitiés qui unissent parfois artistes et astronomes : Pierre Paul Rubens et Galilée, Victor Hugo et François Arago, Raymond Roussel et Camille Flammarion... ASTROPHYSIQUE L’astrophysique est la branche de l'astronomie étudiant la physique et la chimie des corps célestes. Depuis la fin des années 1950, les astrophysiciens ont démontré que tous les éléments chimiques lourds de la table périodique des éléments ont été fabriqués dans les étoiles et que nous partageons avec elles la même généalogie cosmique. L’astrophysique a mis en évidence l’intime connexion de l’homme avec l’univers : nous sommes faits de poussière d'étoile. AUBE L’aube, appelée aussi crépuscule du matin, est le moment de la journée situé entre le jour et la nuit, avant le lever du soleil, lorsque le ciel commence à s'éclaircir. L’aube se caractérise par la présence de lumière du jour, bien que le soleil soit encore au- dessous de l'horizon. Pour les surréalistes, les crépuscules sont des moments propices au noctambulisme et aux apparitions. Dans L’Amour fou, écrit en 1937, André Breton évoque la vision soudaine de Jacqueline Lamba, « scandaleusement belle », avec qui il marchera toute la nuit à travers Paris. Un an plus tard, de leur union naitra Aube, la fille unique d’André Breton (Galerie 2, salle 12). AUBE COSMIQUE Loin d’être porteur de vie, le big bang, survenu il y a 13,7 milliards d’années, n’a produit qu’un immense brouillard gazeux composé d’hydrogène. Pas d’étoiles ni de galaxies à l’époque, rien d’autre que l’obscurité. On appelle Aube cosmique la spectaculaire transformation advenue après quelques centaines de millions d’années de 14 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
ténèbres, le moment où les premières étoiles se sont allumées, sortant l'univers des âges sombres. AURORE L'aurore, ou les aurores, désigne le moment de la journée où le bord du disque solaire apparaît à l'horizon. C'est plus précisément un moment de transition entre l'aube et le lever du Soleil. Si l’aube désigne les premières lueurs du jour à la coloration blanchâtre, indécise et voilée, au contraire l'aurore est brillante, éclatante, soit rosée, soit jaune doré. De même, au sens figuré, quand l'aube cherche à poindre, à naître, l'aurore éclate, illumine. CHIEN ET LOUP « Entre chien et loup » est une expression très ancienne qui désigne le soir ou le matin, moment de la journée où il fait trop sombre pour pouvoir différencier un chien d’un loup. Le chien pourrait aussi symboliser le jour puisque, tout comme lui, il peut nous guider, alors que le loup serait le symbole de la nuit, représentant une menace mais également les cauchemars et la peur. CLAIR-OBSCUR Dans le monde tangible, un clair-obscur, qui par définition, associe clarté et obscurité, présente une lumière douce, tamisée, diffuse. Mais c’est aussi la pénombre (surface incomplètement éclairée) qui peut se déceler jusque dans le système solaire par une zone d’ombre entourant un astre partiellement visible. Dans un tableau, un dessin, une gravure, c’est l’art de distribuer et de moduler la lumière sur un fond sombre, suggérant ainsi le relief et la profondeur par un jeu de contrastes plus ou moins accentués. Le clair-obscur en peinture peut dissoudre la forme d’un objet ou d’un personnage dans le tableau. La lumière peut aussi être crépusculaire. Rembrandt était selon David le « clair-obscuriste par excellence ». Le sens figuré du clair-obscur est aussi présent en peinture, révélant une partie de l’âme caractérisée par la vie inconsciente et mystérieuse de ce qui échappe à la raison. La nuit est en ce sens un merveilleux terrain d’expression de ces perceptions et expériences vécues. Le genre du nocturne dévoile souvent des compositions mystérieuses qui mettent en scène des sources lumineuses indistinctes et des ombres changeantes. La Nuit d’été peinte en 1890 par Winslow Homer (Galerie 2, salle 2) en est révélatrice et poétique. Les paysages nocturnes ne sont pas les seuls à se construire par le clair-obscur. Même les monuments de Paris de Brassaï (Galerie 2, salle 5) baignent dans un clair-obscur, mais cette fois, plus contrasté, plus implacable. CONTEMPLATION Qu’il s’agisse de contemplation devant la réalité, le monde offert à nos yeux ou face à un tableau, une representation du monde réel ou non, c’est essentiellement une question de regard ou de consideration assidue. Ceux-ci mettent en oeuvre les sens (visuel, auditif, olfactif, tactile) pour appréhender un phénomène ou un objet. Ce que Paul Valéry affirme en 1938 dans Variété IV, p. 195 « […] la contemplation des accidents du badigeon de la muraille, quelle occasion de reverie ! » La contemplation peut aussi être intellectuelle, réflexive, méditative, et devenir esthétique, abstraite, poétique. Jennifer Douzenel (Galerie 2, salle 1) en témoigne en 2011 : « Je traque d’éphémères moments de grâce où la réalité est transfigurée. Silencieuses, mes vidéos appellent à la contemplation de l’inutile. Elles sont un presque rien, une attention, une attente à la vie qui aspire à élucider la complexité du monde. » Au-delà de la question du regard, être en situation ou état de contemplation implique la mise en œuvre de plusieurs postures du corps. On connait deux attitudes récurrentes 15 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
dans la peinture de nuit : le contemplateur romantique face au paysage, dos au spectateur et le noctambule qui interpelle le regardeur, souvent dans la ville. De Peter Doig à Anselm Kiefer, Ordres de la nuit en 1997, que l’homme soit allongé sur le dos regard vers le ciel ou en méditation sur le cosmos, contempler ne serait-ce pas s’interroger sur la place de l’homme dans l’univers ? Ce questionnement, cette quête n’est-elle pas favorisée durant la nuit ? CONSTELLATION L'histoire des constellations est présente dans toutes les cultures du monde et remonte donc bien avant les Grecs. Dès les premières civilisations les observateurs de la voûte céleste, pour repérer et désigner plus commodément les étoiles, ont imaginé de rejoindre par des lignes celles qui sont apparemment voisines et assez brillantes, suivant des figures plus ou moins arbitraires. Ainsi sont nées les constellations auxquelles ont été donnés des noms de héros, d’animaux ou d’objets associés à des mythes et des légendes. Les 88 constellations que nous connaissons aujourd'hui ont été définies par l'Union astronomique internationale en 1930, 48 étaient connues des anciens Grecs, et les 40 autres ont été ajoutées après 1600. « Elles sont toutes fausses, délicieusement fausses, ces constellations ! Elles unissent, dans une même figure, des astres totalement étrangers. Entre des points réels, entre des étoiles isolées comme des diamants solitaires, le rêve constellant tire des lignes imaginaires. Dans un pointillisme réduit au minimum, ce grand maître de peinture abstraite qu’est le rêve, voit tous les animaux du zodiaque ». Gaston Bachelard, L'Air et les Songes — Essai sur l'imagination du mouvement, 1943. La capacité de l’art à se libérer des conventions et à transformer le regard, amène des artistes comme Francisco Infante-Arana à peindre de nouvelles constellations qu’il imagine géométriques, en référence au constructivisme russe, ou qui reprennent des formes structurées de la nature, comme la spirale (Projet de reconstruction du ciel étoilé 1, 2 et 3, 1965). Georges Malkine voit plutôt un corps de femme se dessiner dans le ciel nocturne (Scandale, 1926) alors que Martin Kippenberger fait apparaître, en guise de constellation, l’emblème des pharmacies allemandes (A pour « Apotheke »). On peut également voir dans l'éclairage des villes, une sorte de contrepoint au ciel étoilé, comme des constellations tombées au sol, une vision cosmique des métropoles la nuit. C’est le cas de la série des « City Lights » de l’artiste Pop Ed Ruscha, réalisée suite aux vols effectués entre Los Angeles et Miami, où la structure des villes est révélée par l’éclairage public. «Déjà pourtant s'éclairaient les villages, et leurs constellations se répondaient.(...) La terre était tendue d'appels lumineux, chaque maison allumant son étoile, face à l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers la mer. Tout ce qui couvrait une vie humaine déjà scintillait». Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit, 1931. COSMOS La notion de cosmos fait directement appel à l’univers ou partie de l’univers considéré comme un ensemble ordonné. C’est un espace interplanétaire, qui, malgré son échelle peut être observé à un moment donné, tout au moins, une portion. C’est la conquête spatiale qui nous rapproche du cosmos. Microcosme et macrocosme entrent alors en scène, l’homme y cherchant sa place. Pour appréhender le cosmos, l’homme fait aussi appel à la réflexion, la médiation, l’observation et la spéculation, le recueillement, ou encore la rêverie ou même l’extase. Fenêtre ouverte sur l’Univers, la nuit étoilée peut s’apparenter à une peinture. Pour Paul Klee, « La nuit est le lieu du rapprochement possible entre l’art et l’ordre naturel et énigmatique de la création cosmique ». Ce qui est perceptible dans 16 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
Croissance des plantes et son pendant Croissance des plantes la nuit en 1922 (Galerie 2, salle 8). Mais peindre la nuit c’est chercher à se relier à l’univers et tenter de mesurer la distance qui sépare l’homme du cosmos. C’est abolir les questions d’échelle, de mesure et de temps pour plonger dans un espace sans repère, comme Lucio Fontana (Galerie 3, salle 23) le propose. L’homme sait que derrière le ciel de jour, il y a toujours la nuit, grande fenêtre sur le cosmos. CRÉPUSCULE Le crépuscule désigne le moment de la journée entre le jour et la nuit, lorsque le ciel s'assombrit progressivement après le coucher du soleil. Moment de l’altération de la vision, le crépuscule est aussi la métaphore de la volatile frontière entre figuration et abstraction. « Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée ; et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule », Le Crépuscule du soir, Charles Baudelaire, recueil Le Spleen de Paris, 1869. À Los Angeles, Sunset Boulevard, haut lieu de la vie nocturne, est une voie routière qui permet de gagner l’océan pacifique pour y admirer le coucher de soleil à l’heure du crépuscule. Comme dans le film éponyme de Billy Wilder en 1951, le crépuscule symbolise aussi le déclin, la mélancolie, la fin d’une période ou de la vie. En 1904, Emile Gallé, peu de temps avant sa disparition, réalise le lit Aube et crépuscule. L’aube naissante est évoquée au pied du lit par deux papillons aux ailes nacrées encadrant un œuf en cristal gravé. Le cycle se poursuit à la tête du lit avec le crépuscule, un « éphémère » aux ailes déployées au dessus d’un paysage nocturne ( visible au Musée de l’Ecole de Nancy ). ÉCLAIRAGE La nuit n’a pas toujours été aussi fréquentée, la vie nocturne est un héritage récent. En effet nous devons à l’éclairage public, mis en place par les autorités politiques au cours des siècles, l'ouverture d’un espace de déambulation nocturne invitant la population dans la rue. Au Moyen Age, chacun regagne son foyer à l'appel du couvre-feu, mais cela change sous Louis XIV avec l'invention de l'éclairage public, contemporain de la création de la police. Au début du XIXème siècle l’éclairage au gaz fait son apparition, tout comme les premiers réverbères. Il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que le gaz soit remplacé par la fée électricité. L’Exposition universelle de 1900, consacrée à cette innovation, vaut d’ailleurs à Paris son surnom de "Ville lumière". En 1879, Thomas Edison développe la production industrielle des lampes et des ampoules, la lumière électrique illumine alors la nuit. Enfin, dès 1910 apparaissent les enseignes au néon. Aujourd'hui les LED remplacent peu à peu les ampoules au sodium et les néons, et les villes consacrent 40% de leur budget électrique à l’éclairage public. Ces innombrables sources de lumière révèlent l’architecture, délimitent les lieux fréquentables, permettent de scander autrement les rythmes de travail et démocratisent les sorties nocturnes, autrefois réservées à une élite. Dans les années 1920, le réalisateur Eugène Deslaw, voit dans le cinéma le seul médium capable de saisir l’expérience visuelle de la nuit urbaine. En 1928, avec Nuits électriques tourné à Paris, Prague et Berlin, il propose un montage dynamique d’images de feux d’artifice, de vitrines et surtout d’enseignes lumineuses. L’attraction pour la fenêtre éclairée est un motif récurrent des nuits urbaines, elle incarne le mystère de l’inconnu dans la ville nocturne. C’est le cas des oeuvres de d’Auguste Elysée Chabaud (Galerie 2, salle 4) et Alice Neel, La nuit, 1989 où le voyeurisme de l’artiste noctambule devient alors celui du spectateur. « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est 17 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie ». Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869. EXPÉRIENCE SENSORIELLE La nuit est par ses différents aspects une expérience multisensorielle singulière. La vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat sont sollicités différemment et se combinent pour révéler des perceptions inédites et propres au temps de la nuit. Paul Klee, au cours des fêtes diverses du Bauhaus, école où il était professeur, cherchait des forces créatrices dans la séparation des ténèbres et de la lumière (fête des lampions par exemple). Il travaillait beaucoup la nuit où une approche spirituelle de l’art et des expériences sensorielles spécifiques apparaissait au premier plan. Le dialogue avec la nature étant pour Paul Klee une condition sinéquanone à la création, la nuit lui permit d’observer la pousse des plantes durant ces instants nocturnes. La toile sur la croissance des plantes la nuit en 1921 en témoigne (Galerie 2, salle 8). Pour Georgia O’Keefe, peintre américaine qui a découvert la théorie de Kandinsky grâce à Stieglietz (qui l’a traduite aux Etats-Unis), la peinture a la capacité de traduire une expérience intime. C’est dans la toile Abstraction, en 1927 qu’elle cherche à exprimer une forme d’anesthésie, où l’œil se ferme peu à peu. D’autres à contrario, selon leur vécu individuel, explorent l’expérience sensorielle nocturne autrement. Et si la nuit on voyait davantage que le jour ? HEURE BLEUE Causée par la diffusion Rayleigh, diffusion de la lumière solaire par l'atmosphère, l’heure bleue est le moment qui précède l’aube et qui suit le crépuscule. Juste avant le lever du soleil, ou juste après. Il fait encore jour, mais l’astre est absent de la voûte céleste. C’est un instant magique où le ciel hésite entre noir et bleu, un étrange moment outremer très prisé des artistes, et qui ne dure qu’entre 20 et 45 minutes. Pour ne pas rater ce moment il faut donc connaitre les heures du crépuscule ou de l'aube, ainsi que la localisation du point d’observation (site www.bluehoursite.com). Le film Les Moissons du ciel (Days of Heaven,1978) de Terence Malick, a été tourné en grande partie pendant l'heure bleue, ce qui limitait le temps de tournage à 25 minutes par jour dans le meilleur des cas. Le directeur de la photographie, Néstor Almendros a obtenu l’Oscar de la photographie pour ce film. IMAGE L’image est par définition une représentation perceptible d’un être ou d’une chose. Elle implique de ce fait, l’existence d’une relation de nature physique entre l’objet et son image. Selon la nature de cette relation, optique ou physico-chimique, selon ces perceptions et leur contexte, différents types d’images apparaissent. Images reflétées, inversées, rétiniennes, ou déformées, obtenues par réfraction, projection. Images réelles ou virtuelles, négatives, positives ou latentes (en photographie notamment). Mais la relation entre l’objet et son image peut être aussi de nature iconique, métaphorique, voire allégorique. La nuit est porteuse de ces relations physiques ou iconiques. Par exemple, les peintures d’Alex Katz donnent à percevoir la façon dont l’image se forme : à distance, une ville et ses signaux lumineux apparaissent clairement, tandis que, si l’œil approche, il ne voit que la peinture, quelques touches claires savamment posées sur différentes qualités de noir et de gris. La seconde partie de l’exposition évoque une nuit qui nous déborde, qui échappe aux images et ne saurait se satisfaire d’une reproduction. Il n’y a plus de perspective, l’espace devient sans repères, c’est le monde des sensations et de la matière, sans limites, qui l’emporte. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty analyse cette sensation dans Phénoménologie de la perception : « La nuit n’est pas un objet devant moi, elle 18 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. […] Elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. » INSOMNIE L'insomnie, cette « exacerbation du jour au plus profond de la nuit » (Christian Doumet De l'art et du bienfait de ne pas dormir, 2012) est l’incapacité à s’endormir, la peur de ne pas y parvenir, l’appréhension de passer encore une nuit sans sommeil. Elle est fréquente, touche près d’un tiers de la population des pays occidentaux et surtout elle est crainte. L’insomniaque est à la fois spectateur et acteur de ses nuits et des tensions vécues dans la solitude de la chambre, parfois de l’atelier, où s'engouffrent ses obsessions. L’histoire de l’insomnie remonte aux mythes et aux légendes. On en trouve la trace dans la mythologie, dans les écrits philosophiques ou religieux. Chez les Égyptiens et les Grecs, c’est plutôt le sommeil qui est associé à des aspects négatifs. Dans la mythologie grecque Hypnos, le sommeil, est le frère jumeau de Thanatos, la mort, tous deux fils de Nyx, la Nuit. L’endormissement est considéré comme une marque de faiblesse : c’est parce qu’ils se sont endormis que le Minotaure et le cyclope sont tués. Dans l’Antiquité, on considère qu’on est rendu insomniaque par l’exercice du pouvoir ou par l’obsession amoureuse. Au Moyen Age, il est coutumier de ne pas dormir d’une traite, mais en deux fois, en se réveillant vers minuit pour une ou deux heures « d’insomnie assumée », avant de plonger dans le « second sommeil ». On appelle « dorveille » cette deuxième partie de nuit constituée uniquement de sommeil léger, une période de semi-vigilance propice à la créativité, à la prière1, aux états modifiés de conscience source de l’imaginaire onirique. Ce « sommeil segmenté » reste très populaire jusqu’à l’avènement de l’ère industrielle. Pour celui qui veille, la solitude introspective et le dérèglement des sens liés à la nuit, en font le lieu et le temps idéal pour la création. Ainsi de nombreux écrivains, artistes, ou créateurs d’une manière générale, trouvent aux heures sombres l’inspiration nécessaire à leurs travaux. Au XVIIIème siècle déjà, Denis Diderot, dans les comptes rendus des Salons, les expositions organisées tous les deux ans par l'Académie royale de peinture et de sculpture, écrit « soyez ténébreux » et aussi « la nuit met l'imagination en jeu » (...) « la clarté est bonne pour convaincre, elle ne vaut rien pour émouvoir » (Salons de 1765-1767). Au XIXème siècle, le mythe romantique du poète ou de l’artiste vivant en décalage de la norme et créant dans la solitude de l’atelier, se répand. L’insomnie littéraire exalte la souffrance de la création mais permet aussi un tête à tête privilégié avec sa muse. C’est le cas pour Alfred de Musset dans Les Nuits, et de Victor d’Hugo dans Les Contemplations. Mais, au milieu des nuits, s'éveiller ! quel mystère ! Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre ! Quand pas un œil vivant ne veille, pas un feu ; Quand les sept chevaux d'or du grand chariot bleu Rentrent à l'écurie et descendent au pôle, Se sentir dans son lit soudain toucher l'épaule Par quelqu'un d'inconnu qui dit : Allons ! c'est moi ! Travaillons ! Victor Hugo, Insomnie, Recueil Les contemplations, 1856 1 Le réveil nocturne permet aussi aux chrétiens de pratiquer la prière selon la liturgie des Heures. Les sept prières quotidiennes chrétiennes sont réparties en plusieurs moments de la journée. Parmi celles reliées à la Nuit, notons les Vigiles ou Matines entre minuit et le lever du jour, Laudes à l'aube, Prime au lever du soleil, Vêpres en début de soirée, Complies le soir, avant ou après le coucher du soleil. 19 PEINDRE LA NUIT / DOSSIER DÉCOUVERTE
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