Perception olfactive - Diploma Camondo
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5 « Sous le charme du parfum, mais sans s’en rendre compte, les gens changeaient de physionomie, d’attitude, de sentiments. » Patrick Süskind Le parfum, histoire d’un meurtrier NEEDLESHAPED SILENCE III, øjeRum
1. L’odeur. Représentation et symbolique 01 Un instrument sensible 02 Le sens bestial 03 L’individu et le culturel 2. Le flaireur. Le comportement olfactif 04 Les ressentis émotionnels et neurologiques Sommaire. 05 Les croisements sensoriels 06 L’odeur du souvenir 3. Conclusion.
10 11 Comment se servir du potentiel emotionnel de l’odorat pour jouer avec la capacité de contrôle de l’usager ? L’odorat est un instrument sensible, sa complexité et ses dispositions ont une incidence sur notre affect et nos émotions. Comme toute sensation, la perception des odeurs participe à la compréhension de notre environnement, fonctionnant comme de puissants indices contextuels. Elles cristallisent les sensations, et de par leur fort pouvoir d’évocation, projetent un individu dans le passé par une réapparition furtive et involontaire. Ces manifestations fugaces cultivent cette part d'inconscient qui nous habite. Notre perception est en partie façonnée par cet aspect irraisonné d’ordre instinctif, nous projetant de ce fait dans divers états : extase, mélancolie, dégoût...
12 13 Associé à la jouissance, l’odorat a longtemps été individuelle et la pensée collective à travers différents dénigré à cause de son animalité. Malgré une avancée phénomènes, physiologiques, anthropologiques, sym- significative dans l’étude du domaine de l’olfaction, boliques et émotionnels. Afin de comprendre nos ap- mis à part dans l’industrie du parfum, la question de préhensions olfactives contemporaines, la première l’odeur comme création est assez peu abordée. Cela partie est dédiée à l’odeur, dans son entièreté. De son est dû au primat de la vue mais aussi à la tendance fonctionnement à l’évolution de ses représentations, de que nous avons de nous focaliser sur les nuisances son refus à son apogée. L’étude de la place de l’odeur que peuvent générer l’odeur. Notre perception des dans nos civilisations nous amènera à considérer l’im- odeurs est guidée par un engrenage complexe où se portance de la symbolique culturelle dans notre envi- côtoient influence et subjectivité, un caractère inhérent ronnement et notre perception olfactive. au comportement olfactif. À travers les âges, diverses symboliques, représentations, et idéologies ont été La seconde partie est destinée à l’étude des caractères engendrés. Ce réseau d’incidences influe sur notre subjectifs afin de déterminer dans quelle mesure la comportement olfactif et accompagne les impressions biographie personnelle influe sur notre comportement issues de notre histoire personnelle. olfactif. Notre perception résulte d’un équilibre existant entre la raison et l'émotion dont découlent de nombreux La diversité des facteurs contribuant à notre compor- facteurs influençant notre comportement olfactif. tement olfactif offrent un large champ d’étude si l’on La mémorisation, la catégorisation et la nomination considère la force des réactions que peut générer une des sensations induisent nos réactions à travers des odeur. Se révèle alors un potentiel expérientiel quant à phénomènes physiologiques et des interprétations son intégration de manière préméditée. En effet, le trai- résultant de nos expériences. Si notre rapport aux tement de l’olfaction dans le cadre bâti est encore peu odeurs connaît de nombreuses variations d’un individu commun. La majorité des conceptions architecturales à l’autre, le souvenir et l’imaginaire sont des aspects prend plutôt comme parti les sens de la vue, du toucher influents dans l’édification de notre perception. Source et de l’ouïe. L’objectif de cette étude est de comprendre d'interprétations et de fantasmes, l'évanescence des les phénomènes olfactifs pour mettre à profit le poten- odeurs est indissociable de notre condition, sérénité tiel émotionnel de l’odorat afin de concevoir et amplifier ou excitation, comment mettre à profit la fugacité des l’expérience vécue d’un espace ou d’un objet. odeurs ? Cette étude sur le comportement olfactif cherche à rassembler les savoirs afin de confronter la perception
« L’important est de comprendre la place de l’odeur dans les villes afin d’intégrer cette donnée sensible à leur conception. » Victoria Henshaw, Urban Smellscapes
23 Qu’est ce que le processus odorant ? Les sens de l’odorat et du goût permettent aux êtres vivants d’identifier les composants présents dans leur environnement, cette habilité demeure sous des formes plus ou moins évoluées et différenciées, mais subside chez l’ensemble des êtres vivants, des espèces unicelullaires aux mammifères. La structure anatomique du système olfactif intervient dans un premier temps à des fins essentiellement pratiques, afin d’effectuer un diagnostic, détecter puis reconnaître une odeur, s’orienter, identifier congénères et prédateurs, ou encore juger de la qualité d’un aliment, pour ainsi accompagner notre adaptation au sein d’un milieu. En effet, l’olfaction détermine notre perception et nos rapports, car nous somme dotés, tout comme les animaux, d’un instinct primitif, de dispositions innées qui donneront suite à diverses idéologies et applications. L’évolution du champ olfactif rélève de l’anthropologie cognitive, ainsi, afin de s’intéresser à la nature des caractères odorants sous un angle sensible.
24 25 En analysant les vecteurs subjectifs issus d’influences collectives et d’expériences personnelles, nous allons au préalable étudier le processus physiologique étant à l’origine de l’olfaction. L’édification de ces coulisses sensorielles nous amenera à considérer les modalités olfactives que sont le rappel, la reconnaissance, la catégorisation, la nomination et la transmission, prémisses du jugement et de l’émotion. Malgré ses facultés d’ordre pratique, la nécessité de l’odorat a longtemps suscité un certain embarras, en effet, son statut a été vigoureusement dévalorisé, comme l’illustre André Leroi-Ghouran, ethnologue français, les aptitudes humaines amènent ce sens à devenir obsolète, « l’homme est un mammifère à l’odorat pauvre, il s’est efforcé de transformer cette infirmité relative en signe de supériorité sur les espèces animales, à tous les points de vue, la bipédie aurait élevé ses sens, il pourrait dès lors se passer de ce sens primaire.»¹ Cette dévalorisation est dûe à diverses représentations qui écartent progressivement les sens de la proximité que sont le goût et le l’odorat au détriment des sens de la distance, la vue et l’ouie. Effectivement, la pauvreté de données concernant le fonctionnement de l’odorat génèrent une incompréhension et les détachent ainsi de cet vision grandissante qu’est le regard scolastique, supposé fonder une vision objective du monde. « Généralement, pour l’homme, les odeurs sont seulement L'odorat a longtemps été associé à la des épiphénomènes, mais qui, en tant que tels, sont pulsion car il est source de compor- des signaux olfactifs permettant aux événements ou tements irraisonnés et involontaires. aux situations d’être mémorisés et codés dans de plus Le manque de données concernant son fonctionnement a également par- larges contextes »². ticipé au façonnage de son caractère énigmatique et aux représentations ambiguës qui lui ont été attribuées. 1. Mémoire et expériences olfactives, Joël CANDAU, presses Unnamed, Suguru Tanaka © Creative commons universitaires de France, 2000 2. Au coeur des odeurs, Jonathan MUELLER, Cairn.info, 2006
26 27 Nous qualifions d’épiphénomène un phénomène vation d’une seule et même molécule. Pour traiter cet dont on présume ne percevoir qu’une petite partie enchevêtrement d’informations, le système olfacif de ce qui est à l’œuvre réellement. Ici, Brendan s’organise en faisant converger les neurones olfactifs Engen illustre une certaine incompréhension face vers le bulbe olfactif, situé dans le cerveau, ainsi, les aux manifestations odorantes. Nous ne pouvons multiples conformations de ces molécules odorantes effectivement en discerner qu’une infime fraction, peuvent être analysées afin d’identifier l’odeur en mais ces phénomènes imperceptibles induisent la part question. D’après l’étude sur la neurobiologie de d’objectivité demeurant dans l’olfaction puisqu’elle l’olfaction² de Didier Trotier, chercheur au CRNS, nous accompagne l’expérience sensorielle en permettant pouvons affirmer que la sensibilité olfactive de l’homme une analyse complémentaire de notre environnement. est moins développée que les animaux car le répertoire Depuis l’investigation de Linda Buck et Axel en 1991 sur de protéines récéptrices est moins élévé. Il semblerait les gènes et récepteurs olfactifs¹, l’étude de l’odorat également que l’effectif de protéines résulte en partie a connu une hausse d’intérêt considérable, donnant de facteurs génétiques, propriétés s’illustrant par les ainsi suite à de nombreux travaux opérés sous diverses variations comportementales de chacun face à une approches. Ces deux chercheurs ont donné naissance même composition odorante. Cette variabilité se traduit à la base moléculaire de la reconnaisance des odeurs à la fois par nos capacités de détection, mais aussi par en déterminant les propriétés qui permettaient à nos l’estimation des similitudes entre différentes odeurs et récépteurs de détecter les molécules volatiles. nos aptitudes de concentration au fil des différentes phases de perception. En effet, le système olfactif a la Nous pouvons désormais considérer le système capacité d’apprécier une odeur selon une impression olfacif comme une vaste collection de détecteurs générale mais aussi de détecter avec finesse chacune en communication constante, opérant dans le but de ses caractéristiques. de signaler la présence de molécules odorantes. Transportées par l’air, les molécules parviennent à la En effet, l’acte olfactif résulte de la détection d’un sti- muqueuse olfactive avant de se déposer sur de très mulus au sein de notre environnement, ces sollicita- sensibles neurones olfactifs. La distinction de ces tions génèrent un automatisme dans le traitement de molécules s’opère grâce à la présence de protéines l’information, soit en vue d’un usage immédiat comme qui signaleront les multiples structures et couplages et la régulation du comportement, soit pour une applica- permetteront ainsi une identification. Il est intéressant tion ultérieure comme la mémorisation, ou usuellement de noter que chacune de ces molécules a la capacité de pour la jauger sans importance et la rejeter aussitôt. présenter de nombreuses conformations qui provoquent L’olfaction trouve son origine dans le contact entre les autant de stimuli singuliers, plus particulièrement, il récépteurs olfactifs et les composants chimiques vola- existe une vaste étendue de protéines propices à l'acti- tiles transportés par l’air. Ces informations odorantes 1. a chercher 2. le Sensolier, conférence sur la neurobiologie de l’olfaction et de la prise alimentaire, Didier TROTIER, 2019
28 29 TUNIS MEDINA NZ43, Nejib Zneidi, huile sur toile, 2017 © 2021Artmajeur™ L'invisible Tel un paysage invisible, l'ensemble de notre environnement est défini par une vaste collection d'empreintes odo- rantes. Une variété de stimulus formés par d'innombrables conformations gé- nèrent ces phénomènes insaisissables qui influent sur notre comportement et nos réactions.
30 31 ne sont pas localisées sur quelques cellules seulement, mais distribuées sur une large étendue de molécules, cela nous amène à considérer d’abondantes possibilités combinatoires. Ce sont ces associations qui déterminent le codage des odeurs, engendrant de ce fait la naissance d’odeurs singulières, pouvant ainsi varier subtilement d’une molécule à une autre. De ce fait, André Holley, professeur en neurosciences sensorielles, démontre cette variabilité « les possibilités de codage olfactif permises par ce principe combinatoire sont gigantesques et remarquablement adaptés à l’étendue et à la diversité également considérable du monde des odeurs «¹. Si nous observons également la diversité de nos sensibilités, variant d’un individu à l’autre, que la réceptivité n’est pas identique en fonction des molécules que nous sentons, et que nos récepteurs ne captent pas toutes les informations, les possibilités deviennent d’autant plus considérables. De plus, seule une part infime des messages olfactifs s’introduira au sein de notre conscience, donnant suite à une sensation, puis, le cas échéant, à une perception, où le cerveau métamorphosera une réaction en projection mentale pour y ajouter sa dimension affective. Comme l’évoque Jôel Candau, ethnologue et anthropologue « La perception olfactive, précisement parce qu’elle met en mouvement des zones physiologiques étrangères à la réflexion, donne aux Construites par l'accoutumance, les images réfléchies une profondeur et une intensité odeurs domestiques font écho à cette considérable. «² En effet, la tonalité émotionelle dimension affective présente dans inhérente à l’olfaction est particulièrement accrue car certaines odeurs. Familières, elles font appel à notre enfance, à nos nos sensations sont en connexion directe avec le siège habitudes, elles personnifient notre de l’émotion, l’hypothalamus, de plus, comparativement environnement. 1. Le sixième sens : Une enquête neurophysiologique, André HOLLEY, Vue d'intérieur ou Les Pantoufles, Samuel Van Hoogstraten © 2008 Musée du Louvre / Georges Poncet éditions Odile Jacob, 2015 2. Mémoire et expériences olfactives, Joël CANDAU, presses universitaires de France, 2000
32 33 à nos autre organes sensoriels, le trajet des messages odorants est plus court, le traitement de l’information est donc plus efficace. Cela expliquerait l’aptitude conséquente des odeurs à susciter des souvenirs. En effet, pour que le message olfactif atteigne le champ de notre conscience, l’étape de détection donne suite à une mise en mémoire par la transmission de l’information vers le bulbe olfactif, pour être ensuite distribuée au sein du cortex olfactif. La mémoire olfactive permet le rappel puis la reconnaissance, lorsque nous sentons, les différentes molécules odorantes activent des cellules réceptrices en transmettant des signaux vers les fibres situées dans le bulbe olfactif, appelées glomérules, pour finalement être transmis aux neurones. Le rappel et la reconnaissance ne sont possibles que si notre cerveau a procédé à la phase de catégorisation, en parallèle de la mise en mémoire, chaque odeur jugée source d’intérêt sera enregistrée et classée en vue d’une évocation ultérieure. Cette classification intervient à plusieurs niveaux, elle permet donc la reconnaissance, mais aussi le partage par les biais de la nomination et de la description. La catégorisation olfactive est une phase qui permet de transformer une sensation abstraite en image mentale en l’associant à un groupe pour mieux la reconnaître par la suite, ainsi, notre cerveau attribue un sens à une odeur en l’associant de ce fait à d’autres Lorsque une odeur est mémorisée, souvenirs. elle est associée à une catégorie et assimilée avec l'ensemble des données contextuelles y étant rat- Sur le même thème, Georges Lakoff, professeur de tachées. Lors de sa reconnaissance, linguistique cognitive, met en lumière cette automatisme une image mentale y est associée, ce pourquoi une odeur peut nous « la catégorisation est principalement un moyen de transporter à un instant donné et comprendre le monde »¹. De ce fait, toute assimilation est nous rappeler un été, un pays, une rue, ou une marche sous la pluie. 1. Les métaphores dans la vie quotidienne, Georges LAKOFF et Mark La Sainte Chapelle, Maximilien Luce, Paris, 1902 © ART INSTITUTE OF CHICAGO JOHNSON, les éditions de Minuit, 1986
34 35 déterminée par nos dispositions innées à lier l'abstrac- diennes paraît assez pauvre si l'ambition est d'evoquer tion à une catégorie véhiculant un concept. Les stimuli l’ambition est d’évoquer nos expériences olfactives. De olfactifs sont alors sujets de jugements perceptifs qui cela, le recours au vocabulaire appartenant à d’autres nous permettent de construire des prototypes. Par sphères sensorielles est génerallement nécessaire conséquent, la catégorisation est en grande partie dé- afin d’exprimer une expérience olfactive singulière. términée par le language, à la manière dont une expé- Contrairement aux domaines sensoriels comme le rience sensible est assimilée puis partagée. visuel et l’accoustique, le lexique olfactif ne relève pas d’un systématisme et peut se retrouver vite limité, le L’identification d’une odeur s’organise selon un lexique phénomène de synesthésie devient alors un vecteur cognitif qui fait appel à tous nos sens, les couleurs, efficace dans le partage d’expériences olfactives. les bruits, toutes ces expériences appartiennent à différents registres sensibles, par exemple, l’odeur de l’herbe coupée fait appel au registre de la nature, elle- même étant associée usuellement aux couleurs vertes ou ocres. Cette classification est autant présente dans l’organisation des odeurs par concepts que dans la définition de ce qui se trouve être une bonne ou une mauvaise odeur. Selon Georges Kleber, dans l’article « Sémantique des odeurs «¹, le language serait en quelques sortes un outil philosophique qui illustre conceptuellement les catégories en opérant des distinctions, c’est l’analyse des propriétés inhérentes à un parfum qui caractérisent une odeur. Cependant, les larges variations qui existent dans la désignation d’une odeur illustre la diversité présente dans nos capacités à la dénommer, variant selon la maîtrise linguistique du locuteur. De ce fait, le language olfactif semble instable et imprécis car il dépend de la sensibilité et de la richesse lexicale de chacun, et de l’abondance de combinaisons, parallèlement à la complexité d’imager une sensation abstraite. En effet, la sémantique habituellement utilisée dans nos vies quoti- 1. Sémantique des odeurs, Georges KLEIBER, Marcel VUILLAUME, Cairn. info, 2011
02 © Margot Asset Le sens bestial
« L’acuité de l’odorat se développe à raison inverse de l’intelligence. » Alain Corbin, Le miasme et la jonquille
41 Quelle est la part d’animalité dans notre perception olfactive ? Dans l’ouvrage d’Alain Corbin¹, l’étude dépasse le cadre de l’Histoire pour se rapprocher de l’anthropologie et la sociologie en retraçant l’histoire sociale de l’odeur. Nous y découvrons le rôle de l’odeur dans l’institution des différentes classes sociales, générant de cette manière certaines disparités. Dans son oeuvre, l’auteur soulève différentes questions : que signifie l’accentuation de la sensibilité face aux odeurs ? Quels sont les enjeux sociaux et les systèmes symboliques cachés derrière ces changements ? Ce livre vient retracer le développement des pratiques hygiénistes et des progrès médicaux en parallèle avec l’hégémonie de l’imaginaire social, nous amenant ainsi à considérer autrement l’objet sensoriel contemporain. Ce livre dépeint la digression de notre tolérance olfactive et le changement de nos perceptions. Il révèle l’existence d’une hiérarchie des sens, dans laquelle l’odorat se retrouve dénigré, considéré comme le sens de l’animalité (dévalorisé par l’esthétique de Kant). 1. Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin, éditions Flammarion, 1986
42 43 Une vision antagonique qui serait à l’origine du refus des odeurs durant certaines périodes de l’histoire, où la réalité olfactive et l’imaginaire de récit seront parfois confus. L’odorat est grandement impliqué dans la définition du sain et du malsain, l’omniprésence de l’odeur putride (alors associée au danger, au vice et à la mort ) amène à toute sorte de travaux voués à analyser la qualité de l’air. L’aboutissement de ces recherches devient la vigilance olfactive, les débats médicaux se multiplient. L’inquiétude de contaminations maladives génère une véritable angoisse de l’odeur putride et l’érige alors comme un fait historique, dessinant « la figure d’une nature typique de la socialité », la suprématie de l’usage du parfum nous conduisant ensuite vers l’ère hygiéniste. Une telle étude résultait de l’analyse des pratiques quotidiennes et des systèmes de valeurs grâce à des démonstrations rejetées jusqu’alors, afin de comprendre les relations qu’entretiennent les hommes avec leur environnement olfactif. L’odorat résulte de l’instinct, il nous prévient du danger, capte les phéromones vouées à la reproduction. L’odorat confère donc une protection, mais aussi une prise en main sur son environnement. Les odeurs s’inscrivent de plusieurs manières dans notre perception et notre comportement, à la fois de façon naturelle et culturelle. Plusieurs aspects distinguent l’odorat des autres sens, Jean-Jacques Jusqu'au XIXè siècle, les villes, de Rousseau expliquait que le sens de l’odorat est le sens véritables égouts à ciel ouverts, de la bestialité car il engendre chez nous une perte de souffrent d'insalubrité, où l'entas- contrôle, et donc une entrave à notre liberté d’agir¹. sement des déjections et la pro- pagation des maladies ont engen- Une certaine part de nos réactions est générée par des dré une véritable hostilité face aux réactions chimiques dûes à nos percepteurs, de cette mauvaises odeurs, associées à de funestes symboles, à la putréfac- tion, au malsain et à la mort. 1. La chimie de l’amour, Hanns HATT et Regina DEE, CRS éditions, 2009 The art of bloodborne, Joe Studzinski © Creative commons
44 45 manière, l’intelligence et la raison en sont exemptées. rie sociobiologique nous explique que nous sommes Donc l’odorat porte en lui une part d’inconscient, pour enclins à chercher les gènes les plus étrangers aux cela, nos réactions, nos désirs ou dégoûts ne peuvent nôtres afin d’avoir la descendance la plus saine être simplement expliqués par une «subjectivité» liée possible². Plus les gènes sont éloignés, plus le système à notre éducation, notre milieu social, et les choix qui immunitaire serait renforcé et optimiserait les capacités résultent de nos expériences personnelles, celles-ci adaptatives de l’individu. Ce qui expliquerait la rareté sont grandement dûes à notre instinct et aux réactions des comportements incestueux. Le sens de la citation chimiques de nos capteurs sensoriels. de Corbin peut nous amener à considérer l’absence de l’intelligence dans le développement des capacités Effectivement, en 1991, les recherches moléculaires de olfactives, par l’aspect incontrôlable de la sensation Linda Buck¹, chercheuse américaine, démontrent que perçue chez l’homme. Patrick Suskind, dans Le Parfum, plusieurs parties de notre anatomie possèdent différents « Il soupçonnait que ce n’était pas lui qui suivait le capteurs odorants réagissant de manière différente parfum, mais que c’était le parfum qui l’avait fait captif aux essences. Une odeur peut complètement nous et l’attirait à présent vers lui, irrésistiblement »¹ . Par là, bouleverser car le nez est le seul organe sensoriel dont nous pouvons interpréter qu’une situation dangereuse, les perceptions sont en prise directe avec notre cerveau, par exemple, peut être aggravée par le manque de notamment avec les amygdales. Celles-ci peuvent contrôle et de raisonnement d’un individu du fait de réagir instantanément lorsque une odeur les atteint, son attirance inexpliquable pour ce parfum. Le flaireur et alors déclencher en nous une sensation de peur ou se retrouve emprisonné par ses sensations directes et d’excitation, elles s’adapent à l’attitude appropriée face son émoi. à une odeur, et provoquent des réactions passives et involontaires. De cela, une part bestiale et incontrôlable De cette manière, l’odeur porte en elle un pouvoir de nous habite, et éclipse de ce fait la raison. Il existe manipulation, nous pouvons le voir aujourd’hui dans donc une part inconsciente, animale qui explique l’industrialisation du parfum, les publicités ravageuses de nombreux phénomènes, en particulier dans la qui prônent la puissance de certaines essences, générant reproduction, et la relation entre les sexes. Par exemple, des comportements bestiaux et incontrôlables de la part l’altérité face à certaines odeurs. L’inceste est considéré des «victimes». Cette influence est mise à profit depuis comme immoral, à la fois pour des raisons éthiques et des temps immémoriaux, l’odeur étant encline au désir culturelles, mais aussi car les odeurs des membres de et porte en elle une grande part de séduction et de la familles ne sont guères appréciées à cause de leur sexualisation. Dans l’ancien testament, la veuve Judith proximité répétée, temporellement et spatialement. De séduit le bel Holoferne en s’enduisant de parfum : «J’ai la même manière, la recherche d’un partenaire sexuel aspergé ma couche de myrrhe, d’aloès et de canelle, dénote de l’instinct et se fait par la différence : une théo- viens et laissons l’amour nous apaiser». Son triomphe 1. Étude du système olfactif, Linda BUCK et Richard AXEL, 1991 1. Le parfum, Patrick SUSKIND, éditions Fayard, 1986 2. L’empire des gènes, Jacques G. RUELLAND, ENS éditions, 2004
46 47 L'animalité Associé à la jouissance, le sens de l'odorat a longtemps été dénigré en vue de son caractère primitif. Fonctionnant à l'inverse de la raison, en marge des mœurs, il irait à l'opposé du développement de l'intelligence chez l'homme puisqu'il l'enclave dans sa condition animale. The Garden of Earthly Delights, Hieronymous Bosch, 1490 – 1510 Copyright © 2019. Museo Nacional del Prado
48 49 est devenu légende car il permit au peuple juif de s’affranchir du joug des Assyriens. Il en est de même de Cléopâtre, elle aussi, a abondamment usé de senteurs enivrantes pour conquérir le général Marc Antoine. À l’époque, la reine d’Egypte avait déja le choix entre 200 fragrances différentes. Quiconque avait les moyens de sentir «bon» était symbole de fortune, pouvoir et gloire. La séduction apparaît comme un point essentiel du pouvoir des odeurs, il est intéressant de noter que les représentations de l’odeur ont évolué à l’inverse de ce positionnement rationnaliste, en effet, l’industrie du parfum n’a de cesse de glorifier la part d’animalité inhérente à l’olfaction. Comme la perte de contrôle portée par des aspirations d’ordre instinctif, symbolisant l’acte de reproduction. L’attirance, le désir et l’érotisme sont depuis considérés comme indissociables du règne de «l’idéalisation», ou à l’hypersexualisation que nous connaissons depuis l’avènement de la consommation de masse. En effet, la mise en scène d’une odeur relève de la persuasion car une fragrance a besoin d’être accompagnée d’un récit qui la valorise. Selon Jean- Marie Floch¹, semiolinguiste, la communication d’un parfum résulte du mythe, c’est un conte faisant appel à l’imaginaire dans l’ambition de générer des fantasmes collectifs. Les médias et l’industrie de la parfumerie s’inspirent de cette bestialité pour valoriser leurs produits selon Associé à l'érotisme et à la sensua- une double ambition, avant tout, générer une perte de lité, le parfum était également une contrôle de la part de la «victime». L’image véhiculée preuve de pouvoir, l'emploi d'es- est générallement celle du pouvoir, en effet, l’individu sences était un signe de richesse, comme être paré de précieuses prit d’émoi par notre odeur ne peut que nous admirer étoffes. ou posséder du mobilier et nous désirer. Le parfumé ressent alors un sentiment façonné dans de nobles matériaux. 1. Sémiotique, marketing et communication, Jean-Marie FLOCH, Presses The Pasha’s Concubine, Ferencz Franz Eisenhut, 1857 © Creative commons Universitaires de France, 2002
50 51 de toute puissance, il domine de par son aura. Cette présents dans les sécrétions vaginales, et dont la ambition est transmise par de nombreuses enseignes, concentration est maximale au moment de l’ovulation ). Hypnotic Poison de Dior s’inspire de la genèse pour promouvoir son produit, le flacon insuffle le fruit Il semble que les phénomènes imperceptibles d’origines défendu, rappel de l’épisode d’Adam et Ève. Il existe une biochimiques ont concédé un patrimoine identitaire, en forte incitation à se laisser porter par le parfum, c’est la effet, l’olfaction joue un rôle déterminant dans le clivage proximité de cette femme, la main tendue, prêtwwe à des genres, où les manifestations physiques nous ont concéder le flacon, qui nous entraîne dans son intimité. influencés d’un point de vue sociologique, en déterminant En comparaison, le parfum Cinéma d’Yves Saint-Laurent intrinsèquement nos rapports. En parallèle des odeurs prône une perte de contrôle collective, l’ascendance hédoniques, les symboles odorants se sont développés d’une rixe masculine, ou une aspiration similaire à la jusqu’à prôner certaines valeurs, en particulier par le scène finale du Parfum de Suskind, évocant volupté biais de la publicité et du marketing, où sont véhiculées et élans orgiaques. En effet le domaine de l’érotisme des images qui induisent notre marquage identitaire. prédomine l’industrie de la parfumerie, la présence de En effet, les représentations du parfum relèvent souvent notes ambigües rendent certaines odeurs véritablement de l’opulence et de la séduction, et l’amènent de ce fait sexuelles, comme l’enrobage olfactif subtil des essences à être considéré comme vecteur d’un idéal à atteindre, animales comme le musc et la civette. une sorte de personnification du fantasme absolu. Nos choix sont révélateurs, ils nous orientent à la fois vers la La part d’inconscient et d’instinct inhérente à l’odeur meilleure adéquation possible entre un parfum et notre suscite l’intérêt, l’étude « Pheromone Party »¹, réalisée spécificité, mais aussi vers un idéal indépendant de en 1995, interroge le potentiel des odeurs corporelles notre raison, prédéterminé par la collectivité. En effet, dans le choix de nos partenaires. Les femmes ont pour son ambition est de révéler un caractère, une émotion, tâche de sentir des vêtements masculins imprégnés une intention, Jacques Wayberg, sexothérapeute de sueurs afin de choisir l’homme qui leur convient, souligne cette recherche d’individualité « Au nez, on uniquement par son odeur naturelle. Les odeurs peut avoir une idée de qui est qui »¹. Les parfums sont corporelles ( phéromones, transpiration, fluides codés culturellement, autrement dit, la représentation sexuels...) ont été vecteurs de nombreuses recherches du parfum est en partie détérminée par les genres. sur de possibles essences aphrodisiaques. Entre autre, Certaines fragrances sont associées à la féminité, l’androstènedione, une substance chimique présente d’autres à la virilité. Certaines nuances empêchent dans la sueur, à été introduite dans certains cosmétiques cette systématisation, cependant, il existe une relative dans l’ambition d’accroître le désir. De la même manière, constance dans le fait de souligner une attraction il est possible de se procurer des fragrances ou lotions inconsciente. D’un point de vue anthropologique, ce corporelles à la copuline ( acides aliphatiques volatiles clivage pourrait trouver source d’après des symboles 1. Phéromone party, étude de Claus WEDEKIND, chercheuse en biologie, 1. Le parfum, essence de la séduction ? article de Odile CHABRILLAC, 1995 publié sur psychologie.com, 2015
52 53 ancestraux. Comme les particularités genrées étant à l’origine de l’attribution des tâches en fonction d’un rapport de force. En effet, la représentation usuelle des genres influe grandement sur nos attentes et notre propre figuration, l’image de la féminité transmise par la publicité séduit de nombreuses femmes, l’emblême devient saillant et peut devancer l’odeur en elle-même. Ce miroir est chargé de refléter l’absolu de la féminité, non ce qu’elles sont, mais leurs aspirations. Il en est de même pour les parfums masculins, l’image de l’homme, viril et puissant. Les même fragrances sont souvent privilégiées, considérées comme dynamiques et d’une extrême vitalité, comme la famille des fougères, le musc et la civette. De ce fait, certaines essences sont devenues des symboles genrés, ont induit une culture odorante en générant ainsi une sémantique particulière. Cette crystallisation provient de plusieurs aspects comme l’instinct, l’incidence de nos particularités biochimiques dans nos rapports, et de ce fait, l’attribution d’un sens, l’image directement associée à une typologie de senteurs. Si les codes odorants ont en quelque sorte prédéfini la portée, la cible, et le sens de certaines fragrances, certains parfumeurs se penchent sur cette question de symbolique odorante des genres. De nouveau, certains mouvements tentent de s’affranchir des conventions Accompagné d'un récit qui le valo- pour envisager de nouvelles perspectives, ici, pour rise, le parfum est une source de fan- libérer et élargir la réflexion autour du marquage tasmes, reflet d'un idéal à atteindre. identitaire. En effet, que sentiraient des parfums non À travers des paysages allégoriques, entre fiction et réalité, l'industrie du genrés ? Comment peut-on adoucir cette dualité ? parfum véhicule cette figure de pou- Peut-on annihiler la mémoire collective ? voir et accompagne notre recherche de personnification par l'odeur. Affiche du festival de Cannes 1976, Siudmak © 2021 SIUDMAK
54 55 Le déclin de cette cission entre les genres masculins possible de reconsidérer certains symboles, ceux-ci et féminins se retrouve de plus en plus présent, les sont omniprésents et déterminent considérablement codes évoluent. Monique le Dolédec met en lumière ces notre perception olfactive, nous verrons par la suite nouvelles aspirations sur le plan odorant dans son article comment l’appréciation des odeurs est façonnée par le «Tous les parfums sont-ils mixtes ?»¹ en interrogeant conscient et l’inconscient collectif, en quoi l’influence différentes maisons sur l’avenir d’une parfumerie mixte. socio-culturelle engendre une forme d’hédonisme, et à Frédéric Appaire, manager des parfums Paco Rabanne quel point l’éthique et les moeurs conditionnent notre souligne cette disparité en expliquant que nous sommes perception des bonnes et des mauvaises odeurs. soumis à un précepte archaïque, à la fois dans le contenu, le contenant, et la distribution, car les parfums on été élaborés sur la base de couples d’archétypes pour ensuite être cédés au public au sein d’enseignes ou les hommes et les femmes sont spatialement divisés. De la même manière, Francis Kurkdjan, parfumeur de la maison Jean-Paul Gaultier et auteur du parfum «Le Mâle», reconsidère sa propre création pour imaginer deux opus portant le même nom, «Gentle fluidity», élaborés à l’aide d’essences non symboliques comme la coriandre et un aromatique boisé rafraîchi à la noix de muscade. De ce fait, l’enveloppe se détache également de cette culture des genres en arborant une image neutre dans l’idée que chacun pourrait s’y projeter. Si la mémoire engendre une reconnaissance automatique, il reste possible de dévier les symboles en adoucissant une note boisée, ou en asséchant une note ambrée. Tous prônent désormais «la liberté sans limite de mixer les odeurs et les couleurs pour créer son propre sillage», où le nez ne pourrait reconnaître l’ambition d’un parfum à l’avance, où tout usage pourrait être contredit. S'il est 1. Tout les parfums sont-ils mixtes ? Monique LE DOLÉDEC, l’Express, 2020
03 © Margot Asset L'individu et le culturel
« Alors que s’esquissait l’offensive contre l’intensité olfactive de l’espace public une hyperesthésie collective » Alain Corbin, Le miasme et la jonquille
61 Quelle influence a notre conditionnement olfactif sur notre perception ? Selon Corbin, la révolution olfactive se caractérise à partir du XVIIIe siècle par l’apparition d’une hyperesthésie collective. Plus précisement, l’exagération physiologique de l’acuité sensorielle et de sa sensibilité, à l’origine de cette traque des « mauvaises odeurs «¹. Son approche anthropologique des sources de l’hédonisme l’amène à considérer son époque comme prémisse d’un environnement désodorisé, de villes sans odeurs. Je propose ici de compléter ses travaux pour étudier la question de notre conditionnement olfactif. Quel rôle jouent les croyances et l’influence culturelle sur notre perception ? Pourquoi catégoriser bonnes et mauvaises odeurs ? Cette intention est-elle à l’origine de cette possible volonté d’atteindre « un silence olfactif » ? Comme le dit Sperber, « les odeurs sont des symboles par excellence ». 1. Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin, éditions Flammarion, 1986
62 63 Peace, Sergio Trevellin, 1948 © MASP - Museu de Arte de São Paulo Le silence L'hostilité grandissante face aux mauvaises odeurs s'est caractérisée par l'abaissement de notre seuil de tolérance, notre balance olfactive semble tendre vers un environnement désodorisé. La place de l’odeur à l’état brut paraît toujours générer un certain embarras, considérée usuellement comme une nuisance si elle n’est pas contrôlée, fabriquée par la main de l’homme ou choisie pour ses bienfaits hygiéniques ou médicaux et ses qualités odorantes.
64 65 La catégorisation des odeurs provient en partie de ruelles deviennent des boulevards, les déjections sont facteurs psychologiques, sociologiques, historiques et stockées à l’écart des habitations, nous commencons culturels. Nous allons étudier ici les possibles origines à entrevoir les prémisses de l’ère hygiéniste. Dans le de cette catégorisation. Plus particulièrement, dans Miasme et la Jonquille, Corbin retrace la genèse de quelle mesure le conditionnement de notre perception cette nouvelle intolérance face à l’odeur. olfactive provient d’une influence socio-culturelle. Mais si celle-ci engendre un jugement hédonique, certaines À l’égard des odeurs putrides, de l'hostilité et de la peur. contraintes biologiques ont également une incidence Elle gagne peu à peu la population, en premier lieu les sur notre discernement. élites, puis le peuple dans sa totalité. À Paris, la puanteur offusque les foules. Les français sont troublés par la Effectivement, les « familles » odorantes sont tolérance de ses habitants : « il n’y a que le parisien communément élaborées depuis des exemplaires au monde pour manger ce qui révolte l’odorat ». La protoypiques. En sciences cognitives, l’appelation diminution de notre seuil de tolérance olfactive illustre prototype a été proposé par Eleanor Rosh en 1973 dans et accompagne des transformations sociétales comme son étude « Natural categories ». Dans le domaine de la montée de l’individualisme et de la privatisation. l’olfaction, le principe de prototype est un archétype En effet, les odeurs ont contribuées à l’ascension du de catégorisation hiérarchique. Autrement dit, certaines concept d’habitation privée, ou le plaisir et le dégôut odeurs sont considérées comme plus représentatives ne se partagent plus. La façon singulière dont l’odeur que d’autres. Ce terme a d’abord été désigné comme se répand affecte l’espace privé, considérées comme un stimulus prenant une position « saillante » lors de nuisance, les effluves extérieures ne sont plus tolérées. l’élaboration d’une catégorie. En effet, il sera le premier Dans ce cas, la division hédonique entre odeurs à y être associé, par la suite, il sera redéfinit comme « le agréables et désagréables serait alors contrainte et membre le plus central », faisant ainsi office de référence determinée par l’apprentissage culturel. cognitive. Ces prototypes jouent le rôle de modèles ascendants lors d’une représentation mentale. Par Mais la perception subjective d’un sujet singulier reste exemple, à quoi pensons-nous quand nous imaginons un facteur aléatoire. Ces deux objets peuvent alors se une mauvaise odeur ? Aux excréments, à la putréfaction. renforcer ou se contrarier. S’il en est ainsi, tout individu est influencé par une opinion collective analogue à son Cette aversion pour les odeurs putrides, originaire environnement, ( en Chine, en France, en Pologne...). à la fois de croyances, mais aussi de l’évolution des Mais si ces jugements sont induits par l’apprentissage, connaisances médicales, a généré des modifications lui même développé à partir de causalités, qu’en est-il drastiques dans nos modes de vies. En particulier, celle- de la perception de l’enfant, encore neutre de par son ci affecte l’urbanisme : les cimetières sont excentrés, les ignorance ?
66 67 Dans l’article « Au coeur des odeurs »¹ Jonathan Mueller étudie la question de l’expérience olfactive chez de jeunes enfants, qu’il considère comme la naissance d’une esthétique. Les odeurs, accompagnées d’autre sollicitations sensorielles, agissent comme indices contextuels et font office d’apprentissage liminaire². En effet, ces expérimentations sensorielles primaires vont contribuer à l’élaboration de significations olfactives. Selon Christopher Bollas, l’expérience olfactive est déterminée par des états affectifs comme le plaisir, le confort, la douleur et l’anxiété. Ces états sont associés aux relations existants entre les objets et l’environnement, ayant tous deux des odeurs distinctes. Le fait d’apprécier une odeur en fonction de sa valeur affective relève de la dimension hédonique, un sujet étudié par le psychologiste Brendan Engen. Il considère la question sous l’angle du langage, où il tente de démontrer le clivage dans l’assimilation d’odeurs entre l’enfant préverbal et celui ayant déjà fait l’apprentissage du langage. D’après lui, la phase du jugement n’apparaît que lorsque l’enfant est capable de nommer une odeur, il semble que le language ait un rôle déterminant dans la compréhension de nos ressentis. Nous retrouvons un positionnement similaire chez Freud, lorsque’il manifeste que les jeunes enfants n’attribuent pas de valeurs olfactives aux odeurs. Ce serait alors l’incidence parentale qui permettrait à l’enfant de déterminer les odeurs plaisantes et déplaisantes. En cela, l’expérience Les particularités odorantes des olfactive est naturellement contrainte car la sensation objets et de notre environnement en elle même peut être dénaturée par l’instruction concèdent une profondeur d'au- de moeurs. La catégorisation des odeurs agréables tant plus considérable aux liens af- fectifs que nous entretenons avec et désagréables serait alors définie par un éventail eux, portés par leurs significations, d’influences. Fonctionnant conjointement, ces emprises ils produisent différents états comme le réconfort ou la nostalgie. 1. L’après-Coup, Jonathan Mueller Nature morte, Dmitri Annenkov © ArtNow.ru 2003 2. (A. Aggleton et L. Waskett, 1999)
68 69 incideraient sur notre jugement à plusieurs degrés. Le premier est d’ordre physionomique, au caractère brut; une odeur âcre est considérée comme « mauvaise « car elle peut nous incommoder de par son caractère agressif et irritant ( lorsqu’elle rentre en contact avec notre système olfactif ). En effet, si l’on sait que notre perception est définie par notre expérience et notre culture, l’étude de Nathalie Mandairon et de son équipe du Centre de recherche en neurosciences suggère qu’elle serait aussi innée : « Les odeurs activent des réseaux de neurones différents en fonction du plaisir ou du déplaisir qu’elles procurent. Ce qui suggère que la valeur de l’odeur est au moins en partie prédéterminée par la structure de la molécule odorante, avant d’être modulée souvent par l’expérience et la culture»¹. L’empreinte factuelle à également une implication conséquente, le sens d’une odeur est usuellement définie par sa cause, l’odeur de la putréfaction est dangereuse car elle cause la mort ou en provient. En parallèle de la raison, la croyance et la superstition, l’odeur de la mort peut être toxique car elle est associée à de funestes symboles. Ces motifs ont conditionné l’évolution de notre perception, ils sont accompagnés par les notions d’éthique et de moeurs ayant participé à la création de certaines représentations au cours de l’histoire. Symboles et croyances, provenant Cet ensemble influence la collectivité, donc l’individu, de mythes ou de faits, villes bru- même s’il existe de nombreuses variations en fonction meuses et malsaines, certains sym- de notre territoire ou notre environnement proche. Le boles ont été intégrés dans notre perception et influencent l'opinion conditionnement est aussi considérable que l’affect en collective. Dès lors qu'une odeur ce qui concerne la subjectivité de notre perception. nous envahit, nous la reconstituons Cependant, si l’on se base sur l’étude d’Antonio mentalement en l'associant spon- tanément à une source de réfé- Damasio², toute exception faite de la biographie olfa- rence ou à la signification qui lui est attribuée. 1. Comment votre cerveau distingue les bonnes des mauvaises odeurs, Lower City of New Avalon, Min Nguen ©2021 DeviantArt Victor Garcia 1. L’erreur de Descartes, Antonio DAMASIO
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