Perception olfactive - Diploma Camondo

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Perception olfactive - Diploma Camondo
Perception olfactive
Perception olfactive - Diploma Camondo
Perception
                   olfactive

                 L’étude des phénomènes odorants

                           Margot Asset
© Margot Asset                2021
Perception olfactive - Diploma Camondo
5

« Sous le charme du parfum, mais sans s’en
rendre compte, les gens changeaient de
physionomie, d’attitude, de sentiments. »
                                  Patrick Süskind
                Le parfum, histoire d’un meurtrier

                                                     NEEDLESHAPED SILENCE III, øjeRum
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1.
            L’odeur.
            Représentation et symbolique

            01 Un instrument sensible

            02 Le sens bestial

            03 L’individu et le culturel

            2.
            Le flaireur.
            Le comportement olfactif

            04 Les ressentis émotionnels et neurologiques
Sommaire.

            05 Les croisements sensoriels

            06 L’odeur du souvenir

            3.
            Conclusion.
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Introduction.
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     Comment se servir du potentiel emotionnel de l’odorat
     pour jouer avec la capacité de contrôle de l’usager ?

          L’odorat est un instrument sensible, sa complexité
     et ses dispositions ont une incidence sur notre affect
     et nos émotions. Comme toute sensation, la perception
     des odeurs participe à la compréhension de notre
     environnement, fonctionnant comme de puissants indices
     contextuels. Elles cristallisent les sensations, et de par
     leur fort pouvoir d’évocation, projetent un individu dans
     le passé par une réapparition furtive et involontaire. Ces
     manifestations fugaces cultivent cette part d'inconscient
     qui nous habite. Notre perception est en partie façonnée
     par cet aspect irraisonné d’ordre instinctif, nous projetant
     de ce fait dans divers états : extase, mélancolie, dégoût...
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Associé à la jouissance, l’odorat a longtemps été            individuelle et la pensée collective à travers différents
dénigré à cause de son animalité. Malgré une avancée         phénomènes, physiologiques, anthropologiques, sym-
significative dans l’étude du domaine de l’olfaction,        boliques et émotionnels. Afin de comprendre nos ap-
mis à part dans l’industrie du parfum, la question de        préhensions olfactives contemporaines, la première
l’odeur comme création est assez peu abordée. Cela           partie est dédiée à l’odeur, dans son entièreté. De son
est dû au primat de la vue mais aussi à la tendance          fonctionnement à l’évolution de ses représentations, de
que nous avons de nous focaliser sur les nuisances           son refus à son apogée. L’étude de la place de l’odeur
que peuvent générer l’odeur. Notre perception des            dans nos civilisations nous amènera à considérer l’im-
odeurs est guidée par un engrenage complexe où se            portance de la symbolique culturelle dans notre envi-
côtoient influence et subjectivité, un caractère inhérent    ronnement et notre perception olfactive.
au comportement olfactif. À travers les âges, diverses
symboliques, représentations, et idéologies ont été          La seconde partie est destinée à l’étude des caractères
engendrés. Ce réseau d’incidences influe sur notre           subjectifs afin de déterminer dans quelle mesure la
comportement olfactif et accompagne les impressions          biographie personnelle influe sur notre comportement
issues de notre histoire personnelle.                        olfactif. Notre perception résulte d’un équilibre existant
                                                             entre la raison et l'émotion dont découlent de nombreux
La diversité des facteurs contribuant à notre compor-        facteurs influençant notre comportement olfactif.
tement olfactif offrent un large champ d’étude si l’on       La mémorisation, la catégorisation et la nomination
considère la force des réactions que peut générer une        des sensations induisent nos réactions à travers des
odeur. Se révèle alors un potentiel expérientiel quant à     phénomènes physiologiques et des interprétations
son intégration de manière préméditée. En effet, le trai-    résultant de nos expériences. Si notre rapport aux
tement de l’olfaction dans le cadre bâti est encore peu      odeurs connaît de nombreuses variations d’un individu
commun. La majorité des conceptions architecturales          à l’autre, le souvenir et l’imaginaire sont des aspects
prend plutôt comme parti les sens de la vue, du toucher      influents dans l’édification de notre perception. Source
et de l’ouïe. L’objectif de cette étude est de comprendre    d'interprétations et de fantasmes, l'évanescence des
les phénomènes olfactifs pour mettre à profit le poten-      odeurs est indissociable de notre condition, sérénité
tiel émotionnel de l’odorat afin de concevoir et amplifier   ou excitation, comment mettre à profit la fugacité des
l’expérience vécue d’un espace ou d’un objet.                odeurs ?

Cette étude sur le comportement olfactif cherche à
rassembler les savoirs afin de confronter la perception
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L’odeur.
Représentation et symbolique
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01

© Margot Asset
                 Un instrument sensible    © Margot Asset
« L’important est de comprendre la place
de l’odeur dans les villes afin d’intégrer
cette donnée sensible à leur conception. »
               Victoria Henshaw, Urban Smellscapes
23

Qu’est ce que le processus odorant ?

      Les sens de l’odorat et du goût permettent aux
êtres vivants d’identifier les composants présents dans
leur environnement, cette habilité demeure sous des
formes plus ou moins évoluées et différenciées, mais
subside chez l’ensemble des êtres vivants, des espèces
unicelullaires aux mammifères. La structure anatomique
du système olfactif intervient dans un premier temps
à des fins essentiellement pratiques, afin d’effectuer
un diagnostic, détecter puis reconnaître une odeur,
s’orienter, identifier congénères et prédateurs, ou
encore juger de la qualité d’un aliment, pour ainsi
accompagner notre adaptation au sein d’un milieu.
En effet, l’olfaction détermine notre perception et
nos rapports, car nous somme dotés, tout comme
les animaux, d’un instinct primitif, de dispositions
innées qui donneront suite à diverses idéologies et
applications. L’évolution du champ olfactif rélève de
l’anthropologie cognitive, ainsi, afin de s’intéresser à la
nature des caractères odorants sous un angle sensible.
24                                           25

En analysant les vecteurs subjectifs issus d’influences
collectives et d’expériences personnelles, nous allons
au préalable étudier le processus physiologique étant
à l’origine de l’olfaction. L’édification de ces coulisses
sensorielles nous amenera à considérer les modalités
olfactives que sont le rappel, la reconnaissance,
la catégorisation, la nomination et la transmission,
prémisses du jugement et de l’émotion.

Malgré ses facultés d’ordre pratique, la nécessité de
l’odorat a longtemps suscité un certain embarras, en
effet, son statut a été vigoureusement dévalorisé, comme
l’illustre André Leroi-Ghouran, ethnologue français, les
aptitudes humaines amènent ce sens à devenir obsolète,
« l’homme est un mammifère à l’odorat pauvre, il
s’est efforcé de transformer cette infirmité relative en
signe de supériorité sur les espèces animales, à tous
les points de vue, la bipédie aurait élevé ses sens, il
pourrait dès lors se passer de ce sens primaire.»¹ Cette
dévalorisation est dûe à diverses représentations qui
écartent progressivement les sens de la proximité que
sont le goût et le l’odorat au détriment des sens de la
distance, la vue et l’ouie. Effectivement, la pauvreté
de données concernant le fonctionnement de l’odorat
génèrent une incompréhension et les détachent ainsi
de cet vision grandissante qu’est le regard scolastique,
supposé fonder une vision objective du monde. «
Généralement, pour l’homme, les odeurs sont seulement
                                                             L'odorat a longtemps été associé à la
des épiphénomènes, mais qui, en tant que tels, sont          pulsion car il est source de compor-
des signaux olfactifs permettant aux événements ou           tements irraisonnés et involontaires.
aux situations d’être mémorisés et codés dans de plus        Le manque de données concernant
                                                             son fonctionnement a également par-
larges contextes »².                                         ticipé au façonnage de son caractère
                                                             énigmatique et aux représentations
                                                             ambiguës qui lui ont été attribuées.

1. Mémoire et expériences olfactives, Joël CANDAU, presses          Unnamed, Suguru Tanaka
                                                                       © Creative commons
universitaires de France, 2000
2. Au coeur des odeurs, Jonathan MUELLER, Cairn.info, 2006
26                                                                 27

Nous qualifions d’épiphénomène un phénomène                                vation d’une seule et même molécule. Pour traiter cet
dont on présume ne percevoir qu’une petite partie                          enchevêtrement d’informations, le système olfacif
de ce qui est à l’œuvre réellement. Ici, Brendan                           s’organise en faisant converger les neurones olfactifs
Engen illustre une certaine incompréhension face                           vers le bulbe olfactif, situé dans le cerveau, ainsi, les
aux manifestations odorantes. Nous ne pouvons                              multiples conformations de ces molécules odorantes
effectivement en discerner qu’une infime fraction,                         peuvent être analysées afin d’identifier l’odeur en
mais ces phénomènes imperceptibles induisent la part                       question. D’après l’étude sur la neurobiologie de
d’objectivité demeurant dans l’olfaction puisqu’elle                       l’olfaction² de Didier Trotier, chercheur au CRNS, nous
accompagne l’expérience sensorielle en permettant                          pouvons affirmer que la sensibilité olfactive de l’homme
une analyse complémentaire de notre environnement.                         est moins développée que les animaux car le répertoire
Depuis l’investigation de Linda Buck et Axel en 1991 sur                   de protéines récéptrices est moins élévé. Il semblerait
les gènes et récepteurs olfactifs¹, l’étude de l’odorat                    également que l’effectif de protéines résulte en partie
a connu une hausse d’intérêt considérable, donnant                         de facteurs génétiques, propriétés s’illustrant par les
ainsi suite à de nombreux travaux opérés sous diverses                     variations comportementales de chacun face à une
approches. Ces deux chercheurs ont donné naissance                         même composition odorante. Cette variabilité se traduit
à la base moléculaire de la reconnaisance des odeurs                       à la fois par nos capacités de détection, mais aussi par
en déterminant les propriétés qui permettaient à nos                       l’estimation des similitudes entre différentes odeurs et
récépteurs de détecter les molécules volatiles.                            nos aptitudes de concentration au fil des différentes
                                                                           phases de perception. En effet, le système olfactif a la
Nous pouvons désormais considérer le système                               capacité d’apprécier une odeur selon une impression
olfacif comme une vaste collection de détecteurs                           générale mais aussi de détecter avec finesse chacune
en communication constante, opérant dans le but                            de ses caractéristiques.
de signaler la présence de molécules odorantes.
Transportées par l’air, les molécules parviennent à la                     En effet, l’acte olfactif résulte de la détection d’un sti-
muqueuse olfactive avant de se déposer sur de très                         mulus au sein de notre environnement, ces sollicita-
sensibles neurones olfactifs. La distinction de ces                        tions génèrent un automatisme dans le traitement de
molécules s’opère grâce à la présence de protéines                         l’information, soit en vue d’un usage immédiat comme
qui signaleront les multiples structures et couplages et                   la régulation du comportement, soit pour une applica-
permetteront ainsi une identification. Il est intéressant                  tion ultérieure comme la mémorisation, ou usuellement
de noter que chacune de ces molécules a la capacité de                     pour la jauger sans importance et la rejeter aussitôt.
présenter de nombreuses conformations qui provoquent                       L’olfaction trouve son origine dans le contact entre les
autant de stimuli singuliers, plus particulièrement, il                    récépteurs olfactifs et les composants chimiques vola-
existe une vaste étendue de protéines propices à l'acti-                   tiles transportés par l’air. Ces informations odorantes

1. a chercher
2. le Sensolier, conférence sur la neurobiologie de l’olfaction et de la
prise alimentaire, Didier TROTIER, 2019
28                   29

TUNIS MEDINA NZ43, Nejib Zneidi, huile sur toile, 2017
© 2021Artmajeur™

                                                              L'invisible
                                                              Tel un paysage invisible, l'ensemble
                                                              de notre environnement est défini par
                                                              une vaste collection d'empreintes odo-
                                                              rantes. Une variété de stimulus formés
                                                              par d'innombrables conformations gé-
                                                              nèrent ces phénomènes insaisissables
                                                              qui influent sur notre comportement et
                                                              nos réactions.
30                                                              31

ne sont pas localisées sur quelques cellules seulement,
mais distribuées sur une large étendue de molécules,
cela nous amène à considérer d’abondantes
possibilités combinatoires. Ce sont ces associations
qui déterminent le codage des odeurs, engendrant de
ce fait la naissance d’odeurs singulières, pouvant ainsi
varier subtilement d’une molécule à une autre. De ce fait,
André Holley, professeur en neurosciences sensorielles,
démontre cette variabilité « les possibilités de codage
olfactif permises par ce principe combinatoire sont
gigantesques et remarquablement adaptés à l’étendue
et à la diversité également considérable du monde des
odeurs «¹. Si nous observons également la diversité
de nos sensibilités, variant d’un individu à l’autre,
que la réceptivité n’est pas identique en fonction des
molécules que nous sentons, et que nos récepteurs
ne captent pas toutes les informations, les possibilités
deviennent d’autant plus considérables. De plus, seule
une part infime des messages olfactifs s’introduira
au sein de notre conscience, donnant suite à une
sensation, puis, le cas échéant, à une perception, où le
cerveau métamorphosera une réaction en projection
mentale pour y ajouter sa dimension affective.

Comme l’évoque Jôel Candau, ethnologue et
anthropologue « La perception olfactive, précisement
parce qu’elle met en mouvement des zones
physiologiques étrangères à la réflexion, donne aux
                                                                             Construites par l'accoutumance, les
images réfléchies une profondeur et une intensité                            odeurs domestiques font écho à cette
considérable. «² En effet, la tonalité émotionelle                           dimension affective présente dans
inhérente à l’olfaction est particulièrement accrue car                      certaines odeurs. Familières, elles
                                                                             font appel à notre enfance, à nos
nos sensations sont en connexion directe avec le siège                       habitudes, elles personnifient notre
de l’émotion, l’hypothalamus, de plus, comparativement                       environnement.

1. Le sixième sens : Une enquête neurophysiologique, André HOLLEY,   Vue d'intérieur ou Les Pantoufles, Samuel Van Hoogstraten
                                                                               © 2008 Musée du Louvre / Georges Poncet
éditions Odile Jacob, 2015
2. Mémoire et expériences olfactives, Joël CANDAU, presses
universitaires de France, 2000
32                                                      33

à nos autre organes sensoriels, le trajet des messages
odorants est plus court, le traitement de l’information
est donc plus efficace. Cela expliquerait l’aptitude
conséquente des odeurs à susciter des souvenirs. En
effet, pour que le message olfactif atteigne le champ de
notre conscience, l’étape de détection donne suite à une
mise en mémoire par la transmission de l’information
vers le bulbe olfactif, pour être ensuite distribuée au
sein du cortex olfactif. La mémoire olfactive permet le
rappel puis la reconnaissance, lorsque nous sentons, les
différentes molécules odorantes activent des cellules
réceptrices en transmettant des signaux vers les fibres
situées dans le bulbe olfactif, appelées glomérules, pour
finalement être transmis aux neurones.

Le rappel et la reconnaissance ne sont possibles que si
notre cerveau a procédé à la phase de catégorisation,
en parallèle de la mise en mémoire, chaque odeur jugée
source d’intérêt sera enregistrée et classée en vue d’une
évocation ultérieure. Cette classification intervient à
plusieurs niveaux, elle permet donc la reconnaissance,
mais aussi le partage par les biais de la nomination et de
la description. La catégorisation olfactive est une phase
qui permet de transformer une sensation abstraite en
image mentale en l’associant à un groupe pour mieux
la reconnaître par la suite, ainsi, notre cerveau attribue
un sens à une odeur en l’associant de ce fait à d’autres              Lorsque une odeur est mémorisée,
souvenirs.                                                            elle est associée à une catégorie
                                                                      et assimilée avec l'ensemble des
                                                                      données contextuelles y étant rat-
Sur le même thème, Georges Lakoff, professeur de                      tachées. Lors de sa reconnaissance,
linguistique cognitive, met en lumière cette automatisme              une image mentale y est associée,
                                                                      ce pourquoi une odeur peut nous
« la catégorisation est principalement un moyen de                    transporter à un instant donné et
comprendre le monde »¹. De ce fait, toute assimilation est            nous rappeler un été, un pays, une
                                                                      rue, ou une marche sous la pluie.

1. Les métaphores dans la vie quotidienne, Georges LAKOFF et Mark   La Sainte Chapelle, Maximilien Luce, Paris, 1902
                                                                              © ART INSTITUTE OF CHICAGO
JOHNSON, les éditions de Minuit, 1986
34                                                               35

déterminée par nos dispositions innées à lier l'abstrac-              diennes paraît assez pauvre si l'ambition est d'evoquer
tion à une catégorie véhiculant un concept. Les stimuli               l’ambition est d’évoquer nos expériences olfactives. De
olfactifs sont alors sujets de jugements perceptifs qui               cela, le recours au vocabulaire appartenant à d’autres
nous permettent de construire des prototypes. Par                     sphères sensorielles est génerallement nécessaire
conséquent, la catégorisation est en grande partie dé-                afin d’exprimer une expérience olfactive singulière.
términée par le language, à la manière dont une expé-                 Contrairement aux domaines sensoriels comme le
rience sensible est assimilée puis partagée.                          visuel et l’accoustique, le lexique olfactif ne relève pas
                                                                      d’un systématisme et peut se retrouver vite limité, le
L’identification d’une odeur s’organise selon un lexique              phénomène de synesthésie devient alors un vecteur
cognitif qui fait appel à tous nos sens, les couleurs,                efficace dans le partage d’expériences olfactives.
les bruits, toutes ces expériences appartiennent à
différents registres sensibles, par exemple, l’odeur de
l’herbe coupée fait appel au registre de la nature, elle-
même étant associée usuellement aux couleurs vertes
ou ocres. Cette classification est autant présente dans
l’organisation des odeurs par concepts que dans la
définition de ce qui se trouve être une bonne ou une
mauvaise odeur.

Selon Georges Kleber, dans l’article « Sémantique des
odeurs «¹, le language serait en quelques sortes un
outil philosophique qui illustre conceptuellement les
catégories en opérant des distinctions, c’est l’analyse
des propriétés inhérentes à un parfum qui caractérisent
une odeur. Cependant, les larges variations qui existent
dans la désignation d’une odeur illustre la diversité
présente dans nos capacités à la dénommer, variant
selon la maîtrise linguistique du locuteur. De ce fait, le
language olfactif semble instable et imprécis car il dépend
de la sensibilité et de la richesse lexicale de chacun,
et de l’abondance de combinaisons, parallèlement à la
complexité d’imager une sensation abstraite. En effet, la
sémantique habituellement utilisée dans nos vies quoti-

1. Sémantique des odeurs, Georges KLEIBER, Marcel VUILLAUME, Cairn.
info, 2011
02

© Margot Asset
                 Le sens bestial
« L’acuité de l’odorat se développe
à raison inverse de l’intelligence. »

        Alain Corbin, Le miasme et la jonquille
41

Quelle est la part d’animalité
dans notre perception olfactive ?

       Dans l’ouvrage d’Alain Corbin¹, l’étude dépasse
le cadre de l’Histoire pour se rapprocher de
l’anthropologie et la sociologie en retraçant l’histoire
sociale de l’odeur. Nous y découvrons le rôle de l’odeur
dans l’institution des différentes classes sociales,
générant de cette manière certaines disparités. Dans
son oeuvre, l’auteur soulève différentes questions :
que signifie l’accentuation de la sensibilité face aux
odeurs ? Quels sont les enjeux sociaux et les systèmes
symboliques cachés derrière ces changements ? Ce
livre vient retracer le développement des pratiques
hygiénistes et des progrès médicaux en parallèle avec
l’hégémonie de l’imaginaire social, nous amenant ainsi
à considérer autrement l’objet sensoriel contemporain.
Ce livre dépeint la digression de notre tolérance
olfactive et le changement de nos perceptions. Il révèle
l’existence d’une hiérarchie des sens, dans laquelle
l’odorat se retrouve dénigré, considéré comme le sens
de l’animalité (dévalorisé par l’esthétique de Kant).

1. Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin, éditions Flammarion, 1986
42                                                       43

Une vision antagonique qui serait à l’origine du refus
des odeurs durant certaines périodes de l’histoire,
où la réalité olfactive et l’imaginaire de récit seront
parfois confus. L’odorat est grandement impliqué dans
la définition du sain et du malsain, l’omniprésence de
l’odeur putride (alors associée au danger, au vice et à la
mort ) amène à toute sorte de travaux voués à analyser
la qualité de l’air. L’aboutissement de ces recherches
devient la vigilance olfactive, les débats médicaux se
multiplient. L’inquiétude de contaminations maladives
génère une véritable angoisse de l’odeur putride et l’érige
alors comme un fait historique, dessinant « la figure
d’une nature typique de la socialité », la suprématie de
l’usage du parfum nous conduisant ensuite vers l’ère
hygiéniste.

Une telle étude résultait de l’analyse des pratiques
quotidiennes et des systèmes de valeurs grâce à des
démonstrations rejetées jusqu’alors, afin de comprendre
les relations qu’entretiennent les hommes avec leur
environnement olfactif. L’odorat résulte de l’instinct, il
nous prévient du danger, capte les phéromones vouées
à la reproduction. L’odorat confère donc une protection,
mais aussi une prise en main sur son environnement.
Les odeurs s’inscrivent de plusieurs manières dans
notre perception et notre comportement, à la fois
de façon naturelle et culturelle. Plusieurs aspects
distinguent l’odorat des autres sens, Jean-Jacques
                                                                        Jusqu'au XIXè siècle, les villes, de
Rousseau expliquait que le sens de l’odorat est le sens                 véritables égouts à ciel ouverts,
de la bestialité car il engendre chez nous une perte de                 souffrent d'insalubrité, où l'entas-
contrôle, et donc une entrave à notre liberté d’agir¹.                  sement des déjections et la pro-
                                                                        pagation des maladies ont engen-
Une certaine part de nos réactions est générée par des                  dré une véritable hostilité face aux
réactions chimiques dûes à nos percepteurs, de cette                    mauvaises odeurs, associées à de
                                                                        funestes symboles, à la putréfac-
                                                                        tion, au malsain et à la mort.

1. La chimie de l’amour, Hanns HATT et Regina DEE, CRS éditions, 2009     The art of bloodborne, Joe Studzinski
                                                                                   © Creative commons
44                                                                 45

manière, l’intelligence et la raison en sont exemptées.          rie sociobiologique nous explique que nous sommes
Donc l’odorat porte en lui une part d’inconscient, pour          enclins à chercher les gènes les plus étrangers aux
cela, nos réactions, nos désirs ou dégoûts ne peuvent            nôtres afin d’avoir la descendance la plus saine
être simplement expliqués par une «subjectivité» liée            possible². Plus les gènes sont éloignés, plus le système
à notre éducation, notre milieu social, et les choix qui         immunitaire serait renforcé et optimiserait les capacités
résultent de nos expériences personnelles, celles-ci             adaptatives de l’individu. Ce qui expliquerait la rareté
sont grandement dûes à notre instinct et aux réactions           des comportements incestueux. Le sens de la citation
chimiques de nos capteurs sensoriels.                            de Corbin peut nous amener à considérer l’absence
                                                                 de l’intelligence dans le développement des capacités
Effectivement, en 1991, les recherches moléculaires de           olfactives, par l’aspect incontrôlable de la sensation
Linda Buck¹, chercheuse américaine, démontrent que               perçue chez l’homme. Patrick Suskind, dans Le Parfum,
plusieurs parties de notre anatomie possèdent différents         « Il soupçonnait que ce n’était pas lui qui suivait le
capteurs odorants réagissant de manière différente               parfum, mais que c’était le parfum qui l’avait fait captif
aux essences. Une odeur peut complètement nous                   et l’attirait à présent vers lui, irrésistiblement »¹ . Par là,
bouleverser car le nez est le seul organe sensoriel dont         nous pouvons interpréter qu’une situation dangereuse,
les perceptions sont en prise directe avec notre cerveau,        par exemple, peut être aggravée par le manque de
notamment avec les amygdales. Celles-ci peuvent                  contrôle et de raisonnement d’un individu du fait de
réagir instantanément lorsque une odeur les atteint,             son attirance inexpliquable pour ce parfum. Le flaireur
et alors déclencher en nous une sensation de peur ou             se retrouve emprisonné par ses sensations directes et
d’excitation, elles s’adapent à l’attitude appropriée face       son émoi.
à une odeur, et provoquent des réactions passives et
involontaires. De cela, une part bestiale et incontrôlable       De cette manière, l’odeur porte en elle un pouvoir de
nous habite, et éclipse de ce fait la raison. Il existe          manipulation, nous pouvons le voir aujourd’hui dans
donc une part inconsciente, animale qui explique                 l’industrialisation du parfum, les publicités ravageuses
de nombreux phénomènes, en particulier dans la                   qui prônent la puissance de certaines essences, générant
reproduction, et la relation entre les sexes. Par exemple,       des comportements bestiaux et incontrôlables de la part
l’altérité face à certaines odeurs. L’inceste est considéré      des «victimes». Cette influence est mise à profit depuis
comme immoral, à la fois pour des raisons éthiques et            des temps immémoriaux, l’odeur étant encline au désir
culturelles, mais aussi car les odeurs des membres de            et porte en elle une grande part de séduction et de
la familles ne sont guères appréciées à cause de leur            sexualisation. Dans l’ancien testament, la veuve Judith
proximité répétée, temporellement et spatialement. De            séduit le bel Holoferne en s’enduisant de parfum : «J’ai
la même manière, la recherche d’un partenaire sexuel             aspergé ma couche de myrrhe, d’aloès et de canelle,
dénote de l’instinct et se fait par la différence : une théo-    viens et laissons l’amour nous apaiser». Son triomphe

1. Étude du système olfactif, Linda BUCK et Richard AXEL, 1991   1. Le parfum, Patrick SUSKIND, éditions Fayard, 1986
2. L’empire des gènes, Jacques G. RUELLAND, ENS éditions, 2004
46                                                           47

                                                                 L'animalité

                                                                 Associé à la jouissance, le sens de l'odorat a
                                                                 longtemps été dénigré en vue de son caractère
                                                                 primitif. Fonctionnant à l'inverse de la raison,
                                                                 en marge des mœurs, il irait à l'opposé du
                                                                 développement de l'intelligence chez l'homme
                                                                 puisqu'il l'enclave dans sa condition animale.

The Garden of Earthly Delights, Hieronymous Bosch, 1490 – 1510
            Copyright © 2019. Museo Nacional del Prado
48                                                            49

est devenu légende car il permit au peuple juif de
s’affranchir du joug des Assyriens. Il en est de même de
Cléopâtre, elle aussi, a abondamment usé de senteurs
enivrantes pour conquérir le général Marc Antoine. À
l’époque, la reine d’Egypte avait déja le choix entre 200
fragrances différentes. Quiconque avait les moyens
de sentir «bon» était symbole de fortune, pouvoir et
gloire. La séduction apparaît comme un point essentiel
du pouvoir des odeurs, il est intéressant de noter que
les représentations de l’odeur ont évolué à l’inverse de
ce positionnement rationnaliste, en effet, l’industrie
du parfum n’a de cesse de glorifier la part d’animalité
inhérente à l’olfaction. Comme la perte de contrôle
portée par des aspirations d’ordre instinctif, symbolisant
l’acte de reproduction. L’attirance, le désir et l’érotisme
sont depuis considérés comme indissociables du règne
de «l’idéalisation», ou à l’hypersexualisation que nous
connaissons depuis l’avènement de la consommation
de masse. En effet, la mise en scène d’une odeur relève
de la persuasion car une fragrance a besoin d’être
accompagnée d’un récit qui la valorise. Selon Jean-
Marie Floch¹, semiolinguiste, la communication d’un
parfum résulte du mythe, c’est un conte faisant appel à
l’imaginaire dans l’ambition de générer des fantasmes
collectifs.

Les médias et l’industrie de la parfumerie s’inspirent
de cette bestialité pour valoriser leurs produits selon
                                                                       Associé à l'érotisme et à la sensua-
une double ambition, avant tout, générer une perte de                  lité, le parfum était également une
contrôle de la part de la «victime». L’image véhiculée                 preuve de pouvoir, l'emploi d'es-
est générallement celle du pouvoir, en effet, l’individu               sences était un signe de richesse,
                                                                       comme être paré de précieuses
prit d’émoi par notre odeur ne peut que nous admirer                   étoffes. ou posséder du mobilier
et nous désirer. Le parfumé ressent alors un sentiment                 façonné dans de nobles matériaux.

1. Sémiotique, marketing et communication, Jean-Marie FLOCH, Presses   The Pasha’s Concubine, Ferencz Franz Eisenhut, 1857
                                                                                      © Creative commons
Universitaires de France, 2002
50                                                                      51

de toute puissance, il domine de par son aura. Cette                   présents dans les sécrétions vaginales, et dont la
ambition est transmise par de nombreuses enseignes,                    concentration est maximale au moment de l’ovulation ).
Hypnotic Poison de Dior s’inspire de la genèse pour
promouvoir son produit, le flacon insuffle le fruit                    Il semble que les phénomènes imperceptibles d’origines
défendu, rappel de l’épisode d’Adam et Ève. Il existe une              biochimiques ont concédé un patrimoine identitaire, en
forte incitation à se laisser porter par le parfum, c’est la           effet, l’olfaction joue un rôle déterminant dans le clivage
proximité de cette femme, la main tendue, prêtwwe à                    des genres, où les manifestations physiques nous ont
concéder le flacon, qui nous entraîne dans son intimité.               influencés d’un point de vue sociologique, en déterminant
En comparaison, le parfum Cinéma d’Yves Saint-Laurent                  intrinsèquement nos rapports. En parallèle des odeurs
prône une perte de contrôle collective, l’ascendance                   hédoniques, les symboles odorants se sont développés
d’une rixe masculine, ou une aspiration similaire à la                 jusqu’à prôner certaines valeurs, en particulier par le
scène finale du Parfum de Suskind, évocant volupté                     biais de la publicité et du marketing, où sont véhiculées
et élans orgiaques. En effet le domaine de l’érotisme                  des images qui induisent notre marquage identitaire.
prédomine l’industrie de la parfumerie, la présence de                 En effet, les représentations du parfum relèvent souvent
notes ambigües rendent certaines odeurs véritablement                  de l’opulence et de la séduction, et l’amènent de ce fait
sexuelles, comme l’enrobage olfactif subtil des essences               à être considéré comme vecteur d’un idéal à atteindre,
animales comme le musc et la civette.                                  une sorte de personnification du fantasme absolu. Nos
                                                                       choix sont révélateurs, ils nous orientent à la fois vers la
La part d’inconscient et d’instinct inhérente à l’odeur                meilleure adéquation possible entre un parfum et notre
suscite l’intérêt, l’étude « Pheromone Party »¹, réalisée              spécificité, mais aussi vers un idéal indépendant de
en 1995, interroge le potentiel des odeurs corporelles                 notre raison, prédéterminé par la collectivité. En effet,
dans le choix de nos partenaires. Les femmes ont pour                  son ambition est de révéler un caractère, une émotion,
tâche de sentir des vêtements masculins imprégnés                      une intention, Jacques Wayberg, sexothérapeute
de sueurs afin de choisir l’homme qui leur convient,                   souligne cette recherche d’individualité « Au nez, on
uniquement par son odeur naturelle. Les odeurs                         peut avoir une idée de qui est qui »¹. Les parfums sont
corporelles ( phéromones, transpiration, fluides                       codés culturellement, autrement dit, la représentation
sexuels...) ont été vecteurs de nombreuses recherches                  du parfum est en partie détérminée par les genres.
sur de possibles essences aphrodisiaques. Entre autre,                 Certaines fragrances sont associées à la féminité,
l’androstènedione, une substance chimique présente                     d’autres à la virilité. Certaines nuances empêchent
dans la sueur, à été introduite dans certains cosmétiques              cette systématisation, cependant, il existe une relative
dans l’ambition d’accroître le désir. De la même manière,              constance dans le fait de souligner une attraction
il est possible de se procurer des fragrances ou lotions               inconsciente. D’un point de vue anthropologique, ce
corporelles à la copuline ( acides aliphatiques volatiles              clivage pourrait trouver source d’après des symboles

1. Phéromone party, étude de Claus WEDEKIND, chercheuse en biologie,   1. Le parfum, essence de la séduction ? article de Odile CHABRILLAC,
1995                                                                   publié sur psychologie.com, 2015
52                                                    53

ancestraux. Comme les particularités genrées étant à
l’origine de l’attribution des tâches en fonction d’un
rapport de force.

En effet, la représentation usuelle des genres influe
grandement sur nos attentes et notre propre figuration,
l’image de la féminité transmise par la publicité séduit de
nombreuses femmes, l’emblême devient saillant et peut
devancer l’odeur en elle-même. Ce miroir est chargé de
refléter l’absolu de la féminité, non ce qu’elles sont, mais
leurs aspirations. Il en est de même pour les parfums
masculins, l’image de l’homme, viril et puissant. Les
même fragrances sont souvent privilégiées, considérées
comme dynamiques et d’une extrême vitalité, comme la
famille des fougères, le musc et la civette. De ce fait,
certaines essences sont devenues des symboles genrés,
ont induit une culture odorante en générant ainsi une
sémantique particulière. Cette crystallisation provient
de plusieurs aspects comme l’instinct, l’incidence de
nos particularités biochimiques dans nos rapports, et
de ce fait, l’attribution d’un sens, l’image directement
associée à une typologie de senteurs.

Si les codes odorants ont en quelque sorte prédéfini
la portée, la cible, et le sens de certaines fragrances,
certains parfumeurs se penchent sur cette question de
symbolique odorante des genres. De nouveau, certains
mouvements tentent de s’affranchir des conventions
                                                               Accompagné d'un récit qui le valo-
pour envisager de nouvelles perspectives, ici, pour            rise, le parfum est une source de fan-
libérer et élargir la réflexion autour du marquage             tasmes, reflet d'un idéal à atteindre.
identitaire. En effet, que sentiraient des parfums non         À travers des paysages allégoriques,
                                                               entre fiction et réalité, l'industrie du
genrés ? Comment peut-on adoucir cette dualité ?               parfum véhicule cette figure de pou-
Peut-on annihiler la mémoire collective ?                      voir et accompagne notre recherche
                                                               de personnification par l'odeur.

                                                               Affiche du festival de Cannes 1976, Siudmak
                                                                             © 2021 SIUDMAK
54                                                               55

Le déclin de cette cission entre les genres masculins                  possible de reconsidérer certains symboles, ceux-ci
et féminins se retrouve de plus en plus présent, les                   sont omniprésents et déterminent considérablement
codes évoluent. Monique le Dolédec met en lumière ces                  notre perception olfactive, nous verrons par la suite
nouvelles aspirations sur le plan odorant dans son article             comment l’appréciation des odeurs est façonnée par le
«Tous les parfums sont-ils mixtes ?»¹ en interrogeant                  conscient et l’inconscient collectif, en quoi l’influence
différentes maisons sur l’avenir d’une parfumerie mixte.               socio-culturelle engendre une forme d’hédonisme, et à
Frédéric Appaire, manager des parfums Paco Rabanne                     quel point l’éthique et les moeurs conditionnent notre
souligne cette disparité en expliquant que nous sommes                 perception des bonnes et des mauvaises odeurs.
soumis à un précepte archaïque, à la fois dans le
contenu, le contenant, et la distribution, car les parfums
on été élaborés sur la base de couples d’archétypes
pour ensuite être cédés au public au sein d’enseignes
ou les hommes et les femmes sont spatialement divisés.
De la même manière, Francis Kurkdjan, parfumeur de
la maison Jean-Paul Gaultier et auteur du parfum «Le
Mâle», reconsidère sa propre création pour imaginer
deux opus portant le même nom, «Gentle fluidity»,
élaborés à l’aide d’essences non symboliques comme la
coriandre et un aromatique boisé rafraîchi à la noix de
muscade. De ce fait, l’enveloppe se détache également
de cette culture des genres en arborant une image
neutre dans l’idée que chacun pourrait s’y projeter.

Si la mémoire engendre une reconnaissance automatique,
il reste possible de dévier les symboles en adoucissant
une note boisée, ou en asséchant une note ambrée.
Tous prônent désormais «la liberté sans limite de mixer
les odeurs et les couleurs pour créer son propre sillage»,
où le nez ne pourrait reconnaître l’ambition d’un parfum
à l’avance, où tout usage pourrait être contredit. S'il est

1. Tout les parfums sont-ils mixtes ? Monique LE DOLÉDEC, l’Express,
2020
03

© Margot Asset
                 L'individu et le culturel
« Alors que s’esquissait l’offensive
contre l’intensité olfactive de l’espace
public une hyperesthésie collective »
           Alain Corbin, Le miasme et la jonquille
61

Quelle influence a notre conditionnement
olfactif sur notre perception ?

    Selon Corbin, la révolution olfactive se caractérise à
partir du XVIIIe siècle par l’apparition d’une hyperesthésie
collective. Plus précisement, l’exagération physiologique
de l’acuité sensorielle et de sa sensibilité, à l’origine de
cette traque des « mauvaises odeurs «¹. Son approche
anthropologique des sources de l’hédonisme l’amène
à considérer son époque comme prémisse d’un
environnement désodorisé, de villes sans odeurs. Je
propose ici de compléter ses travaux pour étudier la
question de notre conditionnement olfactif. Quel rôle
jouent les croyances et l’influence culturelle sur notre
perception ? Pourquoi catégoriser bonnes et mauvaises
odeurs ? Cette intention est-elle à l’origine de cette
possible volonté d’atteindre « un silence olfactif » ?
Comme le dit Sperber, « les odeurs sont des symboles
par excellence ».

1. Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin, éditions Flammarion, 1986
62                      63

Peace, Sergio Trevellin, 1948
© MASP - Museu de Arte de São Paulo

                                           Le silence
                                           L'hostilité grandissante face aux mauvaises
                                           odeurs s'est caractérisée par l'abaissement
                                           de notre seuil de tolérance, notre balance
                                           olfactive semble tendre vers un environnement
                                           désodorisé. La place de l’odeur à l’état brut
                                           paraît toujours générer un certain embarras,
                                           considérée usuellement comme une nuisance
                                           si elle n’est pas contrôlée, fabriquée par la
                                           main de l’homme ou choisie pour ses bienfaits
                                           hygiéniques ou médicaux et ses qualités
                                           odorantes.
64                                                              65

La catégorisation des odeurs provient en partie de             ruelles deviennent des boulevards, les déjections sont
facteurs psychologiques, sociologiques, historiques et         stockées à l’écart des habitations, nous commencons
culturels. Nous allons étudier ici les possibles origines      à entrevoir les prémisses de l’ère hygiéniste. Dans le
de cette catégorisation. Plus particulièrement, dans           Miasme et la Jonquille, Corbin retrace la genèse de
quelle mesure le conditionnement de notre perception           cette nouvelle intolérance face à l’odeur.
olfactive provient d’une influence socio-culturelle. Mais
si celle-ci engendre un jugement hédonique, certaines          À l’égard des odeurs putrides, de l'hostilité et de la peur.
contraintes biologiques ont également une incidence            Elle gagne peu à peu la population, en premier lieu les
sur notre discernement.                                        élites, puis le peuple dans sa totalité. À Paris, la puanteur
                                                               offusque les foules. Les français sont troublés par la
Effectivement, les « familles » odorantes sont                 tolérance de ses habitants : « il n’y a que le parisien
communément élaborées depuis des exemplaires                   au monde pour manger ce qui révolte l’odorat ». La
protoypiques. En sciences cognitives, l’appelation             diminution de notre seuil de tolérance olfactive illustre
prototype a été proposé par Eleanor Rosh en 1973 dans          et accompagne des transformations sociétales comme
son étude « Natural categories ». Dans le domaine de           la montée de l’individualisme et de la privatisation.
l’olfaction, le principe de prototype est un archétype         En effet, les odeurs ont contribuées à l’ascension du
de catégorisation hiérarchique. Autrement dit, certaines       concept d’habitation privée, ou le plaisir et le dégôut
odeurs sont considérées comme plus représentatives             ne se partagent plus. La façon singulière dont l’odeur
que d’autres. Ce terme a d’abord été désigné comme             se répand affecte l’espace privé, considérées comme
un stimulus prenant une position « saillante » lors de         nuisance, les effluves extérieures ne sont plus tolérées.
l’élaboration d’une catégorie. En effet, il sera le premier    Dans ce cas, la division hédonique entre odeurs
à y être associé, par la suite, il sera redéfinit comme « le   agréables et désagréables serait alors contrainte et
membre le plus central », faisant ainsi office de référence    determinée par l’apprentissage culturel.
cognitive. Ces prototypes jouent le rôle de modèles
ascendants lors d’une représentation mentale. Par              Mais la perception subjective d’un sujet singulier reste
exemple, à quoi pensons-nous quand nous imaginons              un facteur aléatoire. Ces deux objets peuvent alors se
une mauvaise odeur ? Aux excréments, à la putréfaction.        renforcer ou se contrarier. S’il en est ainsi, tout individu
                                                               est influencé par une opinion collective analogue à son
Cette aversion pour les odeurs putrides, originaire            environnement, ( en Chine, en France, en Pologne...).
à la fois de croyances, mais aussi de l’évolution des          Mais si ces jugements sont induits par l’apprentissage,
connaisances médicales, a généré des modifications             lui même développé à partir de causalités, qu’en est-il
drastiques dans nos modes de vies. En particulier, celle-      de la perception de l’enfant, encore neutre de par son
ci affecte l’urbanisme : les cimetières sont excentrés, les    ignorance ?
66                                          67

Dans l’article « Au coeur des odeurs »¹ Jonathan Mueller
étudie la question de l’expérience olfactive chez de
jeunes enfants, qu’il considère comme la naissance
d’une esthétique. Les odeurs, accompagnées d’autre
sollicitations sensorielles, agissent comme indices
contextuels et font office d’apprentissage liminaire². En
effet, ces expérimentations sensorielles primaires vont
contribuer à l’élaboration de significations olfactives.
Selon Christopher Bollas, l’expérience olfactive est
déterminée par des états affectifs comme le plaisir,
le confort, la douleur et l’anxiété. Ces états sont
associés aux relations existants entre les objets et
l’environnement, ayant tous deux des odeurs distinctes.
Le fait d’apprécier une odeur en fonction de sa valeur
affective relève de la dimension hédonique, un sujet
étudié par le psychologiste Brendan Engen. Il considère
la question sous l’angle du langage, où il tente de
démontrer le clivage dans l’assimilation d’odeurs entre
l’enfant préverbal et celui ayant déjà fait l’apprentissage
du langage. D’après lui, la phase du jugement n’apparaît
que lorsque l’enfant est capable de nommer une odeur,
il semble que le language ait un rôle déterminant dans
la compréhension de nos ressentis. Nous retrouvons
un positionnement similaire chez Freud, lorsque’il
manifeste que les jeunes enfants n’attribuent pas de
valeurs olfactives aux odeurs. Ce serait alors l’incidence
parentale qui permettrait à l’enfant de déterminer les
odeurs plaisantes et déplaisantes. En cela, l’expérience
                                                              Les particularités odorantes des
olfactive est naturellement contrainte car la sensation       objets et de notre environnement
en elle même peut être dénaturée par l’instruction            concèdent une profondeur d'au-
de moeurs. La catégorisation des odeurs agréables             tant plus considérable aux liens af-
                                                              fectifs que nous entretenons avec
et désagréables serait alors définie par un éventail          eux, portés par leurs significations,
d’influences. Fonctionnant conjointement, ces emprises        ils produisent différents états
                                                              comme le réconfort ou la nostalgie.

1. L’après-Coup, Jonathan Mueller                                  Nature morte, Dmitri Annenkov
                                                                          © ArtNow.ru 2003
2. (A. Aggleton et L. Waskett, 1999)
68                                                    69

incideraient sur notre jugement à plusieurs degrés. Le
premier est d’ordre physionomique, au caractère brut;
une odeur âcre est considérée comme « mauvaise «
car elle peut nous incommoder de par son caractère
agressif et irritant ( lorsqu’elle rentre en contact avec
notre système olfactif ). En effet, si l’on sait que notre
perception est définie par notre expérience et notre
culture, l’étude de Nathalie Mandairon et de son équipe
du Centre de recherche en neurosciences suggère
qu’elle serait aussi innée : « Les odeurs activent des
réseaux de neurones différents en fonction du plaisir ou
du déplaisir qu’elles procurent. Ce qui suggère que la
valeur de l’odeur est au moins en partie prédéterminée
par la structure de la molécule odorante, avant d’être
modulée souvent par l’expérience et la culture»¹.

L’empreinte factuelle à également une implication
conséquente, le sens d’une odeur est usuellement définie
par sa cause, l’odeur de la putréfaction est dangereuse
car elle cause la mort ou en provient. En parallèle de la
raison, la croyance et la superstition, l’odeur de la mort
peut être toxique car elle est associée à de funestes
symboles. Ces motifs ont conditionné l’évolution de
notre perception, ils sont accompagnés par les notions
d’éthique et de moeurs ayant participé à la création
de certaines représentations au cours de l’histoire.
                                                                      Symboles et croyances, provenant
Cet ensemble influence la collectivité, donc l’individu,              de mythes ou de faits, villes bru-
même s’il existe de nombreuses variations en fonction                 meuses et malsaines, certains sym-
de notre territoire ou notre environnement proche. Le                 boles ont été intégrés dans notre
                                                                      perception et influencent l'opinion
conditionnement est aussi considérable que l’affect en                collective. Dès lors qu'une odeur
ce qui concerne la subjectivité de notre perception.                  nous envahit, nous la reconstituons
Cependant, si l’on se base sur l’étude d’Antonio                      mentalement en l'associant spon-
                                                                      tanément à une source de réfé-
Damasio², toute exception faite de la biographie olfa-                rence ou à la signification qui lui
                                                                      est attribuée.

1. Comment votre cerveau distingue les bonnes des mauvaises odeurs,     Lower City of New Avalon, Min Nguen
                                                                                  ©2021 DeviantArt
Victor Garcia
1. L’erreur de Descartes, Antonio DAMASIO
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