INTRODUCTION - Lectures voyageuses

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INTRODUCTION - Lectures voyageuses
INTRODUCTION

     La science-fiction est un phénomène culturel d’importance du
monde moderne. Les films qui en relèvent, du Voyage dans la Lune
(1902) de George Méliès à Avatar (2009) de James Cameron et
au-delà, comptent parmi les productions les plus populaires de
l’histoire cinématographique occidentale. Au petit écran, elle a
alimenté des séries télévisées aussi durables que les incarnations
successives de Star Trek (1966-2005) et de Doctor Who (depuis
1963). Elle est aussi présente dans le dessin animé et la bande
dessinée sous des formes multiples, plus ou moins vulgarisées. Si
la science-fiction s’est moins nettement imposée dans le domaine
littéraire, elle revendique en revanche une tradition d’une ancien-
neté et d’une richesse certaines, qui inclut
les ouvrages de Jules Verne, H. G. Wells,
Isaac Asimov, George Orwell, Stanislas
Lem et Philip K. Dick.
     La science-fiction est présente au
Québec depuis le dix-neuvième siècle et le
public québécois accède sans difficulté aux
œuvres marquantes de la production mon-
diale depuis la seconde moitié du vingtième
siècle. Elle n’est pas seulement un produit d’importation au Québec.
Il s’en crée en terre québécoise depuis les premiers textes signés par
Napoléon Aubin en 1838 et 1839. Le bibliographe québécois Claude
Janelle a recensé près de huit cents auteurs ayant signé au moins
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un texte de science-fiction entre ces dates et le début du siècle
présent. Son recensement de la production jusqu’en 2008 permet
d’annexer au domaine environ six cents volumes romanesques et
plus de seize cents nouvelles. Outre ce corpus créé par des écrivains
comme Tardivel, Harvey et Vonarburg, il existe également des courts
et des longs-métrages, des séries télévisées, des dessins animés,
des bandes dessinées et des jeux vidéo d’origine québécoise.
      Aucune étude d’ensemble ne s’est encore penchée sur la
place de la science-fiction dans la culture québécoise alors qu’elle
alimente ses visions de l’avenir, révèle ses projets de société et
témoigne de ses arrimages à la modernité. À partir des années
soixante-dix, des chercheurs et des critiques débroussaillent le
champ, mais l’analyse de la science-fiction au Québec souffre
d’être en grande partie cantonnée aux pages de la revue Solaris
depuis la disparition de la revue imagine…, même si elle est
aussi abordée par des chroniques régulières dans Lettres québé-
coises et Le Libraire, des critiques occasionnelles dans Québec
français et Lurelu, des essais dans la revue Brins d’éternité,
ainsi que des publications universitaires. Ce livre ne prétend pas
suppléer à l’absence d’un ouvrage synthétique d’envergure ou
embrasser l’ensemble des pratiques culturelles liées à la science-
fiction. Il a pour but premier de proposer un portrait fidèle de
l’histoire de la science-fiction littéraire au Québec. Il le complète
toutefois d’un panorama rapide des créations en bande dessinée
et à la télévision, notamment, ainsi que des conditions de pro-
duction et des principales institutions du milieu constitué depuis
1974 afin de donner une idée plus juste du contexte général de
ses développements.
     À cette fin, il faut aborder l’épineuse question de la défi-
nition de la science-fiction. Celle-ci ne se définit ni par son public,
comme la littérature jeunesse, ni par sa forme, comme la poésie
ou la nouvelle, ni par ses conditions de réalisation, comme le
théâtre. Contrairement à une opinion répandue, elle n’est pas
déterminée non plus par son sujet, comme le policier. L’antici-
pation, les voyages extraordinaires (dans l’espace ou dans le
temps), les machines inédites et les utopies exotiques ont beau
figurer parmi les thèmes de prédilection de la science-fiction, ils
ne suffisent pas à la définir.
     Le terme lui-même est emprunté à l’anglais, un immigrant
luxembourgeois aux États-Unis, Hugo Gernsback, l’ayant imposé
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                              à partir de 1927 pour désigner les récits
                              qu’il publiait dans ses revues bon mar-
                              ché, en premier lieu Amazing Stories et
                              Science Wonder Stories. Si sa construc-
                              tion est parfois jugée fautive, ce vocable
                              a l’avantage d’indiquer les deux compo-
                              santes essentielles de la science-fiction :
                              la connaissance rationnelle et le récit
                              d’imagination.
                                 Pour passer du savoir à la fiction, il
                              faut disposer d’un chemin. Plusieurs
                              spécialistes ont cherché à caractériser la
                              démarche propre à la science-fiction.
Après avoir tenté de cerner en 1909 ce qu’il appelait le « mer-
veilleux scientifique », l’écrivain français Maurice Renard a proposé
en 1928 de parler de roman d’hypothèse pour désigner les ouvrages
qui « prenant pour point de départ une supposition judicieusement
choisie, examinent les conséquences qui en découleraient selon
la logique ». Aux États-Unis, l’auteur Robert A. Heinlein a éga-
lement proposé de comprendre la science-fiction comme une
« speculative fiction » reposant sur l’hypothèse et l’exploration
des possibilités latentes à la lumière des connaissances actuelles.
Cette prise de position sous-tend la définition postérieure par le
bibliographe français Pierre Versins de la science-fiction comme
une littérature conjecturale romanesque rationnelle.
     De manière plus générale, le critique Darko Suvin définissait
en 1977 la science-fiction comme un récit qui présente au moins
un temps, un lieu ou un personnage surprenamment différents
mais néanmoins perçus comme non impossibles dans le cadre de
référence cognitif de l’auteur. La science-fiction introduit une
distanciation qui est souvent une des clés du plaisir de lecture
parce qu’une extrapolation en apparence raisonnable aboutit à
une réalité qui l’est moins, ce qui a parfois été rapproché du pro-
cédé de l’expérience par la pensée des scientifiques mais se rat-
tache aussi à la tradition du conte philosophique. Marc Angenot
a parlé à ce sujet de la construction d’un paradigme absent, et
d’autres de la constitution d’une xéno-encyclopédie. La justifi-
cation de cette extrapolation ou construction est importante, mais
elle peut varier et tenir aussi bien de la démonstration explicite
que de la simple analogie ou du jeu sémantique.
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     En 2011, Janelle a défini la science-fiction comme se déroulant
dans un monde relié à celui du lecteur, qui intègre des éléments
« scientifiquement impossibles » dont la vraisemblance se fonde
sur des explications rationnelles dans la réalité du protagoniste.
Appliquée au pied de la lettre, cette définition exclurait des his-
toires de science-fiction qui n’ont rien d’impossible du point de vue
scientifique et inclurait des histoires fantastiques ou merveilleuses
jugées rationnelles par leurs protagonistes. Dans le cadre de ce
livre, la science-fiction sera comprise comme le résultat d’un jeu
avec les connaissances acceptées dans le monde de l’auteur qui
accouche d’un récit comportant une part d’altérité. Le jeu consis-
tera parfois en un développement novateur d’une idée initiale, mené
selon une rationalité reconnue, mais parfois aussi en un étalage
d’adresse (rhétorique ou autre) susceptible de convaincre le lecteur
qu’il existe un tel lien rationnel.
     Il est délicat de distinguer sur ces bases la science-fiction de
l’utopie, en particulier les utopies qui transportent le lecteur en
un lieu ignoré des cartes pour décrire une société qui n’existe pas
dans le cadre d’une fiction avouée. En général, l’intention didac-
tique et la perfection (ou l’imperfection, dans le cas des dystopies)
de la réalité évoquée tendent à supprimer toute dimension vérita-
blement narrative dans les utopies. Faute d’une dialectique, l’utopie
est souvent univoque alors que la science-fiction, plus ludique, joue
sur plusieurs tableaux. Néanmoins, comme il existe des utopies
québécoises qui sont bel et bien présentées comme des fictions
et non comme des projets de société, il en sera question ici.
     L’histoire de la science-fiction en général se divise en trois
grandes époques. À l’époque pré-moderne (de l’Antiquité à la
Renaissance) correspondent des textes qui se démarquent bel et
bien de la réalité de leur temps, mais qu’il est délicat (quoique
pas impossible) de trier en fonction de leur respect de la rationa-
lité contemporaine. Le plus connu, l’Histoire véritable de Lucien
de Samosate, est en grande partie une satire des romans les plus
imaginatifs de l’Antiquité, tout comme on connaît mieux le Don
Quichotte de Cervantès que les romans de chevalerie tardifs dont
il se moque. L’invention de la science moderne (dix-septième et
dix-huitième siècles) voit des auteurs profiter des nouvelles con-
ceptions du monde en astronomie, en biologie et en philosophie
naturelle pour imaginer la visite d’autres astres (Kepler, Voltaire),
pour envisager le caractère artificiel des êtres vivants (Shelley),
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pour proposer des utopies progressistes (Bacon, Campanella) ou
pour imaginer des futurs différents du présent (Mercier, Cousin).
L’époque de la technologie moderne ajoute aux acquis précédents
la prise de conscience de la puissance des nouvelles techniques
susceptibles de transformer en possibilités vraisemblables ce qui
était précédemment de l’ordre du jeu intellectuel. Dès la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, les romans de Jules Verne instaurent
cette nouvelle façon de raconter des histoires. Si son voyage de
la Terre à la Lune est plus proche du scénario de Hergé dans
Objectif Lune ou des missions Apollo que des excursions lunaires
de Kepler ou Lucien de Samosate, c’est parce que les moyens
techniques ont changé.
     Depuis cette date, la science-fiction a retiré une redoutable
efficacité narrative de son passage par les revues populaires aux
États-Unis durant les années trente et quarante. Elle acquiert aussi
une autonomie de plus en plus complète puisque les récits publiés
ressentent de moins en moins le besoin d’arrimer la mise en scène
d’un futur lointain ou d’une société extraterrestre au monde contem-
porain. Cet acquis témoigne d’un mûrissement du lectorat, désor-
mais rompu à la démarche extrapolative de la science-fiction,
mais aucune autre cassure n’est véritablement perceptible dans son
évolution conceptuelle. Du point de vue sociologique, toutefois,
l’apparition de revues spécialisées, de prix réservés et de collections
étiquetées témoigne d’une consolidation qui a permis aux auteurs
de s’adresser à un public de connaisseurs. Il demeure parfaitement
possible d’écrire et de faire paraître des ouvrages de science-fiction
hors de ce milieu spécialisé. Selon le lieu de publication choisi,
toutefois, les récits répondront à des attentes divergentes en
fonction de codes littéraires distincts, d’où la possibilité d’une
incompréhension mutuelle quant à leurs mérites respectifs.
     La création d’un tel milieu aux États-Unis a été reproduite dans
plusieurs pays, dont la France après la Seconde Guerre mondiale.
Au Québec, son émergence date des années soixante-dix. Avant
cette date, la science-fiction apparaît sous des formes distinctes.
Elle est d’abord employée par des auteurs qui marient l’élément
littéraire à un projet politique. Au vingtième siècle, elle inspire
des écrivains isolés qui exploitent son caractère populaire (établi
par Verne et ses émules, puis par les revues américaines), soit pour
leur propre amusement, soit par goût de la nouveauté, soit dans
le cadre d’une littérature plus commerciale. Durant les années
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soixante, enfin, elle est adoptée par des romanciers (ou des édi-
teurs) pour la jeunesse qui constatent autour d’eux un engoue-
ment pour la science-fiction.
     L’histoire littéraire se concentre souvent sur la seule production
romanesque, mais ce livre ne négligera pas les formes littéraires
plus courtes. Le développement d’un milieu de la science-fiction
aux États-Unis s’est enraciné dans les revues où les grands auteurs
ont fait leurs premières armes en signant des nouvelles. La con-
cision de la nouvelle permet d’exposer une idée de départ et d’en
explorer les conséquences sans lasser le lecteur. Le terme de
« nouvelle » s’applique ici à des textes de longueurs variées. Aux
États-Unis, le milieu de la science-fiction a adopté les vocables de
« novelette » et de « novella » pour désigner des textes progres-
sivement plus longs, la novella restant plus courte qu’un roman.
Des prix distincts sont remis dans chacune de ces catégories.
     Au Québec, le milieu de la science-fiction s’est constitué au
moment où la nouvelle connaissait une vogue sans précédent
dont témoignaient l’intérêt des critiques, la publication de nom-
breux recueils et la fondation de revues comme Moebius (1977),
XYZ (1985) et Stop (1986). Alors que cet enthousiasme est quelque
peu retombé, les prix littéraires accordés par le milieu de la
science-fiction reconnaissent toujours l’importance de la nouvelle
pour le développement de plumes neuves et l’exploration d’idées
originales. Par conséquent, ce livre tient compte de la production
de nouvelles des auteurs québécois.
     Enfin, dans un ouvrage consacré à la science-fiction au Québec,
il est nécessaire de justifier l’inclusion des écrivains considérés
ici, en l’absence d’un statut légal québécois autre que la résidence
fiscale et l’éligibilité politique. Lorsqu’un auteur né à l’extérieur
du Québec n’y a jamais demeuré ou n’y a résidé qu’une partie de
sa vie, l’incorporer à l’histoire littéraire du Québec est un choix
artificiel, voire douteux. C’est aussi le cas pour les auteurs nés
au Québec qui l’auraient quitté avant de commencer à publier.
Par conséquent, ce livre s’intéresse surtout aux auteurs qui ont
passé la plus grande partie de leur vie au Québec, de sorte qu’il n’y
est pas question de Marie Bilodeau, Maurice Dantec, Vittorio
Frigerio, Annick Perrot-Bishop ou encore de l’auteur de cet ou-
vrage, par exemple.
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