PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES ALGORITHMIQUES : UNE REVUE DE LITTÉRATURE - Gredeg
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PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES ALGORITHMIQUES : UNE REVUE DE LITTÉRATURE Documents de travail GREDEG GREDEG Working Papers Series Frédéric marty GREDEG WP No. 2021-21 https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reflèlent pas nécessairement celles de l’institution. Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion. Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs. The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reflect those of the institution. The Working Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs to the author(s).
Pratiques anticoncurrentielles algorithmiques : une revue de littérature ⃰ Frédéric MARTY CNRS – GREDEG – Université Côte d’Azur GREDEG Working Paper No. 2021-21 Les algorithmes de prix, de recherche, de recommandation ou encore d’appariement sont les vecteurs de gains indubitables d’efficacité. Ils peuvent néanmoins être les vecteurs ou les facilitateurs de pratiques anticoncurrentielles. Celles-ci peuvent se traduire par des atteintes au marché sous la forme de pratiques coordonnées horizontales ou verticales ou par des pratiques unilatérales permettant à une entreprise dominante de mettre en œuvre des stratégies d’éviction des concurrents ou des stratégies d’exploitation. Ce document de travail présente une revue de la littérature et de certains contentieux concurrentiels sur les atteintes algorithmiques possibles à une concurrence libre et non faussée à la fois sur les marchés numériques mais également au sein des écosystèmes numériques eux-mêmes. Mots clés : concurrence, marchés numériques, écosystèmes, pratiques anticoncurrentielles Codes JEL : K21, L12, L13 Pricing, search, recommendation, and matching algorithms are the vectors of indisputable efficiency gains. However, they can also be vectors or facilitators of anti-competitive practices. These can take the form of market harm in either horizontal or vertical co-ordinated practices or unilateral practices that allow a dominant firm to implement exclusionary or exploitative strategies. This working paper presents a review of the literature and of some competition cases on possible algorithmic infringements of free and undistorted competition both in digital markets and within digital ecosystems themselves. Keywords: competition, digital markets, digital ecosystems, anticompetitive practices JEL codes: K21, L12, L13 ⃰ Mes remerciements à Patrice Bougette pour son attentive relecture. 1
Quelles sont les conséquences du développement d’une économie basée sur les algorithmes en matière de concurrence ? La sanction des pratiques anticoncurrentielles, ententes et abus de position dominante, constitue la pierre angulaire des politiques de concurrence. Il s’agit de sanctionner les pratiques de marché qui sont susceptibles de mettre en cause la pérennité d’une situation de concurrence libre, non faussée et par les mérites ainsi que des pratiques qui sont de nature à ériger des barrières à l’entrée sur le marché. Malgré les gains d’efficacité qu’ils génèrent, les algorithmes, qu’il s’agisse d’algorithmes de prix 1, d’appariement, de recherche ou de recommandation, peuvent induire des dynamiques de marché allant à l’encontre de la réalisation des objectifs assignés au droit de la concurrence 2. Avant de s’attacher aux pratiques en cause, il convient de revenir dans une première section sur les objectifs du droit de la concurrence, notamment dans le contexte des marchés numériques. Le reste du chapitre se structure comme suit. Une deuxième section traite des pratiques coordonnées pouvant s’appuyer sur des outils algorithmiques qu’il s’agisse de pratiques horizontales ou verticales. Une troisième section s’attache aux pratiques unilatérales, que celles-ci relèvent d’abus d’éviction ou d’abus d’exploitation. Une quatrième section présente succinctement les outils et procédures algorithmiques qui peuvent être utilisés par les autorités de concurrence pour prévenir ces risques ou caractériser d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles 1 - Les objectifs du droit de la concurrence à l’épreuve des marchés numériques La question des objectifs du droit de la concurrence revêt une importance particulière en matière numérique. Ils peuvent faire l’objet de définitions plus ou moins larges. Dans une première définition, qui correspond aux objectifs fixés au droit de la concurrence dans le cadre de l’approche dite plus économique, il s’agit de la recherche de l’efficience économique 3 . L’efficience économique, telle que définie par le critère du bien-être du consommateur, recouvre essentiellement la notion d’efficacité allocative 4. Dans une seconde définition qui fait 1 Competition and Markets Authority, (2018), Pricing Algorithms : Economic working paper on the use of algorithms to facilitate collusion and personalised pricing, October, https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/746353/Algori thms_econ_report.pdf 2 Autorité de la Concurrence et Bundeskartellamt, (2019), Algorithmes et concurrence, novembre, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/Algorithms-and-competition_FR.pdf 3 Britton-Purdy J., Singh Grewal D., Kapczynski A. and Sabeem Rahman K. (2020), « Building a Law-and- Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », Yale Law Journal, vol.129, pp.1784- 1835. 4 Vaheesan S., (2019), « The Profound Nonsense of Consumer Welfare Antitrust”, Antitrust Bulletin, 64(4), pp. 479-494. 2
écho aux objectifs affichés par la Commission dans sa proposition de Digital Markets Act (ci- après DMA) 5, des dimensions d’efficacité dynamique et de fairness apparaissent. L’efficacité dynamique est alors saisie en termes de liberté d’accès au marché. Dans le cadre du DMA, la firme désignée comme contrôleur d’accès (gatekeeper) fait l’objet d’obligations spécifiques vis-à-vis des firmes dépendant d’elle pour proposer leurs biens et leurs services aux entreprises ou aux particuliers présents dans l’écosystème numérique dont elle verrouille l’accès 6 . La notion économique sous-jacente est alors celle de la contestabilité des positions concurrentielles. La contestabilité peut se saisir de deux façons. Une première conception est orientée vers la possibilité de remise en cause de la position des firmes au sein de l’écosystème. Elle fait écho à la notion de concurrence intra-écosystème. Une seconde conception est orientée vers la possibilité de sortie de l’écosystème et donc de concurrence inter-écosystème. Le second objectif assigné au DMA porte encore plus spécifiquement sur la concurrence dans le marché, i.e. sur les conditions de la concurrence au sein des écosystèmes numériques. La question n’est plus seulement celle de la libre concurrence mais celle de la concurrence non faussée. Le contrôleur d’accès à un écosystème numérique est également souvent un régulateur privé 7. Il peut décider des paramètres essentiels de la concurrence en matière d’accès au marché, de dynamiques technologiques, voire de prix. Il peut, par les avantages informationnels dont il dispose vis-à-vis des autres parties prenantes 8 et par son action, fausser le jeu de la concurrence à son profit ou à celui de telle ou telle entreprise. Ce risque est d’autant plus élevé que la plateforme pivot d’un écosystème a un rôle dual ou qu’elle est intégrée verticalement. Cela peut par exemple s’observer quand une plateforme est à la fois une place de marché, un offreur de biens et de services sur cette même place, concurrent des opérateurs qui y accèdent, et éventuellement un prestataire de services pour ces mêmes opérateurs (en matière logistique ou d’informatique en nuage). Cela peut être aussi le cas dès lors que l’entreprise qui opère un système d’exploitation distribue également sur son magasin 5 Commission européenne, (2020), Proposal for a Regulation on contestable and fair markets in the digital sector (Digital Markets Act), COM(2020) 842 final, 15 décembre. 6 Jacobides, M. G., Bruncko, M., Langen R., (2020), “Regulating Big Tech in Europe: Why, so what, and how understanding their business models and ecosystems can make a difference”, Evolution – White Paper, December. Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=3765324 7 Le juge de la Cour Suprême américaine Clarence Thomas a, dans une opinion dissidente, affirmé que la puissance économique des acteurs majeurs de l’Internet et que leur capacité à réguler l’accès au marché (en l’espèce celui des idées) pouvaient justifier l’application d’une régulation sectorielle à ces derniers. Supreme Court of the United States Joseph R. Biden, J.R.., President of the United States, et al. v. Knight first amendment institute at Columbia University, et al. on petition for writ of certiorari to the United States court of appeals for the second circuit no. 20–197. Decided April 5, 2021 8 Commission européenne, cas 40462 Amazon Marketplace, notification des griefs, 10 novembre 2020. Commission européenne, cas 40703 Amazon - Buy Box, ouverture de procédure, 10 novembre 2020. 3
d’applications des services concurrents de ceux développés par des firmes tierces ou les préinstalle sur les terminaux. Les problèmes d’auto-préférence (self-preferencing) sont visés. Il en est également ainsi de certaines pratiques qui pourraient, au travers de discriminations entre des entreprises concurrentes en aval et utilisatrices de leurs services, inciter tout ou partie de celles-ci de s’engager dans des contrats permettant à la firme pivot d’imposer des conditions de transactions inéquitables ou disproportionnées. Le DMA traite de ces risques au travers de la notion de fairness. Suivant Marie Malaurie-Vignal, la fairness peut être traduite en français dans ce contexte au travers des notions d’égalité, d’équité et de loyauté dans la concurrence 9. La concurrence dans les marchés numériques peut donc se concevoir avec une approche large englobant questions d’efficacité de court et de long terme, de contestabilité des positions de marché et de fluidité des parties prenantes et, enfin, de risques d’occurrence de comportements déloyaux ou discriminatoires. Des dimensions économiques clés sont exacerbées sur ces marchés. La dimension relative à l’irréversibilité des décisions tout d’abord est en prendre en considération. La dimension des asymétries doit également être soulignée. La première dimension, relative aux irréversibilités, permet de saisir que les parties prenantes (à la fois les utilisateurs des services et les complémenteurs) peuvent être verrouillés dans un écosystème donné, ce qui accroît progressivement le pouvoir de négociation de la firme pivot. Pour les consommateurs, il s’agit des coûts de changements. Ces derniers sont liés au jeu des mécanismes de fidélisation mais également aux problèmes de complémentarités entre les différents objets techniques ou aux pertes de contenus qui seraient liés à un changement de plateforme. Pour les firmes qui participent à l’écosystème, les problèmes peuvent être liés à des questions d’investissements spécifiques (non redéployables dans une autre relation contractuelle) mais également à des problèmes de portabilité (des données, des avis des clients, etc.). Pour les firmes, des questions de dépendance technique et plus particulièrement de dépendance économique sont posées 10. Cette dépendance peut en partie être le fruit de choix volontaires des firmes. La décision Android de la Commission européenne 11 a montré de quelle façon la firme pivot favorisait l’entrée dans l’écosystème par une série d’incitations et la mise à disposition de nombreuses ressources (en termes d’algorithmes et de données) qui avaient pour effet de réduire de façon 9 Malaurie-Vignal M., (2021), « La loyauté, l’égalité et l’équité en droit de la concurrence », Contrats Concurrence Consommation, n° 2, repère 2, février. 10 Arcelin L. and Fourgoux J-L., (2020), Droit du marché numérique : accès et régulation du marché numérique – concurrence, distribution, consommation, LGDJ Lextenso, Paris. 11 Commission européenne, affaire 40099 Google Android, 18 juillet 2018. 4
drastique les barrières à l’entrée 12. Cependant, cette réduction des barrières à l’entrée favorise paradoxalement des effets de verrouillages. L’entrée est peu coûteuse mais les développements étant spécifiques à l’écosystème, des problèmes de coûts échoués rendent l’entreprise de plus en plus captive. Il y a donc une élévation naturelle des barrières à la sortie au fil du temps. Le verrouillage peut parfois être contraint. Il en effet de l’intérêt de la plateforme de pousser ses complémenteurs à entrer dans de quasi-contrats d’exclusivité. Dès lors, elle peut maîtriser leurs trajectoires technologiques et surtout faire en sorte qu’un utilisateur souhaitant accéder aux services de ce complémenteur soit obligé de passer par elle. Des dispositifs contractuels ou des incitations liées à des altérations de conditions d’accès aux clients (au travers de la manipulation des résultats de recherche, des algorithmes de recommandation, etc.) peuvent contraindre les firmes utilisant les plateformes à passer d’un multi-hébergement (présence sur plusieurs plateformes) à un mono-hébergement. Ainsi, qu’il s’agisse des utilisateurs ou des complémenteurs, des pratiques de marché mises en œuvre par les plateformes peuvent contribuer à créer des silos étanches sur lesquels la pression concurrentielle est de moins en forte. La seconde dimension à prendre en compte est celle relative aux asymétries entre les acteurs économiques. Une première asymétrie tient au pouvoir de marché et à la capacité à se retirer de la transaction pour trouver une contrepartie. La plateforme est souvent un partenaire commercial irremplaçable pour un complémenteur. Un développeur d’applications pour smartphones n’a au final que deux systèmes d’exploitation mobiles à sa disposition et peut raisonnablement anticiper que les consommateurs ne changeront pas d’écosystème pour accéder à son application si elle n’était disponible que sur l’un d’entre eux. Les conséquences d’un échec des négociations entre les deux acteurs économiques ne sont pas les mêmes. De ce pouvoir de marché bilatéral déséquilibré peut naître des contrats de type à prendre ou à laisser qui peuvent placer les complémenteurs dans des situations difficiles et les exposer aisément à des abus d’éviction et d’exploitation 13. Le Règlement européen Platform to Business de juin 2019 traite de ces questions 14. 12 Marty F. and Pillot J., (2021), “Cooperation, dependence, and eviction: how platform-to-business coopetition relationships should be addressed in mobile telephony ecosystems”, in Bosco D. and Gal M., eds, Challenges to Assumptions in Competition Law, Edward Elgar, pp. 2-21. 13 Bougette P., Budzinski O. and Marty F., (2019), “Exploitative Abuse and Abuse of Economic Dependence: What Can We Learn from an Industrial Organization Approach?”, Revue d’Economie Politique, 129(2), mars- avril, pp.261-286. 14 Commission européenne, (2019), Regulation (EU) 2019/1150 of the European Parliament and of the Council of 20 June 2019 on promoting fairness and transparency for business users of online intermediation. 5
L’asymétrie peut également porter sur l’accès à l’information. En l’espèce, la procédure initiée par la Commission européenne contre Amazon porte sur les conséquences concurrentielles que pourraient avoir de telles pratiques 15. La Commission a notifié des griefs à Amazon quant à sa capacité à intégrer l’information relative à ses ventes directes sur sa plateforme et celle relative à l’ensemble des vendeurs indépendants, sachant que ces derniers n’accèdent qu’imparfaitement aux données générées par leur propre activité. Il peut dès lors en découler un avantage basé sur un accès asymétrique aux données. Cet avantage porte préjudice à une concurrence par les mérites en ce que la plateforme jouit d’un avantage que ses concurrents ne peuvent répliquer quelle que soit leur efficacité intrinsèque. Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble des dimensions qui sont sous-jacentes aux débats actuels sur le DMA 16 . Nous nous concentrons sur les dimensions reliées à la sanction des pratiques anticoncurrentielles. Cependant, les réflexions sur le caractère de partenaire commercial inévitable de certaines plateformes à l’instar des travaux menés sur les abus de dépendance économique témoignent de l’intérêt de s’attacher en parallèle à des questions relatives aux refus d’accès i.e. à la qualification de telle ou telle plateforme de facilité essentielle ou à des questions tenant à des conditions d’accès faussées susceptibles d’induire des distorsions de concurrence sur un marché aval 17. Un autre point à souligner tient au fait que certaines pratiques ne relèvent pas du Grand Droit de la Concurrence mais plutôt du droit des pratiques restrictives, quand elles sont orientées vers les complémenteurs, ou du droit de la consommation, quand les utilisateurs finaux sont en cause 18. Dans les deux cas, il existe un dommage au marché mais décalé dans le temps et moins direct. Dans les deux cas, des pratiques peuvent être interrogées sous l’angle de la loyauté et n’apparaissent pas clairement comme anticoncurrentielles si on limite son analyse aux articles 101 et 102 du Traité. Ces pratiques se situent dans une zone grise, y compris dans leur analyse en termes d’économie industrielle, mais posent cependant plusieurs problèmes. Elles sont tout 15 Commission européenne, cas 40462 Amazon Marketplace, op. cit. Commission européenne, cas 40703 Amazon - Buy Box, op. cit. 16 Voir le dossier de la revue Concurrences : Fasquelle D., Guersent O., Féral-Schuhl C., Even M., de La Raudière L.., Sauron J.-L., Arcelin L., Fourgoux J.-L., Djavadi L., Bouckaert C., Didier G., Faure-Muntian V., Inacio E., (2021), DMA/DSA : L’Europe s’est-elle vraiment donné les moyens de ses ambitions ?, 13 avril, Concurrences, n° 2-2021, Art. n° 99721 17 EU Court of Justice, Judgment of the Court of 25 February 2021, Slovak Telekom a.s. v Protimonopolný úrad Slovenskej Republiky, case C-857/19; Judgment of 25 March 2021, case C-152/19P, Deutsche Telekom / EU Commission, and Judgement of 25 March 2021, Slovak Telekom / Commission, case C-165/19P. 18 Sur ce point voir notamment: Competition and Markets Authority, (2019), Algorithms : How they can reduce and harm consumers, Research and Analysis, January, https://www.gov.uk/government/publications/algorithms- how-they-can-reduce-competition-and-harm-consumers/algorithms-how-they-can-reduce-competition-and- harm-consumers 6
d’abord susceptibles de porter préjudice au processus de concurrence et reposent ensuite sur une asymétrie de marché. Elles ne peuvent en effet s’observer en dehors de la position de contrôleur d’accès et de régulateur privé (ou de capacité d’exercer un pouvoir structurant) qu’exerce la plateforme. Elles posent donc question en regard de la responsabilité particulière qui pèse sur l’opérateur dominant en droit de la concurrence de l’U.E. 19. Relevons encore une dernière spécificité qui peut être exacerbée dans le secteur numérique. Le pouvoir de marché d’un contrôleur d’accès peut être réel même si ce contrôleur n’occupe pas une position dominante sur un marché pertinent donné, tel que défini dans le cadre des règles concurrentielles. La définition des marchés pertinents dont les règles remontent au sein de l’U.E. à une note de 1997 est particulièrement difficile à réaliser dans le cadre des marchés numériques. Les divergences d’appréciations sur le choix réalisé par la Commission dans sa décision Google Android de juillet 2018 témoignent de ces difficultés. Symétriquement, le statut stratégique d’un opérateur peut tenir de sa présence sur plusieurs marchés ou son pouvoir de marché peut s’exercer sur des acteurs de marchés captifs d’un écosystème donné. On peut alors avoir des pouvoirs de marché relatifs comme l’envisage l’amendement adopté en janvier 2021 pour la loi allemande sur les restrictions de concurrence 20. Le secteur numérique au sens large constitue un lieu d’observation privilégié de l’application des règles relatives à la sanction des pratiques anticoncurrentielles, principalement les abus de position dominante. La décision Microsoft de mars 2004 a étendu la théorie des facilités essentielles (TFE) aux protocoles d’interopérabilité avec un logiciel dominant en l’espèce le système d’exploitation Windows qui équipait alors l’immense majorité des ordinateurs personnels 21 . La théorie des facilités essentielles avait été forgée pour des infrastructures physiques, qu’il s’agisse d’infrastructures de réseaux (réseau d’électricité, réseau de télécommunication 22, réseau ferroviaire) ou à des infrastructures en monopole naturel (ports ou 19 Vatiero M., (2015), “Dominant market position and ordoliberalism”, International Review of Economics, 62, 291–306. https://doi.org/10.1007/s12232-015-0246-8 20 Budzinski O., Gaenssle S. and Stöhr A., (2020), “Outstanding relevance across markets: A new concept of market power?”, Concurrences, 3-2020, pp.38-43. Voir le communiqué de presse du Bundeskartellamt du 19 janvier 2021: “Amendment of the German Act against Restraints of Competition - Amending the Act against Restraints of Competition for a focused, proactive and digital competition law 4.0 and amending other competition law provisions”- disponible sur https://www.bundeskartellamt.de/SharedDocs/Meldung/EN/Pressemitteilungen/2021/19_01_2021_GWB%20No velle.html 21 Décision de la Commission européenne du 24 mars 2004 dans l’affaire Microsoft, C-37.792 22 Marty F., (2018), “Essential Facilities Doctrine”, in Marciano A. and Ramello G. (eds), Encyclopedia of Law and Economics, Springer, New York, NY. 7
aéroports par exemple) avant d’être étendue aux droits de propriété intellectuelles (brevets, structures de base de données). La décision Microsoft étendait sa portée au fonctionnement des écosystèmes numériques. Il s’agissait de permettre aux firmes développant des logiciels applicatifs tels des navigateurs Internet, des antivirus, des outils d’écoute de musique en ligne…de pouvoir proposer des services compatibles avec le système d’exploitation développé par Microsoft. Cette interopérabilité permettait en outre de contrecarrer les risques de voir Microsoft étendre sa position dominante vers ses marchés connexes en érigeant au travers de son système d’exploitation des barrières à l’entrée. L’activation de la TFE permet donc de rendre possible une concurrence à égalité des armes sur les marchés connexes où la concurrence n’est possible qu’en accédant au système d’exploitation proposé par la firme dominante. Celle-ci devient alors un opérateur crucial (un gatekeeper dans les termes utilisés par la littérature économique). Dès lors, bien qu’il ne s’agisse pas d’un opérateur historique (qui doit sa position à ses anciens droits exclusifs), une telle entreprise a l’obligation de rendre possible l’accès de ses concurrents aux marchés aval de son « infrastructure » même si cela contrecarre ses capacités à étendre sa position de marché à ses derniers. La décision Microsoft de 2004 illustre la possible extension de la notion de responsabilité particulière de l’opérateur dominant aux plateformes pivot des écosystèmes numériques. Un tel opérateur dominant qui contrôle l’accès au marché des différents membres de l’écosystème doit se garder de mettre en œuvre des pratiques qui seraient pourtant acceptées de la part de ses concurrents (e.g., ventes liées, remises d’exclusivité) dès lors qu’elles sont susceptibles de faire obstacle à la concurrence par les mérites. Il peut être de plus contraint à mettre en œuvre des mesures – au titre de remèdes concurrentiels – pour faciliter l’accès de ses concurrents au marché. L’activation de la théorie des facilités essentielles dans le numérique à titre d’injonction n’a pas concerné que Microsoft mais également plus proche de nous Google au travers notamment des décisions Google Shopping de juin 2017 23 et Google Android de juillet 2018 24. Dans le premier cas, le service de recherche est considéré comme une quasi facilité essentielle. Les « concurrents » de Google Shopping (i.e. les services verticaux de comparaison de prix) doivent 23 Commission européenne, affaire AT.39740 Google Search (Shopping), 27 juin 2017. 24 Commission européenne, affaire 40099 Google Android, 18 juillet 2018. 8
pouvoir y accéder et ce de façon non discriminatoire pour être présentés dans les pages de résultats dans les mêmes conditions que le service de Google. Dans le second cas, les développeurs d’applications pour téléphone mobile doivent pouvoir accéder librement et de façon non biaisée au système Android et au magasin d’applications (Google Play). Les décisions Google susmentionnées montrent en outre que les décisions concurrentielles ne donnent pas seulement lieu à des injonctions mais également à des sanctions qui peuvent être particulièrement élevées. En matière d’abus de position dominante, les trois décisions Google de 2017, 2018 et 2019 (2,4 milliards pour Shopping ; 4,34 pour Android et 1,49 milliard pour AdSense 25) constituent des records pour la Commission. D’autres firmes du numérique ont fait l’objet de sanctions très élevées comme Intel en 2009 26 (1milliard) et Qualcomm 27 (997 millions en 2018) mais il s’agissait cependant de sanctions liées à des pratiques anticoncurrentielles « normales » (en l’espèce des rabais ou des paiements d’exclusivité en faveur de clients pour empêcher les concurrents d’accéder à leurs commandes) et non de pratiques anticoncurrentielles prenant pour base les algorithmes eux-mêmes. Au-delà même des questions reliées au degré de concentration des marchés numériques 28 et aux risques de défaillance structurelle de la concurrence, il s’agit de s’attacher aux préoccupations de concurrence croissantes sont liées aux effets concurrentiels liés à l’utilisation des algorithmes que cela soit en matière d’abus de position dominante ou en matière d’ententes anticoncurrentielles. Ces préoccupations sont largement exprimées dans une littérature académique récente mais foisonnante depuis la publication de Virtual Competition d’Ariel Ezrachi et Maurice Stucke en 2016 29. Elles ont également trouvé un relai significatif dans le cadre de rapports développés par des administrations publiques, comme en témoignent le rapport conjoint de l’Autorité de la Concurrence et du Bundeskartellamt sur l’économie de la donnée publié en mai 2016 30, leur nouveau rapport de l’automne 2019 sur les risques concurrentiels liés aux algorithmes 31 et enfin 25 Commission européenne, affaire 40411 Google Search (AdSense), 20 mars 2019. 26 Commission européenne, affaire 37990 Intel, 13 mai 2009. 27 Commission européenne, affaire 39711 Qualcomm (prédation), 18 juillet 2019. 28 Philippon T., (2019), The Great Reversal: How America Gave up on Free Markets. Harvard University Press. 29 Ezrachi A. and Stucke M.E., (2016), Virtual Competition: The Promise and Perils of the Algorithm-Driven Economy, Harvard University Press, 368p. 30 Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, (2016), Droit de la concurrence et données, mai. 31 Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, (2019), Algorithmes et concurrence, novembre. 9
la contribution de l’Autorité sur les enjeux concurrentiels liés au numérique, rendu public en février 2020 32. La spécificité des questions concurrentielles posées par le développement du secteur numérique au sens large, mais surtout de l’économie des plateformes et de l’économie basée sur les algorithmes, a également conduit la Commission européenne à engager des réflexions spécifiques. La première, en 2017, a tenu à une enquête sectorielle portant sur le commerce en ligne 33, laquelle a préfiguré le Règlement de juin 2019 relatif aux relations entre les plateformes et les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne34. La seconde, au printemps 2019, a tenu à la publication d’un rapport confié à Jacques Crémer, Yves-Alexandre de Montjoye et Heike Schweitzer quant à l’adaptation des modalités de mise en œuvre de la politique de concurrence de l’U.E. aux enjeux propres au secteur numérique 35. De la même façon, les problématiques concurrentielles liées au développement des décisions algorithmiques firent l’objet de plusieurs rapports de l’OCDE ; par exemple en novembre 2016 sur la discrimination par les prix et la concurrence 36 ou encore en juin 2017 sur les algorithmes et la collusion 37. Au-delà des réflexions menées par des institutions publiques, il est également possible de mentionner des rapports établis par des centres de recherche, comme celui du Centre Stigler de l’Université de Chicago 38. Nous abordons dans les trois sections suivantes les risques concurrentiels qui peuvent procéder de l’utilisation des algorithmes. Nous envisageons successivement le cas des collusions et des abus de position dominante, en envisageant le cas des abus d’exploitation puis celui des abus d’éviction. Il s’agit d’aborder les deux types de pratiques anticoncurrentielles qui peuvent procéder des algorithmes. Celles-ci correspondent aux pratiques coordonnées et aux pratiques unilatérales. Une pratique coordonnée correspond à une action des firmes pour échapper collectivement à la concurrence. Cela peut passer par des ententes formelles (des cartels) ou des phénomènes 32 Autorité de la concurrence, (2020), Contribution de l’Autorité de la concurrence au débat sur la politique de concurrence et les enjeux numériques, 19 février. 33 Commission européenne, (2017), Final Report on the E-Commerce Sector Inquiry, COM(2017) 229 final, 10 mai. 34 Règlement (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne. 35 Crémer J., de Montjoye Y.-A. and Schweitzer H., (2019), Competition Policy for the Digital Era, DG Competition, Brussels, April. 36 OCDE, (2016), Discrimination par les prix, DAF/COMP(2016)15, novembre. 37 OCDE, (2017), Algorithms and Collusion: Competition Policy in the Digital Age, September, 72 p. 38 Stigler Center for the Study of the Economy and the State, (2019), Stigler Committee on Digital Platforms, Final Report, Chicago Booth. 10
d’abus de position dominante collective (collusion tacite en termes économiques). Cette collusion peut être horizontale (entre concurrents sur un même marché) ou verticale (le long d’une chaîne de valeur). Le second type de pratiques anticoncurrentielles correspond aux abus de position dominante. L’entreprise dominante abuse seule de son pouvoir de marché ou essaie de s’extraire individuellement de la situation d’interdépendance stratégique propre à la concurrence. L’abus d’éviction désigne une situation dans laquelle une entreprise conquiert une position de monopole, la pérennise ou l’étend sur une autre base que celle des mérites. Un exemple classique en matière de marchés numériques correspond aux stratégies de levier anticoncurrentiel (déjà en cause dans l’affaire Microsoft de 2004). La manipulation des résultats de recherche en ligne peut être un moyen de fausser la concurrence sur des marchés connexes comme nous le verrons infra. L’abus d’exploitation fait écho à la capacité d’un opérateur dominant à accroître unilatéralement et profitablement ses prix malgré la réponse des consommateurs et les éventuelles réactions des concurrents ou à imposer à ses partenaires commerciaux des conditions contractuelles, déséquilibrées ou discriminatoires. En effet, un prix excessivement élevé (ou dans certaines conditions un prix anormalement bas) font écho à des pratiques de prix uniformes. Les pratiques de discrimination prenant pour base les algorithmes peuvent à la fois être analysés sous le prisme des pratiques d’exploitation (extraire une part additionnelle du surplus du consommateur à l’échange en différenciant les prix en fonction de leurs capacités à payer respectives) ou sous celui des abus d’éviction (stratégie de micro-prédation visant un concurrent en particulier pour l’évincer du marché). Une extension de la problématique des prix excessifs peut se faire au travers de la question des conditions commerciales inéquitables (unfair) dans les relations verticales. Nous sommes ici dans le domaine de l’abus de dépendance économique qui bien que non formellement reconnu dans l’ordre juridique européen (mais dans les droits nationaux français, italien, belge, ou encore allemand…) trouve un écho croissant dans les préoccupations de la DG Concurrence en matière de relations B2B (Business to Business) et surtout P2B (Platform to Business) sur Internet. Comme nous l’avons noté supra, la Commission européenne a publié en juin 2019 un Règlement sur la transparence et l’équité dans les relations commerciales entre les différents partenaires des plateformes et elle ouvert en juillet 2019, une procédure formelle à l’encontre d’Amazon basée sur son utilisation de données sensibles provenant de vendeurs indépendants sur sa plateforme et utilisées à leur détriment. 11
Ce chapitre vise donc essentiellement à montrer que si le recours aux algorithmes ne crée pas de risque concurrentiel nouveau, il n’en accroît pas moins les risques de survenance de pratiques déjà identifiées et peut rendre leur caractérisation plus difficile dans le cadre de contentieux. Les deux sections à venir s’attachent aux pratiques coordonnées puis aux pratiques unilatérales. 2 – Collusions Il s’agit d’aborder successivement les cas des pratiques coordonnées horizontales et des pratiques verticales. Au point de vue horizontal, les algorithmes peuvent favoriser les collusions selon trois modalités principales. La première est la collusion via un algorithme spécialement codé dans cet objectif. La deuxième correspond à une collusion qui utilise un algorithme qui n’est pas sous le contrôle des entreprises en concurrence horizontalement mais qui permet de centraliser et de distribuer des informations nécessaires à la collusion. La troisième correspond aux cas où l’interaction des algorithmes utilisés par des concurrents conduit naturellement à un équilibre collusif quand bien même aucun de ces algorithmes n’ait été codé à cette fin. Nous ne développerons pas ici une quatrième possibilité d’utiliser les algorithmes à des fins de collusion. Il s’agit de l’utilisation d’un algorithme pour signaler son intention de colluder. L’idée est la suivante : l’algorithme lui-même est un outil de communication pour les entreprises composant un oligopole. Les signaux donnés par les entreprises peuvent jouer comme des invitations à la collusion ou comme des incitations à converger vers un prix ou à stabiliser un équilibre collusif. L’algorithme de prix est alors utilisé comme un facteur facilitant la convergence vers un équilibre collusif ou la stabilisation d’un équilibre existant 39 . Les concurrents (ou leurs algorithmes) doivent alors identifier le signal faible pour y répondre et donc progressivement identifier le point de collusion. Si la modalité de collusion par annonces unilatérales successives est connue de longue date, l’utilisation des algorithmes est également relativement ancienne dans la mesure où le premier cas relevant de cette logique a été observé en 1994 avec le cas Air Traffic Publishing Co 40. Nous verrons enfin qu’au côté de ces ententes horizontales, des problèmes verticaux peuvent se poser. En effet, au point de vue vertical, des ententes peuvent être favorisées par la mise en 39 Gal M., (2019), “Algorithms as Illegal Agreements”, Berkeley Technology Law Journal, 34, pp.67-118. 40 Voir le communiqué de presse du ministère de la justice américain publié en 1994 : https://www.justice.gov/archive/atr/public/press_releases/1994/211786.htm Le cas a été notamment analysé par Borenstein S., (2003), “Rapid Price Communication and Coordination: The Airline Tariff Publishing Case (1994)” The Antitrust Revolution, J.E. Kwoka and L.J. White (eds.), case n°9, pp.233-251. 12
œuvre d’algorithmes, par exemple en matière de contrôle des prix dans les canaux de distribution sélective. 1.1 Collusions horizontales Les algorithmes peuvent contribuer à des équilibres de collusion horizontale au travers de trois mécanismes : des algorithmes codés spécifiquement à cette fin, des algorithmes favorisant des échanges indirects d’information (logique de collusion hub-and-spoke) et enfin des algorithmes capables d’atteindre d’eux-mêmes des équilibres de collusion tacite. .1.1. La collusion volontaire via un algorithme Les concurrents utilisent soit le même algorithme soit des algorithmes conduisant à ajuster leurs prix instantanément les uns aux autres. Ce scenario peut être d’autant plus probable que l’enquête sectorielle de la Commission européenne sur les plateformes de commerce en ligne montre que de nombreuses entreprises actives sur les places de marché en ligne utilisent des logiciels de contrôle des prix des concurrents 41. Ces derniers exécutent un balayage constant des différentes offres et pour certains d’entre eux procèdent automatiquement à un ajustement des prix. Reste cependant à savoir si cet ajustement conduit à un processus par lequel les prix vont converger ou un processus par lequel ils vont diverger. L’exemple du livre d’occasion The Making of a Fly sur Amazon a montré que selon les formules choisies par les deux concurrents pour fixer les prix l’un par rapport à l’autre, les prix peuvent monter aux extrêmes sans réaliser un quelconque équilibre collusif raisonnable. En effet, à la fin du processus d’ajustement automatique, le prix de vente atteignait 23 698 655,93 dollars 42. Un exemple d’utilisation d’algorithmes par des concurrents pour réaliser un équilibre collusif peut être apporté par un cas américain, Topkins. Cette affaire a trouvé un terme par une procédure de plaider-coupable le 30 avril 2015. Des vendeurs de posters sur Amazon avaient fondé leur collusion, entre septembre 2013 et janvier 2014, sur des prix fixés automatiquement par des algorithmes 43. Dans un tel cas, la tâche des autorités de concurrence est facilitée par l’existence d’une preuve matérielle. Il s’agit en l’espèce des lignes de codes qu’il est possible 41 Commission européenne, (2017), op. cit. 42 Ezrachi A. and Stucke M.E., (2017), “Artificial Intelligence & Collusion: When Computers Inhibit Competition”, University of Illinois Law Review, 5, pp.1775-1809, p.1781 43 “The Information will charge the defendant with entering into and engaging in a combination and conspiracy to fix the prices of certain posters sold in the United States through Amazon Marketplace” Plea agreement, The United States of America and David Topkins, No. CR 15-00201 WHO Violation: Price Fixing, 15 U.S.C. §1, US District Court, Northern District of California, San Francisco Division, 30 April 2015. Notons que le même cas a fait l’objet d’une procédure parallèle au Royaume-Uni. CMA, case 50223, Online sales of posters and frames, 12 August 2016. 13
d’interpréter. Il est possible d’en inférer une intention de colluder. Le code fait figure de smoking gun, c’est-à-dire de preuve incontestable pour caractériser la pratique collusive. Il est à noter que l’algorithme n’a pas créé la collusion : il a simplement été le vecteur d’un accord collusif 44. .1.2. Les ententes de type Hub and Spoke Les ententes de type hub and spoke correspondent à des accords en étoile 45. Il s’agit d’ententes dont la coordination est assurée par un intermédiaire extérieur au marché pertinent concerné lequel centralise des remontées d’informations en provenance de plusieurs concurrents horizontaux et leur retransmet une information centralisée dont les caractéristiques rendent possible une action de conserve sur le marché 46 . L’avantage de tels mécanismes est qu’ils évitent la mise en œuvre d’échanges bilatéraux entre concurrents horizontaux. Pour l’OCDE, « le commerce électronique et les comparateurs de prix en ligne peuvent favoriser la mise en œuvre d’accords en étoile et de pratiques de prix imposés, en particulier parce qu’ils facilitent la surveillance de l’accord et permettent de réagir rapidement en cas de non-respect. Lorsque les plateformes de vente jouent un rôle, les accords de parité inter-plateformes sont susceptibles de réduire la concurrence entre les concurrents horizontaux, et il est possible que les plateformes facilitent les accords anticoncurrentiels entre fournisseur(s) et détaillant(s) 47 ». Pour mettre en œuvre ce type d’entente, des concurrents horizontaux utilisent une plateforme en surplomb qui centralise et décentralise l’information nécessaire à la collusion sans avoir besoin d’échanges d’informations horizontaux qui pourraient être utilisés par une autorité de concurrence comme la preuve d’une volonté d’établir un équilibre de collusion tacite. Ces modalités d’ententes par échanges indirects d’informations existaient bien avant le développement de l’économie numérique. Elles passaient souvent par l’utilisation d’organismes professionnels ou d’offices statistiques diffusant des données très récentes avec une granularité très fine sur les prix et les volumes des firmes « concurrentes ». Cela permettait de stabiliser des équilibres de collusion tacite en renforçant la transparence du marché et en permettant un contrôle en quasi-temps réel du respect mutuel du pacte de non-agression 44 “In order to implement these agreements, the defendant and his co-conspirators agreed to adopt specific pricing algorithms for the sale of the agreed-upon posters with the goal of coordinating changes to their respective prices” 45 OCDE, (2017), Round table on hub and spoke arrangements, December. 46 Voir par exemple : United States v. Apple, Inc., 791 F.3d 290 (2d Cir. 2015) : For instance, courts have long recognized the existence of “hub‐and‐spoke” conspiracies in which an entity at one level of the market structure, the “hub,” coordinates an agreement among competitors at a different level, the “spokes.” 47 OCDE, (2019), Les accords en étoile, DAF/COMP(2019)14, 3 décembre. 14
implicite à la base de la collusion tacite. Des ententes de ce type avaient même été développées dans les débuts d’Internet pour des compagnies aériennes : des données sur les réservations et les pratiques de prix futures étaient diffusées par un site professionnel. Il était alors possible de produire un signal permettant non plus simplement de consolider un équilibre de collusion tacite mais de l’identifier 48. Ces ententes ne sont donc pas nouvelles mais peuvent être plus aisées à mettre en œuvre, dès lors qu’une plateforme électronique assume le rôle d’institution facilitatrice. Deux exemples peuvent être fournis. Le premier exemple porte sur les plateformes d’intermédiation. Une action contre Uber avait été engagée sur cette base aux États-Unis en décembre 2015. Pour le plaignant, la plateforme peut neutraliser toute concurrence horizontale entre les chauffeurs et même répartir les marchés, dès lors qu’elle est ultra-dominante sur un marché donné. Non seulement elle fixerait un prix unique pour les courses empêchant toute négociation bilatérale entre le chauffeur et son passager mais de plus elle stabiliserait l’entente en répartissant les courses entre les différents chauffeurs 49. La plateforme ne serait certes que l’instrument de la collusion mais elle serait sa condition même d’existence 50… Le second exemple de coordination en étoile est européen. Il s’agit du cas Eturas sur lequel a porté un arrêt de la Cour de Justice en 2016 51. Un même logiciel de réservation était utilisé par des agences de voyages lituaniennes. Le système n’empêchait pas l’octroi de remises par rapport au prix catalogue, ce qui aurait pu être le cas d’un algorithme volontairement codé pour faire obstacle à des déviations par rapport à un prix d’équilibre fixé en concertation. Il notifiait simplement par courriel à l’agence concernée tout rabais supérieur à 3% qu’elle venait d’accorder. Il attirait l’attention de l’opérateur sur une pratique commerciale susceptible de remettre en cause un équilibre de non-agression entre les firmes. L’algorithme visait à renforcer la robustesse de l’équilibre de collusion tacite soutenable en jouant sur l’attention des firmes 52. 48 Hubert P. et Marty F., (2019), La concurrence au secours de l’économie numérique : conséquences attendues pour le consommateur, regards croisés, Fauves éditions, Paris. 49 Spencer Meyer v. Travis Kalanick, 15 Civ. 9796 Opinion and Order, Judge Rakoff, US District Court Southern District of New York, 16 December 2015. Notons également qu’une procédure comparable avait été engagé en Inde et a été finalement rejetée par la Cour Suprême indienne en décembre 2000 : https://main.sci.gov.in/supremecourt/2020/16963/16963_2020_33_1502_25089_Judgement_15-Dec-2020.pdf Pour une présentation du cas (plus particulièrement la décision de première instance), voir Agarwal D., (2020), Indian Competition Authority Rules that Uber Does Not Felicitate Hub and Spoke Arrangements”, Journal of European Competition Law and Practice, 11(1-2), pp.56-58. 50 Anderson M. and Huffman M., (2017), “The Sharing Economy Meets the Sherman Act: Is Uber a Firm, a Cartel, or Something in between”, Columbia Business Law Review, 3, pp.859-933. 51 Cour de Justice cas C-74-14, 21 janvier 2016. 52 Heinemann A. and Gebicka A., (2016), « Can Computers Form Cartels? About the Need for European Institutions to Revise the Concertation Doctrine in the Information Age », Journal of European Competition Law & Practice, 7(7), pp. 431-441. 15
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