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SPÉCIAL Prendre la route Littérature, cinéma, philosophie L’imaginaire de la liberté Environnement, mobilités, automobile Les nouvelles voies de l’innovation
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Une invitation Titre édito au voyage Il y a les routes mythiques, la 66 aux États-Unis, la RN7 en France. Les routes historiques, comme celle suivie par Napoléon pour remonter jusqu’à Grenoble, lors des Cent-Jours ; les routes du cinéma, celles de La Main au collet, d’Hitchcock, de Thelma et Louise, de Ridley Scott, ou d’Un homme et une femme, de Lelouch. Il y a les routes vagabondes, pour Nicolas Bouvier, ou trépidantes, pour Jack Kerouac. Il existe aussi des routes élégantes, comme celles qu’ont décrites Edith Wharton et Marcel Proust, et des routes crasseuses, grouillantes et dangereuses quand elles sont évoquées par Sylvain Tesson. Des routes où l’on marche, où l’on trottine ; des routes où l’on va vite, très vite, trop vite, en Aston Martin ou en Ferrari, parce que l’on est amoureux, que l’on va vers un rendez-vous, comme Lelouch, encore, en ce petit matin parisien, ou Françoise Sagan, grisée à l’idée de ressentir l’andante du moteur atteignant sa pleine vitesse, bien loin de celle autorisée. Les routes sont multiples, les religions s’en sont nourries, les artistes aussi. C’est ce fourmillement que nous avons voulu évoquer ici, entre passé, présent et futur. Au cœur de ce dossier, les grandes routes, bien sûr, celles qui ont façonné notre histoire et nos rêves, mais aussi les problèmes que posent aujourd’hui la mobilité et particulièrement la voiture. Que va devenir la route telle qu’elle a été pensée pendant les Trente Glorieuses, avec ses autoroutes et ses ronds-points, à l’heure du combat écologique et des nouvelles technologies ? Quelles seront les routes de demain ? Pourront-elles mettre tout le monde d’accord, les urbains qui veulent pédaler, les ruraux qui ont besoin de leurs voitures pour travailler, les cerfs et les hérissons qui aimeraient traverser les routes sans risquer leur vie, et les rêveurs qui voudraient cultiver la lenteur ? Telle est l’invi- tation au voyage que vous propose aujourd’hui Le Point. Catherine Golliau Le Point | Prendre la route | 3
Sommaire 6 avant-propos La route, c’est la vie Catherine Golliau 8 la route dans tous ses états – chiffres clés Une histoire des routes 10 Au commencement était le mouvement Catherine Golliau 14 Voyages marchands au Moyen Âge Laurence Moreau 16 Les routes de la soie décryptées François-Guillaume Lorrain 20 De Golfe-Juan à Grenoble, le vol de l’Aigle François-Guillaume Lorrain 26 Voies clandestines vers l’Europe Laurence Moreau Texte et commentaire 25 Sylvain Tesson, Berezina Mystique de la route 28 Tout un symbole Catherine Golliau 32 Les chemins de Santiago Catherine Golliau 35 L’errance, cette vertu hindouiste Véronique Bouillier 44 Sur les pavés de Paris-Roubaix Emmanuel Durget 48 entretien « Le vélo est une parabole de la vie : la chance et la malchance alternent » Éric Fottorino Textes et commentaires 38 Patrick Leigh Fermor, Entre fleuve et forêt 40 Nicolas Bouvier, L’Usage du monde 42 Jack Kerouac, Sur la route Sur les routes de France 50 De l’éloge de la vitesse à celui de la lenteur Catherine Golliau 54 entretien « En fait, l’automobile est inclusive » Mathieu Flonneau 58 Cartes postales de la N7 Clément Pétreault 63 entretien « Penser le changement comme après 1968, mais à la puissance 100 » Jean Viard 65 Après But, tourner à droite… Gaspard Kœnig Textes et commentaires 56 Edith Wharton, La France en automobile 57 Michel Chaillou, La France fugitive 4 | Le Point | Prendre la route
INGRAM PUBLISHIN/ALAMY STOCK PHOTO/ABACA Sur la route de l’Atlantique, en Norvège. Les voies de demain 68 L’heure des choix Catherine Golliau 72 entretien « Penser la conduite est une bonne façon de faire de la philosophie politique » Matthew B. Crawford 74 Et si la route devenait écoresponsable et sûre ? Michel Revol 76 Plus qu’un ruban de bitume, un vecteur d’énergie Yves Maroselli 78 Vers un réseau routier connecté Nicolas Valeano 80 opinion Des avantages de la démobilité Julien Damon En couverture : inauguréeen 1989, 82 Bibliographie la route de l’Atlantique (Atlanterhavsveien) passe d’île en île et traverse les paysages spectaculaires du sud-ouest de la Norvège. JUITE WEN/ALAMY STOCK PHOTO/ABACA Le Point | Prendre la route | 5
Avant-propos La route, c’est la vie Un dossier sur la route dans tous ses états, historiques, poétiques, économiques, technologiques. Ou la vie mode d’emploi : à pied, à vélo, en voiture… Par Catherine Golliau La route est essentielle à notre vie. Rien qu’en Saint-Jacques-de-Compostelle (cf. p. 32) : deux France, elle couvre 1 124 356 kilomètres et repré- routes mythiques qui ont contribué à structurer sente 2,2 millions d’emplois directs ou indirects. le monde, l’une par l’économie, l’autre par la foi. Qu’elle soit une autoroute ou un simple chemin Elles connaissent aujourd’hui une seconde vie, vicinal, elle structure notre territoire, nous per- la première parce qu’elle est le symbole du grand met de travailler, de voyager mais aussi de rêver. projet de conquête économique de la Chine, la Les contestataires ne s’y trompent pas : agricul- seconde parce qu’elle est devenue le Graal des teurs, routiers ou Gilets jaunes, tous bloquent les marcheurs au long cours. Nous racontons ici leur routes ou les autoroutes quand ils veulent mani- histoire, et leur présent. fester leur colère. Parce qu’elle rime avec circula- Autre format : les entretiens. Nous avons tion, elle est de fait au cœur de nombre des pro- demandé à un historien et à un sociologue ce blèmes que nous devons résoudre aujourd’hui : qu’ils pensent de la manière dont a été organisé la pollution, la transition énergétique, bien sûr, le réseau routier en France et des conséquences mais aussi l’organisation de l’espace rural et que les choix des décennies précédentes ont l’amélioration de la qualité de vie. Mais com- sur notre société. « La route est inclusive », ment faire son portrait ? Comment montrer la nous confie ainsi Mathieu Flonneau (cf. p. 54). route dans tous ses états ? Aujourd’hui, pourtant, elle divise : d’un côté, Nous avons mis l’accent, dans ce dossier spécial, ceux qui accusent les voitures de polluer et sur certains aspects de son histoire, sur le rôle réclament un aggiornamento du trafic en faveur de la mobilité dans une France confrontée à la du train ou de la bicyclette, de l’autre, ceux qui fin du règne de l’automobilisme et sur les solu- n’ont pas d’autre choix que de rouler en voiture tions proposées aujourd’hui pour que la route et, pis, au diesel. D’un côté de la route, les moins soit en phase avec les nouvelles technologies et riches, de l’autre, les plus aisés. D’un côté, les les impératifs écologiques. Pour cela, nous avons « ploucs », qui font des kilomètres pour aller choisi plusieurs formats : d’abord des reportages, bosser, de l’autre, les « bobos », qui peuvent dont certains ont déjà été publiés dans Le Point travailler à la maison grâce à la fibre. ces derniers mois : ainsi, la remontée de la route Napoléon de Juan-les-Pins à Grenoble par notre hussard moderne, François-Guillaume Lorrain (cf. p. 20), la randonnée de Clément Pétreault le Comment penser la long de l’ancienne nationale 7 (cf. p. 58), ou la chevauchée du philosophe Gaspard Kœnig, parti mobilité dans une France avec sa jolie jument sur les traces de Montaigne et que l’on retrouvera ici en fâcheuse posture confrontée à la fin du règne (cf. p. 65). Routes de la soie (cf. p. 16), chemins de de l’automobilisme ? 6 | Le Point | Prendre la route
Injonctions contradictoires. Aujourd’hui la route divise : d’un côté, ceux qui accusent les automobiles de polluer, de l’autre, ceux qui n’ont pas d’autre choix que de rouler en voiture et, pis, au diesel. Caricature ? Si le trait est grossier – nous n’avons Yalta où le vélo va avoir un rôle majeur à jouer. pas cité les fanas de grosses cylindrées qui inves- Mais il s’inquiète : pourquoi tant d’incivilités tissent des fortunes pour descendre à grand bruit chez les cyclistes d’aujourd’hui ? Pour le philo- les routes du Vercors à moto –, il n’en dessine sophe Matthew B. Crawford (cf. p. 72), convaincu pas moins une réalité nouvelle, celle d’un pays que le trafic routier est un bon représentant des où, depuis le premier confinement, 9 % des comportements sociaux dans une société indivi- urbains ont décidé d’aller s’installer au vert. Des dualiste, il faut prendre le temps de comprendre néoruraux plutôt nantis, soucieux d’écologie et de ceux qu’induisent les technologies et nos habi- jolies maisons à retaper, qui regardent parfois de tudes de vie pour penser la conduite du futur, haut les voisins de la zone pavillonnaire du bout quel que soit le véhicule. de la rue avec leur voiture polluante. Oui, la route Nous sommes à un tournant, il ne faut pas per- peut séparer, et c’est justement pour cela qu’il est cuter le trottoir. Mais il faut aussi savoir sourire et urgent de repenser l’aménagement de l’espace se faire plaisir. Ce dossier serait incomplet sans le pour qu’il puisse être accessible à tous (cf. p. 63), rappel de l’usage que font de la route les écrivains, pour rendre les routes plus intelligentes (cf. p. 78), les cinéastes… et les photographes. Les illustra- plus propres et plus sûres (cf. p. 74). tions présentes ici en témoignent, la route est sou- vent très photogénique. Et elle fait un malheur au Virage dangereux cinéma. Aller vite regarder le fameux C’était un ren- Une nouvelle éthique de la route ? Certes. Mais dez-vous, de Claude Lelouch, aussi dangereux que laquelle ? Éric Fottorino, le patron du 1 hebdo, a brillant… Surtout, nous vous proposons de relire confié à Sébastien Le Fol son amour de la bicy- ou de découvrir des textes exceptionnels, dont la clette, devenue aussi inséparable de sa personne route est le sujet. Il en existe des centaines ? Nous MARC CHAUMEIL/DIVERGENCE que Milou de Tintin. La route, il la connaît. avons choisi des extraits de M arcel Proust, de Jack Ancien coureur amateur, il a mangé du kilo- Kerouac, de Michel Chaillou, de Nicolas Bouvier mètre, grimpé des milliers de côtes et pleuré de et de bien d’autres. Avec eux, qu’ils soient à pied, douleur. Il en est convaincu : dans les villes, du à cheval ou en voiture, la route, même asphaltée, moins, nous serons confrontés à un nouveau devient sublime. Arrêt de rigueur Le Point | Prendre la route | 7
Chiffres clés La route dans tous ses états Un réseau routier 704 151 long de 1 124 356 km Répartition de la longueur du réseau routier français, en km 47,5 milliards d’euros 378 401 de recettes fiscales liées à l’automobile en 2019 9 184 11 718 20 902 es dé * al tal na l dé é tion n u nc é nc na me mm sc o nc o au rte co te o se é pa au rou un Ré ud se to sea sea Ré 14,3 milliards d’euros Au Ré Ré *Autoroutes, voies rapides et autres routes nationales non concédées. de dépenses pour la création et l’entretien des routes en 2019 Voiture, deux-roues 80,8 % Ferroviaire 86,9 % Source : Union 11,4 % routière de France (octobre 2020). C’est la part de la route Autobus et autocar dans les transports de voyageurs 6,1 % Aérien en France en 2019. 1,6 % Les routes et le nombre d’emplois en 2018 1 031 000 400 000 205 000 113 000 90 000 28 000 Transports routiers Vente et Production Construction Assurances, Distribution marchandises et équipement automobiles et entretien experts, crédits, de carburant voyageurs, auxiliaires de véhicules des routes location du transport 8 | Le Point | Prendre la route
Les réseaux d’autoroutes les plus denses de l’Union La qualité du réseau européenne, en km par million d’habitants en 2018 routier français par rapport au reste du monde Slovénie 376 Classement des pays disposant Espagne 332 de la meilleure qualité d’infrastructure Croatie 321 routière en 2019, note attribuée sur 7 Portugal 298 Chypre 293 1er Singapour 6,5 Luxembourg 269 2e Pays-Bas 6,4 Danemark 229 3e Suisse 6,3 Suède 208 Moyenne Hongrie 203 4e Hongkong 6,1 de l’UE Grèce 199 5e Japon 6,1 Autriche 197 154 km 6e Autriche 6 France 191 d’autoroute 7e Portugal 6 Irlande 187 par million d’habitants 8e Émirats arabes unis 6 Finlande 168 Pays-Bas 160 9e Corée du Sud 5,9 Allemagne 158 10e Espagne 5,7 Belgique 154 Rép. tchèque 118 18e France 5,4 Lituanie 116 Estonie 116 Sources : Union Italie 115 routière de France 38 millions (octobre 2020), Statista. de voitures particulières en France. Circulation routière et pollution 84 % des plus de 18 ans ont leur permis de conduire 55 % des émissions en France. d’oxyde d’azote 29 % des émissions de gaz à effet de serre 28 % de la consommation 89 % d’énergie finale 13 % des émissions Part de la route de particules fines dans les transports de marchandises en France. Nombre de tués sur la route en France Répartition des tués en 2019 4000 Routes 3 992 morts départementales Autoroutes en 2010 8% 7% Routes 3 500 nationales 63 % 3 244 morts en 2019 22 % Autres routes 3 000 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 Le Point | Prendre la route | 9
Une histoire des routes Du nomade Homo sapiens aux marchands de l’Antiquité et du Moyen Âge, acteurs de la première mondialisation ; de la route empruntée par Napoléon à la reconquête de son trône aux itinéraires clandestins suivis par les migrants aujourd’hui, les déplacements des hommes écrivent l’Histoire. 10 | Le Point | Prendre la route
Au commencement était le mouvement Sentiers herbus d’Homo sapiens, routes pavées des Romains, c’est sur les chemins que se sont construites les civilisations. La mobilité est le moteur de l’His- témoignent les restes trouvés toire, des hommes préhistoriques dans la grotte de Misliya, située jusqu’à aujourd’hui : la route, sur le mont Carmel, près d’Haïfa, sableuse, pierreuse ou simple en Israël. Dès 100 000 environ, Caïn, de Fernand trace herbue, est le vecteur de la l’Arabie commence à être colo- Cormon, huile sur guerre, du progrès et de la culture. nisée. toile (1880). Ce tableau d’histoire Par elle passent les hommes, qui biblique illustre le sont, dès l’origine, des migrants. La loi du plus fort destin funeste de Prenons Homo sapiens : les don- « Le site d’Umm al-Sha’al contient Caïn (à droite), fils nées anatomiques et génétiques des traces d’occupation humaine aîné d’Adam et Ève, qui, après le meurtre montrent qu’il est originaire entre 90 000 et 70 000 ans, de son frère, Abel, d’Afrique. Sa présence est attes- explique ainsi Rémy Crassard, est condamné à fuir tée au Maroc il y a 300 000 ans. dans une interview au Point perpétuellement. Comment vivait-il ? C’était un (23 décembre 2019). Dans des chasseur-cueilleur et donc un niveaux plus profonds, nous avons nomade suivant des traces, à la même obtenu des dates potentielle- recherche d’un animal ou d’un ment antérieures à 250 000 ans ! fruit pour se nourrir. Une séche- Il est cependant difficile d’affir- resse ? Des inondations ? Du mer quelles espèces humaines sont gibier qui se raréfie du fait d’une représentées dans ces différents PARIS, MUSÉE D’ORSAY/LEEMAGE/BRIDGEMAN IMAGES population plus importante ? Il niveaux, mais la chronologie du faut partir ailleurs. site prouve qu’un même endroit a Il semble que les premiers été visité par des tailleurs d’outils hommes modernes se soient en pierre à différentes époques de la d’abord déplacés sur tout le préhistoire. » L’Arabie était moins continent africain et que, il y a aride qu’elle ne l’est aujourd’hui. 180 000 ans, des groupes soient Mais comment ces chasseurs- sortis d’Afrique pour rejoindre cueilleurs sont-ils arrivés là ? le Proche-Orient, comme en Peut-être en prenant une route Le Point | Prendre la route | 11
Une histoire des routes | Introduction Les migrations des hommes modernes Depuis l’Afrique – 45000 ans Depuis l’Europe –40000 ans P E R O– 35 000 ans Allers-retours U entre l’Afrique et E –30000 ans le Proche-Orient ? Première installation ? Homo sapiens hors d’Afrique –70000 ans –50000 ans Régions liées À partir de –180000 ans Espaces occupés A F par l’homme R I Q de Neandertal U E –70000 ans –50000 ans Niveau marin 0 500 1 000 km Source : «Atlas des migrations en Méditerranée », Actes Sud, 2021. vers -50000 ans le long du Nil et en redescendant d’Homo sapiens passent plutôt mière moitié du IXe millénaire, ensuite par le Levant. Ils ont pu par les côtes et les rivières. Nor- on commence à domestiquer des également traverser le détroit de mal, c’est là que l’on peut aisé- animaux dans la haute vallée de Bab-el-Mandeb vers le Yémen. ment se nourrir. Mais soyons l’Euphrate. L’homme se séden- Cette conquête n’est cependant juste : il y avait longtemps déjà tarise, construit des villages et se pas sans allers-retours. Il semble que Neandertal, lui aussi parti met à édifier d’immenses méga- que, pendant des millénaires, d’Afrique, était installé là. Même lithes pour honorer ses dieux. des vagues de groupes plus ou si les préhistoriens pensent qu’il Bientôt, ces nouveaux modes de moins importants aient fait la y eut de nombreux métissages, vie se diffusent vers le Caucase et navette entre le continent afri- la rencontre avec Homo sapiens l’Arabie, et plus tard vers l’ouest. cain et le Proche-Orient. Ce ne lui fut fatale. La mobilité est au Progressivement, les premiers serait que vers 70 000 ans avant service du plus fort, sur le plan royaumes s’imposent en Méso- notre ère que, s’enhardissant, des génétique comme sur celui de potamie, en Égypte, en Phénicie, chasseurs-cueilleurs ont dépassé l’armement et des capacités stra- en Crète, en Grèce… le Proche-Orient et le sud de la tégiques. L’homme moderne a INFOGRAPHIE : HERVÉ BOUILLY POUR « LE POINT » – PHILIPPE ROY/AURIMAGES VIA AFP péninsule Arabique pour gagner apporté en Europe les techniques 100 000 kilomètres l’Asie du Sud-Est. nécessaires pour confectionner Changement de monde. La Et l’Europe ? Elle fut l’objet d’une des outils en pierre, en os ou mobilité s’organise. Sur quel conquête relativement tardive, en bois. Il avait ainsi en main type de route voyageait Œdipe en 46 000 ans environ avant des lances, indispensables pour quand il se querella avec un notre ère, en suivant la route de s’attaquer au gros gibier. inconnu, qu’il tua sans savoir la Turquie et des Balkans, mais Mais les cultures s’individua- qu’il était son père ? Si elle avait cette conquête fut rapide, à rai- lisent et les hommes essaient de été plus large, son destin aurait- son de 1 kilomètre par an, selon garantir leur approvisionnement il été changé ? Un destin peut certaines modélisations. En grâce à l’agriculture et à l’élevage. se jouer sur quelques mètres de témoignent les découvertes dans Dès le milieu du Xe millénaire largeur… Que sait-on des routes la grotte de Kent, en Grande- avant notre ère, au Proche- antiques ? Pas grand-chose. On Bretagne, mais aussi en France Orient, des groupes se mettent subodore que celles qu’avaient (grotte du Loup) et en Espagne à planter et à manipuler des suivies les premiers hommes (grotte d’Ekain). Les routes espèces végétales. Dans la pre- à travers la savane ou la forêt 12 | Le Point | Prendre la route
Sur l’axe qui menait, au Moyen Âge, de l’Italie du Nord aux Flandres, en passant par les foires de Champagne (cf. p. 14), le passage de Chalamont, dans le Doubs (25), creusé dans la roche, est situé sur le tracé d’une antique voie celtique puis romaine. golfe Saronique jusqu’au golfe de Corinthe. Mais les chemins étaient peu sûrs et les brigands nombreux : des statues d’Her- mès, le dieu des Marchands et des Voleurs, veillaient sur les grands carrefours dans l’espoir de protéger les voyageurs. La pax romana tenta de remédier à ce fléau que même Alexandre le étaient des traces à l’herbe fou- les Romains développent une Grand n’avait pu endiguer. lée. Les routes telles que nous les vingtaine de grandes routes connaissons, bien tracées, avec qui rayonnent en étoile pour L’identité de Rome des pavés ou des dalles, sont le rejoindre les provinces conquises. Les routes étaient essentielles à fait des grandes civilisations, Ces voies reprennent souvent des l’Empire romain. Elles permet- celles des Égyptiens, des Incas ou tracés anciens que les marchands taient les conquêtes, les affaires, des Indiens du temps d’Ashoka, ont parfois empruntés avant les l’installation des colons et le qua- l’empereur qui avait fait installer soldats, comme en Gaule, où drillage des territoires. Se coupant le long des voies de son empire les Romains suivent les routes à angles droits, elles structuraient des bornes indiquant qu’il était commerciales inaugurées par les les villes, organisées comme des bouddhiste. Mais les plus belles Grecs de Marseille. En Afrique du camps militaires. Elles partici- routes, si l’on en croit les témoi- Nord, ils équipent la route côtière paient au prestige de l’Empire ; par gnages d’époque, étaient celles de qui, par le passé, avait relié les elles se diffusait l’influence intel- l’Empire romain, qui s’en était fait colonies de Carthage. En Grèce, lectuelle et culturelle de Rome. une spécialité. ils renforcent le réseau de che- Sans elles, les Grecs, les Parthes Au IIe siècle après Jésus-Christ, mins qui permettaient de relier ou les Vénètes ne seraient peut- Rome dispose ainsi d’un réseau les cités entre elles. être pas aussi aisément devenus de près de 100 000 kilomètres de D’après l’écrivain Thucydide des citoyens romains. routes pavées autour de la Médi- (Ve siècle avant Jésus-Christ), Pourtant, après le IVe siècle et le terranée et au-delà. Un réseau qui les Corinthiens avaient construit déclin de l’Empire romain d’Occi- part de l’Urbs, Rome, la capitale. une voie dallée (le diolkos) qui dent, les routes, mal entretenues, Après la voie Appienne, inaugu- permettait aux navires de tra- souvent dépecées pour servir à rée en 312 avant Jésus-Christ, verser à sec l’isthme depuis le la construction d’édifices, dis- paraissent peu ou prou. Il faudra attendre le bas Moyen Âge et Les voies romaines participent le développement de nouvelles routes commerciales (cf. p. 14) au prestige de l’Empire ; par pour que rois et féodaux inves- tissent à nouveau, un tant soit elles se diffuse l’influence intel- peu, dans la fiabilité et la sécurité des chemins, refaisant de la mobi- lectuelle et culturelle de Rome. lité un facteur de prospérité C. G. Le Point | Prendre la route | 13
Une histoire des routes Voyages marchands au Moyen Âge Aux XIIe et XIIIe siècles, les grandes routes commerciales convergent vers les foires de Champagne, où apparaissent de nouvelles pratiques financières. La Place du marché, détail d’une enluminure tirée du Chevalier errant, de Thomas III de Saluces (1356-1416), fin du XIVe siècle. draps, de Flandre ; le sel et le vin, de la côte aquitaine ou d’Espagne. Les épices, le coton et la soie ont été transportés à dos de chameau ou par bateau de la lointaine Asie. Ce sont les marchandises les plus chères car les plus recherchées. En ce bas Moyen Âge, ce commerce PARIS, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE/TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES est tenu surtout par les Italiens, Vénitiens, Génois ou Pisans, dont Ce n’était pas des routes faciles, Bar-sur-Aube qu’il fallait aller. les comptoirs s’étendent jusqu’à même si, pour les plus impor- C’est dans ces villes de Cham- la mer Noire et l’Ukraine. Ce sont tantes, elles étaient les héritières pagne au carrefour des grandes eux, alors, les maîtres du com- des voies romaines. Mais le beau routes commerciales que, pendant merce international. Leurs navires dallage de l’Antiquité avait très plusieurs semaines, plusieurs fois monopolisent l’essentiel du trafic souvent disparu, on s’en était servi par an, artisans et commerçants entre l’Espagne musulmane, le pour construire des châteaux ou écoulaient le mieux leur produc- Maghreb, la Syrie et l’Égypte. des églises au haut Moyen Âge ; tion ou leurs marchandises. Associés ? Non, frères ennemis. il fallait donc des jours de marche Toute l’Europe s’y retrouve alors. Venise, la cité la plus influente, ou de voyage à cheval dans la boue Le bois et les fourrures viennent de est prête à tout pour assurer son ou la poussière pour arriver enfin Scandinavie, de Pologne ou d’Al- rôle de puissance dominante en sur le lieu de la foire. Du XIIe au lemagne ; la laine, d’Angleterre ; les Méditerranée, quitte à manipuler XIIIe siècle, c’est pourtant là qu’il fallait être pour espérer faire des affaires. Des rassemblements de marchands ou d’artisans de ce Des Lombards imaginèrent type, il y en avait alors partout, à Londres, Reims, Châlons-en- de se regrouper pour pratiquer Champagne, Cologne, Leipzig, Genève, mais c’était surtout à plus aisément le prêt à intérêt. Troyes, à Lagny, à Provins ou à Ils inventèrent ainsi la banque. 14 | Le Point | Prendre la route
les croisés pour qu’ils attaquent la fin du XIIIe siècle, du déclin des faut assurer le respect des tran- en 1204 Constantinople, la capi- foires de Champagne. sactions et éviter le vol. Or les tale de l’Empire byzantin, qu’ils Mais, pour être puissant, il faut routes n’étaient alors pas sûres. mettent à sac. Cette suprématie, être riche, et donc être sûr de Des brigands guettaient les voya- les villes marchandes du Nord pouvoir faire des affaires. Les geurs. À la demande du comte de entendaient bien y échapper et marchands du XIIe et surtout du Champagne, et pour encourager conserver le monopole du com- XIIIe siècle sont ainsi à l’origine de le développement des foires, le roi merce (bois, fer, poisson, sel) dans plusieurs innovations financières. de France accorda donc sa protec- la Baltique et la mer du Nord. Elles tion aux marchands sur les routes s’étaient pour cela associées au Sécuriser les échanges de son royaume. Pour des raisons sein de hanses ou de guildes, la Pour faciliter leurs transactions, pratiques pourtant – impossible plus puissante étant la Ligue han- des Lombards, spécialisés dans de disposer des soldats sur chaque séatique. Fort de 70 villes, domi- le commerce des céréales, ima- chemin – et fiscales – le royaume nées par Hambourg et Lübeck, le ginèrent de se regrouper pour avait besoin d’argent –, il concen- commerce de la Hanse allait béné- pratiquer plus aisément le prêt à tra ses troupes sur les routes les ficier de privilèges d’extraterrito- intérêt, théoriquement interdit plus importantes où il imposa des rialité octroyés par des souverains par l’Église. Ils inventèrent ainsi péages. Celui de Bapaume, près européens. Les marchands han- la banque. Dans le même temps, d’Arras, fut ainsi au XIIIe siècle l’un séates prospérèrent ainsi dans les on crée la lettre de change, qui des plus importants sur la route du ports anglais et flamands. Bruges permet de payer à distance. Mais Nord, véritable verrou qui permet- devint un centre commercial de la sécurité est aussi la condition tait de contrôler le commerce avec premier plan qui allait profiter, à sine qua non du commerce. Il la Flandre Laurence Moreau Les routes commerciales Bois, fourrure Bois Helsinki européennes au Moyen Âge MER Stockholm DU NORD Harengs Riga OCÉAN Laine Blé ATLANTIQUE Lübeck Londres Drap Soie Leipzig Bruges Freiberg Saint-Denis Grand centre 1 2 Nuremberg commercial 3 4 Tana Francfort Vienne Odessa Sel Ville de foire La Rochelle Milan MER Vin Bordeaux Venise En Champagne : Beaucaire NOIRE 1 Lagny Marseille Gênes 2 Provins Florence Constantinople Barcelone 3 Troyes Épices, soie, 4 Bar-sur-Aube Valence plantes INFOGRAPHIE : HERVÉ BOUILLY POUR « LE POINT » Ceuta tinctoriales Principales routes Beyrouth commerciales Salé Grandes MER MÉDITERRANÉE Acre régions Tripoli Alexandrie Or commerciales Or, esclaves Épices Vin Denrées 0 250 500 km échangées Source : «Atlas des routes mythiques », Lapérouse Éditions. Le Point | Prendre la route | 15
Une histoire des routes Les routes de la soie FRANCE EUROPE décryptées Marseille ITALIE Rome ESPAGNE GRÈCE T Quels itinéraires ont empruntés les marchands MER MÉDIT E RR Athènes AN entre la Chine et l’Empire romain ? TUNISIE ÉE Mythe et réalité de la première mondialisation. LesLes routes routes de de la soie la soie LIBYE LIBYE ÉG Au 1 siècle er siècle après après J.-C. J.-C. Y a-t-il eu des routes de la soie ? fouilles archéologiques menées Route Route principale principale Cette question peut sembler pro- par le Suédois Sven Hedin (1865- Autres routes AFRIQUE vocatrice, mais elle a été posée par 1952), auteur d’une Route de la de caravanes S de très sérieux historiens, dont soie, et le Britannique d’origine Valerie Hansen, qui, dans The Silk hongroise Aurel Stein, qui exhu- Road (2012), a déconstruit le mèrent à Loulan et Dunhuang, à « mirage ». Elle préfère parler l’ouest de la Chine, des objets, des d’échanges locaux plutôt que sculptures, des fresques datant Routes Routes maritimes maritimes d’échanges sur longue distance, de l’époque des commerçants de Corridors Corridors routiers routiers remet en question la certitude la soie. et ferroviaires et ferroviaires d’un axe commercial majeur dont le terminus aurait été l’Empire Une monnaie d’échange romain, privilégiant l’idée d’un L’image, efficace, fut déclinée musulmans barraient la voie vers axe culturel où auraient transité et confortée par un personnage l’Orient lointain. des hommes, des réfugiés, des dont le périple (1271-1295) à la Entre mythe et réalité, essayons de croyances, des technologies, plus cour de l’empereur mongol Kubi- faire le tri… Commençons par les que des marchandises. Et si de la laï Khan avait connu une fortune origines. On est au IIe siècle avant soie avait bien transité, elle aurait durable : le Vénitien Marco Polo notre ère. La dynastie chinoise moins compté que le papier ou (1254-1324). Son témoignage des Han désespère de pouvoir le cuir. – Le Devisement du monde – avait endiguer les nomades Xiongnu, Rappelons qu’avant 1877 et inoculé dans l’esprit des Occi- déferlant des steppes du Nord. les travaux de Ferdinand von dentaux l’idée d’une communi- La muraille érigée par le premier Richthofen (1833-1905), l’expres- cation commerciale entre l’Asie et empereur des Qin ne suffit plus. sion n’existait pas. Ce géographe l’Europe. Comme le rappelle Luce Ni les mariages ni les cadeaux, déjà appointé par Bismarck avait reçu Boulnois dans le très complet de la soie, des dizaines de milliers la mission de dessiner le tracé La Route de la Soie (1963, 2001), de pièces de soie que les nomades d’une voie de chemin de fer reliant c’est un colloque organisé en Ita- furent les premiers à faire parvenir INFOGRAPHIE : HERVÉ BOUILLY POUR « LE POINT » l’Allemagne à la Chine, que les lie en 1954 pour le 700e anniver- jusqu’à l’Empire romain, entiché Occidentaux s’apprêtaient à dépe- saire du marchand qui fit rêver à de cette matière légère, élégante, cer. Il repéra d’anciennes routes de nouveau les Européens aux temps résistante. Pour échapper à ce communication qui légitimaient bénis de la communication avec fléau, l’empereur Han a l’idée de la démarche allemande, la plaçant l’Asie. L’après-guerre européen nouer une alliance de revers avec dans le droit-fil d’une longue tra- était alors plombé par la guerre d’autres nomades plus lointains, dition d’« échanges » entre l’Asie froide. Le rideau de fer coupait les Yuezhi. En - 138, il diligente un et l’Europe. Peu après 1900, la route avec l’Asie comme jadis, ambassadeur explorateur, Zhang cette route fut accréditée par des au temps de Marco Polo, les Qian, vers la Bactriane, au nord 16 | Le Point | Prendre la route
Lancé en 2013 par le président chinois Xi Jinping, le projet stratégique RUSSIE de «nouvelles routes de la soie » vise à relier économiquement la Chine à l’Europe, en intégrant les espaces d’Asie centrale par un réseau de corridors routiers et ferroviaires et l’Afrique de l’Est par des routes maritimes. KAZAKHSTAN Kertch (Panticapée) Vallée du MONGOLIE Caffa Ferghana Yining M Tourfan ER MER NOIR E OUZBÉKISTAN Caucase Kokand CA Istanbul Aksou Samarcande Loulan SPI (Constantinople) Kachgar Désert du Boukhara ENNE TURQUIE TADJIKISTAN Takla-Makan Dunhuang Wuwei Antioche Doura Europos Merv Balkh Charsadda Hotan Tyr SYRIE Bagdad Qûmis Bagram Taxila CHINE Chang’an Luoyang JAPON Damas Séleucie-Ctésiphon AFGHANISTAN H Chengdu im Tibet Alexandrie IRAK IRAN a l a Hangzhou Ningbo y a GO PAKISTAN Fuzhou LF PE Mathura Pataliputra E RS Quanzhou ME ÉGYPTE ARABIE IQU E BANGLADESH R SAOUDITE Canton Tamluk OCÉAN RO PACIFIQUE UG INDE E YÉMEN Amaravati THAÏLANDE SOUDAN Aden Machilipatnam VIETNAM Óc Eo PHILIPPINES ÉTHIOPIE MALAISIE KENYA OCÉAN INDIEN INDONÉSIE 0 500 1 000 km Source : «Atlas des routes mythiques », Lapérouse Éditions. de l’actuel Afghanistan. Première les Xiongnu et parviennent aux les armées qui quadrillent le pays. odyssée d’une dizaine d’années montagnes du Pamir, derrière les- La soie, l’euro de l’empire colonial vers l’ouest. Zhang Qian repart quelles se profilent de nouveaux chinois. Ainsi rétribués, les cen- plus au nord, vers l’actuel Ouz- horizons. C’est l’ouverture vers taines de milliers de soldats et de békistan, dans la vallée du Fer- les « territoires occidentaux » de fonctionnaires l’écoulent sur place ghana. On lui a parlé de « chevaux la première route. afin de pouvoir subvenir à leurs célestes », nerveux, qui volent sur Mais pourquoi la soie ? « Les pay- besoins. Il se crée un marché. Elle la steppe. Avec de telles flèches, sans chinois, rappelle Étienne de La est enfin un outil diplomatique les Xiongnu cesseraient sans nul Vaissière, auteur d’une Histoire des qui se transforme en objet com- doute de tailler des croupières marchands sogdiens (2002), avaient mercial. « Les émissaires de l’empe- aux Chinois. Mais au Ferghana, le pour obligation de produire quelques reur chinois qui sillonnent l’Asie royaume du Dayuan ne veut pas rouleaux par an, ils payaient avec centrale jusqu’à la Perse ou l’Inde céder ses précieuses montures. leurs impôts. » La soie, au sein avec leur valetaille puisaient dans les L’empereur envoie son armée et de l’Empire chinois, est donc cadeaux qu’ils apportaient et qu’ils impose des échanges réguliers, une monnaie d’échange. Mais à revendaient à des marchands : c’est qui se font par le biais de rouleaux mesure que celui-ci s’étend vers le début d’un trafic. » de soie. Puis les Chinois liquident l’ouest, elle sert également à payer Un commerce méticuleusement tenu par un empire qui se dis- tingue par l’excellence de son La soie ? L’euro de l’empire colonial administration. Tout est enca- dré, noté sur des tablettes de chinois. Ainsi rétribués, soldats et bambou et de bois. Chaque visi- teur commerçant est interrogé fonctionnaires l’écoulent sur place. sur sa provenance, sa fonction, Le Point | Prendre la route | 17
Une histoire des routes Le caravansérail de Tach Rabat (XVe siècle), au Kirghizistan, construit à 3 600 mètres d’altitude dans les montagnes de Tian Shan, sur l’un des axes majeurs des routes de la soie jusqu’au XVIe siècle pour relier Chang’an (Xi’an), en Chine centrale, à la Méditerranée. sa destination, ses ressources. Le Maès Titianos. Celui-ci aurait, de dans le Hou Han Shu, le Livre des tout, bien sûr, afin de surveiller la l’Iran, rallié Herat (Afghanistan) Han postérieurs, rédigé au début du nature des denrées qui circulent puis Bactres, l’Hindu Kuch et Ve siècle, qualifie l’Empire romain et de déterminer les droits de atteint la tour de Pierre, dont la de « Grand Qin » (Da Qin), le douane à fixer. localisation, au pied des mon- Grand Autre. Au Da Qin, royaume tagnes de l’Himalaya, demeure « à l’ouest de la mer », sont produits À l’ombre de la tour de Pierre problématique. le corail, l’ambre, qui parviennent Pour qu’un commerce durable « À cet endroit, écrit Luce Boulnois en Chine par l’intermédiaire des s’établisse, il faut cependant des dans La Route de la Soie, se regrou- marchands d’Inde et de Perse. acheteurs. Ce seront les Romains. paient les caravanes, se reposant, Jusqu’au Ve siècle, les premières Mais quelle conscience a l’Orient, faisant des provisions pour affronter routes de la soie s’élancent de à l’époque, de l’Occident et réci- les sept mois de voyage qui les mène- la capitale chinoise, Chang’an proquement ? Ptolémée, le géo- raient vers Sera Metropolis, la capi- (Xi’an), alors la première ville du graphe grec d’Alexandrie du tale des Sères. » Là-bas, à l’ombre monde : près de 2 millions d’habi- IIe siècle, désignait les habitants de la tour de Pierre, se forge la tants. Puis elles descendent vers de cet Empire chinois sous le nom légende des traversées périlleuses, l’Afghanistan et le nord de l’Inde, de « Sères ». Référence à la serica, où la faim le dispute à la soif et d’où le surplus, non négocié la soie, produite dans cet Orient au vent, voire à des démons qui contre les épices indiennes et le ALAMY STOCK PHOTO/ABACA lointain. Ptolémée s’appuyait sur égarent les voyageurs. Quelques musc du Tibet, est embarqué dans un texte, aujourd’hui perdu, d’un ambassades romaines, puis les ports vers l’Empire romain. autre géographe romain, Marin de byzantines, seraient parvenues à la Une autre route, plus au sud, part Tyr, qui rapportait le périple vers la cour de Chine en l’an 166, puis au de Chengdu, l’autre cité majeure Sérique du premier voyageur grec, VIIe siècle. Inversement, la Chine, de l’Empire chinois, toujours vers 18 | Le Point | Prendre la route
l’Inde, puis vers le golfe Persique, de Justinien limitera à des ateliers La montée en puissance des Mon- Constantinople et la Méditerra- d’État la production, et quelques gols après le XIe siècle va cepen- née. Des mois de voyage avant de siècles seront nécessaires pour dant relancer les routes terrestres. parvenir à bon port. en développer la fabrication en Ces derniers veulent prendre la À partir du Ve siècle, l’itinéraire Occident, via les Arabes installés main sur la centralité du monde, se modifie. Comme l’Europe, en Espagne, puis en Sicile, bien- jusque-là apanage des musul- l’Afghanistan et l’Inde sont l’objet tôt conquise par les Normands. mans. « Les Mongols reçoivent aussi d’invasions des hordes venues des Dès 751, les Abbassides ont battu des rouleaux de la Chine, mais la soie steppes du Nord. Les routes de la l’armée chinoise des Tang à Talas est désormais de moins bonne qua- soie prennent alors une inflexion et mis durablement la main sur lité et le prix s’est écroulé », constate plus septentrionale, que suivent l’Asie centrale. Ils installent des La Vaissière. Mais, comme le aujourd’hui les circuits touris- tisserands de soie à Bagdad, où souligne Peter Frankopan dans tiques qui proposent cet itiné- ils apprennent aux Arabes l’art Les Routes de la soie (2015), les raire. Après avoir contourné par le de tisser des soies légères ainsi Mongols sont les maîtres dans la nord ou le sud le désert du Takla- que le travail de l’or et de l’argent. fiscalité du commerce. Ils taxent Makan (Xinjiang, Turkestan très faiblement les ports de la mer chinois), elles passent par Lou- Noire qu’ils contrôlent, de 3 à 5 % lan et Kachgar puis traversent la Sogdiane (Ouzbékistan, Tadjikis- Dès 751, les de la valeur des marchandises quand Alexandrie impose des taux tan actuels), un chapelet de cités- États établies autour de vastes Abbassides ont allant jusqu’à 30 %. Cette tolé- rance est d’autant plus efficace que oasis et entièrement dévolues mis durablement les Mongols islamisés tirent parti au commerce. Les plus célèbres du système routier installé par sont Samarcande et Boukhara, la main sur l’Asie l’administration chinoise. Sécurité qui comptent plusieurs centaines de milliers d’habitants. « Ces centrale. Ils ins- et hospitalité nomade seraient au rendez-vous : « Le trajet de la mer commerçants de langue iranienne établissent également des colonies tallent des tisse- Noire à la Chine est parfaitement sûr, que ce soit de jour ou de nuit », note de la Crimée jusqu’à la Corée, où rands de soie le marchand florentin Francesco ils forment des enclaves d’échange, Pegolotti au début du XIVe siècle, des “ghettos” qui précèdent les ghet- à Bagdad. impression confirmée par Marco tos juifs du Moyen Âge », précise Polo ou son alter ego musulman La Vaissière. Ibn Battuta : « Un homme pouvait Les techniciens du papier sont voyager seul et chargé de grandes Arabes et Mongols envoyés à Samarcande, promue richesses durant neuf mois sans avoir La période qui s’étend jusqu’au capitale de cette matière, premier rien à craindre. » VIIIe siècle marque l’apogée des jalon d’un circuit qui l’amènera Le premier voyage du père de routes de la soie. À Chang’an, la vers le monde chrétien. Grâce à ce Marco Polo et de ses frères à la cour capitale chinoise, un grand quar- transfert s’accélère la diffusion du de Kubilaï Khan, l’un des petits- tier marchand, dit marché de Coran. Dans le même temps, les fils de Gengis Khan, traduit bien l’Ouest, rassemble des milliers marchands arabes développent la ce rôle central des Mongols. Ces de commerçants sogdiens, turcs, voie maritime, bien plus efficace souverains qu’on songe à conver- ouïgours, arabes, indiens, persans. quantitativement que la route ter- tir au christianisme incarnent un Mais déjà les Chinois ont perdu le restre. La taille de leurs bateaux qui au-delà du monde musulman, monopole de la fabrication de la arpentent l’océan Indien jusqu’à son principal ennemi qui a repris soie. Vers 553, des moines per- Canton, grand port chinois la Terre sainte. Des liens amicaux sans venus d’Inde ont apporté d’échange des marchandises, se tissent. Comme le remarque à l’empereur de Byzance, Jus- croît sans cesse. Les chameaux, Luce Boulnois, Marco, dans son tinien, des œufs de vers à soie. limités à un portage de 200 kilos, texte, n’a que la soie à la bouche. Certes, le dirigisme économique deviennent moins attrayants. Il est vrai que la soie, après avoir Le Point | Prendre la route | 19
Une histoire des routes rendu fous les Romains, s’est taillé la part du lion en Occi- dent. D’abord méfiante, l’Église, De Golfe-Juan qui ne consentait à utiliser que du lin, en souvenir du suaire et à Grenoble, le vol de l’Aigle des vêtements du Christ, a peu à peu accepté d’y envelopper les reliques, les bibles et les objets de piété. Marco Polo, dans son odyssée, mentionne d’autres produits – or, perles, épices… – La route Napoléon ? 330 kilomètres parcourus en dont débordent les villes sept jours par l’Empereur déchu pour reconquérir chinoises, mais c’est la soie que le lecteur retiendra. son trône. Notre journaliste l’a suivie… en voiture. Cadavres pestiférés Immortalisées par Marco Polo dans son texte publié dès 1298, Le Vieux-Port de Golfe-Juan. Des À 200 mètres de la stèle du les routes commerciales vont centaines de yachts garés à leurs Vieux-Port, avenue de la Liberté, connaître un nouveau coup postes d’amarrage. J’ai du mal à une colonne. « Pour se faire par- d’arrêt, en raison même de leur imaginer Napoléon débarquant donner ce non-ralliement, explique existence. Ces artères gorgées ici sur la plage. C’est pourtant là, Philippe Mottier, directeur de de richesses vont désormais le 1er mars 1815, vers 15 heures, l’office de tourisme, Antibes la fit drainer la mort, après qu’en que plus de 1 000 soldats quit- ériger à Golfe-Juan dès mai 1815. » 1346, pour un simple différend tèrent une flottille de sept bâti- Abattue après Waterloo, elle est commercial, les Mongols de la ments ; 1 000 soldats plus un relevée sous le second Empire, Horde d’Or ont assiégé l’un des homme, « jetant ses fers aux rois », mise à bas en 1871, puis réins- comptoirs génois de Crimée, écrira Chateaubriand. À peine tallée en 1932. Car cette année- Caffa. Les historiens, rappelle a-t-il posé le pied qu’il fait lire la là marqua l’inauguration de la Frankopan, ont démontré que proclamation rédigée pendant la route touristique dite Napoléon, la steppe, soumise à des varia- traversée : « L’Aigle, avec les cou- qui conduit à Grenoble. Le projet tions de température, fut un leurs nationales, volera de clocher d’une route était dans les esprits milieu très favorable à la dif- en clocher jusqu’aux tours de Notre- depuis qu’en 1913 un aumônier fusion du bacille de la peste. Dame. » Une stèle commémora- militaire, l’abbé Jules Chape- Ravagés par ce nouveau mal, tive émerge à peine d’un massif ron, officiant plus au nord dans les Mongols catapultèrent des de fleurs sur la promenade du les montagnes, en avait émis le cadavres infectés par-dessus les Vieux-Port. La plage a disparu. vœu. La guerre retarde le projet, murailles des Génois, qui rap- Pourquoi avait-il choisi Golfe- relancé dans les années 1920. portèrent le fléau en Méditerra- Juan, ce hameau de potiers ? La Inaugurée en 1909 par le Tou- née. L’expansion des Ottomans, citadelle d’Antibes n’était pas ring Club de France, la route des vers la mer Noire et le Caucase, loin, la dernière à l’époque sur le Grandes Alpes, qui empruntait à INFOGRAPHIE : HERVÉ BOUILLY POUR « LE POINT » puis vers Constantinople, allait territoire français avant la fron- l’est 17 grands cols, était enneigée définitivement couper les ponts tière avec le Piémont. Napoléon l’hiver. La RN 85, suivie plus ou de ces itinéraires terrestres que connaissait le terrain. En 1793, en moins par l’Empereur et située à les Occidentaux allaient tenter, garnison à Nice, il avait inspecté plus basse altitude, offrait un iti- au siècle suivant, de remplacer les côtes. Il pensait convaincre néraire de substitution idéal. L’es- par des routes maritimes. Une les 1 500 hommes de la citadelle. sor de l’automobile allait favoriser autre histoire, celle des « grandes Mais ses émissaires furent arrê- les noces de l’Histoire et du tou- découvertes » tés. L’envol de l’Aigle est plutôt risme, comme à Verdun ou pour François-Guillaume Lorrain laborieux. les châteaux de la Loire. On n’avait 20 | Le Point | Prendre la route
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