Research Papers N 2 Le Processus de Kimberley et les diamants de la guerre - Philippe Renaudière
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Research Papers N°2 Centre Européen de Recherche Internationale et Stratégique Le Processus de Kimberley et les diamants de la guerre Philippe Renaudière 2004
Biography Mr Ph Renaudière is since may 2006 the Data Protection Officer of the European Commission.The previous positions of Mr Ph Renaudière in the Commission were successively with DG Environment (1987-1990: legal affairs /1990-1992 global environment issues), member of the cabinet of Commissioner K Van Miert (1992-1996 transport, competition), DG MARKT ( 1996-2001 head of the International Relations unit/ 2001-2005 Head of the Data Protection Unit) and DG Justice Liberty Security (2005-2006 head of the Data Protection unit) 1
RESUME L’objet de ce mémoire consiste à présenter le « Processus de Kimberley ». Cet accord volontaire conclu entre une quarantaine d’états producteurs, exportateurs et importateurs de diamants, vise à bannir du commerce international les diamants bruts provenant de zones affectées par des guerres, civiles ou autres, ou des tentatives de sécession. Le but est de moraliser le commerce, et en même temps de tarir une source de revenus pour les mouvements rebelles et sécessionnistes, voire de décourager des tentatives de guerre civile ou de sécession qui seraient inspirées par la volonté de contrôler des régions de productions et d’accaparer les revenus de la production des diamants. Conclu en 2000 et entré en vigueur en 2003, le processus de Kimberley représente une réaction remarquablement rapide à une campagne lancée par les ONG (Global Witness et Partenariat Afrique Canada principalement) dès 1998, après les guerres civiles qui ont affecté certains pays producteurs de diamants, comme l’Angola, la Sierra Leone ou le Liberia. Le mémoire comprendra une présentation de l’économie du diamant en Afrique, et un rappel des circonstances qui ont amené les ONG à prendre conscience du scandale des diamants de la guerre (ou diamants du sang), et à le dénoncer. Suivront une description des étapes ayant amené à la négociation puis à la conclusion du processus de Kimberley, et l’analyse des actes juridiques qui le sous-tendent. Outre les textes de l’accord lui-même, et les résolutions pertinentes de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité des Nations Unies, on s’attachera à la mise en œuvre de l’accord dans l’Union européenne (avec une présentation de la législation en vigueur), aux Etats-Unis, et dans le cadre de l’OMC (s’agissant d’une possibilité de restriction au commerce international, une dérogation, ou « waiver », a été jugée nécessaire) On étudiera aussi les accords volontaires conclus par l’industrie en support du processus de Kimberley (celui-ci ne concerne que les envois de diamants bruts, un régime supplémentaire de contrôle des diamants taillés a été mis en place de façon volontaire par l’industrie pour assurer un contrôle de bout en bout). Vu le caractère très récent du processus, on ne pourra pas procéder à une véritable évaluation. On examinera toutefois les premières décisions concrètes adoptées, on rendra compte des progrès accomplis et on fera écho aux inquiétudes des ONG. On évoquera aussi le rôle du commerce du diamant dans le financement du terrorisme international, problème controversé que le processus de Kimberley n’a pas en principe pour vocation de régler, du moins directement. 2
Enfin, on essayera de dégager une réflexion sur la place d’un tel processus dans la nouvelle gouvernance internationale (qui se caractérise notamment par une contribution majeure des ONG et de l’industrie, avant celle des états), et plus particulièrement dans le contexte de l’Afrique (dont le destin semble toujours se limiter à voir ses richesses pillées, d’abord par le colonisateur, ensuite par les élites nationales qui lui ont succédé, aujourd’hui par les seigneurs de la guerre qui prospèrent sur les ruines des états). Finalement, à partir de l’observation que les diamants de la guerre représentent une part très faible de la production et du commerce international des diamants, on remarquera que le processus de Kimberley entre en vigueur à un moment où les situations concrètes qui avaient motivé sa création sont en voie de règlement. Mais les nuages qui s’amoncellent sur la Côte d’Ivoire et surtout la crise qui n‘en finit pas de finir en République Démocratique du Congo soulignent l’importance de disposer d’un mécanisme qui empêchera de nouveaux diamants sanglants d’accéder au marché mondial, et confirment l’importance du processus de Kimberley en tant que mécanisme de prévention des conflits. C’est d’ailleurs dans le contexte de sa politique de prévention des conflits que la Commission européenne situe sa contribution au processus de Kimberley. La rédaction du mémoire a été achevée dans le courant du mois de septembre 2004, sur la base de la documentation disponible en date du 31 août. 3
TABLE DES MATIERES 1 INTRODUCTION 6 1.1 économie et géopolitique du diamant en Afrique 6 1.2 Emergence du problème des diamants du sang : les conflits en Angola, Sierra Leone, Liberia 10 1.2.1 Angola 10 1.2.2 Sierra Leone 12 1.2.3 Liberia 15 1.2.4 les organisations non gouvernementales 16 1.2.5 les réactions de la Communauté internationale 17 1.3 diamants de la guerre , diamants du développement, 19 diamants de la prospérité ? 2) LA NEGOCIATION DES ACCORDS DE KIMBERLEY 20 2.1 la genèse des accords 20 2.2 les Résolutions de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité des Nations Unies 26 3) ANALYSE DES ACCORDS 27 3.1 Nature et statut du Processus de Kimberley 27 3.2 contenu du texte 28 3.3 la « mécanique » de l’accord (comités, rapports, inspections etc.) 30 3.4 la question des statistiques 32 3.5 L’accord et la réglementation du commerce international : la dimension OMC (« waiver » du 15/05/2003) 34 3.6 La mise en œuvre dans l’Union européenne (Règlement CE 2368/2002 du 20/12/2002 et les règlements ultérieurs) 36 3.7 accords volontaires (complémentaires) du secteur privé en ce qui concerne les diamants taillés (résolution du World Diamond Congress, Londres 29/10/2002) 42 4
4) MISE EN ŒUVRE DES ACCORDS 43 4.1 Premières décisions concrètes : République Centrafricaine, Liban, Congo (Brazzaville) 43 4.2 rôle et prises de position des secteurs intéressés et des ONG 46 4.3 les diamants de la guerre et le financement du terrorisme international 47 4.4 tentative d’évaluation 48 5) REFLEXION SUR LA PLACE DU PROCESSUS DE KIMBERLEY DANS LA GOUVERNANCE INTERNATIONALE 50 5.1 vers une nouvelle gouvernance internationale 5.2 une solution pour un mal africain ? 53 6) REFLEXION SUR LA PLACE DU PROCESSUS DE KIMBERLEY COMME INSTRUMENT DE PREVENTION DES CONFLITS. 54 7) CONCLUSION 7.1 un instrument prometteur, exemple de la nouvelle gouvernance internationale 57 7.2 des résultats rapides mais partiels ; un objectif de toute façon limité 58 7.3 un instrument de prévention des conflits 59 BIBLIOGRAPHIE 62 ANNEXE 1 LISTE DES PARTICIPANTS 65 ANNEXE II STATISTIQUES DE LA COMMUNAUTE EUROPEENNE 67 ANNEXE III PRINCIPAUX PAYS PRODUCTEURS DE DIAMANTS 82 5
1) INTRODUCTION La rédaction de ce mémoire m’a amené à découvrir un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence. Parti à la recherche d’un exemple, que je trouvais significatif, d’un instrument nouveau de la gouvernance internationale, je me suis vite rendu compte que derrière les aspects juridiques et techniques, se cachait une réalité fascinante, et parfois insoutenable. Derrière l’expression « diamants de la guerre » on trouve des centaines de milliers de morts, des millions de personnes déplacées, des pays détruits, des générations sacrifiées. On trouve un secteur économique atypique, mystérieux, qui semble obéir à ses seules lois, qui ne sont pas celles des Etats, ni même celles de l’économie «normale». On trouve toute la misère de l’Afrique post- coloniale, la prédation de ses richesses naturelles, dont il semble bien que la population ne bénéficiera jamais pour son développement. On trouve des guerres civiles oubliées, et des ramifications avec le terrorisme international. On trouve toutes les passions humaines : envie, avidité, cupidité, mais aussi recherche de la beauté absolue, d’un idéal de pureté, d’amour, de fidélité et même d’éternité, incarné dans un petit morceau de carbone. On trouve les efforts des organisations non gouvernementales pour dénoncer des situations insupportables dont tout le monde semblait s’accommoder, on découvre la capacité de la société civile de faire bouger les choses. On voit les premiers progrès vers la transparence et le respect des règles. Ce qu’on a de grandes difficultés à comprendre, aux termes de cette brève étude d’un problème qui demanderait une analyse beaucoup plus approfondie, c’est qu’en Occident un homme puisse offrir un diamant à la femme qu’il aime, sans savoir que pour ce diamant, une petite fille a été amputée des deux mains, à la machette, dans un pays africain dont il n’a jamais entendu parler. Le Processus de Kimberley est censé mettre fin à jamais à ce type d’abomination. 1.1 économie et géopolitique du diamant en Afrique : Le diamant, du grec « adamas – indomptable », fascine et émerveille depuis l’antiquité, en raison de sa beauté, de sa dureté, de sa brillance et de son caractère inaltérable. Il s’agit d’une forme de carbone – chimiquement identique à une mine de crayon – mais dont l’extrême densité est due aux très fortes pressions, qui, à de grandes profondeurs, compactent les atomes de carbone en une structure cubique particulière. Le diamant se forme à près de 150 km de profondeur ; il remonte ensuite à la faveur des lents brassages des roches, et est parfois propulsé à la surface par des éruptions volcaniques. Comment extrait-on les diamants du sol ? Essentiellement de deux manières : le diamant provient des profondeurs de la terre. Il est propulsé vers le haut à travers la cheminée volcanique. Il peut ainsi aboutir dans des lits de rivière. On parle alors de dépôts alluviaux. De tels dépôts peuvent aisément être exploités de manière artisanale et sans investissements coûteux. Par contre si les diamants sont restés dans la cheminée volcanique (on parle de gisements de type «kimberlite », du nom du principal gisement de ce type à Kimberley, en Afrique du Sud) ils ne peuvent être exploités que de façon 6
industrielle. Le coût d’une telle installation est énorme : une mine canadienne a coûté de l’ordre de 750 millions de dollars. On se rend compte immédiatement de la différence en termes stratégiques des deux types d’exploitation. Pour le secteur artisanal, il faut s’assurer le contrôle des mineurs individuels et des structures de commercialisation. Cette activité peut se poursuivre même après la disparition de toute forme d’organisation étatique. L’activité industrielle quant à elle ne peut se dérouler dans le chaos complet. L’autorité qui veut contrôler les mines doit être en mesure d’assurer un minimum d’organisation de la région où elles sont situées, de satisfaire leurs besoins en main d’œuvre, en énergie, en communications. L’activité industrielle se prête également mieux à un certain contrôle des quantités produites, et de la qualité de la production. Le secteur artisanal quant à lui permet toutes les fraudes et tous les trafics. Comment connaître le nombre de mineurs, leur production, le volume et les prix des transactions, et même l’origine des diamants ? On rappellera que dans une boîte de biscuits, on peut transporter pour un million de dollars de diamants !1 L’Afrique est le premier producteur au monde de diamants bruts, devant l’Australie, la Russie, le Canada et le Brésil. Elle fournit la moitié du marché mondial, estimé à 120 millions de carats pour une valeur d’environ 7.5 milliards de dollars. Le diamant africain a été longtemps la chasse gardée de la société De Beers. Fondée en Afrique du Sud en 1880 par Cecil Rhodes, elle porte le nom du fermier boer, propriétaire du terrain où ont été trouvés les premiers diamants. La société est passée en 1925 sous le contrôle de la famille Oppenheimer. La société De Beers exploite à la fois des mines dans plusieurs pays africains ( 2 ), achète dans d’autres pays des diamants produits de façons artisanales, et commercialise l’ensemble à travers sa société de commercialisation ( CSO - Central Selling Organisation) à un réseau d’intermédiaire (sightholders) qu’elle sélectionne, et à des prix qu’elle détermine. On se trouve en présence d’un cas d’école de domination monopolistique d’un marché. Jusqu’il y a quelques années, son monopole était quasiment absolu. On considère qu’aujourd’hui, la De Beers contrôle encore 60% du marché. Mais la De Beers a fait bien plus. Un marketing redoutable a transformé le diamant, qui était réservé aux têtes couronnées jusqu’au début du vingtième siècle, en objet accessible aux classes moyennes. Son image royale a évolué en un symbole de l’éternité de l’amour et de la fidélité, grâce à ce slogan génial inventé en 1947 : « les diamants sont éternels », qui permet de vendre deux rêves en un : l’éternité de l’amour, et un produit qui ne perd jamais sa valeur. Toute femme en âge d’aimer et d’être aimée devenait une cliente potentielle, grâce au véritable « droit de tirage » sentimental qu’elle pouvait exercer sur son fiancé, son mari ou son amant. Le prix du diamant a ainsi pu être déconnecté de sa valeur réelle : ce qui compte n’est pas sa rareté, il est plutôt abondant, à l’exception de quelques pierres de couleurs inhabituelles, et rien n’indique que les gisements soient en voie d’épuisement. Non, ce qui importe, c’est le désir, le désir de le posséder pour la femme, le désir de l’offrir pour l’homme (qui, lui, désire la femme qu’il pourra 1 Sénat de Belgique. Session 2001-2002. Commission d’enquête parlementaire « Grands Lacs ». Audition de M. Mark Van Bockstael, directeur des relations internationales du Hoge Raad voor Diamant, 28/06/2002 2 Namibie, Afrique du Sud, Botswana 7
obtenir en échange…). Et si un homme a une vie sentimentale un peu compliquée, il est pris dans l’obligation d’offrir des diamants à sa femme, pour endormir sa jalousie, et à sa maîtresse, pour qu’elle lui pardonne de ne pas quitter sa femme, etc. Au fil des années, les campagnes marketing deviennent de plus en plus agressives : on invente ainsi les alliances en diamant pour anniversaires de mariage 3 . Inutile de dire qu’il n’y a aucun incitant à une baisse des prix : l’homme qui a offert un diamant a fait un effort financier, et veut que la femme le sache. La femme qui a reçu un diamant en échange de son amour, ou simplement de son corps, ne souhaite pas voir diminuer le prix sur la base duquel s’est effectuée la « transaction », afin de conserver intacte sa propre valeur de marché 4 … Et comme la De Beers jouit d’un monopole sur la production et la commercialisation, elle a les moyens de maintenir les prix élevés, grâce à ses stocks stratégiques qu’elle met sur le marché afin d’équilibrer les variations annuelles de la production. Les choses vont toutefois changer au tournant du millénaire, pour aller vers plus de transparence, de concurrence…Troublante coïncidence : c’est à ce moment que la De Beers affirme solennellement qu’elle renonce à se fournir dans les pays en guerre. Le système de maintien des prix par la constitution de stocks devenait trop coûteux. Des pays producteurs échappant à l’emprise de De Beers commençaient à émerger (notamment l’Australie, le Canada et la Russie). De Beers, sous le coup d’une enquête anti-trust aux Etats-Unis qui empêchait ses dirigeants de poser le pied sur le sol américain, a commencé à ouvrir progressivement son système. En 2004, la situation a bien évolué. De Beers ne contrôle plus qu’environ 60% de la production. Un concurrent sérieux est apparu, qui veut lui aussi maîtriser la totalité de la filière, de la production à la commercialisation, « de la mine à la maîtresse » : Lev Leviev, un industriel israélien, a investi dans des mines en Russie et en Angola. Son dernier « coup » : ouvrir une usine de polissage et de taille en Namibie, renversant ainsi le modèle traditionnel qui voulait que l’ Afrique ne pouvait exporter que des diamants bruts, la taille s’effectuant à Anvers, Tel-Aviv ou en Inde. Une autre caractéristique du système de commercialisation des diamants bruts est leur fongibilité du point de vue géographique. Un lot peut parfaitement être composé de diamants venant de plusieurs pays. Seules des analyses chimiques complexes et coûteuses permettraient de révéler la provenance des pierres. Ce qui compte dans un assortiment, ce sont les caractéristiques des pierres, qui détermineront leur valeur et les possibilités d’emploi en joaillerie. 3 « Show her you would marry her all over again » ce slogan lancé en 1988 a permis de quadrupler le nombre de femmes ayant reçu un diamant d’anniversaire de mariage aux Etats Unis ; la De Beers a également introduit le diamant au Japon comme symbole de fiançailles, en jouant sur la notion de pureté de très importante dans le shintoïsme ; d’une fiancée sur 20 dans les années soixante, ce sont aujourd’hui 70% des japonaises qui ont reçu une bague de fiançailles en diamant, et le Japon est devenu le deuxième marché mondial après les Etats Unis 4 comme le chantait Marilyn Monroe : « He’s your guy when stocks are high, But beware when they start to descend. That’s when those louses go back to their spouses. Diamonds are a girl’s best friend” 8
Produit « mixable », monopole, circuits de distributions opaques, absence de contrôle dans la plupart des pays producteurs, importateurs ou de transit, réexportations multiples… toutes les conditions sont réunies pour faire du diamant brut un produit facile à trafiquer. Un rêve pour des organisations criminelles. De fait, la contrebande de diamants a toujours existé en Afrique. A l’époque coloniale, elle est le fait d’aventuriers qui travaillaient pour leur propre compte. 5 Après que les colonies sont devenues indépendantes, le trafic a pris une dimension politique, sans cesser d’être crapuleux. C’est ici qu’apparaissent les gemmocraties 6 , c’est- à-dire des régimes, ou des cliques, qui accaparent le contrôle de l’état dans le seul but de s’approprier les revenus des diamants. Le Zaïre de Mobutu, le Centrafrique de Bokassa ( dont les diamants ont coûté à Valéry Giscard d’Estaing sa réélection) sont des exemples classiques de gemmocraties. Mais à côté des gemmocrates à grande échelle, il existe aussi tout un « petit peuple » du diamant. Mineurs artisanaux, petits intermédiaires participent aussi à la création d’une économie informelle du diamant, se jouent des contrôles et des frontières, bref, ils essayent tout simplement de survivre dans des pays où toute autre forme d’activité économique est pour eux tout simplement inaccessible. On se réfèrera notamment au récit d’un enseignant congolais qui, devant l’écroulement de toutes les structures de son pays, abandonne ses élèves pour partir à son tour à la chasse aux diamants. Au bout de la route, la mort ou une petite fortune, et la considération de tout le village.7 Le diamant africain corrompt non seulement les hommes, les régimes politiques, et déstructure profondément les sociétés des pays libérés du joug colonial. Il contribue peu, ou pas du tout à leur développement. Il lui restait à causer des guerres et des massacres: ce sera chose faite à la fin des années 1980. 5 pour apprendre les bases de la contrebande du diamant africain dans les années cinquante sans trop se fatiguer l’esprit, on peut faire appel à James Bond :« Les Diamants sont Eternels », Ian Fleming, 1956 (Gallimard, 1957 pour l’édition française) 6 F.Misser et O.Vallée, 1997 7 « A la recherche du paradis terrestre », Sabakinu Kivilu dans l’ouvrage collectif « Chasse au diamant au Congo/Zaïre » 9
1.2 Emergence du problème des diamants du sang : les conflits en Angola, Sierra Leone, Liberia 1.2.1 Angola : La guerre civile angolaise a commencé au lendemain de l’indépendance de cette ancienne colonie portugaise, en 1975. Elle s’est achevée officiellement en 2002, à la mort du chef rebelle Jonas Savimbi. Pendant ces 27 années, elle aura fait au moins 500.000 victimes. Elle a commencé comme un conflit idéologique entre factions rivales de la lutte pour l’indépendance. Elle s’est poursuivie, attisée par la guerre froide. A la chute du mur de Berlin, elle a basculé dans une lutte à mort pour le pouvoir et pour la possession des richesses du pays. La guerre civile angolaise oppose depuis 1975 les deux principaux mouvements de libération : le MPLA (Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola), fondé par Agostino Neto, auquel a succédé le Président Eduardo Dos Santos, et l’UNITA, Union pour l’Indépendance Totale de l’Angola, dirigée par Jonas Savimbi. Pendant la guerre froide, l’Angola fut le terrain d’affrontements indirects entre l’Est et l’Ouest, le MPLA ayant choisi le camp marxiste, tandis que l’UNITA était soutenu, au nom de la lutte contre le communisme, par les Etats-Unis et le régime ségrégationniste sud-africain. Le MPLA a été reconnu dès l’origine comme le gouvernement légitime de l’Angola. La chute du communisme fera perdre son intérêt stratégique à l’Angola pour les Américains, d’autant que dès 1990 le MPLA avait accepté le multipartisme et un peu plus tard l’économie de marché. L’UNITA et son chef Josas Savimbi perdaient donc leur statut de « combattant de la liberté ». Un accord de paix est conclu en 1991, qui débouche sur des élections, contrôlées par l’ONU, en 1992. Refusant d’admettre la victoire de Dos Santos, Savimbi relance les hostilités. Un nouvel accord de paix est conclu à Lusaka en 1994. Privé du soutien financier américain, Savimbi utilisera désormais les profits de la vente des diamants : 60 à 70% des mines sont situées dans les zones contrôlées par l’Unita. De ponctuelle, l’occupation des mines par les rebelles devient enjeu stratégique majeur. La guérilla devient une « gemmo-guérilla »8. Les combats se poursuivent, Savimbi qui avait officiellement accepté les termes de l’accord, cherche en fait à gagner du temps et à reconstituer ses forces armées. En 1998, une mission de l’ONU révèle pour la première fois comment l’UNITA finançait son effort de guerre : « Le diamant joue un rôle particulièrement important dans l’économie politique et militaire de l’Unita. (…) Premièrement, la capacité de l’Unita de continuer de vendre des diamants bruts pour des espèces et d’échanger des diamants bruts contre des armes lui donne les moyens de poursuivre ses activités politiques et militaires. Deuxièmement, le diamant a été et continue d’être un élément important de la stratégie de l’Unita pour se faire des amis et entretenir un appui 8 Selon l’expression utilisée par O.Misser et J.F Vallée dans leur ouvrage “Les gemmocraties “ 10
extérieur. Troisièmement, les caches de diamants bruts plutôt que des dépôts monétaires et bancaires constituent pour l’Unita le moyen privilégié de stocker sa fortune »9. On ne saurait synthétiser plus clairement l’importance des diamants pour ce type de conflit. L’ONU décide enfin de s’attaquer à ce qui est devenu l’enjeu principal de la guerre. En fait, l’Unita aurait récolté à partir de 1993 environ 3,7 milliards de dollars10 entièrement réinvestis en armement. C’est que ce pauvre pays est riche de deux richesses, qui font son malheur : le pétrole et les diamants. On peut dire que le pétrole finançait le MPLA, et le diamant l’Unita. S’agissant des diamants, l’Angola disposerait de réserves estimées en 2000 à 40 millions de carats pour les diamants d’origine alluviale, et 50 millions de carats dans les mines (kimberlite). Le 12 juin 1998, le Conseil de Sécurité vote la résolution 1173, qui impose le gel des avoirs de l’Unita situés à l’étranger, l’interdiction de lui fournir des véhicules ou des embarcations à moteur, et surtout, un embargo sur les diamants angolais non contrôlés par le gouvernement, ainsi que sur le matériel utilisé dans les industries extractives.11 L’intensification du conflit, notamment pour le contrôle des mines, et des attentats contre des avions de la MONUA (Mission de vérification des Nations-Unies en Angola) contraignent l’ONU à se retirer du pays. A la fin de l’année 1999, les forces gouvernementales ont repris de nombreuses régions à l’Unita, dont plusieurs membres importants ont fait défection. La De Beers décrète un embargo général sur ses achats de diamants en Angola. Le 18 avril 2000, le Conseil de Sécurité adopte la résolution 1295, dans laquelle il rappelle que la crise résulte principalement du refus de l’Unita de se conformer aux Accords de Paix, et se déclare « particulièrement préoccupé » par les violations répétées des mesures d’embargo décrétées, notamment en ce qui concerne les diamants12. Début 2002, l’Unita refuse une loi d’amnistie générale proposée par le gouvernement. Les combats se multiplient. Donné pour mort plusieurs fois, Savimbi est finalement tué le 22 février 2002, lors d’une offensive menée par les forces gouvernementales contre les rebelles. Sa mort 9 Rapport du Groupe d’Experts créé par le Conseil de Sécurité concernant la situation en Angola, février 1999. Il faut rappeler que ce rapport avait été précédé par le rapport de Global Witness « A Rough Trade : the Role of Companies and Governements in the Angolan Conflict » en décembre 1998 10 O.Misser et J.F.Vallée, op cit 11 cette résolution faisait suite à des résolutions antérieures adoptées en 1993, quand l’Unita a refusé le résultat des élections, et en 1997 quand il est apparu que Savimbi ne respecterait pas les termes de l’accord de Lusaka. Contrairement à la résolution 1173, les résolutions 864 et 1127 concernaient seulement les armes, les produits pétroliers, l’interdiction de vols d’aéronefs appartenant à la rébellion, et les déplacements de ses dirigeants. 12 “Constate avec inquiétude que le commerce illicite de diamants constitue l’une des principales sources de financement de l’UNITA, encourage les Etats ayant un marché des diamants à prendre des mesures sanctionnant lourdement la possession de diamants bruts importés en violation des mesures énoncées dans la résolution 1173 (1998), souligne, à cet égard, que l’application des mesures énoncées dans ladite résolution nécessite l’adoption d’un régime efficace de certificats d’origine, se félicite de l’adoption par le Gouvernement angolais de nouvelles procédures de contrôle prévoyant l’instauration de nouveaux certificats d’origine redéfinis et compatibles, et invite le Gouvernement à fournir aux Etats membres tous les détails voulus sur le régime du certificat d’origine et à en donner une description au Comité » (point 16) 11
marque la fin de la rébellion de l’Unita. Le 4 avril 2002 un accord de cessez-le-feu est signé, qui prévoit l’amnistie générale et le désarmement des combattants. Il reste à reconstruire un pays ravagé par la guerre, plongé dans une vaste crise humanitaire : sur une population estimée à 11 millions de personnes, 3 millions menacées par la famine et les épidémies, ont besoin d’une aide d’urgence ; aux 4 millions de personnes déplacées pendant le conflit s’ajoutent les anciens combattants de l’Unita et ceux qui ont fui dans les pays voisins. Les infrastructures sont largement détruites, il y aurait jusqu’à 5 millions de mines enfouies, et le contrôle du gouvernement sur la totalité du territoire est loin d’être assuré. 1.2.2 Sierra Leone La guerre civile particulièrement cruelle qui a ensanglanté la Sierra Leone dans le courant des années 90 constitue la deuxième manifestation du phénomène des diamants de la guerre ; elle en est aussi la manifestation la plus « pure », si toutefois on ose employer cet adjectif à propos de cette escalade dans l’horreur qui a frappé ce pays dont peu de personnes doivent connaître l’existence. Contrairement à l’Angola, où la guerre du diamant est venue se plaquer sur une guerre civile post-coloniale classique, soutenue tout aussi classiquement par les grandes puissances dans le contexte de la guerre froide, la guerre civile de Sierra Leone est née du diamant, a grandi par le diamant, et n’a jamais eu d’autre objet que les profits du commerce des diamants. Ancienne colonie britannique, ce pays de 5.8 millions d’habitants, situé sur la Côte occidentale de l’Afrique, a connu une histoire agitée et une succession de coups d’états depuis son accession à l’indépendance en 1961. Le premier diamant fut découvert en Sierra Leone en 1930, et une production significative démarra dès 1935. A cette époque, les dirigeants coloniaux britanniques avaient conclu un accord avec la SLST,une filiale de la De Beers, lui réservant les droits exclusifs d’exploitation et de prospection dans tout le pays pour une durée de 99 ans. Les diamants de Sierra Leone se caractérisent par une proportion élevée de pierres de première qualité. En 1937, la production annuelle était de l’ordre d’un million de carats, avec un pic de 2 millions de carats en 1960. De 1930 à 1988, environ 55 millions de carats seront extraits officiellement de Sierra Leone. En dépit du monopole concédé à la De Beers, on dénombrait au début des années 50 jusqu’à 75000 mineurs illicites dans la région de Kono, dans l’Est du pays. Les diamants étaient vendus en fraude par le Liberia voisin. En 1955, les Britanniques dénoncent l’accord avec la De Beers et mettent en place un programme d’exploitation des zones alluviales, aux termes duquel des licences sont accordées à des entreprises minières locales, Au fil du temps, ces licences seront presque toutes rachetées par les commerçants libanais. En 1968, le Premier Ministre Siaka Stevens, devenu Président, confronté à une crise économique grave, encourage l’extraction minière illicite. Il fonde lui- même la National Diamond Mining Company, qui absorbe la SLST. De 595000 carats en 1980 la production légale tombe à 48000 en 1988. Stevens abandonne progressivement la conduite du pays à un homme d’affaires libanais, son associé dans la NDM, Jamil Mohammed, avant de quitter le pouvoir et d’être remplacé en 1985 par le général Joseph Momoh, lequel confie encore plus de responsabilités à Jamil Mohammed. 12
Avec le temps, l’extraction illégale de diamants et la contrebande prennent toujours plus d’ampleur, quittent le registre de la criminalité ordinaire pour atteindre celui de la guerre civile, passant du crime désorganisé au crime organisé. De la fin des années 1970 au début des années 1990, la guerre civile qui fait rage au Liban se répercute en Sierra Leone. Plusieurs milices libanaises trouvent une aide financière auprès de leurs compatriotes de Sierra Leone, grâce aux revenus de la contrebande de diamants. Ainsi, le chef de la milice libanaise Hamal, Nabih Berri, était né en Sierra Leone, et était un ami d’enfance de Mohammed. Mohammed finira par être contraint à l’exil en 1987. En 1991 éclate la rébellion du Revolutionary United Front (RUF), qui occupe progressivement les points-clé de la région orientale du pays, riche en diamants et contiguë du Liberia. Les rebelles obtiennent dès le début le soutien du Libéria voisin. On a vu que ce rôle joué par le Libéria de « pavillon de complaisance » pour les diamants extraits illégalement en Sierra Leone est une tradition ancienne. Ce qui est nouveau c’est l’implication officielle du Liberia, comme filière d’écoulement de diamants et base arrière pour l’approvisionnement de la rébellion, dans la guerre civile de son voisin. Initialement, cette rébellion déclenchée par Foday Sankoh se voulait démocratique ; elle visait à renverser le régime autoritaire du président Kabbah. Tous les observateurs s’accordent pourtant pour estimer que ni cette guerre civile, ni l’implication du Liberia, n’ont de cause idéologique, politique ou ethnique qui tienne. La raison de la guerre et de son escalade, c’est le diamant. Les rebelles ne luttent pas contre le gouvernement pour le renverser et prendre le pouvoir à sa place : ils font la guerre pour contrôler les zones où se trouvent les matières premières facilement extractibles. Les diamants qui servent au départ à financer la guerre en deviennent la cause même. Ils en permettent aussi la pérennité. Le RUF utilise les revenus des diamants pour se procurer des armes, toujours plus d’armes, et ses positions dans la région montagneuse de Kono sont pratiquement inexpugnables. En face, le gouvernement légitime est secoué par les crises. Le Président élu à la majorité des voix en 1996, Ahmed Tejan Kabbah, sera renversé en 1997 par un colonel rebelle, Johnny Paul Koroma, qui se proclamera « chef du conseil révolutionnaire des forces armées » Le Commonwealth des Etats obtiendra le retour du Président Kabbah. Le putschiste Koroma intégrera le gouvernement légitime, en compagnie d’autres chefs de milice. La guerre menée par le RUF contre les forces gouvernementales sera particulièrement brutale : on estime qu’elle aura causé entre 50000 13 et 75000 14 victimes, déplacé 2 millions de personnes et forcé un demi- million d’autres à se réfugier en Guinée et au Liberia. Les images d’enfants mutilés (l’amputation des mains ou des bras est une des pratiques favorites des rebelles, horrible réponse à un slogan du Président Kabbah qui exhortait la population à « joindre les mains pour la paix »), et celles d’enfants soldats illettrés mais surarmés, drogués, fanatisés, assoiffés de sang, commencent à parvenir en Occident. 13 Selon Global Witness 14 selon Partenariat Afrique Canada 13
Le 6 janvier 1999, les rebelles du RUF attaquaient Freetown, la capitale ; pour la seule journée du 20 janvier, on a ramassé 1140 corps, dans une zone représentant à peine un dixième de la ville. Le bilan de la bataille de la capitale s’établira à 6000 morts en 2 semaines. En juillet 1999 après plus de 8 ans de guerre civile, les négociations entre le gouvernement et le RUF ont abouti à l’accord de paix de Lomé, en vertu duquel les parties conviennent de cesser les hostilités, désarmer les combattants et former un gouvernement d’unité nationale. Par sa résolution 1270 du 22 octobre 1999, le Conseil de Sécurité crée la Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL) Ses tâches ont été étendues et ses effectifs renforcés par les résolutions 1289 du 7 février 2000 et 1299 du 19 mai 2000. Le gâteau minier est partagé entre les belligérants. Foday Sankoh s’installe à Freetown en tant que Vice-Président de la Commission pour la gestion des Ressources énergétiques (!) A la surprise générale il semble prendre son rôle au sérieux, et exige une révision de toutes les licences attribuées aux entreprises étrangères. Constatant son impuissance, et réalisant que la Minusil va vraiment déployer ses troupes dans son fief, il relance les hostilités, jusqu’à organiser, début mai 2000, la prise en otage de 500 casques bleus de la Minusil. Mais « lâché » par Charles Taylor, il sera capturé le 10 mai par les troupes britanniques qui ont donc fini par intervenir directement dans leur ancienne colonie. Le 5 juillet 2000 le Conseil de Sécurité adoptait la résolution 1306 qui interdit l’importation directe ou indirecte de diamants bruts en provenance de Sierra Leone n’ayant pas fait l’objet d’un certificat d’origine délivré par le gouvernement du pays. La guerre civile de Sierra Leone a pris officiellement fin en janvier 2002. Les élections du moi de mai ont ramené au pouvoir le président Tejan Kabbah. 46000 combattants ont été désarmés. Une Commission pour la Vérité et la Réconciliation a été mise en place. Un Tribunal Spécial pour la Sierra Leone a été créé conjointement par le gouvernement et les Nations Unies. 14
1.2.3 Liberia Le troisième pays qui a été confronté au problème des diamants de la guerre est bien sûr le Libéria. Ce pays aujourd’hui dévasté par une guerre civile qui dure depuis 15 ans est l’exemple d’un rêve qui a vite tourné au cauchemar. Fondé en 1822 par des esclaves noirs américains libérés, le pays a toujours connu une existence difficile. Jusqu’en 1980 il était dirigé par une élite d’origine américaine, corrompue et qui réduisait presque à l’asservissement la population indigène.15 Le Libéria a une production limitée de diamants, connue depuis l’entre-deux guerres. Dans les années 1950 de nombreux négociants s’installent au Libéria, surtout à cause des importantes quantités de diamants découvertes dans la région, et plus particulièrement en Sierra Leone. Toutes les activités minières au Libéria sont artisanales, les diamants y sont tous d’origine alluviale. Cela n’empêche pas que des millions de carats sont « exportés » du pays dans les années 1950, des chiffres qui retombent presque à zéro dans les années 1970 en fonction des contrôles plus importants mis en place en Sierra Leone. En 1999 le Libéria a exporté « officiellement » 8500 carats, ce chiffre passe à 22000 en 1999 et augmente encore en 2000, mais ces chiffres demeurent modestes, même si selon certains observateurs ils ne représentent qu’une partie de ce qui est réellement sorti du pays. Ils n’ont de toute façon aucune commune mesure avec les chiffres déclarés dans les pays importateurs, qui révèlent simplement que de tout temps, le Libéria a servi de couverture pour les diamants volés dans les pays voisins. Un premier coup d’état sanglant, dirigé par l’ancien sergent Samuel Doe, met fin au régime historique, qualifié de « blackcolonialisme », et propulse pour la première fois les « indigènes » au pouvoir. En fait ce sera une dictature particulièrement brutale, ruineuse pour le pays et ses habitants, marquée par les purges ethniques. La guerre civile débute en 1989, lancée par un des anciens hauts fonctionnaires du régime, Charles Taylor 16 qui déclenche une insurrection à partir du Nord, où le régime avait déjà mené une répression sanglante. Charles Taylor a véritablement « inventé » les diamants de la guerre, étant le premier à utiliser à grande échelle les revenus des diamants produits dans la zone qu ’il contrôle pour financer sa rébellion. Les combats gagnent tout le pays, opposant les enfants-soldats de Taylor et les soldats de Doe, qui rivalisent d’atrocités. Doe sera finalement capturé par les rebelles, torturé et exécuté. Taylor parvient à se faire élire président en 199717 Son régime sera tout aussi sanglant que celui de son prédécesseur. Entre-temps la guerre civile a éclaté en Sierra Leone ; Taylor, après avoir inventé les diamants de la guerre, va faire bénéficier ses voisins de son expérience. F.Sankoh, le fondateur du RUF, est un de ses anciens compagnons de guérilla. Il va donc l’appuyer à son tour, lui fournissant une base arrière et en plus un débouché pour ses diamants. Le Liberia devient une fantastique 15 Cette période est notamment décrite dans le livre de Graham Greene “Voyage sans carte», Paris, Seuil, 1951. Je ne peux résister à l’envie d’en reproduire cet extrait : « M.Faulkner avait gagné le respect incertain de tout le monde au Libéria. Il avait dépensé tout son argent…à combattre un président après l’autre au nom de la réforme. « Mais non, a dit M. Nelson …nous n’aimons pas Faulkner» Après un certain temps, il a trouvé l’énergie pour s’expliquer : « Voyez-vous, il a une idée » « Quelle idée ? » Ai-je demandé ? « Personne ne le sait, a dit M.Nelson, mais nous ne l’aimons pas » 16 Surnommé « super glue » car les billets de banque du Trésor Public qui lui passaient entre les mains y restaient à jamais accrochés…il avait dû se réfugier quelques années aux États-Unis, accusé d’avoir détourné 900000 dollars 17 Le slogan de sa campagne électorale: “I killed your Pa, I killed your Ma, Vote for me!” 15
plaque tournante de tous les trafics, et contribue à déstabiliser l’ensemble de la région ( notamment la Guinée, et la Côte d’Ivoire). En mars 2001 le Conseil de Sécurité des Nations Unies impose un embargo sur l’exportation de diamants en provenance du Libéria, faisant suite à un rapport d’un groupe d’experts des Nations Unies qui avait établi le lien entre le Libéria et le RUF.18 Cette interdiction sera reconduite en 2003.19 C’est à la même époque que les différentes factions anti-Taylor arrivent enfin à s’unir dans le mouvement des Libériens Unis pour la Démocratie et la Reconstruction (LURD). Ensemble avec le MODEL, une autre faction armée par la Côte d’Ivoire, ils passent à l’offensive et, en juillet 2003, assiègent la capitale, Monrovia. Sous l’égide de la CEDEAO, un accord de paix est signé à Accra ; il prévoit l’effacement de Taylor, la création d’un gouvernement de transition, et le déploiement d’une force de maintien de la paix des Nations Unies (UNMIL). La guerre civile du Libéria, dans ses deux phases (1989-1997 et 2000-2003) aura fait 200.000 morts, et un million de personnes déplacées. Quant à Charles Taylor, il coule aujourd’hui des jours tranquilles en exil sur l’île de Calabar, au Nigeria. Au moment de quitter sa capitale de Monrovia, le 11 août 2003, il avait déclaré « Je reviendrai, si Dieu le veut » Il faudra que Dieu le veuille vraiment : le 4 juin 2003, Taylor a été inculpé pour crimes de guerre par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone.20 1.2.4 On ne peut passer sous silence le rôle capital joué par les organisations non gouvernementales dans la prise de conscience des crimes commis dans ces guerres du diamant. Sans l’activité fantastique de ces organisations, et surtout de deux d’entre elles, une anglaise, Global Witness, et une canadienne, Partenariat Afrique Canada, de combien d’années supplémentaires les tueurs auraient-ils pu encore disposer pour continuer leurs criminelles entreprises, leurs atrocités et leurs meurtres à grande échelle? Global Witness, et PAC, avec des moyens extrêmement réduits, ont vaincu l’indifférence et fait plier une industrie qui pensait n’avoir de compte à rendre à personne. Le point de départ a été le rapport de Global Witness « A rough trade » consacré à l’Angola (1998). Une alliance avec les ONG actives en Angola, un lobbying auprès des politiciens, la confiance gagnée de R.Fowler, le diplomate canadien qui présidait le Comité des Sanctions en Angola, ont permis de lancer une campagne globale. Pourtant, il n’y a même pas eu besoin d’une campagne massive dans les médias. L’industrie a pris conscience qu’il pouvait lui arriver ce qui était arrivé au secteur de la fourrure : l’inversion radicale d’une image, du luxe vers l’horreur, de la pureté vers le sang. Les campagnes ciblées, comme celle d’Amnesty International pour la St Valentin de 2001, des manifestants en smoking entourant un sosie de Marilyn Monroe devant le Congrès Mondial du Diamant, ou des slogans comme « Amputations are forever » ont fait l’essentiel. L’intervention 18 Résolution 1343 du Conseil de Sécurité (2001) 19 Résolution 1478 du Conseil de Sécurité (2003) 20 Cette section est essentiellement basée sur : « Libéria, de l’utopie au cauchemar » Valentin Hodonou, le Nouvel Afrique Asie, N°168, septembre 2003 ; « Diamants sans cartes », Lansana Gberie, Document hors-série N°11, Partenariat Afrique Canada 16
des troupes britanniques en Sierra Leone après la prise en otage des casques bleus par les rebelles du RUF a bien sûr augmenté la « visibilité » de la guerre pour les diamants. « Un puissant cocktail de paras, de diamants et de gens amputés de leurs membres » pour reprendre l’expression d’un militant de Global Witness, a cristallisé le sujet auprès de l’opinion publique. Même si le rôle des gouvernements, et notamment de ceux d’Afrique du Sud et du Canada, ne peut être négligé, et même si l’industrie n’hésite plus à s’arroger la paternité du Processus de Kimberley, l’intervention capitale des ONG est à l’origine de la prise de conscience des crimes commis pour les diamants, du changement d’attitude de l’industrie et des efforts des gouvernements pour mettre en place des mécanismes de contrôle. 21 1.2.5 les réactions de la Communauté internationale ; Les trois conflits qui viennent d’être décrits ont beaucoup en commun : les diamants qui, de moyen, en deviennent la fin, la cruauté, l’absence de possibilité de règlement politique puisque le seul enjeu, c’est le contrôle total des diamants. Ces trois conflits ont aussi en commun leurs interactions réciproques, et leur rôle déstabilisant pour toute la région. Ils se caractérisent en effet par la continuité géographique: comme l’écrit F.Barrault 22 « La géographie des principales guerres civiles africaines actuelles - Angola, République Démocratique du Congo, Sierra Leone, Liberia, Guinée - recouvre parfaitement celle des zones diamantifères et des pays limitrophes ». Ils se caractérisent aussi par la relative indifférence de la Communauté internationale à leur égard, et la longue passivité de l’opinion publique occidentale. Qui se soucie finalement de la mort de centaines de milliers d’Africains pendant une vingtaine d’année? Quant à l’industrie, elle sous-estimera longtemps l’importance du problème , en faisant valoir que les diamants du sang, pour autant qu’on admette leur existence, ne représentent que 4 à 5 % du commerce mondial, ce qui est statistiquement exact, mais néanmoins humainement insupportable. Les réactions de la Communauté internationale furent tardives et peu efficaces. Les missions envoyées sur place par les Nations Unies ou les Etats africains se sont révélées incapables de ramener la paix. C’est la fortune des armes, si l’on peut se permettre une telle expression lourde de double sens, qui a amené la victoire des gouvernements et la défaite des rebelles. S’agissant du problème précis des diamants de la guerre, il a fallu des années pour que l’on reconnaisse leur rôle dans le financement des rebelles, et qu’on prenne des mesures : embargo en 1998 en ce qui concerne l’Angola, en 2000 pour la Sierra Leone et en 2001 pour le Liberia, seul ce dernier étant toujours en vigueur. En exécution de ces embargos, les gouvernements angolais et sierra leonais mettaient en place un système de certification, puisque, à la différence du Liberia, seuls les diamants non certifiés par le gouvernement étaient concernés par l’embargo. 21 “How a little band of London activists forced the diamond trade to confront the blood on its hands” M.Braid and Stephen Castle, The Independent (London) 24/07/2000 22 Frédéric Barrault « Les Diamants du Sang », sur www.african-geopolitics.org 17
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