Tête à tête avec des bêtes sauvages - Thriller écologique Théâtre Pitoëff / Résidence 2020
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Salvaje Tête à tête avec des bêtes sauvages Thriller écologique Théâtre Pitoëff / Résidence 2020 Opus Luna Cie Camille Giacobino Février 2020
Fiche Tête à tête avec des bêtes sauvages Gracia Morales & Juan Alberto Salvatierra Edition : Nouvelles Scènes • espagnol Mise en scène Camille Giacobino Assistanat & coordination Nicola Dotti Jeu Camille Figuereo Etienne Fague Frédéric Polier Collaboration chorégraphique Marcela San Pedro Scénographie Florian Cuellar & Camille Giacobino Vidéo pressentie Sophie Le Meillour Lumières Alex Kurth Son Graham Broomfield Costumes Nathalie Egea Maquillages Arnaud Buchs 2
Sommaire Résidence p.4 Intentions p.6 Synopsis p.9 Thématiques p.10 Formes p.25 Les auteurs p.29 Univers scénique p.31 Annexes p.33 3
Résidence Le projet de résidence de Tête à tête avec des bêtes sauvages s’échelonne sur 11 semaines de travail en tout. Etant donné qu’il s’agit d’une recherche théâtrale dans la continuité du travail précédemment engagé par ma Cie –texte-corps–, je prévois plusieurs modules : • 2 semaines d’expérimentations chorégraphiques dans l’espace de travail de Mottattom; • 1 semaine d’improvisations théâtrales situationnelles à Mottattom; • 4 semaines de répétitions dont 2 à Pitoëff; • 4 semaines de représentations publiques. Cette résidence est conçue comme une tentative de lier la recherche théâtrale à la représentation publique. Dans un timing précis le travail prend corps à partir du temps d’expérimentation de deux semaines, période intime, à l’abri des regards, préservée, pour que les artistes explorent librement et sans exigence de résultat leur propre perception de l’état sauvage et l’animalité qui en découle. La semaine d’improvisations situationnelles relie le travail du corps au principe de narration, et aux situations rencontrées. Elle crée un univers dans lequel pourra évoluer la dramaturgie du texte. C’est dans la période de répétition de 4 semaines que le travail de texte commence. L’animalité explorée est très présente, c’est le moment de faire naître le texte à l’intérieur du sauvage. Le principe de narration fragmentée apparaît. Lors de ce cycle, le lien à l’autre, au regard extérieur, est progressivement intégré dans un rapport intergénérationnel. Tout d’abord avec la présence de collaborateurs artistiques, puis d’un public restreint invité à participer aux répétitions, et enfin d’une classe (niveau cycle d’orientation). Chaque groupe sera convié à des discussions post répétitions afin d’enrichir la démarche théâtrale engagée. Un face à face progressif, respectueux, qui alimente les visions et explore les chemins de l’intime vers l’acte de réalité qu’est la représentation. 4
Les quatre semaines de représentations publiques sont l’aboutissement, la mise en lumière de l’état sauvage face au texte. Comme nous le savons, le travail ne s’arrête pas avec le public, il s’approfondit, s’équilibre, creuse ses sillons. Expérience faite, il faut environ 10 représentations pour qu’un spectacle accède à sa profondeur et à l’exigence de sa recherche. Le Théâtre Pitoëff est un lieu à inventer. Cela exige un savoir-faire minimum d’accueil et de logistique. J’ai eu l’occasion de me confronter à cette problématique à plusieurs reprises lors de mes précédentes expériences artistiques. Mes spectacles de textes contemporains programmés au Théâtre de la Grenade et à l’API, m’ont très vite mise en jeu : il fallait tout aménager (accueil, caisse, bar, affiches, flyers etc.). J’ai également été coordinatrice artistique et logistique au Théâtre de l’Orangerie de 2007 à 2011, dont deux années avec la Tour Vagabonde. Autant dire que le défi était de taille ! (accueil, buvette, toilettes, autorisations, aménagement des espaces, roulottes, gestion des passants, gestion de la météo, réservations, etc.) En outre, je suis depuis 2002 administratrice de compagnies et productrice. Sans être la partie la plus excitante de la résidence, l’aspect logistique du projet n’est pas un obstacle infranchissable, loin de là. Sur les quatre semaines de représentations nous prévoyons de jouer du jeudi au dimanche et de proposer une soirée spéciale Noël le 25 décembre avec spectacle suivi d’agapes, de bulles et de musique. 5
Intentions Dans l’ancien temps, les êtres humains observaient la nature, c’était une façon de se connecter à l’horloge vitale. Dans l’ancien temps, les gens se réunissaient pour parler des mystères de la vie. Dans l’ancien temps ... Aujourd’hui, tout va si vite que nous sommes plus proches des machines, des robots et de la technologie que de l’animal d’origine. Que se passerait-il si nous tentions un retour à la nature sauvage, non domestiquée, brute avec notre bagage en béton? ... Est-il encore possible de ressentir l’essence des choses alors que nous ne produisons que du bruit ? Quelque chose a été perdu dans le lien à l’évolution. Est-il permis de s’arrêter, pour penser, pour regarder et inventer un état sauvage créateur, un état sauvage du futur ? Opus Luna Cie J’ai fondé ma Cie en 2010. Elle rassemble des artistes qui aiment malaxer et triturer les textes, en affirmant un goût prononcé pour les adaptations de romans ou de films, mais aussi les écritures de plateau. Charnel, sensuel, sensoriel et féminin, mon travail aime les chemises mouillées, les mains moites, la chair de poule, et les menus tremblements. Il cherche à se glisser dans la faille pour mieux en saisir le relief, mais aussi y puiser la liqueur secrète qui irrigue nos profondeurs. D’abord attirée par les auteurs contemporains, je me confronte depuis 2015 à des grands auteurs tels que Shakespeare avec notamment Comme il vous plaira et Roméo et Juliette qui connurent de vifs succès au Théâtre du Grütli. Les reliefs vertigineux des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, matériau rêvé pour les rêveurs, pour les lunaires, les allumés, les amoureux et les poètes, ont également été reçus avec enthousiasme par le public romand. En 2019, je tire de mon escarcelle un Hamlet Cirkus d’après Shakespeare, réinventé pour deux comédiens. Puis l’expérience classique ayant pleinement été vécue pour l’instant, je souhaite retourner à mes premiers amours : les textes contemporains. Ce que je propose avec Tête à tête avec des bêtes 6
sauvages, c’est de créer un spectacle tendu, dérangeant, insolite, loin d’une esthétique réaliste, composé de sauts temporaires et d’étrangeté. Une réflexion sur l’animalité et le désir de survie, la responsabilité, la passivité, la faille. Le texte semble prévisible, dans un petit univers connu, « genre chalet », mais ce n’est pas le cas. Rien ne ressemble à ça. Cette esthétique là n’a pas d’intérêt car cela ne se passe comme prévu, tout ce qui est étrange finit par prendre le dessus. Nous irons donc dans l’étrange. C’est évidemment cet axe-là qui m’intéresse et que je veux pousser au maximum tant dans la forme que dans le fond. Je veux à tout prix sortir du réalisme et créer un univers totalement rêveur, brutal, animal, inquiétant. Cette pièce est une sorte de thriller écolo, un genre encore peu développé dans nos théâtres. Il y a donc un large spectre pour inventer des formes, de la danse, des transformations physiques, de l’image, des sons et partir en quête de ce qui nous est inconnu… Nous allons dire et danser l’état sauvage, raconter l’étrangeté. Le texte est un prétexte aventureux, une occasion de s’abandonner à l’inconnu. Mon intérêt pour l’animalité et le sauvage s’est développé à partir de mes spectacles précédents, issus de la brutalité en soi. Je suis actuellement très bouleversée par la question toujours plus urgente de la relation de l’homme à la nature, à sa propre planète et à la vie qui jaillit autour et en dehors de lui. Il y a une nécessité d’aborder l’animal, le végétal, le cosmique en art. Ouvrir notre esprit aux ressources proposées par le sauvage, en reconnaître les forces. Pour les comprendre, les sublimer, les sauvegarder. Dans mon imagination théâtrale il y a de sombres landes, peuplées d’ours et de loups, il y a des cris et des murmures, il y a la forêt touffue, labyrinthique, les oiseaux libres, et bien sûr l’humour, indispensable, essentiel à toute approche tragique ou réflexive, toute escapade, toute expérience, car l’humour est créateur, porteur de vie, l’humour possède l’avenir. 7
Distribution et Collaborateurs La distribution est très créative. Ces trois comédiens sont ouverts, inventifs, vifs, rares, avec un imaginaire insolent et joueur. Ils ont un rapport très enfantin à la scène, ce sont des acteurs sales gosses. Leurs corps également sont intéressants, ils possèdent une approche physique personnelle. Et j’ai besoin de quelque chose qui soit singulier, fragile ou étonnant et surtout qu’il y ait un intérêt prononcé pour ce type de travail qui engage le corps. J’aime les gens très sensibles, les timides, les inquiets, j’aime les gens qui doutent, qui ont de l’humour, ne se prennent pas trop au sérieux, qui sont joueurs, voir enfantins, qui aiment rire, explorer et ont l’esprit d’équipe. Et tout cela est très présent. De mon côté j’offre de l’attention aux personnalités, un esprit de partage. Ayant passé mon enfance en communauté, je gère bien l’esprit de groupe et le travail collectif et j’ai besoin d’œuvrer dans une grande douceur. Tant qu’il revisite l’essentiel, le théâtre détient le pouvoir de ré-enchanter le monde, inlassablement, car il existe depuis la nuit des temps. 8
Synopsis Thriller théâtral Il s’agit d’une œuvre dérangeante, à la structure complexe qui explore la fiction interactive, grâce à un langage direct, des dialogues agiles, de nombreux tournants dramatiques, une structure intéressante dont la fragmentation trace un cercle vicieux qui ouvre à son tour d’infinies possibilités sur une fin ouverte. Trois amis passent le week-end à la campagne dans un luxueux gîte coupé du monde, pour oublier le stress de leur vie. Si leur séjour s’annonce sous les meilleurs auspices, l’ambiance joyeuse se dégrade rapidement, comme si la maison, personnage sourd aux manifestations énigmatiques, révélait l’égoïsme, l’irresponsabilité et la résignation de chacun. Elle devient la métaphore de la société qui offre le confort d’une vie sûre et aisée, à la condition d’ignorer ce qui se passe à l’extérieur. Mieux vaut ne pas regarder dehors car c’est là que se dissimulent ceux qui se révèlent dangereux et instables : les bêtes sauvages. À travers cette menace, la maison va mettre à l’épreuve et engloutir les certitudes morales et créer un climat de tension permanent qui amène Lucie, Nico et Thomas à explorer et dépasser leurs limites, leurs angoisses et la noirceur de leurs natures. Le choc des personnages, face à leur propre animalité, les enveloppe dans une atmosphère qui s’empare lentement de leur volonté, qui se déploie, épaisse, corrosive et propice à la férocité. Comme si la trace de ce qu’ils pensaient avoir laissé derrière eux se révélait subitement, camouflée dans la nature brutale et barbare d’une sauvagerie à laquelle ils ne peuvent pas échapper. Et lorsque la fissure apparaît et avec elle la manifestation de l’irrationnel, que seront-ils disposés à sacrifier pour ne pas s’exposer à l’extérieur, au monde des bêtes sauvages ?... 9
Thématiques Bêtes sauvages Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces... Tout est un flux perpétuel... Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animale. Il n’y a rien de précis dans la nature. Diderot, Le Rêve d’Alembert Tête à tête avec des bêtes sauvages introduit, dès le titre de l’œuvre, la présence d’animaux sauvages. La nature ambiguë de ceux-ci se développe avec l’arrivée des protagonistes dans le gîte et l’évocation de la présence de bêtes tapies au-dehors. Plus la pièce avance, plus ce monde sauvage extérieur contamine l’intérieur. Il irrite la sensation de vulnérabilité et augmente l’angoisse, il participe à la mise en tension de toutes les situations. Sourd, invisible, aux aguets, le monde sauvage se répand dans l’imaginaire de tous, sans frein et sans retenue, farouche, féroce, effrayant, transformant au gré de sa fantaisie les réalités de chacun. Rapidement Nico, Lucie et Thomas se retrouvent soumis à son influence et leurs actes se transforment. La présence d’invisibles animaux laisse libre cours à toute la fantasmagorie possible autour du monde sauvage, tapis dans l’ombre. Et depuis toujours, l’homme tend à projeter son ombre sur le monde extérieur. 10
L’ombre est une des définitions les plus archaïques de l’âme, qui colle à la terre. Partie inférieure de la personnalité, somme des éléments psychiques, personnels et collectifs. C.J. Jung L’ombre renferme les instincts les plus obscurs et les plus terrifiants, mais cultive aussi une source vive de créativité. Elle se projette volontiers sur les animaux qui figurent la violence des pulsions et l’énergie mystérieuse de la vie. Cette ombre projetée sur le monde animal engendre souvent des sentiments contradictoires : terreur et fascination, danger et force. Elle puise sa source dans la nature et prolifère dans les labyrinthes de la forêt. J’aime beaucoup l’idée initiale de la forêt qui ramène à un état primitif des êtres, une nature non défrichée, en opposition à la civilisation. Un lieu d’étrangeté, dangereux où l’on se perd, propice aux mauvaises rencontres. C’est intrigant d’observer qu’elle est aussi l’espace du silence verbal dans lequel se tient l’animal. Mais quelle place l’homme accorde-t-il à l’animal dans l’art, la religion, la culture, les relations sociales ? Quelles espèces se voient investies de valeurs symboliques et quels pouvoirs leur sont conférés ? Comment l’imaginaire appréhende les espèces qui l’entourent et fait exister des formes fantastiques ? Car l’animal ainsi imaginé peut prendre des formes très diverses : bête sauvage, être magique, hybride, monstre... Très vite on lui accorde des pouvoirs surhumains ou divins. Alors l’animal devient symbole et c‘est ce à quoi on assiste dans la pièce : entité vivante du monde extérieur, elle peut être vue et prise comme modèle dans sa morphologie, sa dynamique ou son comportement et c’est exactement ce qui se passe pour Lucie, Nico et 11
Thomas. Ici, l’animal-symbole est un animal sauvage, primordial et archétype de l’homme, qui représente la terreur devant le changement et devant la mort dévorante. Il suppose une approche sensorielle: son, odeur, image, toucher. Il convoque l’invisible, et l’inconnaissable, deux formes qui ont toujours passionné ma recherche théâtrale. Mais pour les protagonistes, il s’agit aussi de lui ressembler, d’acquérir ses capacités pour pouvoir se libérer de certaines contraintes humaines. Je crois que certaines caractéristiques de l’animal, symbolisées, leur permettent de projeter leurs pulsions partielles. Cela leur donne un moyen de défense contre les excitations, provoquées par la personnalité de chacun et par la tension du contexte d’isolement et d’inquiétude, qui atteignent une intensité dépassant le seuil du supportable. Ils peuvent ainsi dévier les responsabilités de violence sur un animal sauvage supposé, fantasme lié à la dévoration, au fait d’être mangé, d’avidité et de toute- puissance. Générant attirance et peur, d’origine, plus énigmatique que l’homme, cet animal, indéfini, se construit sans relâche. Et avec lui se tisse un imaginaire irrationnel, débridé, qui à mon sens, contient un énorme potentiel de théâtralité. 12
L’univers du fabuleux, avec ses animaux hybrides, fantastiques, fantasmagorique exerce une attraction sur mon inspiration qui ne demande qu’à s’épanouir. Étant très peu intéressée par le monde réel ou le réalisme en art, j’aspire à développer un spectacle peuplé de loups, de tigres, d’ours, de hyènes, de centaures, de loups- garous, de yétis et autres aliens, dessinant avec eux les limites imaginaires de notre humanité. Un espace de mystères, de sources bruts et pulsions primales, de beauté, de drôlerie, d’étonnement. Musique, sons, danse, expression sauvage des corps. Etat sauvage Au début du récit, la maison est un lieu de bien-être, d’invulnérabilité réussie et de calme, mais très vite, avec la présence de l’animal sauvage, on est confronté à la fragilité humaine. Le prisme change, et l’on voit que Nico, Lucie et Tomas se retrouvent seuls, dans cette maison qu’ils ne connaissent pas, perdue dans les bois, isolée du reste du monde, dans une forme d’enfermement de temps et de lieu duquel personne ne pourra les tirer. À aucun moment ils n’ont de nouvelles de l’extérieur et si la situation dégénère, personne ne leur viendra en aide. La nervosité se change en inquiétude lorsqu’ils découvrent sur la fiche contenant les instructions du gîte que des animaux dangereux rôdent parfois autour de la maison. Cet avertissement est déclencheur : l’extérieur, la forêt, la nuit, le hors-scène, mais aussi l’imagination des trois amis, sont habités par une menace invisible, réceptacle de toutes les peurs. Cette menace les maintient reclus à l’intérieur. La simple idée de sortir est complètement paralysante. Impossible de s’extraire de la zone de confort que représente la maison. Leur situation d’isolement renforce le fait qu’ils se retrouvent entre eux, mais aussi face à eux-mêmes. Et cela les met en crise. Ce danger latent fait naître la perspective de réactions extrêmes. En ce sens, l’enfermement aveugle et la peur du dehors peuvent être compris comme un refus de sortir symboliquement de soi pour se mesurer à l’extérieur, prendre des risques, mettre en danger son confort, sa 13
sécurité, pour se confronter au monde, et pour amorcer un mouvement. On est ici dans un univers imaginé, invisible. La menace extérieure est d’autant plus nette qu’elle est informe puisqu’aucun des personnages n’a aperçu concrètement les fameux animaux. Leur présence angoissante pourrait n’être qu’imaginaire, et un petit rien suffit à se précipiter immédiatement du côté des bêtes sanguinaires, voire des monstres. Si la menace semble en premier lieu provenir du dehors, peu à peu un focus opère et l’on s’immerge dans leur intériorité. Il y a contagion entre les bêtes sauvages de la forêt extérieure et les habitants de l’intérieur. Dès lors, il est permis de s’interroger : les animaux sauvages sont-ils ces bêtes invisibles ou bien s’agit-il des personnages eux-mêmes ? À ce moment de la pièce, dans la sensation de Thomas, Thomas : On se croirait sous terre dans cet endroit. On dirait qu’au lieu d’être montés par une route de montagne, on est descendus par les parois d’un puits… J’ai la sensation d’être monté pour arriver au fond… on glisse dans un autre monde, l’environnement se modifie et le gîte apparaît sous une autre forme : les profondeurs d’un puits. La noirceur de la nuit prédit la découverte de l’obscur, des aspects les plus sombres de leurs personnalités, prêtes à se livrer à tous les excès. La tombée du jour, dont la rapidité les surprend, fait écho à la vitesse à laquelle la situation s’aggrave. On peut observer que l’instinctivité animale renferme une très grande puissance énergétique parfois difficile à maîtriser, et peut aboutir, dans des formes exacerbées à un mouvement de destruction sauvage. Cette nature sauvage, qui se révèle rapidement, transforme les personnages en êtres insoumis, égoïstes et solitaires. Progressive, la métamorphose s’effectue dans une marche ascendante, avec un pic de violence à chaque bifurcation. 14
Quelques exemples Pendant leur séjour, Thomas et Nico développent des envies de viande, comme si la nature les envoyait en haut de la chaîne alimentaire, en tant que prédateurs carnivores. Nico : La campagne éveille en moi une faim carnivore, pas végétarienne ni omnivore, non, carnivore. De la viande à peine cuite, saignante, dans laquelle on plante ces incisives que l’évolution des espèces nous a mis en bouche. Lorsqu’ils écoutent de la musique, une rage irrépressible s’empare d’eux, comme si la nature humaine était encline à la fureur et à l’agressivité… Les premières notes d’une musique violente avec des guitares électriques assourdissantes se font entendre. Les bêtes sauvages qui entourent la maison, inquiétées par le bruit, commencent à s’agiter. Lucie : C’est quoi cette musique ? Ça me plaît, ça me rend violente. Ça me rend enragée. Thomas : moi aussi ça me rend enragé. Et Thomas et Lucie se mettent à agir comme des bêtes enragées. Nico prévient ses amis : sans livre, il ne peut se retenir de devenir une bête sauvage ou même un monstre, comme si sans le garde-fou de la littérature, des convenances ou de la question économique, l’être humain glissait vers l’animalité, et retournait à un état sauvage violent et destructeur. Nico : Sans mon livre, je peux devenir une vraie bête sauvage. Vous le saurez. La littérature, l’art, voilà ce qui nous empêche de devenir des bêtes qui se dévorent entre elles. Je suis pas responsable du fait que je puisse devenir un monstre si j’ai pas la littérature que je pensais lire ce week-end. 15
Et c’est au moment où ils comprennent que l’assurance couvre tous les dommages causés dans la maison, qu’ils ont envie de détruire la totalité du mobilier. Lorsque cette dernière barrière économique cède, ils se laissent aller à la sauvagerie et à la destruction. D’une certaine manière, ils entrent en résonance avec leurs propres démons, habités par une démesure qui les dépasse, constitués d’un noyau obscur, archaïque, qui squatte leur âme et les fait délirer. L’animal est à la fois la victime et le prédateur mais il ne vient personne, et je reste voué à moi seul... c’est presque comme si c’était moi l’ennemi et que j’épiais la bonne occasion pour entrer par effraction. L’animal ne peut jamais être là où il se trouve car son seul but est justement de ne pas y être, dans le risque qu’il soit alors exposé à être mortellement vulnérable. Franz Kafka 16
L’intime, un animal sauvage ? Les bêtes sauvages reflètent parfaitement la psyché humaine qui englobe la puissance de l’ombre et l’image divine. Mais la tâche spécifiquement humaine consiste à descendre dans l’inconscient, à ramener ses contenus à la lumière. Si on ne passe pas par l’ombre, on ne peut pas aller à la rencontre du soi. Symboliquement, si on ne passe pas par l’animal en soi, on ne peut pas accéder au trésor. Et plus l’animal est monstrueux, plus le trésor est important. C.G.Jung Une autre idée m’intéresse particulièrement dans cette exploration animal/humain : l’assurance de notre appartenance à l’humain est plus fragile qu’on ne le croit. Le surgissement de la bestialité évoque une pulsionnalité non contrôlée et signe le franchissement de la barrière qui garantit la différence humain/animal, abolissant la séparation entre les espèces. Mais à mon sens, l’animalité n’exclut pas l’appartenance à l’humain, l’animalité est une composante de l’humain Avec cette recherche, je m’intéresse au devenir-animal, et pourquoi pas au devenir-végétal comme des modalités de l’humain. Considéré ni comme une progression, ni comme une régression, il s’agit d’entrer dans un monde commun aux différentes espèces. Sur scène, l’animalité permet d’explorer des mondes alternatifs et expérimentaux, de repenser notre rapport à la nature sauvage, afin de concevoir le monde comme un lieu où habite une multiplicité de créatures vivantes. Mais venons-en à la notion de crise, très présente dans notre thriller théâtral. 17
Au fil de l’intrigue, les trois amis se considèrent exposés à un danger de plus en plus envahissant qui exige d’eux une vigilance soutenue. L’ennemi est partout, le qui-vive ne doit jamais s’interrompre. Face au vent du danger, la peur s’infiltre et avec elle la violence. Ici la situation décrite fait évidemment écho aux crises actuelles, sociales, culturelles, économiques et politiques. Elle figure une expansion de la férocité et de la barbarie de notre temps. Elle entretient une réflexion chargée d’une certaine violence qui plonge au plus profond et au plus superficiel des rapports humains, de l’attraction la plus directe aux peurs les plus profondes. Elle questionne la limite de la cruauté et le désir de survie que la société cultive en nous. Et pour survivre il faut sortir de chez soi, sortir de soi. Sortir, c’est s’exposer à l’étreinte salissante du paysage, aux souillures de sa danse païenne. Sortir, c’est s’exposer aux assauts d’une nature qui fouette les corps, et les rappelle à leur animalité. Dehors, c’est la sauvagerie, l’inconnu, l’expérience, la défiance, les épreuves, les luttes et les confrontations, les rencontres et l’amour des autres. Dehors c’est la vie. 18
Le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance ! Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : – elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle ! Friedrich Nietzsche 19
Fissure La fissure, la faille menaçante lézardant le plafond du salon dans lequel se déroule l’action, apparaît au milieu de la pièce, sans aucun signe avant-coureur. Seule Lucie la perçoit. Les deux hommes ne la remarquent pas, malgré sa profondeur. Cette fissure qui s’agrandit et qu’on esquive, froide, malsaine, matérialise les peurs et les dégoûts des personnages qui détournent la tête et dont elle paraît se nourrir. Elle exerce une pression invisible sur les individus qui refusent de la voir. Ils choisissent de croire que cela n’existe pas, que cela ne les affecte pas, mais plus ils le nient, plus cela lui donne de force. Seule Lucie s’abîme dans sa contemplation et y projette ses angoisses, et quand elle finit par être aspirée par elle, Lucie disparaît de la maison. Ses compagnons ne parviennent pas à la retrouver, aveugles, incapables d’appréhender l’étrange brèche dans le plafond. En ce sens, la faille représente quelque chose qui décline, qui se détériore, comme si tout le froid de la montagne la traversait, comme si les rats qui mangeaient leur nourriture étaient entrés par là. Ce quelque chose qui est sur le point de se casser, mais que nous ne voulons pas voir, un premier symptôme qu’il faudrait examiner, considérer, affronter. C’est à ce moment qu’il se produit un événement que je trouve hautement théâtral : grâce à la fissure, on sort définitivement de la normalité et du réel pour passer à l’inattendu et à l’étrange. Et ça… Cette question-là se retrouve dans la quasi totalité de mes spectacles jusqu’à aujourd’hui. Tout ce qui est de l’ordre de l’irrationnel, de l’irréel, du fabuleux me passionne et m’habite en continu. Je me penche et expérimente ses multiples facettes à chaque opportunité car mon intérêt pour l’imaginaire fantastique et la fantaisie est sans fin. Ce projet me permet donc de proposer un voyage théâtral à travers l’étrange qui révèle la nature humaine dans ce qu’elle a d’imprévisible. Ainsi, sur scène, avec émotion et suspense, jouant des incertitudes, du désespoir, des terreurs, et des provocations, usant des doutes et des contradictions, 20
de la cruauté naturellement humaine, la fissure pourra répandre son champ de possibles, qui grandit à mesure qu’on la nourrit. Inquiétante étrangeté J’aimerais maintenant aborder la notion d’inquiétante étrangeté, qui est un outil riche en formes, pour quitter le réalisme quotidien supposé de la pièce. Les personnages ne savent pas plus que le spectateur où se situe la vérité et où se situe le fantastique. En décentrant le regard, on le conduit ailleurs, et cela ouvre des possibilités nouvelles, par le jeu, de forces parfois invisibles, modifiant l’homogénéité attendue du vivant. Le vivant et l’inanimé échangent leur place, l’intime se transforme en ombre déchirée. C’est cela l’inquiétante étrangeté, d’autant plus menaçante qu’elle se loge dans tout ce qui est proche et familier. C’est par exemple une sensation que l’on peut ressentir face à un objet du quotidien qui nous met mal à l’aise sans que l’on sache vraiment pourquoi. C’est le doute quant à la nature vivante ou non d’un objet, le croisement entre la réalité et la fiction. Pour faire comprendre le potentiel théâtral de l’inquiétante étrangeté, il suffit de penser au cinéma fantastique. Entre les objets qui prennent vie, la maison avec toute la charge métaphorique qu’elle implique qui devient poreuse voire vivante, les bruissements du quotidien qui deviennent les signes d’une présence indicible, on ne compte plus les scènes qui procurent ce sentiment d’inquiétante étrangeté. Quelques exemples: •Retour involontaire au même point, automatisme de répétition, répétition du même trajet où l’on se heurte au même obstacle •Réapparition obstinée du même signe qui s’impose •Pressentiments, superstitions •Doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit animé •Sentiment de déjà vécu 21
Pour résumer, le principe est que l’intime surgit comme un inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant. Le familier se transforme en étranger. Mais ce que nous appelons le familier, est-ce ce que nous connaissons le mieux? L’intime, le quotidien, parce qu’ils sont proches de nous, sont-ils pour autant connus de nous ? La vie ordinaire ne contient-elle pas l’inconnu qui sommeille en profondeur? Et si l’étrange n’était pas une exception? La possibilité d’une autre réalité dont les codes nous échappent complètement, nous rend vulnérables. Le fantastique nous trouble et nous fait perdre nos certitudes et nos repères. Je trouve cela excitant, fascinant, en devenir, car ouvrant des portes sur l’inconnu, c’est un élément très créateur scéniquement si l’on s’abandonne aux labyrinthes de l’imaginaire. Bifurcations & accélération Tête à tête avec des bêtes sauvages propose donc une expérimentation théâtrale sur l’intime, sur l’essence de l’être humain avec une structure fissurée et des histoires qui bifurquent, pour nous montrer différentes perspectives et développements d’une idée centrale à l’aide de scènes courtes, brutes et directes qui distillent un humour sombre. L’intérêt de cette structure sous forme de bifurcations répétées, est qu’elle requiert une participation active du spectateur, mentalement engagé, mentalement ouvert, celui-ci est intimement mobilisé : il contribue à la reconstruction de la pièce qui l’invite à s’interroger sur les comportements et les questions traitées. La structure de Tête à tête avec des bêtes sauvages s’articule autour de six bifurcations. Elles sont toutes composées de sauts temporaires qui déplacent le public avec de nouvelles propositions, lorsque qu’il s’agit de choisir quelle direction prendra l’intrigue. Cette partition induit une tension particulière : le rythme est haché et ne cesse de s’accélérer, atteignant son paroxysme dans les dernières bifurcations. Le début de chaque nouvelle séquence laisse planer un doute quant à ce qui se serait passé si la séquence précédente s’était terminée différemment. 22
Ainsi les auteurs proposent constamment et de manière effrénée une multiplicité de potentialités dramaturgiques. Ces possibilités sont infinies, puisqu’elles peuvent être assemblées de toutes les manières envisageables au gré de l’imagination. Cela permet de pousser à leur limite les émotions des personnages, et donc d’étudier la violence de la crise intérieure et subjective, et la frontière entre l’humain et le bestial. Durant toute la pièce, les personnages sont confrontés à des situations extrêmes. La tension monte jusqu’à un point de non-retour : la mort d’un personnage, la rupture d’une amitié, la destruction de l’espace habité, une disparition, un chantage sexuel etc. Face à ce qui semble irréparable, le spectateur assiste à une rupture brusque qui donne lieu à un retour en arrière, puis une bifurcation qui permet à la narration de se poursuivre dans une autre direction. Par exemple : au début de la pièce, Lucie tue Nico et tente avec Thomas de cacher le meurtre. Noir. Retour en arrière, au moment-clé, quand Lucie visait Nico avec le fusil qu’elle croyait déchargé. Mais cette fois la narration se poursuit dans une autre direction. Il y a ainsi deux versions possibles, comme si la pièce offrait une seconde chance aux personnages. On peut comparer cette structure narrative avec certains jeux vidéos où le système game over et retour au point de sauvegarde permet au joueur de repasser le niveau auquel il a échoué pour explorer une autre fin de l’histoire. Les bifurcations se manifestent donc comme des sauts, des flashbacks, des allers-retours narratifs qui reviennent sur des situations violentes pour en proposer 23
un autre point de vue. Chaque bifurcation a une conséquence sur la suite de l’histoire. Mais il reste des traces, tant au niveau de l’espace que dans les comportements des personnages. Ainsi, toute action, même en partie effacée par un retour en arrière, a des répercussions sur la narration et la fin de la pièce. Par exemple, après avoir écouté une musique violente, Nico, Thomas et Lucie se déchaînent sur l’intérieur de la maison, détruisant table, chaises, télévision etc. Cependant, le mobilier et les équipements ne sont pas remplacés à la suite de la bifurcation. Cette fois les trois amis choisissent une musique calme, ils ne détruisent rien, mais la maison garde les traces des dégâts occasionnés. Elle est réorganisée pour qu’ils soient en partie effacés, mais elle n’est pas réparée. Il ne s’agit donc pas d’un pur retour en arrière, la pièce ne fait pas table rase des événements. Le spectateur peut ainsi prendre la mesure des traces laissées au fil de l’intrigue. L’enchaînement impétueux des six bifurcations finales, entrecoupées de noirs, contribue à atteindre une tension maximale, frôlant l’insoutenable. Le climax final suit une série de bifurcations très rapprochées en brusque accélération. La fin reste très ouverte, perméable à plusieurs interprétations ou propositions, les personnages sont lâchés en pleine accélération, jetés dans l’espace des possibilités. Il y a clairement une vision à inventer, simplement pour convoquer la fissure, s’en emparer et s’élancer dans l’inconnu. J’aime beaucoup cette manière de concevoir une histoire, qui crée de l’ouverture et remet systématiquement en question toute décision ou tout événement majeur pour le contredire. Tout est permis tout le temps. Il s’agit donc bien d’être dans l’instant. On est devant une pièce kaléidoscope, Il n’y a pas de vrai ou de faux, rien n’est fixé, rien n’est immobile. C’est un mouvement perpétuel, un fourmillement de propositions à l’infini. Je trouve qu’il y a là une forte vitalité, une santé d’esprit propre à l’observation et au questionnement, qui échappe de façon très ludique à toute forme d’autorité. Exactement comme le monde 24 sauvage dont il est question.
Formes Pluridisciplinarité Une approche pluridisciplinaire va nous permettre de quitter le réalisme, de traiter la fragmentation structurelle, l’étrangeté et l’animalité d’une façon poétique, avec humour. En utilisant des atmosphères, des images, un style de jeu proche de la danse, des sons particuliers, il y a là une rencontre des genres riche en possibilités. Le plus important étant de s’introduire dans un monde onirique et d’en déployer toutes les facettes. Univers sonore Bruits, battements, chuchotements. En interaction avec les trois comédiens, tel un partenaire invisible, le son crée du suspens, de la peur, des surprises, des sursauts, des souffles, des incitations, des rumeurs, des cris, des courses-poursuites, ramper, sauver sa vie, se métamorphoser, traquer, bondir, rugir, à deux pattes, à quatre, à poil ou plumes, nyctalope, joueur, farceur, terrifiant, féroce, enjôleur, sourcier, magicien, enchanteur. Un création sonore, en complicité avec mon compositeur, sonorisateur, inventeur de voix, d’échos de bruissements d’arbres et de vent: Graham Broomfield, qui m’accompagne avec une inventivité renouvelée, pour mettre en son, en notes, en voix et en atmosphère les paysages sonores de tous mes spectacles depuis Les Aventures de Nathalie Nicole Nicole de Marion Aubert en 2012. 25
Musique secrète Sourde, pulsations, rythme Musique du dessous, de l’intérieur Cassures, tapis sonores Volutes, rumeur, fumées Vents, courants d’air. Respirations, battements Musique secrète 26
Théâtre-danse L’investissement des corps des comédiens dans le jeu et dans le texte théâtral, dans la musique et dans la danse, est au coeur du spectacle vivant. Pour moi, chaque nouveau projet est une approche qui se précise, qui s’incarne dans le mouvement plus profondément. Je l’aborde plus clairement, plus consciemment au fur et à mesure de mes spectacles. Plus mon travail avance, plus la question de la danse devient forte, mon but étant d’inventer un langage de texte dansé appartenant à la sensibilité d’un projet singulier. Avec cette pièce, avec l’étrangeté et l’animalité, il y a de quoi s’aventurer et éprouver le corps sur scène. Cela m’inspire beaucoup. Dans Hamlet Cirkus et Roméo et Juliette par exemple, mes derniers spectacles, toutes les questions d’amour, de désir, de rivalités, de haines, de meurtres étaient traitées physiquement. À aucun moment il ne s’agit de devenir danseur, mais d’être un acteur qui cherche le mouvement en contrepoint avec la parole. Faire danser le texte, l’histoire par des comédiens et non par des danseurs, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas la maîtrise complète de leur corps, me touche davantage. Il ne s’agit surtout pas d’exprimer un savoir faire, mais bien de partir à la découverte d’un moyen d’expression qu’au départ nous maîtrisons peu. Découvrir les potentialités des corps, sans formatage, sans stylisation, mais brut, avec la maladresse et la fragilité comme outils artistiques et humains. Ainsi, l’acteur devient perméable, et ce qui m’intéresse c’est qu’il sorte du réalisme, du mouvement vraisemblable, pour chercher un corps poétique. Qu’il déclenche un langage et fasse voir ses points de vertige. Qu’il fasse des trouvailles, voyage hors des gestes fréquentés, se coupe du monde ordinaire, pour utiliser son corps secret et le rendre visible. Pour chercher les points morts et les rebonds. Pour articuler des gestes naissants. Pour s’inventer un corps parlant en proie à ses histoires. 27
Je veux créer une expressivité de l’acteur qui n’est ni réellement de la danse, ni du jeu expressionniste, ni du jeu psychologique, mais un parcours de sensations données qui inventent de l’émotion. Voilà le défi de ma trajectoire artistique et du projet de Tête à tête avec des bêtes sauvages. Et la séduction peut opérer si l’acteur se permet d’éprouver les voies de l’inconnu. Séduire ce n’est pas seulement montrer ce que l’autre aimerait voir, c’est lui rappeler l’invisible, le lui promettre, c’est appeler son regard sur ce qui ne se voit pas. L’acteur est de ceux par qui l’être se fait parlant. Il allume les mots. Il connaît la multiplicité des langues et doit souvent changer de langage. Et maintenant il faut qu’il s’éveille à la danse. Danse ! 28
Les auteurs Une œuvre intermédiale, inscrite dans l’univers La Grieta. La Fissure, tête à tête avec des bêtes sauvages, primée « meilleure création théâtrale » en 2016 lors des IV Premios Lorca Teatro Andaluz, est un thriller théâtral coécrit en 2015 par deux dramaturges andalous contemporains : Gracia Morales et Juan Alberto Salvatierra. Les deux auteurs avaient déjà eu l’occasion de s’associer, aussi bien dans l’écriture que dans la mise en scène et l’interprétation. La pièce a été mise en scène en 2015 par Julio Fraga. Gracia Morales est née en 1973 à Motril, dans la province de Grenade. Elle est docteure en philologie hispanique et professeure de littérature hispano-américaine et de théâtre à l’université de Grenade. Elle donne également des cours de dramaturgie dans l’école de théâtre Escuela de teatro y doblaje Remiendo. Gracia Morales est cofondatrice et actrice de la compagnie grenadine Remiendo Teatro. Gracia Moeales a été primée plusieurs fois pour ses œuvres théâtrales créées dans plus de quinze pays différents et traduits en français, anglais, portugais, italien et roumain. Juan Alberto Salvatierra est un dramaturge et metteur en scène diplômé de la Escuela Superior de Arte Dramático de Málaga, au sein de laquelle il enseigne la littérature dramatique et le théâtre. Depuis 2006, il fait partie de la compagnie Remiendo Teatro en tant que dramaturge et metteur en scène, et il est également professeur à l’école de théâtre Escuela de teatro y doblaje Remiendo. Juan Alberto Salvatierra a mis en scène plusieurs pièces de Gracia Morales, et ses spectacles ont également été primés. De cette aventure à quatre mains naît une œuvre harmonieuse, dans laquelle se fondent les styles, thématiques et perspectives des deux auteurs. Mais si La Fissure, tête à tête avec des bêtes sauvages est écrite par Gracia Morales et Juan Salvatierra, elle fait néanmoins partie d’un univers bien plus vaste développé par les membres de la compagnie Remiendo : La Grieta. 29
La Grieta est une websérie qui évoque la situation économique et le contexte de crise actuel, avec une dynamique de réaction, de dénonciation, voire de protestation. Elle reçoit en 2014 le prix de la meilleure production audiovisuelle en ligne de La Asociación de Escritoras y Escritores Cinematográficos de Andalucía (ASECAN), et celui de la meilleure websérie Suspense/ Thriller de l’Atlanta WebFest. Suite à la production de la série, l’ensemble de l’équipe a voulu développer un univers avec des productions qui appartiennent à des média différents et qui interagissent et s’influencent réciproquement. La websérie La Grieta, la pièce de théâtre La Fissure, tête à tête avec des bêtes sauvages et les vidéos promotionnelles développent des relations intermédiales, dans la mesure où il s’agit d’un même univers qui se répand dans des média différents. La Fissure, tête à tête avec des bêtes sauvages a été primée en 2016 pour récompenser précisément une dramaturgie qui lui confère un caractère expérimental, innovant, par la forme et le contenu, traitant des réactions humaines dans un format inhabituel pour le théâtre : le thriller. 30
Univers scénique La maison est décrite comme un gîte luxueux qui se désagrège au fur et à mesure que l’histoire avance. Lucie, Nico et Thomas ont payé cher leur séjour. Ils s’attendent donc à un environnement beau et confortable. C’est en tout cas ce qui leur a été promis. Je pense donc prendre comme point de départ un intérieur plutôt tendance, genre maison de verre transparente, dont on ne voit ni les murs ni le plafond, comme une bulle de lumière hyper voyante dans un contexte naturel. L’espace est délimité par un plancher en bois laqué (genre tréteaux de luxe) sur lequel sont disposés des meubles gonflables lumineux. Tout est éclairé, ils sont visibles de partout puisque l’extérieur est très obscur. Ils flottent comme une île, avec leur intérieur lumineux branché, sur un océan de nuit bruissante, peuplée d’ennemis. Et la menace qui grandit est partout. Vidéo La vidéo crée l’espace naturel tout autour. Présente du début à la fin, elle évolue en permanence, avec les images d’une forêt qui s’épaissit, devient de plus en plus folle, mouvante, elle se transforme en jungle démente, accélère les événements climatiques, dévore l’espace, dégénère, envahit tout, transforme le monde connu en folie verte, dangereuse, puissante, incroyablement belle, ensorcelante. Il n’y aura pas : de cheminée en pierre de plaid à carreaux de bûches entassées de poutres de fauteuil en velours côtelé de nappe, de carnotzet, de table basse en bois de canapé à moitié écroulé de tableau au mur… puisqu’il n’y aura pas de murs… Il n’y aura pas de tasses à thé, de vaisselle à fleurs, de jeux de carte, de pichet de vin etc… L’espace tel que je l’imagine va offrir aux spectateurs une position particulière, une vision contemporaine et 31
poétique qui se propage en dehors du réel et installe un monde extérieur inventé. Au fur et à mesure de l’intrigue, la tension monte, la rivalité intérieur/extérieur s’accélère, les univers s’interpénètrent, crissent, se frottent entrent en conflit et d’un coup tout se libère et jette les personnages dans le vide ou ailleurs ? 32 Graphisme et mise en page Nicola Dotti
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