Usines récupérées d'Argentine : genèse d'une mobilisation ouvrière inédite
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Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite Depuis la fin des années 1990, l’Argen- Maxime Quijoux tine connaît une mobilisation sociale IHEAL-CREDAL singulière : plus de cent-soixante entre- prises ont été occupées puis progressi- vement récupérées par leurs salariés sur l’ensemble du territoire1. Écoles, hôtels, toriquement faibles2 , chômage et sous- journaux, hôpitaux, textile... tous les emploi cumulés touchent alors un tra- secteurs d’activités sont touchés, bien vailleur sur trois3; plus globalement, que l’industrie reste la plus concernée. un Argentin sur deux vit désormais en Cette mobilisation intervient suite à dessous du seuil de pauvreté4. L’arrivée trente ans de politiques néolibérales : en 1999 du président de centre gauche introduites au moment du coup d’État Fernando de la Ruá n’y changera rien. militaire de 1976 afin de « moderni- Au contraire, en maintenant l’ensemble ser » l’économie et de lutter contre le des politiques mises en œuvre par son péronisme, elles constituent à partir prédécesseur, il précipitera le pays vers des années 1990 l’essentiel de l’action la banqueroute, provoquant les 19 et politique du double mandat de Carlos 20 décembre 2001, des émeutes et une Menem. Au nom de la lutte contre l’in- crise politique majeure (les cacerolazos5). flation, son gouvernement privatise de nombreuses entreprises publiques, libé- 2. Malgré quelques fluctuations, le chômage tourne ralise le marché du travail, et arrime autour de 5% avant le coup d’État de 1976. Voir le peso au dollar. L’industrie connaît Rapoport M., Historia económica, social y política de Argentina, Buenos Aires, Emece, également un recul historique, fragili- 2007,1148 p. sée par la spéculation financière et par 3. D’après les chiffres de l’Indec, « l’Insee une monnaie nationale devenue peu argentine ». 4. Ibid. compétitive. À la fin des années 1990, 5. On désigne par ce mot la série de manifestations bien que l’inflation soit – temporaire- massives, parfois violentes, qui eurent lieu les 19 ment – maîtrisée, le bilan économique et 20 décembre 2001, faisant 28 morts et poussant le président Fernando de la Ruá, qui avait succédé et social du pays est désastreux : his- à Carlos Menem, à la démission. Leur cause directe était une décision du gouvernement, devant la crise de la dette qui faisait suite à celle du Mexique en 2004 et à celle du Brésil en 1999, 1. D’après Lavaca (collectif). Sin patrón, Buenos de limiter les retraits de fonds dans les banques et Aires: Editora Lavaca, 2004, 320 p. d’interdire les transferts à l’étranger. savoir/agir 129
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite Cette période de crise économique sein de deux entreprises récupérées de la et sociale coïncide avec l’apparition des capitale – l’une de textile, l’autre de bal- premières récupérations d’entreprise : lons de baudruche – révèle une genèse de en 1996, dans la banlieue de Buenos lutte inédite : loin de s’opposer à leur hié- Aires, les ouvriers d’une entreprise de rarchie, l’occupation et la récupération construction frigorifique décident d’oc- de ces usines s’inscrivent au contraire cuper leur espace de travail afin de pro- dans la conservation d’une certaine tester contre la fermeture de leur usine. culture au travail, clairement établie par Après une longue bataille contre l’État et leur ancien patron. À partir de ces deux les patrons, ils obtiennent une expropria- cas, cet article se propose de revenir sur tion temporaire de l’usine et le statut de les origines de ces mobilisations au tra- coopérative. À la veille de l’an 2000, dans vail et de montrer en quoi leurs méca- un contexte de crise généralisée, d’autres nismes relèvent davantage de formes de usines connaissent le même sort, mais le domination culturelle au travail que de phénomène reste encore très circonscrit. luttes traditionnelles contre l’oppression Il connait une expansion rapide au len- patronale. demain des cacerolazos. L’effondrement de l’économie nationale et des pouvoirs Des mobilisations politiques ? publics, crée une situation propice aux mobilisations sociales6 . Les entreprises Au lendemain des révoltes des 19 et 20 récupérées étaient une dizaine avant décembre 2001, dans un contexte d’ef- décembre 2001, leur nombre est multi- fervescence politique, certaines occupa- plié par six en quelques mois7. tions d’entreprises deviennent embléma- Aux côtés des mouvements animés tiques. L’une d’entre elles est l’usine des par les chômeurs (piqueteros), les assem- textiles Brukman. Occupant principale- blées de quartiers et les partis d’ex- ment des femmes, cette usine de Buenos trême-gauche, ces entreprises sont géné- Aires devient rapidement un symbole des ralement associées aux luttes ouvrières mobilisations en cours. Débutant seule- les plus politisées et les plus radicales. ment vingt-quatre heures avant les cace- La nature de ce phénomène (occupation rolazos, la mobilisation fait suite à plu- et autogestion ouvrière) incline à penser sieurs années de baisse continuelle des que ces luttes correspondent à des « tra- salaires et des prestations. Le 18 décembre ditions » de type marxiste, opposant 2001, leur patron n’a que deux pesos – travail et capital. Or, une enquête ethno- deux dollars à l’époque – à leur propo- graphique menée de 2003 à 20098 vient ser en guise de salaire hebdomadaire. Sur tempérer cette idée. L’étude menée au la centaine d’ouvrières présentes, une petite vingtaine protestent et réclament 6. Merklen D., Quartiers populaires, quartiers une meilleure paye. Surpris et acculé, le politiques. Paris, La Dispute, 2009. patron fait mine d’aller chercher l’argent 7. Fajn G. (dir.), Fábricas y empresas recuperadas, mais ne reviendra jamais. Commence protesta social, autogestión y rupturas en la subjectividad, Buenos Aires, Éditions Centro alors une lutte « inconsciente » pour ce Cultural de la Cooperación, 2003. petit groupe d’ouvrières : elles attendent 8. Q uijoux M., Autogestions et appropriations le patron plus qu’elles n’occupent l’usine. populaires par les classes populaires en Argentine, Thèse de doctorat en sociologie, Université En dépit de la baisse substantielle de Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2009. leurs salaires, elles continuent à vouer 130 savoir/agir
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite une confiance absolue à celui « qui leur coopérative pour exiger « la nationalisa- a tant apporté » par le passé. Ces coutu- tion de l’usine sous contrôle ouvrier »11. rières se distinguent donc déjà fortement Elles organisent l’occupation par rou- de l’image d’ouvrière combative et poli- lement, jour et nuit, des manifestations, tisée, souvent associée à l’occupation et à des coupures de route et des occupations l’autogestion. d’administration. En parallèle, elles La suite de leur lutte va cependant relancent la production et se familiarisent changer cela. Au bout d’un mois d’at- avec les décisions collectives et horizon- tente du patron, un petit groupe de tales. À deux reprises, elles mettent en militants trotskistes9 leur rend visite. Ils échec des tentatives d’expulsion, ce qui trouvent des ouvrières souvent apeurées accroît leur notoriété : Brukman devient par la répression des cacerolazos obser- un lieu de rassemblement de l’ensemble vées depuis les fenêtres de l’usine, crai- des mouvements sociaux d’alors. Elles gnant une intervention similaire. Ils incarnent ce qui a été condamné par les réussissent à les rassurer mais surtout à cacerolazos, notamment le cynisme de la les convaincre que le patron ne reviendra classe patronale. pas. Face à ce qu’elles considèrent comme Néanmoins, leur action et leur image une profonde trahison, elles se laissent d’ouvrières combatives montrent pro- aussi persuader de vendre le stock et de gressivement des limites : la lutte s’enlise relancer la production sous « contrôle et elles sont expulsées de l’usine en avril ouvrier »10 . Ces militants ne leur appor- 2003. Ce qui révèle de profondes dispa- tent pas seulement un soutien logistique rités : l’apport politique des militants est extérieur. Ils suscitent une politisation très inégalement adopté par le groupe, ce rapide et radicale de leur mobilisation. qui conduit dès le début à une profonde En l’absence de toute expérience et com- division entre travail militant et travail pétence politiques, les ouvrières de Bruk- à la production. L’adhésion à la mobi- man reprennent à leur compte, sur fond lisation est très partielle et les revendi- d’illégitimité patronale, un répertoire cations sont généralement incomprises d’actions collectives et de revendications par les ouvrières. En dehors d’une poi- très tranché : elles refusent le statut de gnée de leaders converties au « contrôle ouvrier », les autres « sont habituées à 9. Les trotskistes en question sont des membres du être derrière leur machine, à ce qu’on leur PTS, Parti des travailleurs pour le socialisme. Il apporte le travail et c’est tout »12 . L’ex- s’agit d’un groupuscule composé essentiellement pulsion met surtout en lumière le déca- d’étudiants de l’université de Buenos Aires et de quelques ouvriers, dont certains provenant lage entre les propriétés sociales de ces d’usines récupérées. Soutenant une ligne plutôt « actrices » – leur habitus – et leur mobi- orthodoxe, ils tentent néanmoins de diversifier lisation, construite par des militants leurs méthodes de propagande, insistant sur la nécessité de rendre leur parti visible dans les mobilisations et dans les médias. À cette fin, ils ont même créé leur télévision sur internet, Tv 11. Ce modèle n’existe pas en Argentine. Les pts. Très présents pendant les mobilisations ayant partis d’extrême gauche ont tenté d’imposer suivi les cacerolazos, ils obtiennent aujourd’hui ces nationalisations pour certaines usines, bien moins d’un pour cent des votes aux différentes qu’il n’y ait pas de cadre législatif pour cela. Ces élections. demandes étaient donc irrecevables pour la loi 10. Non sans réticences de la part d’une grande argentine. partie du groupe qui voulait absolument 12. D’après Lea (prénom anonymisé), jeune ouvrière terminer la commande en cours. de Brukman. Entretien réalisé en mars 2004. savoir/agir 131
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite extérieurs, sur fond de contestation aurait été plus rapide et moins doulou- sociale. Ces ouvrières ne manquent pas reux. Ce sentiment s’explique à la fois seulement de compétences politiques, par l’âpreté de la mobilisation et par le elles ont longtemps aussi entretenu un profil des ouvrières elles-mêmes. Leurs rapport particulier à l’usine et au patron, conduites, pratiques et discours, asso- qui s’est révélé contradictoire avec cer- ciés à une histoire de leur sociabilité au taines méthodes et revendications mises travail, révèlent en effet des dispositions en avant au cours de la mobilisation. sociologiques originales au regard de la mobilisation et de l’autogestion. Jusqu’à la « récupération », elles n’avaient jamais Culture productiviste considéré leur patron comme un ennemi. et conduite zélée Dans leur trajectoire sociale, il repré- Fin décembre 2003, après avoir campé sentait au contraire le garant de nou- pendant des mois à ses abords, les velles conditions d’existence, sûres et ouvrières réintègrent triomphalement durables. Immigrées, femmes au foyer l’usine. Elles ont finalement accepté le ou travailleuses à domicile, elles avaient statut de coopérative, ce qui a permis le connu des conditions de travail et d’em- règlement institutionnel du conflit. Mais ploi souvent précaires. Leur arrivée chez les derniers mois ont laissé des traces : Brukman s’apparentait davantage à une elles ont écarté leurs soutiens trots- ascension sociale dans laquelle le patron kistes pour se rapprocher d’un avocat jouait un rôle essentiel. En échange d’une péroniste, classé plutôt à droite13 . Elles productivité élevée et d’une discipline de ont été sensibles à son discours modéré, fer, il assurait la stabilité de l’emploi et de centré sur l’indépendance politique, le « confortables » revenus tirés d’un salaire respect de la légalité, de la production et à la pièce et de nombreuses heures sup- de l’emploi. Au cours d’un entretien réa- plémentaires. Autrement dit, en contre- lisé en 2004, une ouvrière rejetait ainsi partie d’une conduite zélée, le patron leur avec véhémence l’appartenance politique offrait les conditions d’une assise sociale – de circonstance – à l’extrême gauche : et matérielle jusque-là inconnue. À une « Parmi nous, personne n’est d’extrême époque où les salaires réels dégringo- gauche. C’est pour ça que je te dis que laient et où le chômage masculin s’af- ne je trouvais pas ça bien [les modes de firmait, il leur réservait « un traitement lutte] »14 . Tout comme elle, nombreuses de faveur », notamment en leur « gar- sont celles qui aujourd’hui regrettent dant » heures supplémentaires et primes, le contenu de cette lutte. Elles sont alors très disputées. Elles constituaient convaincues qu’un règlement pacifique de substantielles mannes financières et revêtaient surtout un caractère symbo- 13. L’avocat en question se nomme Luis Caro. lique crucial, consacrant des hiérarchies Il est également président du Mouvement où ces ouvrières étaient distinguées. national des fabriques récupérées par les Autrefois subalternes et précarisées, elles travailleurs (MNFRT). Avocat polémique pour des fréquentations politiques sulfureuses, connaissaient désormais, grâce au patron, notamment avec d’anciens putschistes, il un statut social valorisé. revendique plus de 80 entreprises récupérées Ce rapport social est peut-être encore dans son mouvement. Pour plus d’informations, voir Quijoux, op.cit. plus affirmé au sein de l’autre usine étu- 14. Entretien réalisé en mars 2004. diée ici. Global, une PME de ballons 132 savoir/agir
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite de baudruche située dans un quartier ment à l’égard de leurs patrons. Ceux-ci périphérique de Buenos Aires, est une sont non seulement à l’origine de condi- entreprise datant des années 1940. Elle tions matérielles convenables, de l’accès fut créée à l’initiative de deux indus- durable à un niveau de vie supérieur. triels polonais, par ailleurs frère et sœur. Ils constituent également de puissantes Dès le départ, ils pratiquent une « poli- sources d’identification et de catégori- tique maison » singulière. Les relations sation, à travers l’incorporation d’une hiérarchiques ne sont pas seulement culture d’entreprise spécifique. franches, voire amicales, comme dans de nombreuses PME. Ce sont des rela- Économie morale tions de type paternaliste, conscien- et chute d’un monde social cieusement instaurées pour stabiliser une main d’œuvre volatile. À l’instar de La mobilisation à Global intervient l’usine Brukman, le personnel de l’usine plus tardivement que chez Brukman. est en effet quasi totalement d’ori- Elle aboutit fin 2005 à la création d’une gine « immigrée » : de « l’intérieur du coopérative ouvrière16 . Bien que les pays » (Corrientes, Chaco, Formosa) ou deux usines se distinguent par leur his- des pays limitrophes (Paraguay, Pérou, toire, leur composition ou leur « récupé- Bolivie). Dans les deux cas, elle est issue ration », elles ont en commun le profil d’un milieu rural socialement défavo- dominant de leurs salariés. À leurs yeux, risé. Arrivés jeunes dans la capitale et le patron incarne une autorité à la fois soumis aux travaux les plus pénibles et juste et protectrice. En échange d’une les plus précaires (emplois domestiques, conduite disciplinée et productive, ils en du nettoyage ou du secteur du BTP), reçoivent des rétributions, matérielles et leur embauche à Global constitue une symboliques, qui confirment une cer- opportunité pour sécuriser des trajec- taine suprématie ouvrière. Dans le cas de toires fragiles par la stabilité de l’em- Global, le patron a même la figure « d’un ploi et des revenus. Mais elle signifie père », tant pour la sécurisation des par- plus : par la nature des relations profes- cours de vie que pour la nature des rela- sionnelles, l’entreprise crée les condi- tions professionnelles. Les ouvriers de tions d’une existence sociale valorisée, Brukman et Global s’inscrivent donc en exigeant certes un investissement dans des rapports sociaux de travail productif intense. Les conduites les qui se caractérisent par l’incorporation plus zélées sont récompensées par des d’une culture patronale, à laquelle on « avantages maisons », des prêts ou des accorde confiance et légitimité. services, souvent accompagnés de féli- Or, à partir des années 1990, cette citations informelles. « Je me souviens culture patronale connaît une série de que le patron disait qu’il aimait voir ses grands chambardements. L’économie ouvriers heureux », me racontait une argentine se convertit au néolibéralisme. salariée en 200615 . Pour ces salariés dont Le travail se libère de ses « contraintes ». certains resteront toute leur vie dans Le patronat argentin ne tarde pas à l’entreprise, le sentiment d’appartenance adopter les nouveaux paradigmes de la et de reconnaissance est grand, notam- 16. Pour plus d’informations sur la lutte à Global, 15. Entretien réalisé avec Gloria, en octobre 2006. voir Quijoux, op.cit. savoir/agir 133
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite mondialisation. L’heure est aux profits amicale. Autrement dit, ils entretiennent et aux gains de productivité, au détri- l’illusion des relations professionnelles ment de l’emploi et du travail. Mais d’antan pour mieux exploiter le senti- une crise grave (effet tequila17) apparaît ment d’appartenance à l’entreprise de ces rapidement. Loin de freiner la libérali- ouvriers. Solidaires d’un patron qui leur sation financière, elle devient prétexte a « depuis toujours » « tant » apporté, ils à démanteler l’économie nationale. Les se soumettent par fidélité aux sacrifices réformes se multiplient, ainsi que le qu’imposent officiellement, non pas les non-respect de la législation du travail patrons, mais les difficultés extérieures (non-paiement des charges, des salaires, à l’usine. Car en définitive, ils veulent etc.). Dans un tel contexte, les patrons échapper au pire pour des salariés qui des usines Brukman et Global ne restent se considèrent comme les meilleurs : le insensibles ni au modèle néolibéral, ni chômage. Leur loyauté presque incondi- aux mesures prises par l’administration tionnelle doit les en préserver. Menem (exonération de charges patro- Quand ces salariés prennent nales, développement des contrats par- conscience de l’abandon (Brukman) ou tiels et sans indemnités de licenciements, de la fermeture (Global) de l’usine par etc.)18 . Cela commence dès le début des leurs patrons, la mobilisation relève donc années 1990 pour Brukman, plus tar- davantage de l’économie morale20 que divement pour Global. À Brukman, de de raisons proprement politiques. Ils nombreuses ouvrières sont officielle- réalisent le « cynisme »21 dont ils ont été ment licenciées mais continuent à tra- victimes, par une personne pourtant à vailler au noir. Entre conversion idéo- l’origine de leur ascension économique et logique et crise économique, il est de sociale. En abandonnant « ses » meilleurs moins en moins question d’inculquer le ouvriers, le patron leur vole non seu- travail et la discipline, l’intérêt se portant lement des années de sacrifices, mais il désormais sur les objectifs à atteindre et ne respecte plus les termes d’un contrat les gains de productivité : licenciements, moral qu’il avait lui-même imposé : baisse des salaires, suppression des récompenser une conduite ouvrière faite heures supplémentaires, augmentation de discipline et de productivité, par l’as- des cadences, enfin travail « au noir ». surance d’une rétribution matérielle et On pourrait croire que les fondements symbolique. Autrement dit, l’assurance de l’ancienne culture patronale sont de leur valeur sociale. menacés. En réalité, elle reste relative- L’originalité du décalage souligné ici ment épargnée : en dépit de ces nouvelles entre les acteurs – « ouvriers zélés » – et politiques, les patrons gardent la même la mobilisation – récupération d’usine – « façade »19, la même conduite proche et ne signifie pas qu’il s’agit de luttes isolées ou de type « exotique ». Au contraire, de nombreuses recherches sur le phéno- 17. On désigne en général par « effet tequila » les mène incitent à penser que ce décalage conséquences de la crise mexicaine, déclenchée en décembre 1994 par la soudaine dévaluation du peso mexicain, sur d’autres pays et notamment l’Argentine. 18. Voir Rappoport, op. cit. 20. T hompson E. La formation de la classe ouvrière 19. Goffman E. La mise en scène de la vie anglaise, Paris, Seuil, 1988. quotidienne, Paris, Minuit, 1973. 21. Goffman, op. cit. 134 savoir/agir
Politiques d’ailleurs Usines récupérées d’Argentine : genèse d’une mobilisation ouvrière inédite est récurrent 22 . On peut alors se poser la question de son incidence sur l’autoges- tion, et plus généralement sur la viabilité de ces usines. Premier constat : plus de dix ans après les premières récupérations, presque aucune de ces cent-soixante entreprises n’a mis la clef sous la porte. Certaines ont bien au contraire connu un regain d’activité remarquable. Mais elles ne doivent pas occulter les contraintes qui pèsent sur ces coopératives. Ainsi, à Brukman comme à la Nueva Esperanza (ex-Global), les conditions de travail et de rémunérations se sont considérable- ment dégradées. La vétusté des installa- tions, le manque de personnel qualifié et la concurrence fragilisent ces entreprises, parfois au bord de l’implosion. Outre ces difficultés structurelles, on peut noter que les anciens ouvriers modèles pei- nent à travailler ensemble, à « coopérer ». Aguerris à la productivité et aux salaires à la pièce, ils vivent parfois mal le passage à l’autogestion. Dépendant des aides des autorités locales et fédérales, et profitant d’une économie nationale relativement florissante, ces entreprises « s’en sortent » aujourd’hui. Mais tout changement de conjoncture politique ou économique les mettrait en péril. n 22. Voir Balladares C., Entre la “ fabrica bajo patrón” y la “cooperativa de trabajadores”. Apuntes sobre una empresa recuperada argentina, Buenos Aires, Mimeo, 2007; Fernandez Alvarez M. I. De la supervivencia a la dignidad. Una etnografía de los procesos de “recuperación” de fabricas en la cuidad de Buenos Aires, 336 p. Thèse d’anthropologie, Universidad de Buenos Aires, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2006; Rebon J., Desobedeciendo al desempleo, la experiencia de empresas recuperadas, Buenos Aires, Ediciones Picaso/ la Rosa Blindada, 2004. savoir/agir 135
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