21 janvier 2019 - Fondation pour la recherche stratégique
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21 janvier 2019 Jean-Luc Racine Directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur senior à Asia Centre * La dissuasion nucléaire est au cœur des une quatrième étape, on rendra compte du politiques de défense de l’Inde et du Pakistan. grand débat posé depuis 2013, liant les armes La première partie de cette étude rappellera le nucléaires tactiques pakistanaises à une éven- contexte géopolitique et géostratégique tuelle modification de la doctrine indienne, un particulier dans lequel se déploient les terrain où la guerre des mots fait rage dans de stratégies de communication des deux pays : multiples tribunes. Une cinquième étape un contexte qui a été parfois défini comme portera sur la communication pakistanaise, étant celui du « deuxième âge nucléaire », officielle, orthodoxe ou plus libre. Une sixième après celui de la Guerre froide1. On s’arrêtera partie traitera de la communication portant ensuite plus longuement sur les fondamentaux sur deux volets technologiques, celui de la de la communication sur la dissuasion, posés sûreté et de la sécurité des ressources nu- après les essais nucléaires de 1998 et la cléaires d’une part, celui des seuils technolo- confrontation de Kargil, testant les possibilités giques donnant une nouvelle dimension à la de guerre limitée sous parapluie nucléaire. dissuasion : boucliers antimissiles et MIRVs Une troisième partie portera sur la d’autre part. La communication sur la dissua- communication à l’heure du terrorisme, et de sion dans le cadre des relations stratégiques l’évolution des doctrines et des moyens. Dans sino-indiennes, cadre très différent de celui * Document clos en décembre 2017. des relations indo-pakistanaises, sera abordée 1. Gaurav Kampani and Bharath Gopalaswamy, Asia in brièvement in fine. the ‘second nuclear age’, Washington D.C., The Atlantic Council, South Asia Center, novembre 2017.
Un contexte géopolitique et La politique de communication sur la dissua- géostratégique particulier sion stratégique s’inscrit donc dans le cadre Trois grands paramètres définissent ce plus large d’une politique de communication contexte sud-asiatique : l’histoire difficile des stratégique d’ensemble visant à se légitimer au relations indo-pakistanaises, la question du regard des grands acteurs internationaux, tout statut hors TNP et CTBT, et la relation à la en dénigrant l’adversaire (chacun affirmant Chine. par exemple que sa décision de conduire les essais est réactive, une réponse nécessaire à la menace venue de l’autre camp). Cette tradition Une culture de la méfiance d’accusations réciproques est une dimension Le binôme tendu indo-pakistanais s’inscrit essentielle, qui corrèle les sources de conflits, dans l’histoire des deux pays, entrés en guerre et leurs manifestations conventionnelles ou (asymétrique ou non) dans les semaines qui asymétriques – djihadisme, terrorisme d’un ont suivi la partition de 1947. Au-delà des côté, menaces hégémoniques de l’autre – aux phases de crises conduisant ou non à des guer- stratégies de dissuasion et à la communication res ouvertes, les relations indo-pakistanaises que ces stratégies nourrissent, comme nous le restent marquées du sceau de la suspicion, de verrons. la défiance et de la rancœur : une rancœur La question de la légitimité nucléaire a toute- ravivée côté Pakistan par la sécession du fois évolué depuis une douzaine d’années. A la Bangladesh appuyée par l’armée indienne en dissymétrie des forces conventionnelles (et de 1971, et côté indien par le choix de la pression la puissance économique) entre Inde et asymétrique menée par Islamabad via les Pakistan, s’ajoute en effet depuis 2005-2008 réseaux djihadistes opérant au Cachemire et la dissymétrie des statuts, l’Inde ayant obtenu, au-delà, y compris par des opérations terro- à l’initiative des États-Unis et avec l’appui de ristes spectaculaires (Delhi 2001, Mumbai Paris, Londres et Moscou, un statut déroga- 2008). Cette longue rivalité entre pays voisins toire au TNP en matière d’accès aux technolo- a suscité des inquiétudes après leurs essais gies du nucléaire civil et à l’uranium qu’il nucléaires de mai 1998, nombre d’experts requiert. Cette asymétrie, mise en avant par étrangers s’interrogeant sur la capacité des Islamabad, nourrit à la fois la justification de deux États à gérer le risque nucléaire, ce qui la requête pakistanaise des mêmes faveurs, et fut perçu sur place comme une nouvelle celle de la politique de dissuasion face à un version d’un racisme postcolonial implicite. adversaire bénéficiant d’atouts jugés non justifiés. Construire une légitimité hors TNP La dissuasion stratégique entre Inde et Pakistan s’opère dans un cadre juridique spé- Le paramètre chinois cifique2, aucun des deux pays n’ayant signé le Le binôme indo-pakistanais s’inscrit dans ce TNP. Quoique non tenus par le traité, ils ne qu’Einhorn et Sidhu ont appelé récemment furent pas reconnus en 1998 comme puis- « la chaîne stratégique reliant le Pakistan, sances nucléaires légitimes, d’où les sanctions l’Inde, la Chine et les États-Unis »5. De fait, ce imposées contre eux par certains États, au- que l’on pourrait appeler le système straté- delà de la condamnation générale des essais. gique sud-asiatique repose sur une géométrie Face aux puissances lui récusant le statut de complexe, où se croisent trois triangles entre Nuclear Weapon State, le Premier ministre Inde, États-Unis et Chine. Ces triangles indien affirma ce statut, précisant : « ce n’est emboîtés définissent les cibles principales, pas une reconnaissance que nous recher- mais non uniques, de la communication de chons, et ce n’est pas non plus un statut que New Delhi et d’Islamabad sur la dissuasion d’autres peuvent nous octroyer », puisqu’il stratégique. Une communication à multiples s’agissait bien d’une « réalité indéniable »3. Le niveaux, qui joue à des degrés divers la carte Pakistan se perçoit de même, sans pour autant de l’ambiguïté, voire qui ignore délibérément revendiquer ce statut dès la première dans l’argumentaire des paramètres décisifs déclaration officielle suivant les essais4. de la dissuasion pour peindre l’adversaire sous des traits négatifs tout en se parant de toutes 2. Spécifique, car Israël, non signataire du TNP, n’a les vertus. Se pose alors la question de jamais conduit d’essais nucléaires officialisés, et joue l’objectif visé, qui ne peut tromper les experts, donc, avec l’appui entre autres des États-Unis, sur un statut délibérément ambigu. En 1998, la Corée du Nord mais qui contribue à construire un récit était encore membre du TNP, dont elle s’est retirée en national. 2003. 3. Government of India (GOI), « Suo Moto Statement by Prime Minister Shri Atal Bihari Vajpayee in Parliament », 27 mai 1998. 5. Robert Einhorn & W.P.S. Sidhu (eds.), The Strategic 4. « Pakistani government statement on nuclear tests », Chain linking Pakistan, India, China and the United Islamabad, 28 mai 1998. States, Washington D.C., Brookings, 2017.
Les cibles et les postures de indien, tant oralement (discours du Premier départ de la communication sur ministre à la Chambre) que par écrit (docu- ment remis à la Chambre, développant quel- la dissuasion stratégique : après que peu l’argumentaire du discours)9. Cet les essais argumentaire peut se résumer en quelques Inde et Pakistan disposent tous deux de points, légitimant la démarche indienne : multiples instruments de communication sur la dissuasion stratégique, sous des formes très L’Inde a plaidé de longue date en faveur diverses, y compris au plus haut niveau. On l’a du désarmement nucléaire, ou à défaut vu dès mai 1998, quand les deux Premiers pour un accord de non-prolifération, ministres, à quinze jours d’intervalle, ont sans être entendue. justifié aux yeux de leur nation, comme devant Sa situation stratégique s’est détériorée la communauté internationale, leur décision dans les années 1980-90, en raison de la de conduire des essais, tout en exposant les prolifération nucléaire et balistique dans grands principes de leur stratégie de dissua- la région (comprendre de la Chine au sion. profit du Pakistan) alors même que se développait une « guerre clandestine » recourant au terrorisme soutenu de Justifier la dissuasion stratégique l’étranger (comprendre les djihadistes Côté indien instrumentalisés par le Pakistan). Après les premiers essais des 11 et 13 mai Le pays a fait preuve d’une longue 1998, revendiqués comme militaires, à l’inver- retenue de près d’un quart de siècle se du premier essai de 1974 baptisé « explo- après l’explosion de 1974. Rendus néces- sion nucléaire pacifique » mais servant surtout saires par la situation stratégique, les à « démontrer notre capacité nucléaire », le essais de 1998 ont permis « l’élimination Premier ministre A.B. Vajpayee s’est adressé du doute » quant aux capacités indien- en premier lieu, dès le 12 mai, à la commu- nes. nauté internationale, par le biais d’un message L’Inde n’entend pas utiliser ces armes au Président américain Bill Clinton, publié le pour agresser ou menacer quelque pays lendemain par le New York Times6. A New que ce soit. Ce sont des armes d’auto- Delhi, une conférence de presse, dès le 17, a défense, qui éviteront à l’Inde d’être donné la parole à deux acteurs scientifiques de sujette à des menaces ou à une coer- premier plan liés aux essais, soulignant ainsi cition nucléaires. le poids de la technostructure dans la stratégie nucléaire : A.P.J. Abdul Kalam, conseiller L’Inde a refusé de rejoindre le TNP, scientifique du Premier ministre, Secrétaire discriminatoire, et le TICE. Pour autant, du Department of Defence Research and elle observera « un moratoire volon- Development, père des missiles indiens et plus taire » de ses essais, et pourrait forma- tard Président de la République, et liser cette déclaration de jure. R. Chidambaram, le Président de la Commis- Côté pakistanais sion à l’énergie atomique. La logique de com- munication est significative, oscillant entre Comme son collègue indien, Nawaz Sharif, une part de vérité (oui, les missiles indiens Premier ministre pakistanais, a fait au peuvent être dotés d’une charge nucléaire), la lendemain des premiers essais de son pays probable contre-vérité (une bombe H a été une déclaration qui en justifiait la logique, testée avec succès le 11 mai)7 et le silence faisant au passage son miel des propos éloquent (à la question de l’accession au menaçants du ministre de l’Intérieur indien TICE8. Dernier volet de la communication au L.K. Advani, qui le 18 mai avait déclaré que les plus haut niveau, vis-à-vis du Parlement essais indiens avaient « créé un état qualitativement nouveau dans les relations 6. « Nuclear anxiety. Indian’s Letter to Clinton on the indo-pakistanaises, particulièrement en Nuclear Testing », The New York Times, 13 mai 1998. trouvant une solution durable au problème 7. K. Santhanam, qui pilota les essais de 1998, affirma du Cachemire », et ajoutant : « Islamabad en 2009 que l’essai thermonucléaire avait avorté, pour être aussitôt contredit par le Conseiller à la sécurité doit bien intégrer le changement de la nationale. Une querelle d’experts a marqué cette situation géostratégique dans la région »10. question, le chef de l’armée de terre d’alors ayant lui- Erreur grossière de communication, souligne, même mis en doute la position officielle, et c’est bien celle de Santhanam qui est aujourd’hui jugée être la 9. « Suo Moto Statement by Prime Minister Shri Atal plus crédible. K. Santhanam & Ashok Parthasarathi, Bihari Vajpayee in Parliament », op. cit., 27 mai 1998 et « Pokran II thermonuclear test, a failure », The Hindu, GOI, « Paper laid on the table of the House on 17 septembre 2009. Evolution of India’s Nuclear Policy », 27 mai 1998. 8. « Press Conference with Weapons Scientists », 10 Cité par Praveen Swami, « Kashmir at the Shastri Bhavan, New Delhi, 17 mai 1998. crossroads », Frontline, 20 juin-3 juillet 1998.
acerbe, le journaliste indien Praveen Swami : C’est un préalable politique, qui aboutit trois « Ce que les stratèges pakistanais sur le mois plus tard à un accord de non-attaque des Cachemire n’ont pu réaliser en 50 ans, le installations et facilités nucléaires civiles des gouvernement dirigé par le Bharatiya Janata deux pays, qui se disent « conscients du rôle Party vient à peu de choses près de le faire des mesures de confiance dans la promotion pour eux, dans les cinq semaines qui ont suivi de relations bilatérales basée sur la bonne les essais indiens à Pokhran ». Nawaz Sharif volonté et la confiance mutuelle ». cite les propos d’Advani, et souligne le choix Les premiers mois suivant les essais virent réactif du Pakistan, contraint de « restaurer donc New Delhi et Islamabad travailler à une l’équilibre stratégique » après « la militari- normalisation de leurs relations politiques sation du programme nucléaire indien », le bilatérales, comme si la dissuasion nucléaire, Pakistan démontrant ainsi sa « capacité à désormais officiellement partagée, pouvait à la dissuader l’agression » tout en précisant, fois inspirer la plus grande prudence straté- déclaration majeure, que cette agression soit gique et favoriser les mesures de confiance. « nucléaire ou conventionnelle ». La possibi- Emblématique de cet état d’esprit fut le voyage lité d’une frappe nucléaire en premier est donc à Lahore entrepris par A.B. Vajpayee à annoncée, sans que la formule soit utilisée, l’invitation de Nawaz Sharif en février 1999. dès le lendemain des essais. La Déclaration de Lahore concrétisa cette Dans le même temps, sont affichées des espérance. Portant sur l’ensemble des déclarations rassurantes en direction de la relations bilatérales, elle reconnaissait aussi communauté internationale : que « la nouvelle dimension nucléaire de Le Pakistan continuera de soutenir les l’environnement sécuritaire des deux pays objectifs de désarmement nucléaire et de ajoutait à leur responsabilité d’éviter tout non-prolifération – l’avenir le contre- conflit ». La déclaration fut complétée le dira. même jour par un mémorandum dédié aux questions nucléaires13. « Nos systèmes d’armes nucléaires n’existent que pour l’auto-défense, et il Kargil : premiers signaux sur les formes ne doit y avoir ni appréhension ni de conflits à l’ère nucléaire inquiétude à cet égard ». Les espoirs soulevés par la Déclaration de Islamabad « est prêt à reprendre le Lahore furent de courte durée. Alors même dialogue indo-pakistanais en traitant que les plus hautes autorités politiques ten- de tous les sujets y compris la question taient de calmer le jeu après le choc straté- centrale du Jammu et Cachemire. Ces gique des essais et de cadrer les principes de la sujets imposent des démarches urgentes dissuasion, le chef d’état-major de l’armée en vue de la retenue mutuelle et des pakistanaise, le général Musharraf, tentait une mesures équitables favorisant la autre politique : internationaliser la question stabilisation nucléaire »11. du Cachemire en prenant le risque d’une guerre limitée sous parapluie nucléaire. L’intrusion, pendant l’hiver, de troupes pakis- Calmer le jeu : les accords indo- tanaises et d’irréguliers sur les hauteurs de pakistanais, et leurs limites Kargil, du côté indien de la Ligne de contrôle, La nucléarisation et la nécessité de la paix ne fut découverte qu’au printemps. L’Inde déclencha la « guerre de Kargil », sur le front L’affichage de la signature d’accords conjoints, jouxtant la ligne de contrôle, mais sans la dès 1998, vise à contenir les risques liés à la franchir, ni sans chercher à porter le conflit le nucléarisation des deux pays, mais aussi à long de la frontière internationale. La riposte rassurer la communauté internationale sur indienne, purement conventionnelle et leur capacité à gérer leurs moyens de conduite avec retenue pour éviter toute esca- dissuasion. Par une déclaration conjointe lade pouvant dériver vers une frappe nucléaire publiée en septembre, en marge de pakistanaise, prit du temps. L’internationa- l’Assemblée générale des Nations Unies, les lisation de la question du Cachemire ne se deux Premiers ministres réaffirment croire déroula pas comme prévue par Musharraf. Pris qu’un « environnement durable de paix et de en porte à faux, Nawaz Sharif, faute d’appui à sécurité soit dans l’intérêt suprême de l’Inde, Pékin, se rendit à Washington le 4 juillet 1999. du Pakistan et de la région tout entière »12. La CIA informa le Président Clinton que face 11. Associated Press of Pakistan, « Text of Prime aux avancées indiennes, et surtout face au Minister Muhammad Nawaz Sharif Statement at a possible changement de registre annoncé par Press Conference on Pakistan Nuclear Tests », 29 mai le conseiller indien à la sécurité nationale 1998. 12. « India-Pakistan Joint Statement », New York, 23 13. « The Lahore Declaration » et « Memorandum of septembre 1998. Understanding », 21 février 1999.
Brajesh Mishra à son homologue américain Kargil, c’est aussi l’expression flagrante Sandy Berger en juin, le Pakistan envisageait de la dichotomie du pouvoir pakistanais, le déploiement, voire l’usage d’armes les militaires prenant l’initiative sur le nucléaires14. Une analyse confirmée par les pouvoir civil. confidences de Brajesh Mishra à la journaliste Inquiétée par le risque nucléaire, la indienne Barkha Dutt : après plusieurs communauté internationale, selon le semaines de combat, l’Inde, dans un courrier calcul des stratèges pakistanais, pourrait resté secret confié aux émissaires américains, intervenir sur deux plans : pour faire laissait entendre qu’elle pourrait passer la cesser le conflit avant qu’il ne dérape et, ligne de contrôle, voire user du feu nucléaire si idéalement, pour faire pression sur nécessaire15. Pressé par Clinton de retirer ses l’Inde afin qu’elle évolue sur la question forces au nord de la Ligne de contrôle, Sharif du Cachemire : la communication sur la obtempéra. dissuasion s’efface ici au profit d’une Les leçons de Kargil ont été décisives, en ce communication implicite sur les risques, qu’elles ont posé les cadres de la tension à destination des grandes puissances. nucléaire entre Inde et Pakistan, et illustré Seul le premier volet (faire cesser le pour la première fois quelques grands conflit) se concrétisera. paramètres de la communication sur la Parmi les puissances, les États-Unis dissuasion stratégique en temps de crise. On jouent un rôle sans équivalent : la peut identifier huit leçons : communication indienne, puis pakis- Kargil, c’est une opération décidée par tanaise, sur les risques d’échec de la l’état-major pakistanais prenant le dissuasion vise essentiellement risque d’une guerre conventionnelle, Washington. La Maison Blanche, en pariant que l’adversaire ne tentera contact avec le Premier ministre indien, qu’une riposte mesurée en raison de la pèsera de tout son poids sur Nawaz nouvelle menace nucléaire : commu- Sharif pour que les forces pakistanaises nication à l’égard de l’adversaire. reculent : Clinton lui présente deux Kargil, c’est aussi l’apprentissage de la déclarations publiques s’ajustant à sa communication en temps de guerre décision. En cas de refus, la seconde limitée sous parapluie nucléaire. Le déclaration fera porter tout le blâme sur Premier ministre indien avait d’abord le Pakistan17. La communication améri- annoncé que l’Inde n’entrerait pas en caine devient un facteur de la sortie de territoire pakistanais, chassant simple- conflit. ment les intrus. Le chef d’état-major lui Dans ce grand moment de diplomatie, la a fait comprendre qu’une telle décla- communication sur les risques d’échec ration restreignait ses marges de de la dissuasion stratégique se fait entre manœuvre. Le soir même, à la télévision, très hauts fonctionnaires, puis entre le conseiller à la sécurité rouvrait chefs d’État et de gouvernement, jusqu’à l’option d’un franchissement éventuel de ce qu’une déclaration publique soit pos- la Ligne de contrôle, tandis que la sible. La confidentialité de ces échanges Marine indienne transférait une part de sera levée ultérieurement, par le récit sa flotte Est du Golfe du Bengale à la d’acteurs, sans que tous ces acteurs mer d’Arabie, clair signal au Pakistan : soient d’accord entre eux. Shamshad communication à l’égard de l’adversaire, Ahmad, Secrétaire d’État pakistanais en en retour16. 1999, dénoncera ainsi la stratégie Kargil, c’est aussi la première guerre Clinton vis-à-vis de Sharif comme men- télévisée, définie comme guerre côté songère, une sorte de chantage à la indien, et cristallisant le sentiment guerre nucléaire, en arguant qu’à national, alors que côté officiel pakis- l’époque, le Pakistan n’avait pas d’armes tanais, on affirme que seuls des irrégu- nucléaires opérationnelles, contraire- liers ont franchi la ligne de contrôle. Le ment à l’affirmation de Clinton à terme de guerre est récusé. On parlera Sharif18. Un point réaffirmé par plus tard, chez les critiques pakistanais, Musharraf dans ses mémoires, où il de « la mésaventure de Kargil ». déclare que le risque imminent d’une 14. Bruce Riedel, dans son hommage à Sandy Berger, 17. Bruce Riedel, American Diplomacy and the 1999 « Farewell Sandy Berger, the Clinton Man who Stopped Kargil Summit at Blair House, Policy Paper, Armageddon », The Daily Beast, 12 février 2015. Philadelphie, Centre for the Advanced Studies of India, 2002. 15. Barkha Dutt, This Unquiet Land. Stories from India’s Fault Lines, New Delhi, Aleph Book Company, 18. Press Trust of India, « Clinton’s n-hoax forced 2016, p. 60. Pakistan to end Kargil war », The Indian Express, 15 octobre 2006. 16. Barkha Dutt, op. cit. p. 61.
guerre nucléaire était « un mythe »19. comprit qu’on avait là le cœur de la position Enfin, le recul de Sharif et l’évacuation indienne en matière de dissuasion. des combattants pakistanais marque Au-delà des justifications réitérées du choix l’échec de la tentative de guerre limitée nucléaire, le cœur de la doctrine indienne et sous parapluie nucléaire voulue par les de sa posture de dissuasion fut ainsi militaires. Cet échec va renforcer l’autre publiquement formulé : option, déjà lancée en 1993 au « India shall pursue a doctrine of credible Cachemire, alors que New Delhi savait minimum nuclear deterrence. In this policy of depuis 1987 que le Pakistan se dotait de “retaliation only”, the survivability of our capacités nucléaires : passage de la arsenal is critical. This is a dynamic concept guerre conventionnelle à la guerre related to the strategic environment, asymétrique, utilisant djihadistes voire technological imperatives and the needs of terroristes, qui vont désormais cibler national security. The actual size components, deployment and employment of nuclear forces l’Inde au-delà du Cachemire : cette will be decided in the light of these factors. stratégie va nourrir la crise de 2001- India's peacetime posture aims at convincing 2002, et celle consécutive aux attentats any potential aggressor that: (a) any threat of de Mumbai en 2008, reposant la use of nuclear weapons against India shall question de la riposte indienne en invoke measures to counter the threat: and (b) contexte nucléaire. any nuclear attack on India and its forces shall result in punitive retaliation with nuclear weapons to inflict damage unacceptable to the La communication sur la doctrine : les aggressor ». positions de départ La nécessité de la triade est affirmée, comme La publication de la doctrine (provisoire) le sont les principes de crédibilité, effectivité indienne et survie, selon les normes du C4I2. Seul le Dès les lendemains de Kargil, New Delhi Premier ministre « ou son successeur dési- publie une ébauche de doctrine nucléaire, gné » peut décider du feu nucléaire. Enfin, sur préparée par le National Security Advisory le plan de la diplomatie nucléaire, deux Board (NSAB). Brajesh Mishra, le NSA, en objectifs sont avancés : à l’échelle interna- présentant en août 1999 ce document « pour tionale, proposer aux autres États nucléarisés un débat public » joue très explicitement la un traité international interdisant le feu en carte de la communication : « nous avons premier et un engagement inconditionnel de décidé de rendre ce document public non-frappe sur les États non nucléarisés ; à conformément à notre position en faveur de l’échelle régionale (sans que l’expression soit la plus grande transparence dans les prises employée), « des réductions appropriées du de décision ». Il précise, remarque importante, risque nucléaire et des mesures de confiance qu’il s’agit d’un « draft proposé par le NSAB seront recherchées, négociées et instituées ». qui n’est pas encore approuvé par le gouvernement », qui devra se prononcer après les prochaines élections20. Celles-ci ont eu lieu La doctrine pakistanaise implicite à l’automne, sans que le gouvernement Bien que le mémorandum indo-pakistanais du Vajpayee, reconduit, ne se prononce rapi- 21 février 1999 ait annoncé que les deux pays dement sur la question. publieraient leur doctrine, aucun texte officiel L’option choisie avait donc deux avantages : spécifique n’est sorti à ce jour au Pakistan. Le elle crédibilisait la responsabilité indienne et cœur de la doctrine pakistanaise et de sa donnait de nombreuses précisions sur la posture de dissuasion tient dans cette phrase posture de dissuasion, en développant les déjà évoquée de Nawaz Sharif annonçant les principes énoncés par le Premier ministre dès premiers essais : mai 1998, sans pour autant se lier les mains en « Our decision to exercise the nuclear option soulignant qu’il s’agissait de la « proposition » has been taken in the interest of national self- d’un « Conseil consultatif ». Mais chacun defence. These weapons are to deter aggres- sion, whether nuclear or conventional »22. 19. « In 1999 our nuclear capability was not Une frappe en premier est donc envisagée, en operational. Merely exploding a bomb does not mean that you are operationally capable of deploying cas de percée indienne dans le cadre d’une nuclear forces on the field and delivering a bomb guerre conventionnelle. Le message est clair : across the border on a selected target. Any talk of la menace nucléaire permet la dissuasion du preparing for nuclear strikes is preposterous ». Pervez faible au fort. Musharraf, In the Line of Fire. A Memoir, Londres, Simon & Schuster UK, 2006, pp. 97-98. 21. « Draft Report of National Security Advisory Board 20. GoI, « Opening Remarks by National Security on Indian Nuclear Doctrine », 17 août 1999. Adviser Mr. Brajesh Mishra at the Release of the Draft Indian Nuclear Doctrine », 17 août 1999. 22. Nawaz Sharif, op. cit. 29 mai 1998. Voir note 9.
Quand il prend la parole de l’Assemblée in which the nuclear threat is increased at each générale des Nations-Unies quatre mois après step to deter India from attack. The first step les essais, ce n’est évidemment pas une could be a public or private warning, the doctrine précise de dissuasion que Nawaz second a demonstration explosion of a small nuclear weapon on its own soil, the third step Sharif formule devant la communauté would be the use of a few nuclear weapons on internationale, après avoir rappelé pourquoi le its own soil against Indian attacking forces. Pakistan s’est nucléarisé face à la menace The fourth stage would be used against critical indienne. Il énonce de simples principes de but purely military targets in India across the gestion de la menace nucléaire en Asie du border from Pakistan. Probably in thinly Sud : populated areas in the desert or semi-desert, causing least collateral damage. This may Refus d’une course aux armements prevent Indian retaliation against cities in nucléaires ou conventionnels ; Pakistan. Some weapon systems would be in Moratoire unilatéral sur les essais si reserve for the counter-value role. »24. l’Inde s’y tient aussi et soutien au TICE Nous avons donc là, dès 1999, un exposé si l’Inde y souscrit aussi ; officieux de la doctrine de dissuasion pakis- Recherche d’un dialogue avec l’Inde sur tanaise incluant l’usage possible d’armes nu- un régime de retenue nucléaire et cléaires tactiques sur le sol pakistanais contre d’équilibre conventionnel ; une percée conventionnelle indienne, et en dernier ressort une frappe contre l’Inde, en Politique de non-prolifération ; visant les installations militaires (counter- Demande d’application du principe de force) plutôt que les populations civiles et les traitement égal entre Inde et Pakistan. infrastructures (counter-value), non exclues Mais en centrant son argumentaire sur cependant, les garanties de rétorsion contre la l’importance du Cachemire et sur la nécessité réplique indienne ne dépendant pas encore d’un équilibre des forces conventionnelles d’une triade. avec l’Inde, Sharif demande (et sait qu’il Cette doctrine implique que, si le contrôle du demande) l’impossible. Il entend en fait feu nucléaire doit être par principe dans les pousser la communauté internationale à faire mains du Premier ministre, celui-ci devra le pression sur l’Inde sur le Cachemire, jouant déléguer aux militaires en cas de besoin25. sur la stratégie de la peur, en soulignant la Bien sûr, il ne s’agit pas là d’une commu- fragilité de la dissuasion : nication officielle sur la doctrine de dissuasion « Nuclear deterrence between Pakistan and pakistanaise, mais on peut y voir une façon India will remain fragile and dangerous as d’avertir l’Inde sans engager le gouvernement long as there is a growing imbalance in ou les forces armées dans des controverses conventional forces. This needs to be internationales. redressed »23. Il reviendra ensuite aux commentateurs de mettre en perspective les divers propos des Du terrorisme sous parapluie autorités pakistanaises. Ainsi de l’ancien com- nucléaire à l’évolution des mandant des forces spéciales pakistanaises, le doctrines et des moyens : général Lodi (cr), qui publie en 1999 (après la communication et signaux. 2002- Déclaration de Lahore et avant Kargil), dans une revue spécialisée, un premier article de 2012 fond sur la doctrine nucléaire pakistanaise. Au Le tournant de 2001-2002 : penser et -delà des récriminations envers la politique formuler la riposte au défi terroriste indienne depuis 1947, Lodi souligne que la L’échec de la stratégie du risque de guerre dissuasion fonctionne, puisqu’après les essais limitée sous parapluie nucléaire va remettre pakistanais l’Inde a abandonné son ton en première ligne la guerre asymétrique, par le agressif : « The war hysteria seemed to have biais des djihadistes pakistanais opérant au subsided. This is what deterrence is all Cachemire et, au-delà. La première attaque about ». Mais surtout, il développe ce qui est terroriste majeure frappe New Delhi en aujourd’hui le cœur de la dissuasion pakis- décembre 2001. C’est l’heure de vérité pour la tanaise, en précisant, en référence à l’analyste dissuasion, l’Inde puis le Pakistan mobilisant américain Stephen Cohen, ce que pourrait être leurs troupes près de leur frontière. Le face-à- une réponse graduée à une poussée militaire face durera jusqu’à l’automne 2002, sans indienne : opération militaire indienne. La dissuasion nucléaire du faible au fort semble donc « This would entail a stage-by-stage approach fonctionner. 23. U.N. General Assembly official records : « Address 24. Sardar F.S. Lodi, « Pakistan’s Nuclear Doctrine », by Mr. Mohammad Nawaz Sharif, Prime Minister of Defence Journal, Karachi, avril 1999. the Islamic Republic of Pakistan », New York, 23 septembre 1998. 25. Lodi, op. cit.
La réponse indienne à cette situation va être triple. Sur le plan politico-diplomatique, la De « Cold Start » au nucléaire tactique communication de New Delhi va s’efforcer de pakistanais : signaux et contre-signaux ternir l’image du Pakistan. Le général Mushar- Tirant les leçons de la trop lente mobilisation raf, nouvel « allié » des États-Unis dans la après l’attaque terroriste contre le Parlement, guerre contre les talibans afghans et al-Qaïda, la doctrine, visant spécifiquement le Pakistan, sera contraint de prendre des engagements donne le pas à des forces d’intervention de contre toute action terroriste à partir du sol l’armée désormais rapprochées de la frontière. pakistanais. L’interdiction des mouvements Ces huit groupes intégrés doivent permettre djihadistes visés ne sera toutefois que de des avancées rapides sur les marges du façade. Pakistan en représailles d’une action militaire Sur le plan de la dissuasion nucléaire, New ou terroriste28. Delhi peut communiquer sur sa volonté de L’ambiguïté préside ici en matière de retenue, mais au risque d’apparaître faible et communication, car le gouvernement indien indécis. Pour parer à ce risque, les dirigeants va laisser planer un doute : n’est-ce là qu’une indiens révisent leur doctrine de dissuasion, doctrine exprimée par un chef d’état-major, ou en un document resté secret, mais dont l’idée est-ce une doctrine officielle ? Au-delà de force est rendue publique en janvier 2003, par l’ambiguïté cultivée par le pouvoir, ce sont les un communiqué des Services du Premier réformes dans la structure des forces qui ministre qui résume la doctrine en huit points, donneront les signaux. Plus généralement, la et qui précise les principes de décision (par la doctrine, affublée d’un nom très médiatique, Nuclear Command Authority présidée par le Cold Start, a été prise au sérieux, et a donné Premier ministre) et les principes d’opéra- lieu à d’innombrables commentaires, en Inde bilité. Les points majeurs de la doctrine et ailleurs29. opérationnelle sont ainsi exposés : L’interprétation pakistanaise, quant à elle, est « Building and maintaining a minimum claire : la doctrine Cold Start rompt l’équilibre credible deterrent. militaire et la politique de retenue entre les A posture of ‘No Fist-Use’ nuclear doctrine. deux voisins. Elle témoigne de l’agressivité Nuclear weapons will be used in retaliation d’une Inde prête à franchir la frontière, en against a nuclear attack on Indian territory faisant l’amalgame entre les acteurs non or on Indian forces anywhere. étatiques et l’État pakistanais. Sur ce dernier Nuclear retaliation to a first strike will be point, la bataille de communication sera massive and designed to inflict unacceptable perdue par Islamabad, mais le rôle que doit damage. jouer le Pakistan dans la solution du problème Non-use of nuclear weapons against non- afghan lui permet d’échapper aux sanctions nuclear weapon states. américaines ou internationales pour soutien à des organisations terroristes. However, in the event of a major attack against India, or Indian forces anywhere by La vraie réponse du Pakistan à la doctrine biological or chemical weapons, India will Cold Start sera technologique et stratégique. retain the option of retaliating with nuclear Ce que le général Lodi avait envisagé en 1999 weapons »26. prend corps avec les premiers essais du La grande nouveauté est moins la réitération missile Nasr, à très courte portée (60 km), d’une force de dissuasion minimale mais cré- outil dédié aux frappes nucléaires tactiques, dible, que l’exposé de ses possibilités d’emploi. en territoire pakistanais, contre l’avancée C’est sur ce point que se forge, troisième volet transfrontalière des « groupes intégrés » de la réponse indienne, le lien entre doctrine prévus par la doctrine indienne. C’est le dépar- de dissuasion et l’évolution de la doctrine tement des relations publiques des forces conventionnelle. En avril 2004, la conférence armées pakistanaises (ISPR) qui publie un des généraux de corps d’armée indiens élabore 28. P.R. Chari, « India’s Nuclear Doctrine, Stirrings of une nouvelle doctrine, inspirée d’idées for- Change », note 1. Carnegie Endowment for mulées par l’état-major dès les années 1980, International Peace, Washington, 4 juin 2014. mais en les modifiant. Le document reste « The Cold Start strategy differs radically from the defensive classifié, mais l’essentiel filtre dans la presse, posture traditionally adopted by India after it gained independence in 1947. The goal of this strategy is ‘to establish sous le nom de Cold Start, ou « démarrage à the capacity to launch a retaliatory conventional strike froid »27. against Pakistan that would inflict significant harm on the Pakistan Army before the international community could 26. GOI, Prime Minister’s Office, Press release: intercede, and at the same time, pursue narrow enough aims « Cabinet Committee on Security reviews progress in to deny Islamabad any justification to escalate the clash to operationalizing India’s Nuclear doctrine », New Delhi, the nuclear level ». 4 janvier 2003. 29. Walter C. Ladwig III, « Cold Start for Hot Wars? The Indian Army’s New Limited War Doctrine », 27. « ‘Cold Start’ t/o new war doctrine », The Times of International Security, Vol. 32, No. 3 (Winter India, 14 avril 2004. 2007/08), pp. 158-190.
communiqué de presse, précisant la nature de been improving our systems with respect to ce premier essai réussi d’un missile balistique mobilisation, but our basic military posture is multitubes dont l’objet sera de porter « des defensive »33. têtes nucléaires de haute précision et de Cold Start existe-il ? À lire les commentaires puissance appropriée, et de grande mobi- issus de milieux autorisés, sinon officiels, on lité »30. Un succès immédiatement commenté comprend l’abondance de la littérature sur le par le général Kidwai, le DG du commande- « paradoxe de la sécurité et de l’insécurité en ment des forces stratégiques pakistanaises, et Asie du Sud » cher aux analystes américains, par Shireen Mazari, l’ancienne directrice de et élaboré après Kargil34. D’où l’importance, l’Institute for Strategic Studies Islamabad conclut Ahmed, de conduire avec le Pakistan (ISSI), le think-tank proche du ministère des un dialogue sur les doctrines, « pour cons- Affaires étrangères, qui observe que les truire un script mutuellement intelligible »… « indian dreams of a limited war against Un constat est lui indéniable : les très graves Pakistan through its Cold Start strategy have attentats de Mumbai n’ont pas conduit le been laid to rest. This will allow for a gouvernement congressiste de Manmohan reassertion of a stable nuclear deterrence in Singh à engager une réplique Cold Start contre the region ». le Pakistan. Le dialogue diplomatique engagé Cinq jours plus tard, l’Institute for Defence avec Islamabad depuis 2004 et qui semblait Studies and Analyses (IDSA), le think tank en 2007 avoir avancé sur le Cachemire a été indien lié au Ministère de la Défense, publie suspendu, et n’a pas vraiment repris depuis. une première analyse de l’événement et de L’opposition nationaliste hindoue a été beau- l’interprétation de Mazari31. L’auteur souligne coup moins vive qu’on ne pouvait l’anticiper la politique de communication à l’œuvre dans sur cette réponse aux attentats, et aux élec- les commentaires de Kidwai et Mazari, et tions générales de 2009, six mois plus tard, le salue le savoir-faire pakistanais en la matière, parti du Congrès a été reconduit au pouvoir. car depuis longtemps « its deployment of nationalist strategic analysts to inform, Le débat indien sur la non-frappe rationalise, legitimise and influence has been en premier : communications proactive. ». Il note aussi, signal d’une autre d’experts, communications nature, que l’essai de Nasr a eu lieu alors que politiques l’armée indienne lançait au Rajasthan voisin, les manœuvres « Vijayi Bhava »32. Sur le fond, Du débat d’experts à la communication Ahmed estime que la logique de Mazari est politique : 2013-2014 « anachronique », car le chef d’état-major indien V.K. Singh a démenti en 2010 Crédibilité de la dissuasion et lacunes de la l’existence de la doctrine Cold Start en ces communication termes : En avril 2013, Shyam Saran, ancien Secrétaire « There is nothing called 'Cold Start'. As part of d’État indien ayant signé l’accord indo- our overall strategy we have a number of pakistanais de 2009 sur la pré-notification des contingencies and options, depending on what essais de missiles balistiques, et désormais the aggressor does. In the recent years, we have président du National Security Advisory Board, contribue publiquement au débat dans 30. Inter Services Public Relations, press release 94/2011, Rawalpindi, 19 avril 2011. une conférence de think-tank, en sa « capacité 31. Ali Ahmed, « Making Sense of Nasr », IDSA strictement personnelle ». Il pose cette Comments, 24 avril 2011. question, dans une intervention qui devient un 32. « Vijayi Bhava » : l’esprit de la victoire, en sanscrit. texte de référence : la dissuasion nucléaire Les manœuvres étaient conduites par l’une des indienne est-elle crédible35 ? Sa réponse est formations d’attaque baptisée Kharga Corps, du nom positive, puisqu’elle prévoit « une riposte de l’épée de la déesse Kali. « Nasr » : victoire, en arabe et en ourdou. Nasr appartient à la série des missiles massive » conçue pour infliger à l’adversaire « Haft » (un des sens du mot en arabe : apporter la « des dommages inacceptables ». Et de ruine, destructeur. C’est aussi le nom d’une des épées du Prophète). La sémiologie des noms de missiles 33. « No ‘Cold Start’ doctrine, India tells US », The mériterait un développement particulier. Côté indien, Indian Express, 9 septembre 2010. Le général V.K. les références renvoient à la cosmologie sanskrite : Singh réagissait à des analyses de l’ambassadeur Agni (le feu), Prithvi (la terre), Akash (le ciel), Sagarika américain en Inde révélées par Wikileaks. (océanique), les missiles de courte portée s’inspirant de 34. Gagne, Baweja, Biringer, Krepon, et Chari, The la mythologie hindoue : Nag (le serpent), Trishul (le Stability Instability Paradox. Nuclear Weapons and trident de Shiva). Côté pakistanais, on se réfère Brinkmanship in South Asia, Washington D.C., volontiers aux grands conquérants musulmans ayant Stimson Center, 2001. envahi l’Inde : Ghauri (Shahabuddin Mohammad Ghori), Ghaznavi (Mahmoud de Ghazni), Babur (le Michael Krepon et al. (eds)., Deterrence Instability in premier des grands Mogols). Voir Nishank Motwani, South Asia., Washington D.C., Stimson Center, 2015. « Symbolic Names of South Asian Ballistic Missiles », 35. Shyam Saran, « Is India’s nuclear deterrent Languages of Security in the Asia-Pacific, Australian credible ? », Intervention devant la Subbu Forum National University, 30 septembre 2011. Society for Policy Studies, New Delhi, 24 avril 2013.
souligner, en se référant aux armes nucléaires Chacun comprend que la révision devrait tactiques pakistanaises : porter sur l’engagement de non-frappe en « The label on a nuclear weapon used for premier, comme le suggèrent des porte-parole attacking India, strategic or tactical, is du parti. Le débat quitte le cercle des experts, irrelevant from the Indian perspective. A pour entrer dans la sphère politique, à un limited nuclear war is a contradiction in terms. moment crucial, quand le BJP apparaît Any nuclear exchange, once initiated, would comme un vainqueur probable des élections swiftly and inexorably escalate to the strategic générales dont la première des dix phases level. Pakistan would be prudent not to assume commence précisément ce jour-là. Sentant le otherwise as it sometimes appears to do, most péril, le président du BJP, Rajnath Singh, recently by developing and perhaps deploying theatre nuclear weapons ». confirme à la presse le 14 avril que le parti reste fidèle à la non-frappe en premier, ce que Et de suggérer, cet avertissement donné, confirme Narendra Modi, candidat au poste qu’Islamabad signe avec New Delhi un accord de Premier ministre, dans un entretien de non-frappe en premier. Mais surtout, Saran télévisé : tire de l’analyse des débats portant sur le péril « No first use was a great initiative of Atal nucléaire en Asie du Sud, qu’ils soient con- Bihari Vajpayee – there is no compromise on duits dans la région ou ailleurs, une conclu- that. We are very clear. No first use is a sion claire soulignant la nocivité du manque reflection of our cultural inheritance »38. de communication sur la dissuasion straté- gique indienne, un constat qui mérite d’être Trois ans et demi après la victoire de Narendra Modi, l’Inde n’a pas publié de nouvelle longuement cité : doctrine dûment révisée. Mais le débat s’est « The secrecy which surrounds our nuclear considérablement amplifié. programme, […], is now counter-productive. There is not enough data or information that Le débat s’étend et s’internationalise flows from the guardians of our strategic assets Inde : appels à réviser la doctrine et à une to enable reasoned judgments and evaluations. meilleure communication There has been significant progress in the modernization and operationalization of our L’ampleur du débat sur l’évolution possible de strategic assets, but this is rarely and only la doctrine indienne souligne que la commu- anecdotally shared with the public. The result is nication politique émanant du BJP ne suffit an information vacuum, which then gets pas à clore la question. P.R. Chari, ancien haut occupied by either ill-informed or motivated fonctionnaire au ministère de la Défense, speculation or assessments. » ancien directeur de l’IDSA, et commentateur Compétition politique et incertitudes de la très reconnu, dresse un premier état des lieux communication : Inde, 2014 très dérangeant. Son argumentaire note l’inefficacité de la dissuasion contre des mena- Le débat va vraiment prendre corps un an plus ces concrètes (Kargil, New Delhi et Mumbai), tard, à la veille des élections générales indien- des acteurs non-étatiques (y compris via des nes. Plaidant pour un désarmement nucléaire attaques biologiques ou chimiques), l’inadé- universel, le Premier ministre indien Man- quation d’une doctrine de riposte massive avec mohan Singh, qui achève son deuxième man- le droit humanitaire et le manque de dat, suggère dans une conférence qu’un accord cohérence de la chaîne de commandement global sur une non-frappe en premier puisse nucléaire. Et Chari de conclure sur la nécessité être un premier pas dans cette direction36. d’abandonner la posture de non-emploi en La réponse du Bharatiya Janata Party (BJP), premier et la difficulté d’exprimer une principale force d’opposition d’inspiration doctrine crédible à la fois contre le Pakistan et nationaliste hindoue, est immédiate. Son pro- la Chine39. gramme électoral, rendu public le 7 avril, Le débat va alors s’amplifier, en Inde, au contient un paragraphe consacré au program- Pakistan et aux États-Unis. Dans l’abondance me nucléaire stratégique. Le BJP entend des analyses et des questionnements indiens, certes « maintenir une dissuasion minimale la révision de la doctrine est un thème crédible modulée par les réalités géostra- récurrent, qui nourrit la réflexion de nom- tégiques changeantes », mais ajoute qu’il va breux think tanks, dont les publications réviser la doctrine « to make it relevant to n’engagent « ni l’institution, ni le gouverne- challenges of current times »37. ment ». En termes de communication, le 36. « Inaugural Address by Dr Manmohan Singh, silence largement entretenu par le nouveau Prime Minister of India on A Nuclear Weapon-Free 38. Reuters, « India’s Modi : No change to ‘no first use’ World : From Conception to Reality », New Delhi, nuclear weapons doctrine », Business Insider, 16 avril Institute for Defence Studies and Analyses, 2 avril 2014. 2014. 39. P.R. Chari, « India’s Nuclear Doctrine: Stirrings of 37. Bharatiya Janata Party, Electoral Manifesto 2014, Change », Washington DC, Carnegie’s Nuclear Policy p. 39. Program, 4 juin 2014.
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