21 janvier 2019 - Fondation pour la recherche stratégique

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21 janvier 2019

Jean-Luc Racine
Directeur de recherche émérite au CNRS,
chercheur senior à Asia Centre

                                                                                                      *

La dissuasion nucléaire est au cœur des                   une quatrième étape, on rendra compte du
politiques de défense de l’Inde et du Pakistan.           grand débat posé depuis 2013, liant les armes
La première partie de cette étude rappellera le           nucléaires tactiques pakistanaises à une éven-
contexte géopolitique et géostratégique                   tuelle modification de la doctrine indienne, un
particulier dans lequel se déploient les                  terrain où la guerre des mots fait rage dans de
stratégies de communication des deux pays :               multiples tribunes. Une cinquième étape
un contexte qui a été parfois défini comme                portera sur la communication pakistanaise,
étant celui du « deuxième âge nucléaire »,                officielle, orthodoxe ou plus libre. Une sixième
après celui de la Guerre froide1. On s’arrêtera           partie traitera de la communication portant
ensuite plus longuement sur les fondamentaux              sur deux volets technologiques, celui de la
de la communication sur la dissuasion, posés              sûreté et de la sécurité des ressources nu-
après les essais nucléaires de 1998 et la                 cléaires d’une part, celui des seuils technolo-
confrontation de Kargil, testant les possibilités         giques donnant une nouvelle dimension à la
de guerre limitée sous parapluie nucléaire.               dissuasion : boucliers antimissiles et MIRVs
Une troisième partie portera sur la                       d’autre part. La communication sur la dissua-
communication à l’heure du terrorisme, et de              sion dans le cadre des relations stratégiques
l’évolution des doctrines et des moyens. Dans             sino-indiennes, cadre très différent de celui
* Document clos en décembre 2017.                         des relations indo-pakistanaises, sera abordée
1. Gaurav Kampani and Bharath Gopalaswamy, Asia in        brièvement in fine.
the ‘second nuclear age’, Washington D.C., The Atlantic
Council, South Asia Center, novembre 2017.
Un contexte géopolitique et                                La politique de communication sur la dissua-
géostratégique particulier                                 sion stratégique s’inscrit donc dans le cadre
Trois grands paramètres définissent ce                     plus large d’une politique de communication
contexte sud-asiatique : l’histoire difficile des          stratégique d’ensemble visant à se légitimer au
relations indo-pakistanaises, la question du               regard des grands acteurs internationaux, tout
statut hors TNP et CTBT, et la relation à la               en dénigrant l’adversaire (chacun affirmant
Chine.                                                     par exemple que sa décision de conduire les
                                                           essais est réactive, une réponse nécessaire à la
                                                           menace venue de l’autre camp). Cette tradition
Une culture de la méfiance                                 d’accusations réciproques est une dimension
Le binôme tendu indo-pakistanais s’inscrit                 essentielle, qui corrèle les sources de conflits,
dans l’histoire des deux pays, entrés en guerre            et leurs manifestations conventionnelles ou
(asymétrique ou non) dans les semaines qui                 asymétriques – djihadisme, terrorisme d’un
ont suivi la partition de 1947. Au-delà des                côté, menaces hégémoniques de l’autre – aux
phases de crises conduisant ou non à des guer-             stratégies de dissuasion et à la communication
res ouvertes, les relations indo-pakistanaises             que ces stratégies nourrissent, comme nous le
restent marquées du sceau de la suspicion, de              verrons.
la défiance et de la rancœur : une rancœur                 La question de la légitimité nucléaire a toute-
ravivée côté Pakistan par la sécession du                  fois évolué depuis une douzaine d’années. A la
Bangladesh appuyée par l’armée indienne en                 dissymétrie des forces conventionnelles (et de
1971, et côté indien par le choix de la pression           la puissance économique) entre Inde et
asymétrique menée par Islamabad via les                    Pakistan, s’ajoute en effet depuis 2005-2008
réseaux djihadistes opérant au Cachemire et                la dissymétrie des statuts, l’Inde ayant obtenu,
au-delà, y compris par des opérations terro-               à l’initiative des États-Unis et avec l’appui de
ristes spectaculaires (Delhi 2001, Mumbai                  Paris, Londres et Moscou, un statut déroga-
2008). Cette longue rivalité entre pays voisins            toire au TNP en matière d’accès aux technolo-
a suscité des inquiétudes après leurs essais               gies du nucléaire civil et à l’uranium qu’il
nucléaires de mai 1998, nombre d’experts                   requiert. Cette asymétrie, mise en avant par
étrangers s’interrogeant sur la capacité des               Islamabad, nourrit à la fois la justification de
deux États à gérer le risque nucléaire, ce qui             la requête pakistanaise des mêmes faveurs, et
fut perçu sur place comme une nouvelle                     celle de la politique de dissuasion face à un
version d’un racisme postcolonial implicite.               adversaire bénéficiant d’atouts jugés non
                                                           justifiés.
Construire une légitimité hors TNP
La dissuasion stratégique entre Inde et
Pakistan s’opère dans un cadre juridique spé-              Le paramètre chinois
cifique2, aucun des deux pays n’ayant signé le             Le binôme indo-pakistanais s’inscrit dans ce
TNP. Quoique non tenus par le traité, ils ne               qu’Einhorn et Sidhu ont appelé récemment
furent pas reconnus en 1998 comme puis-                    « la chaîne stratégique reliant le Pakistan,
sances nucléaires légitimes, d’où les sanctions            l’Inde, la Chine et les États-Unis »5. De fait, ce
imposées contre eux par certains États, au-                que l’on pourrait appeler le système straté-
delà de la condamnation générale des essais.               gique sud-asiatique repose sur une géométrie
Face aux puissances lui récusant le statut de              complexe, où se croisent trois triangles entre
Nuclear Weapon State, le Premier ministre                  Inde, États-Unis et Chine. Ces triangles
indien affirma ce statut, précisant : « ce n’est           emboîtés définissent les cibles principales,
pas une reconnaissance que nous recher-                    mais non uniques, de la communication de
chons, et ce n’est pas non plus un statut que              New Delhi et d’Islamabad sur la dissuasion
d’autres peuvent nous octroyer », puisqu’il                stratégique. Une communication à multiples
s’agissait bien d’une « réalité indéniable »3. Le          niveaux, qui joue à des degrés divers la carte
Pakistan se perçoit de même, sans pour autant              de l’ambiguïté, voire qui ignore délibérément
revendiquer ce statut dès la première                      dans l’argumentaire des paramètres décisifs
déclaration officielle suivant les essais4.                de la dissuasion pour peindre l’adversaire sous
                                                           des traits négatifs tout en se parant de toutes
2. Spécifique, car Israël, non signataire du TNP, n’a      les vertus. Se pose alors la question de
jamais conduit d’essais nucléaires officialisés, et joue   l’objectif visé, qui ne peut tromper les experts,
donc, avec l’appui entre autres des États-Unis, sur un
statut délibérément ambigu. En 1998, la Corée du Nord      mais qui contribue à construire un récit
était encore membre du TNP, dont elle s’est retirée en     national.
2003.
3. Government of India (GOI), « Suo Moto Statement
by Prime Minister Shri Atal Bihari Vajpayee in
Parliament », 27 mai 1998.                                 5. Robert Einhorn & W.P.S. Sidhu (eds.), The Strategic
4. « Pakistani government statement on nuclear tests »,    Chain linking Pakistan, India, China and the United
Islamabad, 28 mai 1998.                                    States, Washington D.C., Brookings, 2017.
Les cibles et les postures de                              indien, tant oralement (discours du Premier
départ de la communication sur                             ministre à la Chambre) que par écrit (docu-
                                                           ment remis à la Chambre, développant quel-
la dissuasion stratégique : après                          que peu l’argumentaire du discours)9. Cet
les essais                                                 argumentaire peut se résumer en quelques
Inde et Pakistan disposent tous deux de                    points, légitimant la démarche indienne :
multiples instruments de communication sur
la dissuasion stratégique, sous des formes très                 L’Inde a plaidé de longue date en faveur
diverses, y compris au plus haut niveau. On l’a                  du désarmement nucléaire, ou à défaut
vu dès mai 1998, quand les deux Premiers                         pour un accord de non-prolifération,
ministres, à quinze jours d’intervalle, ont                      sans être entendue.
justifié aux yeux de leur nation, comme devant                  Sa situation stratégique s’est détériorée
la communauté internationale, leur décision                      dans les années 1980-90, en raison de la
de conduire des essais, tout en exposant les                     prolifération nucléaire et balistique dans
grands principes de leur stratégie de dissua-                    la région (comprendre de la Chine au
sion.                                                            profit du Pakistan) alors même que se
                                                                 développait une « guerre clandestine »
                                                                 recourant au terrorisme soutenu de
Justifier la dissuasion stratégique                              l’étranger (comprendre les djihadistes
  Côté indien                                                    instrumentalisés par le Pakistan).
Après les premiers essais des 11 et 13 mai                      Le pays a fait preuve d’une longue
1998, revendiqués comme militaires, à l’inver-                   retenue de près d’un quart de siècle
se du premier essai de 1974 baptisé « explo-                     après l’explosion de 1974. Rendus néces-
sion nucléaire pacifique » mais servant surtout                  saires par la situation stratégique, les
à « démontrer notre capacité nucléaire », le                     essais de 1998 ont permis « l’élimination
Premier ministre A.B. Vajpayee s’est adressé                     du doute » quant aux capacités indien-
en premier lieu, dès le 12 mai, à la commu-                      nes.
nauté internationale, par le biais d’un message                 L’Inde n’entend pas utiliser ces armes
au Président américain Bill Clinton, publié le                   pour agresser ou menacer quelque pays
lendemain par le New York Times6. A New                          que ce soit. Ce sont des armes d’auto-
Delhi, une conférence de presse, dès le 17, a                    défense, qui éviteront à l’Inde d’être
donné la parole à deux acteurs scientifiques de                  sujette à des menaces ou à une coer-
premier plan liés aux essais, soulignant ainsi                   cition nucléaires.
le poids de la technostructure dans la stratégie
nucléaire : A.P.J. Abdul Kalam, conseiller                      L’Inde a refusé de rejoindre le TNP,
scientifique du Premier ministre, Secrétaire                     discriminatoire, et le TICE. Pour autant,
du Department of Defence Research and                            elle observera « un moratoire volon-
Development, père des missiles indiens et plus                   taire » de ses essais, et pourrait forma-
tard Président de la République, et                              liser cette déclaration de jure.
R. Chidambaram, le Président de la Commis-                   Côté pakistanais
sion à l’énergie atomique. La logique de com-
munication est significative, oscillant entre              Comme son collègue indien, Nawaz Sharif,
une part de vérité (oui, les missiles indiens              Premier ministre pakistanais, a fait au
peuvent être dotés d’une charge nucléaire), la             lendemain des premiers essais de son pays
probable contre-vérité (une bombe H a été                  une déclaration qui en justifiait la logique,
testée avec succès le 11 mai)7 et le silence               faisant au passage son miel des propos
éloquent (à la question de l’accession au                  menaçants du ministre de l’Intérieur indien
TICE8. Dernier volet de la communication au                L.K. Advani, qui le 18 mai avait déclaré que les
plus haut niveau, vis-à-vis du Parlement                   essais indiens avaient « créé un état
                                                           qualitativement nouveau dans les relations
6. « Nuclear anxiety. Indian’s Letter to Clinton on the    indo-pakistanaises,     particulièrement     en
Nuclear Testing », The New York Times, 13 mai 1998.
                                                           trouvant une solution durable au problème
7. K. Santhanam, qui pilota les essais de 1998, affirma    du Cachemire », et ajoutant : « Islamabad
en 2009 que l’essai thermonucléaire avait avorté, pour
être aussitôt contredit par le Conseiller à la sécurité    doit bien intégrer le changement de la
nationale. Une querelle d’experts a marqué cette           situation géostratégique dans la région »10.
question, le chef de l’armée de terre d’alors ayant lui-   Erreur grossière de communication, souligne,
même mis en doute la position officielle, et c’est bien
celle de Santhanam qui est aujourd’hui jugée être la
                                                           9. « Suo Moto Statement by Prime Minister Shri Atal
plus crédible. K. Santhanam & Ashok Parthasarathi,
                                                           Bihari Vajpayee in Parliament », op. cit., 27 mai 1998 et
« Pokran II thermonuclear test, a failure », The Hindu,    GOI, « Paper laid on the table of the House on
17 septembre 2009.
                                                           Evolution of India’s Nuclear Policy », 27 mai 1998.
8. « Press Conference with Weapons Scientists »,
                                                           10 Cité par Praveen Swami, « Kashmir at the
Shastri Bhavan, New Delhi, 17 mai 1998.                    crossroads », Frontline, 20 juin-3 juillet 1998.
acerbe, le journaliste indien Praveen Swami :          C’est un préalable politique, qui aboutit trois
« Ce que les stratèges pakistanais sur le              mois plus tard à un accord de non-attaque des
Cachemire n’ont pu réaliser en 50 ans, le              installations et facilités nucléaires civiles des
gouvernement dirigé par le Bharatiya Janata            deux pays, qui se disent « conscients du rôle
Party vient à peu de choses près de le faire           des mesures de confiance dans la promotion
pour eux, dans les cinq semaines qui ont suivi         de relations bilatérales basée sur la bonne
les essais indiens à Pokhran ». Nawaz Sharif           volonté et la confiance mutuelle ».
cite les propos d’Advani, et souligne le choix         Les premiers mois suivant les essais virent
réactif du Pakistan, contraint de « restaurer          donc New Delhi et Islamabad travailler à une
l’équilibre stratégique » après « la militari-         normalisation de leurs relations politiques
sation du programme nucléaire indien », le             bilatérales, comme si la dissuasion nucléaire,
Pakistan démontrant ainsi sa « capacité à              désormais officiellement partagée, pouvait à la
dissuader l’agression » tout en précisant,             fois inspirer la plus grande prudence straté-
déclaration majeure, que cette agression soit          gique et favoriser les mesures de confiance.
« nucléaire ou conventionnelle ». La possibi-          Emblématique de cet état d’esprit fut le voyage
lité d’une frappe nucléaire en premier est donc        à Lahore entrepris par A.B. Vajpayee à
annoncée, sans que la formule soit utilisée,           l’invitation de Nawaz Sharif en février 1999.
dès le lendemain des essais.                           La Déclaration de Lahore concrétisa cette
Dans le même temps, sont affichées des                 espérance. Portant sur l’ensemble des
déclarations rassurantes en direction de la            relations bilatérales, elle reconnaissait aussi
communauté internationale :                            que « la nouvelle dimension nucléaire de
    Le Pakistan continuera de soutenir les            l’environnement sécuritaire des deux pays
       objectifs de désarmement nucléaire et de        ajoutait à leur responsabilité d’éviter tout
       non-prolifération – l’avenir le contre-         conflit ». La déclaration fut complétée le
       dira.                                           même jour par un mémorandum dédié aux
                                                       questions nucléaires13.
    « Nos systèmes d’armes nucléaires
       n’existent que pour l’auto-défense, et il          Kargil : premiers signaux sur les formes
       ne doit y avoir ni appréhension ni              de conflits à l’ère nucléaire
       inquiétude à cet égard ».                       Les espoirs soulevés par la Déclaration de
    Islamabad « est prêt à reprendre le               Lahore furent de courte durée. Alors même
       dialogue indo-pakistanais en traitant           que les plus hautes autorités politiques ten-
       de tous les sujets y compris la question        taient de calmer le jeu après le choc straté-
       centrale du Jammu et Cachemire. Ces             gique des essais et de cadrer les principes de la
       sujets imposent des démarches urgentes          dissuasion, le chef d’état-major de l’armée
       en vue de la retenue mutuelle et des            pakistanaise, le général Musharraf, tentait une
       mesures équitables favorisant la                autre politique : internationaliser la question
       stabilisation nucléaire »11.                    du Cachemire en prenant le risque d’une
                                                       guerre limitée sous parapluie nucléaire.
                                                       L’intrusion, pendant l’hiver, de troupes pakis-
Calmer le jeu : les accords indo-                      tanaises et d’irréguliers sur les hauteurs de
pakistanais, et leurs limites                          Kargil, du côté indien de la Ligne de contrôle,
   La nucléarisation et la nécessité de la paix        ne fut découverte qu’au printemps. L’Inde
                                                       déclencha la « guerre de Kargil », sur le front
L’affichage de la signature d’accords conjoints,       jouxtant la ligne de contrôle, mais sans la
dès 1998, vise à contenir les risques liés à la        franchir, ni sans chercher à porter le conflit le
nucléarisation des deux pays, mais aussi à             long de la frontière internationale. La riposte
rassurer la communauté internationale sur              indienne, purement conventionnelle et
leur capacité à gérer leurs moyens de                  conduite avec retenue pour éviter toute esca-
dissuasion. Par une déclaration conjointe              lade pouvant dériver vers une frappe nucléaire
publiée en septembre, en marge de
                                                       pakistanaise, prit du temps. L’internationa-
l’Assemblée générale des Nations Unies, les            lisation de la question du Cachemire ne se
deux Premiers ministres réaffirment croire
                                                       déroula pas comme prévue par Musharraf. Pris
qu’un « environnement durable de paix et de
                                                       en porte à faux, Nawaz Sharif, faute d’appui à
sécurité soit dans l’intérêt suprême de l’Inde,
                                                       Pékin, se rendit à Washington le 4 juillet 1999.
du Pakistan et de la région tout entière »12.          La CIA informa le Président Clinton que face
11. Associated Press of Pakistan, « Text of Prime      aux avancées indiennes, et surtout face au
Minister Muhammad Nawaz Sharif Statement at a          possible changement de registre annoncé par
Press Conference on Pakistan Nuclear Tests », 29 mai   le conseiller indien à la sécurité nationale
1998.
12. « India-Pakistan Joint Statement », New York, 23   13. « The Lahore Declaration » et « Memorandum of
septembre 1998.                                        Understanding », 21 février 1999.
Brajesh Mishra à son homologue américain                    Kargil, c’est aussi l’expression flagrante
Sandy Berger en juin, le Pakistan envisageait                de la dichotomie du pouvoir pakistanais,
le déploiement, voire l’usage d’armes                        les militaires prenant l’initiative sur le
nucléaires14. Une analyse confirmée par les                  pouvoir civil.
confidences de Brajesh Mishra à la journaliste              Inquiétée par le risque nucléaire, la
indienne Barkha Dutt : après plusieurs                       communauté internationale, selon le
semaines de combat, l’Inde, dans un courrier                 calcul des stratèges pakistanais, pourrait
resté secret confié aux émissaires américains,               intervenir sur deux plans : pour faire
laissait entendre qu’elle pourrait passer la                 cesser le conflit avant qu’il ne dérape et,
ligne de contrôle, voire user du feu nucléaire si            idéalement, pour faire pression sur
nécessaire15. Pressé par Clinton de retirer ses              l’Inde afin qu’elle évolue sur la question
forces au nord de la Ligne de contrôle, Sharif               du Cachemire : la communication sur la
obtempéra.                                                   dissuasion s’efface ici au profit d’une
Les leçons de Kargil ont été décisives, en ce                communication implicite sur les risques,
qu’elles ont posé les cadres de la tension                   à destination des grandes puissances.
nucléaire entre Inde et Pakistan, et illustré                Seul le premier volet (faire cesser le
pour la première fois quelques grands                        conflit) se concrétisera.
paramètres de la communication sur la
                                                            Parmi les puissances, les États-Unis
dissuasion stratégique en temps de crise. On
                                                             jouent un rôle sans équivalent : la
peut identifier huit leçons :
                                                             communication indienne, puis pakis-
    Kargil, c’est une opération décidée par                 tanaise, sur les risques d’échec de la
      l’état-major pakistanais prenant le                    dissuasion       vise      essentiellement
      risque d’une guerre conventionnelle,                   Washington. La Maison Blanche, en
      pariant que l’adversaire ne tentera                    contact avec le Premier ministre indien,
      qu’une riposte mesurée en raison de la                 pèsera de tout son poids sur Nawaz
      nouvelle menace nucléaire : commu-                     Sharif pour que les forces pakistanaises
      nication à l’égard de l’adversaire.                    reculent : Clinton lui présente deux
    Kargil, c’est aussi l’apprentissage de la               déclarations publiques s’ajustant à sa
      communication en temps de guerre                       décision. En cas de refus, la seconde
      limitée sous parapluie nucléaire. Le                   déclaration fera porter tout le blâme sur
      Premier ministre indien avait d’abord                  le Pakistan17. La communication améri-
      annoncé que l’Inde n’entrerait pas en                  caine devient un facteur de la sortie de
      territoire pakistanais, chassant simple-               conflit.
      ment les intrus. Le chef d’état-major lui             Dans ce grand moment de diplomatie, la
      a fait comprendre qu’une telle décla-                  communication sur les risques d’échec
      ration restreignait ses marges de                      de la dissuasion stratégique se fait entre
      manœuvre. Le soir même, à la télévision,               très hauts fonctionnaires, puis entre
      le conseiller à la sécurité rouvrait                   chefs d’État et de gouvernement, jusqu’à
      l’option d’un franchissement éventuel de               ce qu’une déclaration publique soit pos-
      la Ligne de contrôle, tandis que la                    sible. La confidentialité de ces échanges
      Marine indienne transférait une part de                sera levée ultérieurement, par le récit
      sa flotte Est du Golfe du Bengale à la                 d’acteurs, sans que tous ces acteurs
      mer d’Arabie, clair signal au Pakistan :               soient d’accord entre eux. Shamshad
      communication à l’égard de l’adversaire,               Ahmad, Secrétaire d’État pakistanais en
      en retour16.                                           1999, dénoncera ainsi la stratégie
    Kargil, c’est aussi la première guerre                  Clinton vis-à-vis de Sharif comme men-
      télévisée, définie comme guerre côté                   songère, une sorte de chantage à la
      indien, et cristallisant le sentiment                  guerre nucléaire, en arguant qu’à
      national, alors que côté officiel pakis-               l’époque, le Pakistan n’avait pas d’armes
      tanais, on affirme que seuls des irrégu-               nucléaires opérationnelles, contraire-
      liers ont franchi la ligne de contrôle. Le             ment à l’affirmation de Clinton à
      terme de guerre est récusé. On parlera                 Sharif18. Un point réaffirmé par
      plus tard, chez les critiques pakistanais,             Musharraf dans ses mémoires, où il
      de « la mésaventure de Kargil ».                       déclare que le risque imminent d’une
14. Bruce Riedel, dans son hommage à Sandy Berger,     17. Bruce Riedel, American Diplomacy and the 1999
« Farewell Sandy Berger, the Clinton Man who Stopped   Kargil Summit at Blair House, Policy Paper,
Armageddon », The Daily Beast, 12 février 2015.        Philadelphie, Centre for the Advanced Studies of India,
                                                       2002.
15. Barkha Dutt, This Unquiet Land. Stories from
India’s Fault Lines, New Delhi, Aleph Book Company,    18. Press Trust of India, « Clinton’s n-hoax forced
2016, p. 60.                                           Pakistan to end Kargil war », The Indian Express, 15
                                                       octobre 2006.
16. Barkha Dutt, op. cit. p. 61.
guerre nucléaire était « un mythe »19.              comprit qu’on avait là le cœur de la position
     Enfin, le recul de Sharif et l’évacuation           indienne en matière de dissuasion.
      des combattants pakistanais marque                  Au-delà des justifications réitérées du choix
      l’échec de la tentative de guerre limitée           nucléaire, le cœur de la doctrine indienne et
      sous parapluie nucléaire voulue par les             de sa posture de dissuasion fut ainsi
      militaires. Cet échec va renforcer l’autre          publiquement formulé :
      option, déjà lancée en 1993 au                         « India shall pursue a doctrine of credible
      Cachemire, alors que New Delhi savait                  minimum nuclear deterrence. In this policy of
      depuis 1987 que le Pakistan se dotait de               “retaliation only”, the survivability of our
      capacités nucléaires : passage de la                   arsenal is critical. This is a dynamic concept
      guerre conventionnelle à la guerre                     related to the strategic environment,
      asymétrique, utilisant djihadistes voire               technological imperatives and the needs of
      terroristes, qui vont désormais cibler                 national security. The actual size components,
                                                             deployment and employment of nuclear forces
      l’Inde au-delà du Cachemire : cette
                                                             will be decided in the light of these factors.
      stratégie va nourrir la crise de 2001-                 India's peacetime posture aims at convincing
      2002, et celle consécutive aux attentats               any potential aggressor that: (a) any threat of
      de Mumbai en 2008, reposant la                         use of nuclear weapons against India shall
      question de la riposte indienne en                     invoke measures to counter the threat: and (b)
      contexte nucléaire.                                    any nuclear attack on India and its forces shall
                                                             result in punitive retaliation with nuclear
                                                             weapons to inflict damage unacceptable to the
La communication sur la doctrine : les                       aggressor ».
positions de départ                                       La nécessité de la triade est affirmée, comme
   La publication de la doctrine (provisoire)             le sont les principes de crédibilité, effectivité
indienne                                                  et survie, selon les normes du C4I2. Seul le
Dès les lendemains de Kargil, New Delhi                   Premier ministre « ou son successeur dési-
publie une ébauche de doctrine nucléaire,                 gné » peut décider du feu nucléaire. Enfin, sur
préparée par le National Security Advisory                le plan de la diplomatie nucléaire, deux
Board (NSAB). Brajesh Mishra, le NSA, en                  objectifs sont avancés : à l’échelle interna-
présentant en août 1999 ce document « pour                tionale, proposer aux autres États nucléarisés
un débat public » joue très explicitement la              un traité international interdisant le feu en
carte de la communication : « nous avons                  premier et un engagement inconditionnel de
décidé de rendre ce document public                       non-frappe sur les États non nucléarisés ; à
conformément à notre position en faveur de                l’échelle régionale (sans que l’expression soit
la plus grande transparence dans les prises               employée), « des réductions appropriées du
de décision ». Il précise, remarque importante,           risque nucléaire et des mesures de confiance
qu’il s’agit d’un « draft proposé par le NSAB             seront recherchées, négociées et instituées ».
qui n’est pas encore approuvé par le
gouvernement », qui devra se prononcer après
les prochaines élections20. Celles-ci ont eu lieu            La doctrine pakistanaise implicite
à l’automne, sans que le gouvernement                     Bien que le mémorandum indo-pakistanais du
Vajpayee, reconduit, ne se prononce rapi-                 21 février 1999 ait annoncé que les deux pays
dement sur la question.                                   publieraient leur doctrine, aucun texte officiel
L’option choisie avait donc deux avantages :              spécifique n’est sorti à ce jour au Pakistan. Le
elle crédibilisait la responsabilité indienne et          cœur de la doctrine pakistanaise et de sa
donnait de nombreuses précisions sur la                   posture de dissuasion tient dans cette phrase
posture de dissuasion, en développant les                 déjà évoquée de Nawaz Sharif annonçant les
principes énoncés par le Premier ministre dès             premiers essais :
mai 1998, sans pour autant se lier les mains en              « Our decision to exercise the nuclear option
soulignant qu’il s’agissait de la « proposition »            has been taken in the interest of national self-
d’un « Conseil consultatif ». Mais chacun                    defence. These weapons are to deter aggres-
                                                             sion, whether nuclear or conventional »22.
19. « In 1999 our nuclear capability was not              Une frappe en premier est donc envisagée, en
operational. Merely exploding a bomb does not mean
that you are operationally capable of deploying           cas de percée indienne dans le cadre d’une
nuclear forces on the field and delivering a bomb         guerre conventionnelle. Le message est clair :
across the border on a selected target. Any talk of       la menace nucléaire permet la dissuasion du
preparing for nuclear strikes is preposterous ». Pervez   faible au fort.
Musharraf, In the Line of Fire. A Memoir, Londres,
Simon & Schuster UK, 2006, pp. 97-98.
                                                          21. « Draft Report of National Security Advisory Board
20. GoI, « Opening Remarks by National Security           on Indian Nuclear Doctrine », 17 août 1999.
Adviser Mr. Brajesh Mishra at the Release of the Draft
Indian Nuclear Doctrine », 17 août 1999.                  22. Nawaz Sharif, op. cit. 29 mai 1998. Voir note 9.
Quand il prend la parole de l’Assemblée                     in which the nuclear threat is increased at each
générale des Nations-Unies quatre mois après                step to deter India from attack. The first step
les essais, ce n’est évidemment pas une                     could be a public or private warning, the
doctrine précise de dissuasion que Nawaz                    second a demonstration explosion of a small
                                                            nuclear weapon on its own soil, the third step
Sharif formule devant la communauté
                                                            would be the use of a few nuclear weapons on
internationale, après avoir rappelé pourquoi le             its own soil against Indian attacking forces.
Pakistan s’est nucléarisé face à la menace                  The fourth stage would be used against critical
indienne. Il énonce de simples principes de                 but purely military targets in India across the
gestion de la menace nucléaire en Asie du                   border from Pakistan. Probably in thinly
Sud :                                                       populated areas in the desert or semi-desert,
                                                            causing least collateral damage. This may
    Refus d’une course aux armements
                                                            prevent Indian retaliation against cities in
       nucléaires ou conventionnels ;                       Pakistan. Some weapon systems would be in
    Moratoire unilatéral sur les essais si                 reserve for the counter-value role. »24.
       l’Inde s’y tient aussi et soutien au TICE         Nous avons donc là, dès 1999, un exposé
       si l’Inde y souscrit aussi ;                      officieux de la doctrine de dissuasion pakis-
    Recherche d’un dialogue avec l’Inde sur             tanaise incluant l’usage possible d’armes nu-
       un régime de retenue nucléaire et                 cléaires tactiques sur le sol pakistanais contre
       d’équilibre conventionnel ;                       une percée conventionnelle indienne, et en
                                                         dernier ressort une frappe contre l’Inde, en
    Politique de non-prolifération ;                    visant les installations militaires (counter-
    Demande d’application du principe de                force) plutôt que les populations civiles et les
       traitement égal entre Inde et Pakistan.           infrastructures (counter-value), non exclues
Mais en centrant son argumentaire sur                    cependant, les garanties de rétorsion contre la
l’importance du Cachemire et sur la nécessité            réplique indienne ne dépendant pas encore
d’un équilibre des forces conventionnelles               d’une triade.
avec l’Inde, Sharif demande (et sait qu’il               Cette doctrine implique que, si le contrôle du
demande) l’impossible. Il entend en fait                 feu nucléaire doit être par principe dans les
pousser la communauté internationale à faire             mains du Premier ministre, celui-ci devra le
pression sur l’Inde sur le Cachemire, jouant             déléguer aux militaires en cas de besoin25.
sur la stratégie de la peur, en soulignant la            Bien sûr, il ne s’agit pas là d’une commu-
fragilité de la dissuasion :                             nication officielle sur la doctrine de dissuasion
  « Nuclear deterrence between Pakistan and              pakistanaise, mais on peut y voir une façon
  India will remain fragile and dangerous as             d’avertir l’Inde sans engager le gouvernement
  long as there is a growing imbalance in                ou les forces armées dans des controverses
  conventional forces. This needs to be                  internationales.
  redressed »23.
Il reviendra ensuite aux commentateurs de
mettre en perspective les divers propos des              Du terrorisme sous parapluie
autorités pakistanaises. Ainsi de l’ancien com-          nucléaire à l’évolution des
mandant des forces spéciales pakistanaises, le           doctrines et des moyens :
général Lodi (cr), qui publie en 1999 (après la          communication et signaux. 2002-
Déclaration de Lahore et avant Kargil), dans
une revue spécialisée, un premier article de             2012
fond sur la doctrine nucléaire pakistanaise. Au          Le tournant de 2001-2002 : penser et
-delà des récriminations envers la politique             formuler la riposte au défi terroriste
indienne depuis 1947, Lodi souligne que la               L’échec de la stratégie du risque de guerre
dissuasion fonctionne, puisqu’après les essais           limitée sous parapluie nucléaire va remettre
pakistanais l’Inde a abandonné son ton                   en première ligne la guerre asymétrique, par le
agressif : « The war hysteria seemed to have             biais des djihadistes pakistanais opérant au
subsided. This is what deterrence is all                 Cachemire et, au-delà. La première attaque
about ». Mais surtout, il développe ce qui est           terroriste majeure frappe New Delhi en
aujourd’hui le cœur de la dissuasion pakis-              décembre 2001. C’est l’heure de vérité pour la
tanaise, en précisant, en référence à l’analyste         dissuasion, l’Inde puis le Pakistan mobilisant
américain Stephen Cohen, ce que pourrait être            leurs troupes près de leur frontière. Le face-à-
une réponse graduée à une poussée militaire              face durera jusqu’à l’automne 2002, sans
indienne :                                               opération militaire indienne. La dissuasion
                                                         nucléaire du faible au fort semble donc
  « This would entail a stage-by-stage approach
                                                         fonctionner.
23. U.N. General Assembly official records : « Address   24. Sardar F.S. Lodi, « Pakistan’s Nuclear Doctrine »,
by Mr. Mohammad Nawaz Sharif, Prime Minister of          Defence Journal, Karachi, avril 1999.
the Islamic Republic of Pakistan », New York, 23
septembre 1998.                                          25. Lodi, op. cit.
La réponse indienne à cette situation va être
triple. Sur le plan politico-diplomatique, la             De « Cold Start » au nucléaire tactique
communication de New Delhi va s’efforcer de               pakistanais : signaux et contre-signaux
ternir l’image du Pakistan. Le général Mushar-            Tirant les leçons de la trop lente mobilisation
raf, nouvel « allié » des États-Unis dans la              après l’attaque terroriste contre le Parlement,
guerre contre les talibans afghans et al-Qaïda,           la doctrine, visant spécifiquement le Pakistan,
sera contraint de prendre des engagements                 donne le pas à des forces d’intervention de
contre toute action terroriste à partir du sol            l’armée désormais rapprochées de la frontière.
pakistanais. L’interdiction des mouvements                Ces huit groupes intégrés doivent permettre
djihadistes visés ne sera toutefois que de                des avancées rapides sur les marges du
façade.                                                   Pakistan en représailles d’une action militaire
Sur le plan de la dissuasion nucléaire, New               ou terroriste28.
Delhi peut communiquer sur sa volonté de                  L’ambiguïté préside ici en matière de
retenue, mais au risque d’apparaître faible et            communication, car le gouvernement indien
indécis. Pour parer à ce risque, les dirigeants           va laisser planer un doute : n’est-ce là qu’une
indiens révisent leur doctrine de dissuasion,             doctrine exprimée par un chef d’état-major, ou
en un document resté secret, mais dont l’idée             est-ce une doctrine officielle ? Au-delà de
force est rendue publique en janvier 2003, par            l’ambiguïté cultivée par le pouvoir, ce sont les
un communiqué des Services du Premier                     réformes dans la structure des forces qui
ministre qui résume la doctrine en huit points,           donneront les signaux. Plus généralement, la
et qui précise les principes de décision (par la          doctrine, affublée d’un nom très médiatique,
Nuclear Command Authority présidée par le                 Cold Start, a été prise au sérieux, et a donné
Premier ministre) et les principes d’opéra-               lieu à d’innombrables commentaires, en Inde
bilité. Les points majeurs de la doctrine                 et ailleurs29.
opérationnelle sont ainsi exposés :
                                                          L’interprétation pakistanaise, quant à elle, est
    « Building and maintaining a minimum                 claire : la doctrine Cold Start rompt l’équilibre
      credible deterrent.                                 militaire et la politique de retenue entre les
     A posture of ‘No Fist-Use’ nuclear doctrine.        deux voisins. Elle témoigne de l’agressivité
      Nuclear weapons will be used in retaliation         d’une Inde prête à franchir la frontière, en
      against a nuclear attack on Indian territory        faisant l’amalgame entre les acteurs non
      or on Indian forces anywhere.                       étatiques et l’État pakistanais. Sur ce dernier
     Nuclear retaliation to a first strike will be       point, la bataille de communication sera
      massive and designed to inflict unacceptable        perdue par Islamabad, mais le rôle que doit
      damage.                                             jouer le Pakistan dans la solution du problème
     Non-use of nuclear weapons against non-             afghan lui permet d’échapper aux sanctions
      nuclear weapon states.                              américaines ou internationales pour soutien à
                                                          des organisations terroristes.
     However, in the event of a major attack
      against India, or Indian forces anywhere by         La vraie réponse du Pakistan à la doctrine
      biological or chemical weapons, India will          Cold Start sera technologique et stratégique.
      retain the option of retaliating with nuclear       Ce que le général Lodi avait envisagé en 1999
      weapons »26.                                        prend corps avec les premiers essais du
La grande nouveauté est moins la réitération              missile Nasr, à très courte portée (60 km),
d’une force de dissuasion minimale mais cré-              outil dédié aux frappes nucléaires tactiques,
dible, que l’exposé de ses possibilités d’emploi.         en territoire pakistanais, contre l’avancée
C’est sur ce point que se forge, troisième volet          transfrontalière des « groupes intégrés »
de la réponse indienne, le lien entre doctrine            prévus par la doctrine indienne. C’est le dépar-
de dissuasion et l’évolution de la doctrine               tement des relations publiques des forces
conventionnelle. En avril 2004, la conférence             armées pakistanaises (ISPR) qui publie un
des généraux de corps d’armée indiens élabore             28. P.R. Chari, « India’s Nuclear Doctrine, Stirrings of
une nouvelle doctrine, inspirée d’idées for-              Change », note 1. Carnegie Endowment for
mulées par l’état-major dès les années 1980,              International Peace, Washington, 4 juin 2014.
mais en les modifiant. Le document reste                  « The Cold Start strategy differs radically from the defensive
classifié, mais l’essentiel filtre dans la presse,        posture traditionally adopted by India after it gained
                                                          independence in 1947. The goal of this strategy is ‘to establish
sous le nom de Cold Start, ou « démarrage à               the capacity to launch a retaliatory conventional strike
froid »27.                                                against Pakistan that would inflict significant harm on the
                                                          Pakistan Army before the international community could
26. GOI, Prime Minister’s Office, Press release:          intercede, and at the same time, pursue narrow enough aims
« Cabinet Committee on Security reviews progress in       to deny Islamabad any justification to escalate the clash to
operationalizing India’s Nuclear doctrine », New Delhi,   the nuclear level ».
4 janvier 2003.                                           29. Walter C. Ladwig III, « Cold Start for Hot Wars?
                                                          The Indian Army’s New Limited War Doctrine »,
27. « ‘Cold Start’ t/o new war doctrine », The Times of   International Security, Vol. 32, No. 3 (Winter
India, 14 avril 2004.                                     2007/08), pp. 158-190.
communiqué de presse, précisant la nature de                     been improving our systems with respect to
ce premier essai réussi d’un missile balistique                  mobilisation, but our basic military posture is
multitubes dont l’objet sera de porter « des                     defensive »33.
têtes nucléaires de haute précision et de                      Cold Start existe-il ? À lire les commentaires
puissance appropriée, et de grande mobi-                       issus de milieux autorisés, sinon officiels, on
lité »30. Un succès immédiatement commenté                     comprend l’abondance de la littérature sur le
par le général Kidwai, le DG du commande-                      « paradoxe de la sécurité et de l’insécurité en
ment des forces stratégiques pakistanaises, et                 Asie du Sud » cher aux analystes américains,
par Shireen Mazari, l’ancienne directrice de                   et élaboré après Kargil34. D’où l’importance,
l’Institute for Strategic Studies Islamabad                    conclut Ahmed, de conduire avec le Pakistan
(ISSI), le think-tank proche du ministère des                  un dialogue sur les doctrines, « pour cons-
Affaires étrangères, qui observe que les                       truire un script mutuellement intelligible »…
« indian dreams of a limited war against                       Un constat est lui indéniable : les très graves
Pakistan through its Cold Start strategy have                  attentats de Mumbai n’ont pas conduit le
been laid to rest. This will allow for a                       gouvernement congressiste de Manmohan
reassertion of a stable nuclear deterrence in                  Singh à engager une réplique Cold Start contre
the region ».                                                  le Pakistan. Le dialogue diplomatique engagé
Cinq jours plus tard, l’Institute for Defence                  avec Islamabad depuis 2004 et qui semblait
Studies and Analyses (IDSA), le think tank                     en 2007 avoir avancé sur le Cachemire a été
indien lié au Ministère de la Défense, publie                  suspendu, et n’a pas vraiment repris depuis.
une première analyse de l’événement et de                      L’opposition nationaliste hindoue a été beau-
l’interprétation de Mazari31. L’auteur souligne                coup moins vive qu’on ne pouvait l’anticiper
la politique de communication à l’œuvre dans                   sur cette réponse aux attentats, et aux élec-
les commentaires de Kidwai et Mazari, et                       tions générales de 2009, six mois plus tard, le
salue le savoir-faire pakistanais en la matière,               parti du Congrès a été reconduit au pouvoir.
car depuis longtemps « its deployment of
nationalist strategic analysts to inform,                      Le débat indien sur la non-frappe
rationalise, legitimise and influence has been                 en premier : communications
proactive. ». Il note aussi, signal d’une autre                d’experts, communications
nature, que l’essai de Nasr a eu lieu alors que                politiques
l’armée indienne lançait au Rajasthan voisin,
les manœuvres « Vijayi Bhava »32. Sur le fond,
                                                               Du débat d’experts à la communication
Ahmed estime que la logique de Mazari est                      politique : 2013-2014
« anachronique », car le chef d’état-major
indien V.K. Singh a démenti en 2010                              Crédibilité de la dissuasion et lacunes de la
l’existence de la doctrine Cold Start en ces                   communication
termes :                                                       En avril 2013, Shyam Saran, ancien Secrétaire
  « There is nothing called 'Cold Start'. As part of           d’État indien ayant signé l’accord indo-
  our overall strategy we have a number of                     pakistanais de 2009 sur la pré-notification des
  contingencies and options, depending on what                 essais de missiles balistiques, et désormais
  the aggressor does. In the recent years, we have             président du National Security Advisory
                                                               Board, contribue publiquement au débat dans
30. Inter Services Public Relations, press release
94/2011, Rawalpindi, 19 avril 2011.                            une conférence de think-tank, en sa « capacité
31. Ali Ahmed, « Making Sense of Nasr », IDSA
                                                               strictement personnelle ». Il pose cette
Comments, 24 avril 2011.                                       question, dans une intervention qui devient un
32. « Vijayi Bhava » : l’esprit de la victoire, en sanscrit.   texte de référence : la dissuasion nucléaire
Les manœuvres étaient conduites par l’une des                  indienne est-elle crédible35 ? Sa réponse est
formations d’attaque baptisée Kharga Corps, du nom             positive, puisqu’elle prévoit « une riposte
de l’épée de la déesse Kali. « Nasr » : victoire, en arabe
et en ourdou. Nasr appartient à la série des missiles
                                                               massive » conçue pour infliger à l’adversaire
« Haft » (un des sens du mot en arabe : apporter la            « des dommages inacceptables ». Et de
ruine, destructeur. C’est aussi le nom d’une des épées
du Prophète). La sémiologie des noms de missiles               33. « No ‘Cold Start’ doctrine, India tells US », The
mériterait un développement particulier. Côté indien,          Indian Express, 9 septembre 2010. Le général V.K.
les références renvoient à la cosmologie sanskrite :           Singh réagissait à des analyses de l’ambassadeur
Agni (le feu), Prithvi (la terre), Akash (le ciel), Sagarika   américain en Inde révélées par Wikileaks.
(océanique), les missiles de courte portée s’inspirant de      34. Gagne, Baweja, Biringer, Krepon, et Chari, The
la mythologie hindoue : Nag (le serpent), Trishul (le          Stability Instability Paradox. Nuclear Weapons and
trident de Shiva). Côté pakistanais, on se réfère              Brinkmanship in South Asia, Washington D.C.,
volontiers aux grands conquérants musulmans ayant              Stimson Center, 2001.
envahi l’Inde : Ghauri (Shahabuddin Mohammad
Ghori), Ghaznavi (Mahmoud de Ghazni), Babur (le                Michael Krepon et al. (eds)., Deterrence Instability in
premier des grands Mogols). Voir Nishank Motwani,              South Asia., Washington D.C., Stimson Center, 2015.
« Symbolic Names of South Asian Ballistic Missiles »,          35. Shyam Saran, « Is India’s nuclear deterrent
Languages of Security in the Asia-Pacific, Australian          credible ? », Intervention devant la Subbu Forum
National University, 30 septembre 2011.                        Society for Policy Studies, New Delhi, 24 avril 2013.
souligner, en se référant aux armes nucléaires          Chacun comprend que la révision devrait
tactiques pakistanaises :                               porter sur l’engagement de non-frappe en
  « The label on a nuclear weapon used for              premier, comme le suggèrent des porte-parole
  attacking India, strategic or tactical, is            du parti. Le débat quitte le cercle des experts,
  irrelevant from the Indian perspective. A             pour entrer dans la sphère politique, à un
  limited nuclear war is a contradiction in terms.      moment crucial, quand le BJP apparaît
  Any nuclear exchange, once initiated, would           comme un vainqueur probable des élections
  swiftly and inexorably escalate to the strategic      générales dont la première des dix phases
  level. Pakistan would be prudent not to assume        commence précisément ce jour-là. Sentant le
  otherwise as it sometimes appears to do, most         péril, le président du BJP, Rajnath Singh,
  recently by developing and perhaps deploying
  theatre nuclear weapons ».
                                                        confirme à la presse le 14 avril que le parti
                                                        reste fidèle à la non-frappe en premier, ce que
Et de suggérer, cet avertissement donné,                confirme Narendra Modi, candidat au poste
qu’Islamabad signe avec New Delhi un accord             de Premier ministre, dans un entretien
de non-frappe en premier. Mais surtout, Saran           télévisé :
tire de l’analyse des débats portant sur le péril
                                                         « No first use was a great initiative of Atal
nucléaire en Asie du Sud, qu’ils soient con-             Bihari Vajpayee – there is no compromise on
duits dans la région ou ailleurs, une conclu-            that. We are very clear. No first use is a
sion claire soulignant la nocivité du manque             reflection of our cultural inheritance »38.
de communication sur la dissuasion straté-
gique indienne, un constat qui mérite d’être            Trois ans et demi après la victoire de Narendra
                                                        Modi, l’Inde n’a pas publié de nouvelle
longuement cité :
                                                        doctrine dûment révisée. Mais le débat s’est
  « The secrecy which surrounds our nuclear             considérablement amplifié.
  programme, […], is now counter-productive.
  There is not enough data or information that          Le débat s’étend et s’internationalise
  flows from the guardians of our strategic assets        Inde : appels à réviser la doctrine et à une
  to enable reasoned judgments and evaluations.         meilleure communication
  There has been significant progress in the
  modernization and operationalization of our           L’ampleur du débat sur l’évolution possible de
  strategic assets, but this is rarely and only         la doctrine indienne souligne que la commu-
  anecdotally shared with the public. The result is     nication politique émanant du BJP ne suffit
  an information vacuum, which then gets                pas à clore la question. P.R. Chari, ancien haut
  occupied by either ill-informed or motivated          fonctionnaire au ministère de la Défense,
  speculation or assessments. »
                                                        ancien directeur de l’IDSA, et commentateur
  Compétition politique et incertitudes de la           très reconnu, dresse un premier état des lieux
communication : Inde, 2014                              très dérangeant. Son argumentaire note
                                                        l’inefficacité de la dissuasion contre des mena-
Le débat va vraiment prendre corps un an plus           ces concrètes (Kargil, New Delhi et Mumbai),
tard, à la veille des élections générales indien-       des acteurs non-étatiques (y compris via des
nes. Plaidant pour un désarmement nucléaire             attaques biologiques ou chimiques), l’inadé-
universel, le Premier ministre indien Man-              quation d’une doctrine de riposte massive avec
mohan Singh, qui achève son deuxième man-               le droit humanitaire et le manque de
dat, suggère dans une conférence qu’un accord           cohérence de la chaîne de commandement
global sur une non-frappe en premier puisse             nucléaire. Et Chari de conclure sur la nécessité
être un premier pas dans cette direction36.             d’abandonner la posture de non-emploi en
La réponse du Bharatiya Janata Party (BJP),             premier et la difficulté d’exprimer une
principale force d’opposition d’inspiration             doctrine crédible à la fois contre le Pakistan et
nationaliste hindoue, est immédiate. Son pro-           la Chine39.
gramme électoral, rendu public le 7 avril,              Le débat va alors s’amplifier, en Inde, au
contient un paragraphe consacré au program-             Pakistan et aux États-Unis. Dans l’abondance
me nucléaire stratégique. Le BJP entend                 des analyses et des questionnements indiens,
certes « maintenir une dissuasion minimale              la révision de la doctrine est un thème
crédible modulée par les réalités géostra-              récurrent, qui nourrit la réflexion de nom-
tégiques changeantes », mais ajoute qu’il va            breux think tanks, dont les publications
réviser la doctrine « to make it relevant to            n’engagent « ni l’institution, ni le gouverne-
challenges of current times »37.                        ment ». En termes de communication, le
36. « Inaugural Address by Dr Manmohan Singh,           silence largement entretenu par le nouveau
Prime Minister of India on A Nuclear Weapon-Free        38. Reuters, « India’s Modi : No change to ‘no first use’
World : From Conception to Reality », New Delhi,        nuclear weapons doctrine », Business Insider, 16 avril
Institute for Defence Studies and Analyses, 2 avril     2014.
2014.
                                                        39. P.R. Chari, « India’s Nuclear Doctrine: Stirrings of
37. Bharatiya Janata Party, Electoral Manifesto 2014,   Change », Washington DC, Carnegie’s Nuclear Policy
p. 39.                                                  Program, 4 juin 2014.
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