Angélique L MarquISe angeS - Interforum

 
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Angélique L MarquISe angeS - Interforum
ANGÉLIQUE

  Anne Golon

Angélique
  MarquISe
     des
   angeS
     L
DE LA MÊME AUTRICE

                     ANGÉLIQUE
                      (version d’origine)

AUX ÉDITIONS DE L’ARCHIPEL

 2. Angélique, le chemin de Versailles.
 3. Angélique et le Roy.
 4. Indomptable Angélique.

                     ANGÉLIQUE
                     (version augmentée)

AUX ÉDITIONS ARCHIPOCHE

1. Marquise des Anges.
2. La Fiancée vendue.
3. Fêtes royales.
4. Le Supplicié de Notre-Dame.
5. Ombres et Lumières.
6. Le Chemin de Versailles.
Anne Golon

ANGÉLIQUE
 Marquise des Anges

       version d’origine

 Préface de Nadine Goloubinoff
Notre catalogue est disponible à l’adresse suivante :
www.editionsarchipel.com

Éditions de l’Archipel
92, avenue de France
75013 Paris

ISBN 978-2-8098-4292-0

Copyright © Éditions de l’Archipel, 2014, 2021.
Préface

                                « Je ne vois pas pourquoi on veut rendre
                             Dieu responsable de tout, surtout de la bêtise
                             humaine. Et d’ailleurs Angélique, elle est
                             comme ça. Et c’est comme ça qu’il faut être. »
                                                             Anne Golon

    Dans son pays, Anne Golon fut longtemps cet albatros que
l’on attirait sur le pont des bateaux pour l’amusement de la
canaille, « tant est naturel à l’humain le désir de voir abattre la
beauté, et humilier ce qui ne veut pas ramper1 ». Parce qu’elle
avait créé Angélique, œuvre populaire méprisée des « élites »
dites culturelles qui n’en lurent jamais une ligne et la crurent
richissime – ce qu’elle aurait dû être et ne fut jamais.
    « Et qu’avez-vous fait de tout cet argent ? lui demanda dans les
années 1980-1990 une célèbre journaliste, comme s’il provenait
d’un casse.
    — J’ai élevé quatre enfants.
    — Vous n’êtes pas la seule !
    — Avec une plume ? En France ? Sans autre profession ni
l’argent d’un mari ? Ça m’étonnerait ! Renseignez-vous. »
    L’interview ne fut pas diffusée.
    « Qu’est-ce que je lui avais fait, à cette femme ? », s’interro-
geait ma mère. Ce qu’elle avait fait ? Elle avait créé une héroïne
mythique, célèbre dans le monde entier. Elle avait écrit un monu-
ment de la littérature populaire et, comble du crime, vendu des

1. Extrait inédit d’Angélique se révolte.

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millions d’exemplaires. Elle avait gagné la vie de sa famille en
un temps où ce n’était pas légalement permis. Elle avait connu
l’amour et même eu des enfants désirés, en un temps où, telles
les novices prenant le voile, les rares femmes de lettres, roman-
cières ou journalistes, devaient y renoncer pour garder un tant
soit peu de considération professionnelle.
    Elle avait été une mère aimante, le cœur du nid de notre
enfance, et les histoires et romans historiques qu’elle inventait
pour nous étaient le vent du monde. Elle avait joué avec nous, fait
des gâteaux, des santons, des chansons, du ski-bob, sans cesser
d’écrire Angélique. Et ses livres se répandaient sur la planète.
    D’aucun parti, d’aucune coterie, écrivant sans cesse, mère
de famille et d’allure sage, Anne Golon n’avait rien pour être
admise par ses pairs et n’eut ni amis célèbres ni bandes de
fêtards indispensables aux vedettes des années 1950 à 1970.
Belle et élégante, elle crut longtemps n’être pas assez dans le
ton, à la mode, bref, n’avoir pas ce qu’il fallait pour, disait-elle,
« passer ».
    Elle se débarrassa heureusement de tout cela au seuil de la
vieillesse. Une seule crainte lui restait : qu’on l’empêche d’écrire !
C’était son oxygène depuis sa première histoire, Les Aventures
d’un petit chandail couleur citron, créée à sept ans, jusqu’à
notre ultime conversation, la veille de son dernier jour, qui
concernait évidemment… la suite d’Angélique.
    La créatrice d’Angélique, Marquise des Anges est partie un
14 juillet. Pas mal, pour « l’auteur français vivant le plus lu au
monde »…
    Le premier hommage vint de l’ambassadeur de la Fédération
de Russie, S. E. Alexandre Orlov, qui m’écrivit le 26 juillet 2017,
nous apportant le soutien de son pays : « La grande dame de la
littérature Anne Golon nous a laissés tous, ses fidèles lecteurs
et lectrices, orphelins de son immense talent, de son humanité
et de sa passion. »
    Le second, le 14 août, du président de la République Emma-
nuel Macron : « À travers la saga littéraire Angélique, Anne Golon
a dressé le portrait d’une femme indépendante et volontaire, à
son image, et a offert à un très large public un récit d’aventures
qui a passionné plusieurs générations et continuera de nous
émouvoir. »

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Anne Golon et Angélique

    « Êtes-vous Angélique ? », lui demandaient souvent dans ses
dernières années les journalistes, moins méprisants et imbéciles
que ceux d’antan. « Ah non ! répondait-elle. Certes, on ne se
côtoie pas autant de temps sans partager des points de vue sur
la vie et ce qu’il faut en faire ; mais si j’avais vécu une vie comme
celle d’Angélique, je n’aurais jamais pu écrire. » On ne peut être
à la fois dans le fracas du monde, traverser les mers, mener la
révolte et vivre en ermite comme l’exige le métier d’écrire. Et
l’écrivain n’aurait pas survécu à la mort d’un enfant, tel le petit
Charles-Henry égorgé par les dragons du roi1.
    Pourtant, l’histoire d’Angélique s’inspirait de la vie d’Anne, née
Simone Changeux. L’amour d’Angélique et de Joffrey de Peyrac a
bien pour origine l’Amour qu’elle connut avec mon père, un mot
qu’elle écrivait toujours avec un « A » majuscule. Josselin venu à
l’aube dire adieu à sa sœur avant de quitter Monteloup pour tou-
jours, c’est son jeune frère Maxime venu lui annoncer, une nuit,
son départ pour le Maquis. « Toutes ces expériences que j’ai eues
à la guerre, bien sûr, n’étaient pas aussi dramatiques que celles
d’Angélique. » Certaines le furent pourtant : Angélique retrouve
Josselin en Amérique ; mais le frère de Simone, lui, croisa la route
de Klaus Barbie et ne revint jamais2.
    Les persécutions religieuses, les dragonnades, c’est le choc
terrible qu’elle éprouva à la fin de la guerre en découvrant les
camps de concentration et ce que les nazis avaient fait aux juifs,
dont tant d’enfants, avec l’aide de l’État français. Elle ne s’en
remit jamais. Mais fit qu’au moins Angélique, à La Rochelle,
sauve quelques familles protestantes promises aux galères ou
pire, en organisant leur fuite jusqu’au navire du Rescator.
    Angélique était une héroïne. Anne croyait ne pas l’être.
« Je n’aurais pas eu son courage. » Et puis, ajoutait-elle à plus

1. Angélique se révolte.
2. Maxime Changeux, alias Gilles, combattant FFI, est exécuté sommaire-
ment le 2 septembre 1944 à Lyon, à l’âge de vingt ans. Mort pour la France,
il fut décoré de la médaille de l’ordre de la Libération à titre posthume.

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de quatre-vingts ans, « je ne peux pas aller danser aussi libre-
ment qu’Angélique ! ». Mais elles menèrent les mêmes combats :
« Angélique, à l’extérieur, et moi, à l’intérieur » – contre le Mal,
le fanatisme, les assassins de toute nature au nom de Dieu, de
lois et d’usages criminels. Chacune à sa façon a tout risqué pour
la liberté, l’amour, la foi, la vie bonne, pour défendre ceux que
ma mère nommait « les hommes de bonne volonté ». « Je me suis
aperçu qu’en réalité la personne subversive n’est pas elle, c’est
moi, disait-elle en 2016. Chacune de son côté a un rôle à rem-
plir. Je sens que nous sommes plus proches que jamais, parce
qu’il y a encore du travail à accomplir ensemble. »
    Un journaliste osa le dire : « J’ai rencontré la Marquise des
Anges ! » Sous sa chrysalide d’écrivain discret, de fragile vieille
dame, l’héroïne flamboyante poursuivait en effet sa course,
renaissant de ses cendres pour défendre les persécutés, occire
le fanatisme religieux, sociétal, et rendre grâce à la force infinie
de la puissance divine.
    Anne était le capitaine qui garde le cap au pire des tempêtes
et des calmes plats, puis annonce un jour « Terre ! » au moment
où l’on n’y croyait plus. Sans doute est-ce aussi pour cela que
des lecteurs de tous âges et de tous pays lui dirent si souvent :
« Vous m’avez sauvé la vie ! »

Une vie d’aventures

    Rares sont les auteurs dont la personnalité et la vie furent à
la hauteur de leur œuvre ou qui s’en approchèrent. Ma mère
fut de ceux-là. Dans l’histoire d’Angélique, il y a le roman du
roman, le roman de l’auteur, le roman du mari de l’auteur… Un
livre n’y suffirait pas. « Des vies comme celle d’Angélique, je ne
dirais pas qu’elles sont légion, mais j’en ai rencontré plusieurs.
[…] L’aventure vient de la vie, de sa propre vie… Nous sommes
tous des romans ambulants », écrivait-elle.
    Tout le monde n’a pas la chance de s’entendre dire un
jour entre deux portes, par sa mère de quatre-vingt-deux ans :
« N’empêche que moi, j’ai été invitée par le roi des Babinga1 ! » Le

1. Pygmées du centre de l’Afrique, au nord du Congo.

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destin l’en avait d’ailleurs détournée, l’expédiant quelques jours
plus tard vers l’homme de sa vie : Vsevolod Sergeivitch Golou-
binow, géologue et auteur sous le nom de Serge Golon d’un
livre de souvenirs écrit avec un collègue de Simone. Fils d’un
diplomate du Tsar nommé en Asie centrale, puis consul-gou-
verneur en Perse, sa vie, commencée en 1903 à Boukhara, dans
le Turkestan russe, était un mélange des aventures de Marco
Polo, de Livingstone et de quelques autres. Docteur ès sciences,
découvreur de mines en Asie et en Afrique, il s’était engagé
aux côtés du général de Gaulle, tout Russe blanc officiellement
apatride qu’il fût. L’or des mines qu’il avait découvertes avait
notamment permis à la France libre d’équiper l’armée Leclerc.
« Mais ceci est une autre histoire », comme disait Kipling. Avec
nos parents, cette phrase prend tout son sens.
    Simone avait de qui tenir. Son père, le commandant Chan-
geux, capitaine de vaisseau, savant et précurseur de l’aviation
maritime, était le petit-fils du célèbre Charles-Camille Heidsieck,
fondateur de la maison de champagne et aventurier malgré
lui pendant la guerre de Sécession. Sa mère, Marie Fernande,
pianiste virtuose (pour l’agrément uniquement), fille de Marie
Brillaud de Laujardière et du général Maxime Villers, avait la
classe et l’héroïsme des femmes de son temps et de son milieu,
croyant à un Dieu vengeur auquel il fallait offrir ses souffrances.
À quinze ans, Simone lui avait dit : « Votre Dieu n’est pas le mien. »
    Née à Toulon le 17 décembre 1921, elle avait passé son
enfance à Cherbourg, devant la mer ou dans sa chambre, sou-
vent malade (de la tuberculose), à s’inventer des histoires de
guerre – la Grande – et d’aventures dans la jungle. Elle n’y était
plus une petite fille ronde et maladroite, mais une agile explo-
ratrice, accompagnée d’une amie imaginaire. Déjà l’ébauche
d’Angélique… Ses premiers articles et nouvelles avaient été
publiés dans les revues des Scouts et Guides de Versailles, dont
elle faisait partie depuis l’âge de seize ans.
    En juin 1940, fuyant l’armée allemande comme tout le
monde, du haut d’une locomotive où elle avait trouvé refuge
avec sa mère et des enfants, Simone s’était fait cette promesse :
« Si l’on s’en sort, je ferai le tour de France. » Elle le fit, en 1941
et 1942, sur sa bicyclette baptisée Tire-d’aile, partie de Ver-
sailles avec ses armes : de quoi écrire et peindre. Elle voulait

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témoigner des beautés de sa patrie vaincue. Allant de couvent
en couvent pour la nuit, explorant le jour paysages, villages
et monuments oubliés, elle rencontra la France des siècles
anciens, fut arrêtée à quelques reprises par les Allemands,
retenue prisonnière dans un château du temps d’Angélique.
Invitée plus tard dans un autre par une châtelaine de son âge,
elle découvrit avec émerveillement le Poitou et se dit qu’elle
en ferait un jour le décor d’un livre. Elle grimpa dans les Pyré-
nées et accomplit son vœu de poser un pied en Espagne, un
seul, devant les fusils des gardes-frontières, pour le symbole de
toucher le sol d’un « pays libre » (de l’occupation allemande), et
repartit comme elle était venue. Elle aida sa sœur résistante à
soustraire à la Gestapo des documents liés au Débarquement,
contribua aux premières missions des prêtres-ouvriers et de
l’Aide aux Mères, aida l’abbé Talvas en s’engageant à ses côtés
dans l’association du Nid créée pour venir en aide aux prosti-
tuées, publia son premier livre chez Desclée de Brouwer sous
le nom de Joëlle Danterne, suivi d’autres dont le fameux Master
Kouki, paru en 1946 chez Alsatia. Elle écrivit pour le cinéma,
fonda le « magazine moderne » France 47, remporta le prix Guy
de Larigaudie du roman d’aventures qui lui permit d’acheter
un billet pour Brazzaville et de quitter cette Europe sinistre
baignant encore dans un climat de guerre deux ans après la
victoire des Alliés. Reporter indépendante, elle couvrit divers
sujets au Congo et au Tchad, dont la construction de Sainte-
Anne du Congo, accompagna la tournée d’un médecin dans les
villages les plus reculés afin de dépister et de soigner les gens
atteints de la maladie du sommeil.
    Coup de foudre une nuit, en brousse, avec M. Goloubinoff,
dont un collègue de France 47 lui avait parlé. Et suite des aven-
tures à deux.

Origines d’Angélique

  1952. Revenus d’Afrique, Simone et Vsevolod travaillèrent
ensemble à des articles de vulgarisation scientifique et aux
mémoires de mon père, dont Les Géants du Lac paru en 1953
chez Alsatia, sous le nom de Serge Golon. Pour leurs travaux

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communs, ma mère choisit le pseudonyme d’Anne Golon, du
nom de son mari et en souvenir de la duchesse Anne de Bre-
tagne, devenue reine de France en 1491, dont elle avait croisé
le pèlerinage lors de son premier voyage.
    Parallèlement, elle écrivit plusieurs ouvrages sur l’Afrique
dont le dernier, Alerte au Tchad, parut sous le pseudonyme
de Joëlle Danterne dans la collection « Signe de piste ». Puis
elle décida d’entreprendre le roman historique auquel elle
rêvait depuis longtemps. « Je recherchais un personnage pour
comprendre ce dont on souffrait : le manque de sentiment, le
manque de netteté dans la pensée que l’on avait en ce temps-là,
peut-être parce qu’on était au lendemain de la guerre. […] Il y
avait quelque chose à faire en partant de la vie. Puis c’est venu
peu à peu et tout à coup, un jour, je me suis dit : “Ça y est, il
faut écrire ce livre !” »
    Elle voulait écrire la vie d’une femme, loin des représen-
tations habituelles – fades victimes ou garces antipathiques –
dont, hormis les héroïnes des Brontë ou de Colette, encore
maintenues sous le boisseau, était jusqu’alors encombrée la lit-
térature ; et, par elle, aborder les épreuves communes à toutes
les femmes occultées depuis toujours, mais aussi des bonheurs
terrestres dont on ne parlait pas, ou mal.
    Au début des années 1950, en littérature ou au cinéma, on pas-
sait encore directement du mariage à la naissance d’enfants ou
au fameux tutoiement indiquant qu’il y avait eu rapprochement
charnel. Amour, morale : rien n’avait vraiment changé depuis les
principes jansénistes du XVIIe siècle. Les déprimants récits des
existentialistes ou de Mauriac, où l’on s’entretuait discrètement
dans des familles bourgeoises sans autre issue que d’avoir décidé
que Dieu n’existait pas, n’arrangeaient rien. À droite comme à
gauche, avec ou sans religion, l’amour portait malheur. Qui le
suivait devait terminer mal : l’ex-oie blanche manipulée des Liai-
sons dangereuses, condamnée à une vie d’idiote malheureuse
et solitaire, et Mme de Merteuil finissant défigurée, couverte de
pustules et bientôt folle. La morale générale était sauve, sans
parler de la religieuse. On en était encore là.
    Ma mère gardait en mémoire les récits d’accouchements de
sa mère et de sa grand-mère, souffrances atroces que devaient
encore endurer les femmes, non tant à cause de l’ignorance des

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médecins, mais au nom de la damnation d’Ève, leur coupable
aïeule, qu’il fallait accepter comme loi immuable. « Ils avaient
réussi à rendre horrible la plus belle chose du monde… La folie
qui se trouve dans les lois religieuses, des lois inhumaines. […]
C’était un monde perdu ! Ce n’était pas la vie1 ! » Anne Golon
voulait rendre l’amour à la vie, dire qu’il existait, que le bien et
le mal ne se situaient pas forcément là où on les avait mis depuis
des siècles et où ils se trouvaient encore. Angélique fut sa mes-
sagère et son bras armé. « Seriez-vous gagnée par les hérésies ? »,
lui demande Avdiger dans Le Chemin de Versailles, s’inquiétant
qu’elle ne montre pas assez de piété. « Oh ! je vous en prie !
s’écrie Angélique. Ne me parlez pas de religion. Les hommes
ont corrompu tout ce qu’ils ont touché. De ce que Dieu leur
a donné de plus sacré, la religion, ils ont fait un mélange de
guerres, d’hypocrisie et de sang qui me donne envie de vomir.
Au moins, dans une femme jeune qui a envie qu’on l’embrasse
un jour d’été, je pense que Dieu reconnaît l’œuvre de sa créa-
tion, puisque c’est Lui qui l’a faite ainsi. »
    Mais son thème principal, la base de toute son œuvre, sans
qu’elle en ait pris conscience au départ, fut de dénoncer l’ostra-
cisme, le fanatisme, l’obscurantisme ; de ne pas laisser gagner
ceux qu’elle nommait « les destructeurs du bonheur sur terre ».
    Simone, enfant, avait interdiction de jouer avec ses petites
voisines protestantes et de saluer un juif, fût-il le propriétaire de
l’appartement de sa grand-mère. « Il fallait changer tout ça. » Mon-
trer les assassins au nom de Dieu : le moine Becher frappant de
sa croix Joffrey de Peyrac pour arrêter son chant à Notre-Dame ;
l’intransigeance obtuse de l’archevêque de Toulouse ; Moulay
Ismaël, martyrisant femmes et esclaves chrétiens refusant de se
convertir ; le chef de la révolte du Poitou massacrant les popula-
tions catholiques. Mais aussi l’autre face de l’humanité, les justes
qui maintiennent allumée sur terre la lumière divine : Monsieur
Vincent recueillant les bébés abandonnés dans les rues ; frère
Jean, le moine mystique de l’abbaye de Nieul, priant chaque
nuit pour le salut des hommes endormis ; Osman Feradji, le
grand eunuque noir, ami d’Angélique, mage lié aux étoiles ;
Gabriel Berne, le protestant de La Rochelle parti chercher la

1. Extrait du journal d’Anne Golon.

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petite Honorine dans la forêt, parce qu’il avait eu pitié d’une
prisonnière « papiste » qui le suppliait depuis son cachot.

Et Angélique naquit

    Le choix du Grand Siècle s’imposa après élimination de
périodes déjà exploitées en littérature, du fait du voisinage du
château de Versailles… et parce qu’elle n’en connaissait rien. Le
XVIIe siècle en 1952, c’était la mer des Ténèbres du temps de la
terre plate. Il était encore maintenu sous l’ire révolutionnaire,
avec le cliché d’un Louis XIV tyrannique et mégalo, saigneur du
(bon) peuple par ses dépenses et ses guerres.
    On ne savait plus rien de ses splendeurs, des plus fous ballets
éphémères jamais créés. Les partitions des merveilles composées
à profusion sous le règne du plus mélomane des rois avaient
disparu, jetées avec les vieux papiers ou rongées par les cham-
pignons au fond des bibliothèques. Rien ou presque n’en subsis-
tait dans la mémoire française, hormis les Fables de La Fontaine
laissées aux enfants et aux lycéens, les tragédies de Corneille et
de Racine. L’élève Simone avait d’ailleurs trouvé « complètement
rasoir » ces sombres histoires de Romains emperruqués, de mas-
sacres fraternels et de princesses sacrifiées, presque autant que
les comédies de Molière sur lesquelles les enseignantes passaient
sévèrement, comme un pensum obligatoire.
    C’est pourtant là que naquit Angélique.
    « Elle m’est apparue en ces premières heures où la plume à
la main devant la fameuse “page blanche”, quand j’eus à choisir
les premiers mots, les premières phrases d’un roman historique.
Elle vint sans rien me demander, sans même me regarder ni me
voir. Elle était vive, légère et inconsciente comme une enfant de
sa beauté et de sa grâce. Ce qui l’intéressait, c’était la vie… que
lui chuchotait de mille façons le décor dont elle surgit, cernée
d’une lumineuse aura. Un mélange d’ombre verte et feuillue, de
tours crénelées d’un vieux château, perçant là-haut la cime des
arbres, de miroirs d’eau noire, brillant à travers la déchirure d’un
tapis de lentilles vertes et de renoncules d’or. Là commençait
l’histoire de l’héroïne aux pieds légers. […] Les forêts druidiques
du Poitou et ses marais hantés de feux follets l’environnaient. Elle

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était née là. Elle y aurait toujours les racines de son âme. Pour un
bouquet de grosses fleurs jaunes cueillies aux berges humides,
elle reçut son prénom : Angélique. Petite Angélique ! Petite mar-
quise des Anges, abordant le jour avec entrain, guettant la nuit le
fantôme de la vieille dame qui pleure, partageant avec Nicolas et
Valentin les travaux de cueillette et de pêche, et qui aux côtés de
la nourrice, par la fenêtre du vieux château, le cœur plein d’un
noble courage et d’une peur enfantine, attend les brigands. Bien
des choses vivantes, authentiques, nécessaires s’assemblent déjà
autour d’elle. À travers elle j’entraperçus la femme qu’elle serait. »
   Et Anne écrivit :
   « Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz
tuait-il tant de petits enfants ?
   — Pour le démon, ma fille… »
   Ce fut comme si levait en elle le souffle d’un grand vent qui
allait tout balayer. Elle se sentit au seuil d’une nouvelle vie, por-
teuse d’une mission à la fois exaltante et angoissante qui tenait
en ces mots : « Aucune limite ! Un roman qui n’a peur de rien ! » Si
elle ne doutait pas de l’accueil du public, non moins que pour
ses précédents livres, elle eut tout à coup la prescience que les
lecteurs de celui-là seraient innombrables.

Un chantier colossal

    Directeur de l’agence Opera Mundi et mandataire de Walt
Disney à Paris pour Le Journal de Mickey, Paul Winkler était à
cette époque l’un des plus importants patrons de presse d’Europe,
comme l’étaient en France Cino Del Duca (Nous deux), Didier
Fouret (directeur d’Hachette) et Pierre Lazareff (France-Soir).
    Betty Winkler, à qui Anne Golon avait confié l’annonce
d’Alerte au Tchad, l’avait fait paraître dans Le Journal de Mickey,
dont le lectorat masculin était plus réceptif à ce récit que les
magazines féminins qu’elle dirigeait. Passant à Opera Mundi
pour en avoir des nouvelles, Serge Golon y fit la connaissance
de M. Monier, qui lui confia leur intention d’ouvrir un secteur lit-
téraire pour lequel ils étaient à la recherche d’une « locomotive ».
Il fut ravi d’apprendre qu’Anne Golon, alias Joëlle Danterne,
venait de commencer la rédaction d’un grand roman historique.

                                 16
Ils tenaient leur locomotive ! « Dites à votre femme que nous
voulons ce livre… même maintenant ! » En échange d’un pour-
centage, l’agence assurerait sa publication dans le monde entier.
    « Votre livre les intéresse, lui dit Serge au retour. Je crois que
nous devrions faire affaire avec eux. » Anne se sentit pousser des
ailes. Tout valait mieux que ces éditeurs poussifs, voire ouver-
tement malhonnêtes, dont elle avait fait le tour. Sans nouvelles
des hauts personnages partenaires de ses récentes découvertes
minières, Serge trouva intéressant de l’accompagner dans cette
nouvelle aventure. « Il aimait commencer des chantiers. » Celui-ci
fut colossal.

« L’Histoire frappait à ma porte »

    L’épopée d’Angélique commença à la bibliothèque de Ver-
sailles. Anne la retrouvait avec bonheur. Elle y avait passé tant
de jours magiques pendant la guerre, pelant de froid, quand
elle y faisait ses recherches pour Master Kouki ou La Patrouille
des Saints Innocents.
    Son rigoureux conservateur, gardien des reliques sacrées de
l’Histoire, leur présenta des merveilles qui voyaient sans doute
la lumière du jour pour la première fois depuis le temps de
Louis XIV. Sur des gravures originales de la plus grande cour
des Miracles de Paris, avant sa destruction par ordre du lieute-
nant de police Nicolas de La Reynie, Anne découvrit les portraits
de personnages devenus familiers des lecteurs d’Angélique : « Le
grand Coësre et ses drilles, je les ai kidnappés dans les chro-
niques des auberges et des hostelleries. »
    Serge dénicha un livre sur les hobereaux, nobles miséreux
des campagnes au XVIIe siècle, souvent plus pauvres que leurs
paysans, en lutte quotidienne pour survivre et tenter de tenir
leur rang en cour et militairement, avec interdiction de travailler
d’une quelconque façon, ce qui les aurait promis à la déchéance
et au retrait de leurs titres. Anne décida d’en faire le milieu de
la famille d’Angélique.
    Il étudia la guerre qui perdurait, encore vive, entre les « bar-
bares du Nord », ordonnateurs des bûchers de Montségur, et les
troubadours du Sud qui ouvraient la foi aux joies terrestres. Et

                                 17
Anne imagina Joffrey de Peyrac, seigneur du Sud, héritier de
ces derniers. Le procès de Fouquet le lui révéla peu à peu. « En
Joffrey de Peyrac, je voyais un séducteur inquiétant, un origi-
nal hors du droit chemin », mais inconscient de la malignité des
esprits étroits. Et le spectre de l’Inquisition aussitôt obscurcit
l’horizon. Joffrey, la voix d’or du royaume, ne ferait pas amende
honorable. Il rendrait grâce à Notre-Dame en chantant.
    Anne voulut « que rien ne leur soit donné d’emblée ». L’infir-
mité de Joffrey lui fut inspirée lors d’un voyage auprès d’un
couple amoureux dont l’homme était bossu. Peyrac serait boi-
teux, aurait le visage barré d’une cicatrice. Anne n’avait pas
oublié La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946). Sans s’en
rendre compte, elle y mit un peu de Serge, qui gardait une cica-
trice à la lèvre causée par une explosion dans une mine, ainsi
qu’une légère boiterie due à un tendon sectionné en fuyant une
éléphante dont des chasseurs en hélicoptère venaient de tuer
le petit. Et de savant à savant, Serge confia au comte de Peyrac
un processus de fabrication d’or qu’il avait autrefois imaginé…

Première publication d’Angélique

   Depuis la remise du manuscrit en 1953, la publication
d’Angélique était sans cesse reportée. Anne et Serge avaient reçu
de M. Monier le mot suivant : « J’ai enfin décroché l’accord de
M. Lazareff pour Marquise des Anges. […] la publication com-
mencera le 15 octobre 1955. […] Après cela, j’ai vu Didier Fouret.
[…] La première partie sortira début décembre. » Mais toujours
rien. Combien de tractations pour la publication d’Angélique en
France ? Qui du journal ou de l’éditeur X ou Y allait l’emporter ?
   Anne et Serge firent des piges pour plusieurs revues, elle
recevant trois sous de ses livres, lui poursuivant ses démarches
pour ses découvertes minières et autres projets en Afrique. Là
aussi, retards et tractations dans le marigot, mais entre croco-
diles plus dangereux.
   Le Parisien libéré leur proposa d’écrire les textes d’une nou-
velle série en bandes dessinées contant la vie de personnages
célèbres, mais encore méconnus. Ainsi parurent les « Destins
hors-série » d’Anne et Serge Golon : Raspoutine, Savorgnan

                               18
de Brazza, Surcouf, le marquis de La Fayette et d’autres, fruit
d’un gros travail de recherches historiques, principalement à
la Bibliothèque nationale. Cartouche est le seul sur lequel ils
ne trouvèrent pas grand-chose, hormis plusieurs dates de mort
dont l’une à l’âge de… huit ans ! Faute de temps, et le feuilleton
devant paraître malgré tout, Anne lui inventa une vie dont Phi-
lippe de Broca fit plus tard un film devenu célèbre.
    Pendant que les éditeurs français hésitaient, un éditeur alle-
mand avait eu le temps de faire traduire Angélique, de l’impri-
mer, de le publier et de le diffuser dans toute la RFA. « C’était à
l’été 1956, après sept ans de misère totale prédite par le vieux
sorcier bembé. Nous vivions misérablement à Paris, sans toit,
d’expédients, lorsque soudain ce fut le télégramme de Blanva-
let, notre premier éditeur d’Angélique… en allemand. “Angé-
lique passe à la première place des ventes en Allemagne. Dix
presses tournent jour et nuit. Négocions pour l’Autriche et les
pays nordiques.” Je mis deux ans de plus pour comprendre
que le cadeau de l’Afrique, et bien dans sa tradition millénaire,
ç’avait été… ma femme ! […] Peut-être le succès d’Angélique
était-il écrit dans les astres, comme du temps des Rois Mages,
mais ni moi ni ma femme ne savions le lire, même après que le
sorcier nous l’eut verbalement transmis1. »
    L’éditeur allemand débarqua un soir, triomphant, brandissant
d’une main le livre et de l’autre une bouteille de champagne. Il
tenait à l’apporter lui-même à l’auteur d’un chef-d’œuvre promis
à un miracle commercial sans précédent. La bonne humeur de
Lothar Blanvalet était communicative. Ce fut la fête dans le petit
pavillon de Villejuif. On y but joyeusement, même la jeune fille
au pair allemande que l’éditeur était allé entreprendre à l’étage,
où elle était remontée, un peu pompette, tenant le livre sur
son cœur. « Surtout, mademoiselle, je vous en prie, je vous en
charge personnellement : occupez-vous bien des enfants, faites
bien votre travail, pour que madame puisse écrire. Il faut que
Mme Golon ne s’arrête jamais d’écrire. Jamais ! »
    Tout émue de se voir investie d’une mission aussi importante
et projetée à son tour en plein roman, la jeune fille, croyant avoir
été placée dans une famille ordinaire, promit solennellement,

1. Extrait du journal de Serge Golon.

                                    19
ouvrit le livre et… on ne la revit plus de la soirée ! Elle traversa
les semaines suivantes la tête ailleurs, impatiente d’y replonger
chaque soir. « La maîtresse de maison fut obligée de débarrasser
elle-même la table, la fille au pair originaire de la Forêt-Noire
s’étant retirée dans sa chambre pour dévorer le livre… Voilà la
rançon d’avoir écrit un tel phénomène1 ! »
   L’éditeur avoua toutefois à son « auteur préféré » qu’il avait
été « obligé » d’en supprimer quelques passages, en particulier
au début, lorsque la nourrice raconte aux enfants les crimes de
Gilles de Retz.
   « Vous comprenez, expliqua-t-il candide, c’était trop affreux,
trop dur. Ces détails… ça aurait pu heurter la sensibilité des
Allemands !
   — Je les trouve bien délicats pour des Allemands », répondit
Anne, laconique.
   « Tout de même, commentera-t-elle plus tard, on sortait à
peine de la fin de la guerre ! »
   Mais le brave Lothar n’y entendit nulle ironie. Il n’était plus
sur un Panzer entrant dans La Rochelle, mais un éditeur comblé
au-delà de toute espérance.

Anne, ou Anne et Serge ?

   Pourquoi donc « Anne et Serge Golon » en France, un an après
la parution en Allemagne d’Angélique sous le nom d’« Anne
Golon » ? Ma mère, que j’interrogeai à ce sujet en 1992, me conta
l’anecdote.
   Revenant un soir de l’agence Opera Mundi, mon père,
ennuyé, lui avait dit :
   « Ils veulent un nom d’homme.
   — Pourquoi ?
   — Parce que ça fait plus sérieux. »
   « J’ai trouvé ça idiot, disait souvent ma mère. Mais il ne m’a
pas laissée tomber. »
   Ils avaient même exigé que le livre sorte en France sous le
seul nom de Serge Golon, déployant un tas d’arguments pour

1. Lothar Blanvalet, Buchmarkt, novembre 1975.

                                  20
le convaincre de l’intérêt commercial de cette décision. Pauvres
et parents de jeunes enfants, Anne et Serge n’étaient pas en
situation de s’opposer aux « décideurs » desquels devait bientôt
venir leur subsistance. « Mettez au moins son nom, puisque c’est
elle qui écrit ! », avait répondu Serge. Grâce accordée au terme
d’une fastidieuse discussion.
    Était-ce choquant en 1957 ? Non. Les œuvres de femmes
étaient considérées comme « mineures », même les brûlots de
Beauvoir que l’on disait écrits par Sartre ; et les femmes mariées
l’étaient aussi, n’ayant pas le droit de travailler, ni de percevoir
leur propre salaire, ni d’ouvrir un compte en banque ou de fran-
chir une frontière avec leurs enfants sans la permission formelle
de leur mari. Au moins mon père lui avait-il accordé par-devant
notaire ce que la loi lui permettait d’accorder à sa femme en
1950 : le droit de continuer d’exercer sa profession de « femme
de lettres » et de percevoir les revenus des livres écrits avant leur
rencontre. Il fallait faire avec les lois du temps.
    « Demandez à ma femme, c’est elle qui écrit », disait vaine-
ment mon père aux journalistes qui l’interrogeaient dans les
années 1960. Mais, à part un autre verre, la plupart ne trouvaient
rien à demander à « celle qui écrit ». Certain jour de 1966 ou 1967,
on l’envoya même faire des courses avec ma petite sœur Marina
et un cameraman chargé de filmer la mère de famille dans ses
œuvres, tandis qu’on interviewait longuement « l’auteur d’Angé-
lique », qui tenta sans succès de parler de sa peinture1…
    Angélique parut donc dans France-Soir sous le pseudonyme
d’Anne et Serge Golon. Dès cette première publication, la Mar-
quise des Anges augmenta les ventes quotidiennes du journal
jusqu’à 250 000 exemplaires supplémentaires. Angélique fran-
chit les mers. En Afrique, en Amérique du Sud, aux Pays-Bas, on
s’arrachait France-Soir. La passion d’Angélique réunit enfants,
parents et grands-parents. François Mauriac, à qui l’on deman-
dait son avis sur ce phénomène, répondit qu’il ne savait qu’une
chose : qu’il était obligé d’envoyer ce feuilleton tous les jours à
sa fille, à Caracas, et sans en omettre un seul !

1. Serge Golon fut peintre de 1961 jusqu’à sa mort en 1972. Il a exposé à
Montana, Jérusalem et Paris.

                                   21
Sergeanne et Pierre Joffrey

    « La mère d’Angélique met au monde un garçon, le jour où son
livre sort en librairie ! », titrait France-Soir le 5 avril 1957. « Ce n’est
pas au lecteur de France-Soir qu’il faut apprendre qui est Angé-
lique, marquise des anges. Ce feuilleton, que des centaines de
milliers de passionnés suivent depuis des mois, paraît aujourd’hui
en librairie, aux éditions Colbert. C’est un gros volume de
500 pages, et nul ne doute que le livre connaîtra le succès d’Au-
tant en emporte le vent et de Caroline chérie. Anne Golon qui,
avec son mari Serge, a écrit ce roman historique, plein d’amour,
de magie, d’aventure, n’a pu fêter la naissance de son livre. Elle
est en clinique, en raison d’une autre naissance, celle d’un fils.
L’enfant a été appelé Pierre Joffrey, en souvenir d’un personnage
de La Marquise des Anges […]. » Photo du nouveau venu dans les
bras de la maman souriante au côté de l’heureux papa, devant
l’exemplaire tout neuf d’Angélique, Marquise des Anges.
    Au baptême de Pierre Joffrey, Paul Winkler informa Anne du
nouveau pseudonyme qu’on venait de leur trouver : Sergeanne
Golon ! « Vous comprenez, lui dit-il, il fallait un nom d’homme.
Pour le marché anglophone, c’était indispensable. »
    Elle haussa les épaules : « Je trouve que ça fait plutôt asexué.
[…] On dirait une invention, quelque chose qui n’existe pas.
    — Ça ne fait rien. De toute façon, c’est mieux… Et les livres
sont imprimés.
    — J’avais compris.
    — Vous verrez, les Anglais aimeront ce nom.
    — Le principal, c’est qu’ils aiment Angélique !
    — Ils l’aimeront, je peux vous le promettre. »
    Ils l’aimèrent. Au point qu’en septembre 1958, à New York,
Angélique fit l’événement sur la 5e Avenue, immortalisé dans
Vogue, en inspirant toute une mode : parfums, coiffures, cha-
peaux de créateurs et robes du célèbre couturier Oleg Cassini
présentées par des mannequins ravissants devant de grandes
affiches du livre de Sergeanne Golon.

                                    22
Fake news et romance

    Leur premier interlocuteur fut remplacé par un dauphin de
Paul Winkler, Gérard Gauthier, doué en affaires mais incapable
de distinguer un texte d’auteur d’un mode d’emploi. Il fit bien-
tôt paraître une série d’articles le présentant comme l’inventeur
d’Angélique et de la recette du best-seller (pourquoi se gêner ?).
Il y racontait avoir « convoqué » Anne et Serge Golon afin qu’ils
mettent en œuvre ses géniales directives : l’histoire devait se
dérouler au XVIIe siècle, l’héroïne être belle, avoir des yeux
verts, aller plus tard en Amérique, etc.
    Par cette légende, Opera Mundi s’autoproclamait créateur
d’Angélique, Anne et Serge Golon n’étant que des exécutants.
    L’idée que le succès insolent du roman fût le produit d’une
fabrication plut. C’en fut fini en France de la réputation d’Angé-
lique, d’autant que Gérard Gauthier, certain de sa « recette », enga-
gea bientôt quelqu’un pour écrire sous ses ordres des imitations
d’Angélique qu’il imposa ensuite chez les mêmes éditeurs avec
des couvertures similaires ; puis une autrice américaine pour
une imitation d’Angélique aux États-Unis. D’autres suivirent, qui,
s’émancipant plus tard, furent à l’origine de ce que l’on appelle
aujourd’hui des « romances ». Le nombre croissant de ces œuvres
clonées submergerait bientôt l’œuvre littéraire d’origine, d’autant
qu’Angélique ne serait plus distribuée dans les librairies fran-
çaises dès la fin des années soixante.
    En France, jusqu’en 2000 à peu près, hors un ou deux coura-
geux, critiques littéraires, faiseurs d’opinion et consorts ne par-
leraient plus d’Angélique que pour s’en moquer, englobant dans
leur mépris ses millions de lecteurs à travers le monde, qu’Anne
Golon gardait toujours dans son cœur. C’est pour eux qu’elle
écrivait. « Je suis heureuse d’avoir écrit une œuvre populaire, dit-
elle dans une interview. Parce que dans populaire, il y a peuple. »

Premiers pas au cinéma

   Avril 1964. L’équipe de production du futur film Angélique
a invité Anne et Serge Golon pour « parler ». Plus exactement,
pour leur présenter le passage du scénario dont ils sont le plus

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fiers, la sublime « scène du poignard » : lors de la nuit de noces,
Joffrey fend la robe d’Angélique avec un poignard, et celle-ci
tombe dans ses bras. Normal. Enfin, pour eux !
    Cette scène fut l’objet de la plus âpre lutte.
    D’un côté, ces messieurs – Francis Cosne, Daniel Boulan-
ger, Claude Brulé et Bernard Borderie – défendant leur idée ;
de l’autre, Anne Golon, soutenue par Serge, argumentant pour
sa suppression pure et simple. Et au milieu, Gérard Gauthier
s’efforçant d’offrir l’apparence de l’agent modèle agissant dans
l’intérêt de ses auteurs, sans tout à fait parvenir à cacher son
adhésion aux desiderata de ces gens importants avec lesquels il
s’est manifestement déjà entendu, à ce sujet comme à d’autres.
    « En plus, c’est très dangereux, dit Anne, vous risquez de
blesser l’actrice !
    — Mais non, mais non ! On trouvera un truc… On mettra
une fermeture éclair, suggéra le réalisateur.
    — Mais ce n’est même pas la question ! Vous me dites
qu’après, Angélique doit tomber dans ses bras…
    — Les femmes aiment ça, répondit le chœur.
    Ce n’était pas le moment d’en débattre.
    « Jamais les femmes ne pardonneraient un tel geste à Joffrey
de Peyrac, s’exclama Anne. Et ne parlons pas d’Angélique ! »
    Angélique ? Mais qui lui demandait son avis, à celle-là ? Que
n’était-elle allée rejoindre ses semblables – les femmes de ces
messieurs – dans la cuisine, au lieu de faire perdre leur temps
à ces hommes sérieux ?
    À ce moment, Daniel Boulanger se pencha vers la perturba-
trice, à laquelle il n’avait pas adressé un mot depuis le début de
la séance. La fixant de ses petits yeux porcins, il lui asséna cette
phrase inoubliable, expression de son haut degré de culture et
de distinction : « Écoutez, je vais vous dire, moi, qui est votre
Angélique : c’est une petite putain qui veut se farcir tous les
hommes ! » Ah mais ! Il était temps de remettre cette bonne
femme et sa créature à leur place !
    Anne se leva et sortit aussitôt. Cette phrase, elle ne parvien-
drait à la rapporter à des journalistes qu’en… 2012.
    « Voilà les barbares du Nord ! », jeta Serge Golon en balayant
l’assemblée d’un large geste, citant Joffrey de Peyrac lors de ses
joutes oratoires avec l’archevêque de Toulouse.

                                24
Ne comprenant rien à ses mots, puisqu’aucun d’eux n’avait
pu s’abaisser à lire un seul chapitre, on le regarda avec stupeur.
Comment osait-il s’adresser ainsi à Daniel Boulanger ? De ce
jour, mon père ne l’évoqua plus qu’en ces termes : « Le délicat
poète. »
   Conclusion heureuse : la fameuse scène ne fut pas tournée.

Soir de première

   8 décembre 1964. Effervescence au Moulin-Rouge. Ce soir a
lieu la première du film Angélique, Marquise des Anges. Remous
de photographes et de journalistes au fil de l’entrée des vedettes
dans leurs plus beaux atours : Michèle Mercier splendide,
Robert Hossein presque souriant… Et puis les vraies vedettes :
les producteurs, multipliés depuis le début du projet, pourtant
signé du seul Raymond Borderie, ainsi que les scénaristes-
dialoguistes Claude Brulé, Daniel Boulanger (le « délicat poète »)
et Francis Cosne, qui au titre de coproducteur s’est adjoint celui
de scénariste ; les représentants d’Opera Mundi accompagnés de
leur femme – Paul et Betty Winkler sans doute, Gérald Gauthier
et madame qui, paraît-il, fit grand effet en manteau de vison
blanc. Certains crurent qu’il s’agissait d’Anne et Serge Golon,
nul, dans cette foule joyeuse, ne pouvant imaginer que l’auteur
ou les auteurs du livre à l’origine du film ne soient pas présents.
   Apparition du mot « FIN » sous les ovations.
   Et les Golon ? À l’heure où le Moulin-Rouge crépitait sous
les flashs et les applaudissements, ils dormaient dans leur lit,
dans les sommets valaisans. Du moins Serge, car si rien n’aurait
pu l’empêcher de s’endormir après 21 heures, Anne, elle, passa
une nuit bien amère. L’invitation à la première ne leur était
parvenue que le jour même, vers midi, à une époque où une
journée ou une nuit de train était nécessaire pour se rendre de
Suisse en France. L’avion ? Il n’y fallait pas songer : de Montana-
Crans à l’aéroport de Genève, il aurait fallu prendre un taxi, un
funiculaire, un train et encore un taxi avant d’embarquer, soit
déjà une bonne demi-journée. Tout avait été bien pensé.
   Le lendemain matin, le facteur de Montana leur apporta
un télégramme des producteurs : « Grand succès hier de votre

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film… » À quoi les parias répondirent par un autre télégramme :
« Félicitations pour votre film… »
    Ce film, Anne et Serge Golon voulaient le voir. Ils se ren-
dirent à Berne. L’affiche d’Angélique Marquise des Anges,
magnifique dans le style cape et épée, mentionnait son inter-
diction « aux moins de 22 ans » – âge de la majorité suisse à
l’époque. (Blanche-Neige avait bien été interdite aux moins
de dix ans !). Ils firent la queue parmi une foule dense et fer-
vente. C’était mieux de le découvrir ainsi, spectateurs parmi
d’autres, de partager les émotions de la salle – comble. Ils
furent emportés par les paysages, la musique, les costumes.
Les acteurs faisaient ce qu’ils pouvaient, réussissant parfois à
faire oublier l’indigence des dialogues qu’on leur avait donnés
et les marques au sol, invisibles à l’écran, mais qui bloquaient
toute spontanéité de mouvement.
    Les seconds rôles étaient interprétés avec brio par des comé-
diens encore peu connus, dont la plupart deviendraient de
grandes vedettes.
    Depuis la réunion, ma mère avait fait son deuil d’un film
fidèle à son œuvre, voire à l’Histoire. Sa suggestion de mettre
quelques perruques du XVIIe siècle aux acteurs coiffés à la mode
de 1964 avait par exemple reçu cette réponse édifiante : « Ah
non, ça fait pédé »… Mes parents ne voulaient plus s’arrêter
aux incohérences historiques et aux déformations de l’intrigue
et des personnages. L’affligeante scène de la statue leur laissa
cependant la pénible impression que le Joffrey de Peyrac du
film était un inquiétant pervers ; et Angélique, séduite au lieu
de s’enfuir, ne valait guère mieux… Mais son élan, juste et sans
chiqué, pour se jeter plus tard dans les bras de son mari à l’issue
du duel, rendit un instant Angélique à elle-même. Anne fut heu-
reuse que ce passage du film, au moins, s’approche, un peu, de
ses personnages.
    À la scène du procès, assez bien menée, Anne se surprit à trem-
bler comme les autres pour l’accusé, se demandant ce qui allait
arriver ! Au moment du vote pour ou contre la mort de Peyrac, le
beau-frère d’Angélique, Me Talon, commençait à lever une main
hésitante, quand derrière mes parents une spectatrice s’écria :
« Non ! » Sur l’écran, Me Talon abaissa lentement son bras. « Eh ben !
dit son compagnon, épaté. Heureusement que t’as dit non ! »

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