Angélique L MarquISe angeS - Interforum
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DE LA MÊME AUTRICE ANGÉLIQUE (version d’origine) AUX ÉDITIONS DE L’ARCHIPEL 2. Angélique, le chemin de Versailles. 3. Angélique et le Roy. 4. Indomptable Angélique. ANGÉLIQUE (version augmentée) AUX ÉDITIONS ARCHIPOCHE 1. Marquise des Anges. 2. La Fiancée vendue. 3. Fêtes royales. 4. Le Supplicié de Notre-Dame. 5. Ombres et Lumières. 6. Le Chemin de Versailles.
Anne Golon ANGÉLIQUE Marquise des Anges version d’origine Préface de Nadine Goloubinoff
Notre catalogue est disponible à l’adresse suivante : www.editionsarchipel.com Éditions de l’Archipel 92, avenue de France 75013 Paris ISBN 978-2-8098-4292-0 Copyright © Éditions de l’Archipel, 2014, 2021.
Préface « Je ne vois pas pourquoi on veut rendre Dieu responsable de tout, surtout de la bêtise humaine. Et d’ailleurs Angélique, elle est comme ça. Et c’est comme ça qu’il faut être. » Anne Golon Dans son pays, Anne Golon fut longtemps cet albatros que l’on attirait sur le pont des bateaux pour l’amusement de la canaille, « tant est naturel à l’humain le désir de voir abattre la beauté, et humilier ce qui ne veut pas ramper1 ». Parce qu’elle avait créé Angélique, œuvre populaire méprisée des « élites » dites culturelles qui n’en lurent jamais une ligne et la crurent richissime – ce qu’elle aurait dû être et ne fut jamais. « Et qu’avez-vous fait de tout cet argent ? lui demanda dans les années 1980-1990 une célèbre journaliste, comme s’il provenait d’un casse. — J’ai élevé quatre enfants. — Vous n’êtes pas la seule ! — Avec une plume ? En France ? Sans autre profession ni l’argent d’un mari ? Ça m’étonnerait ! Renseignez-vous. » L’interview ne fut pas diffusée. « Qu’est-ce que je lui avais fait, à cette femme ? », s’interro- geait ma mère. Ce qu’elle avait fait ? Elle avait créé une héroïne mythique, célèbre dans le monde entier. Elle avait écrit un monu- ment de la littérature populaire et, comble du crime, vendu des 1. Extrait inédit d’Angélique se révolte. 7
millions d’exemplaires. Elle avait gagné la vie de sa famille en un temps où ce n’était pas légalement permis. Elle avait connu l’amour et même eu des enfants désirés, en un temps où, telles les novices prenant le voile, les rares femmes de lettres, roman- cières ou journalistes, devaient y renoncer pour garder un tant soit peu de considération professionnelle. Elle avait été une mère aimante, le cœur du nid de notre enfance, et les histoires et romans historiques qu’elle inventait pour nous étaient le vent du monde. Elle avait joué avec nous, fait des gâteaux, des santons, des chansons, du ski-bob, sans cesser d’écrire Angélique. Et ses livres se répandaient sur la planète. D’aucun parti, d’aucune coterie, écrivant sans cesse, mère de famille et d’allure sage, Anne Golon n’avait rien pour être admise par ses pairs et n’eut ni amis célèbres ni bandes de fêtards indispensables aux vedettes des années 1950 à 1970. Belle et élégante, elle crut longtemps n’être pas assez dans le ton, à la mode, bref, n’avoir pas ce qu’il fallait pour, disait-elle, « passer ». Elle se débarrassa heureusement de tout cela au seuil de la vieillesse. Une seule crainte lui restait : qu’on l’empêche d’écrire ! C’était son oxygène depuis sa première histoire, Les Aventures d’un petit chandail couleur citron, créée à sept ans, jusqu’à notre ultime conversation, la veille de son dernier jour, qui concernait évidemment… la suite d’Angélique. La créatrice d’Angélique, Marquise des Anges est partie un 14 juillet. Pas mal, pour « l’auteur français vivant le plus lu au monde »… Le premier hommage vint de l’ambassadeur de la Fédération de Russie, S. E. Alexandre Orlov, qui m’écrivit le 26 juillet 2017, nous apportant le soutien de son pays : « La grande dame de la littérature Anne Golon nous a laissés tous, ses fidèles lecteurs et lectrices, orphelins de son immense talent, de son humanité et de sa passion. » Le second, le 14 août, du président de la République Emma- nuel Macron : « À travers la saga littéraire Angélique, Anne Golon a dressé le portrait d’une femme indépendante et volontaire, à son image, et a offert à un très large public un récit d’aventures qui a passionné plusieurs générations et continuera de nous émouvoir. » 8
Anne Golon et Angélique « Êtes-vous Angélique ? », lui demandaient souvent dans ses dernières années les journalistes, moins méprisants et imbéciles que ceux d’antan. « Ah non ! répondait-elle. Certes, on ne se côtoie pas autant de temps sans partager des points de vue sur la vie et ce qu’il faut en faire ; mais si j’avais vécu une vie comme celle d’Angélique, je n’aurais jamais pu écrire. » On ne peut être à la fois dans le fracas du monde, traverser les mers, mener la révolte et vivre en ermite comme l’exige le métier d’écrire. Et l’écrivain n’aurait pas survécu à la mort d’un enfant, tel le petit Charles-Henry égorgé par les dragons du roi1. Pourtant, l’histoire d’Angélique s’inspirait de la vie d’Anne, née Simone Changeux. L’amour d’Angélique et de Joffrey de Peyrac a bien pour origine l’Amour qu’elle connut avec mon père, un mot qu’elle écrivait toujours avec un « A » majuscule. Josselin venu à l’aube dire adieu à sa sœur avant de quitter Monteloup pour tou- jours, c’est son jeune frère Maxime venu lui annoncer, une nuit, son départ pour le Maquis. « Toutes ces expériences que j’ai eues à la guerre, bien sûr, n’étaient pas aussi dramatiques que celles d’Angélique. » Certaines le furent pourtant : Angélique retrouve Josselin en Amérique ; mais le frère de Simone, lui, croisa la route de Klaus Barbie et ne revint jamais2. Les persécutions religieuses, les dragonnades, c’est le choc terrible qu’elle éprouva à la fin de la guerre en découvrant les camps de concentration et ce que les nazis avaient fait aux juifs, dont tant d’enfants, avec l’aide de l’État français. Elle ne s’en remit jamais. Mais fit qu’au moins Angélique, à La Rochelle, sauve quelques familles protestantes promises aux galères ou pire, en organisant leur fuite jusqu’au navire du Rescator. Angélique était une héroïne. Anne croyait ne pas l’être. « Je n’aurais pas eu son courage. » Et puis, ajoutait-elle à plus 1. Angélique se révolte. 2. Maxime Changeux, alias Gilles, combattant FFI, est exécuté sommaire- ment le 2 septembre 1944 à Lyon, à l’âge de vingt ans. Mort pour la France, il fut décoré de la médaille de l’ordre de la Libération à titre posthume. 9
de quatre-vingts ans, « je ne peux pas aller danser aussi libre- ment qu’Angélique ! ». Mais elles menèrent les mêmes combats : « Angélique, à l’extérieur, et moi, à l’intérieur » – contre le Mal, le fanatisme, les assassins de toute nature au nom de Dieu, de lois et d’usages criminels. Chacune à sa façon a tout risqué pour la liberté, l’amour, la foi, la vie bonne, pour défendre ceux que ma mère nommait « les hommes de bonne volonté ». « Je me suis aperçu qu’en réalité la personne subversive n’est pas elle, c’est moi, disait-elle en 2016. Chacune de son côté a un rôle à rem- plir. Je sens que nous sommes plus proches que jamais, parce qu’il y a encore du travail à accomplir ensemble. » Un journaliste osa le dire : « J’ai rencontré la Marquise des Anges ! » Sous sa chrysalide d’écrivain discret, de fragile vieille dame, l’héroïne flamboyante poursuivait en effet sa course, renaissant de ses cendres pour défendre les persécutés, occire le fanatisme religieux, sociétal, et rendre grâce à la force infinie de la puissance divine. Anne était le capitaine qui garde le cap au pire des tempêtes et des calmes plats, puis annonce un jour « Terre ! » au moment où l’on n’y croyait plus. Sans doute est-ce aussi pour cela que des lecteurs de tous âges et de tous pays lui dirent si souvent : « Vous m’avez sauvé la vie ! » Une vie d’aventures Rares sont les auteurs dont la personnalité et la vie furent à la hauteur de leur œuvre ou qui s’en approchèrent. Ma mère fut de ceux-là. Dans l’histoire d’Angélique, il y a le roman du roman, le roman de l’auteur, le roman du mari de l’auteur… Un livre n’y suffirait pas. « Des vies comme celle d’Angélique, je ne dirais pas qu’elles sont légion, mais j’en ai rencontré plusieurs. […] L’aventure vient de la vie, de sa propre vie… Nous sommes tous des romans ambulants », écrivait-elle. Tout le monde n’a pas la chance de s’entendre dire un jour entre deux portes, par sa mère de quatre-vingt-deux ans : « N’empêche que moi, j’ai été invitée par le roi des Babinga1 ! » Le 1. Pygmées du centre de l’Afrique, au nord du Congo. 10
destin l’en avait d’ailleurs détournée, l’expédiant quelques jours plus tard vers l’homme de sa vie : Vsevolod Sergeivitch Golou- binow, géologue et auteur sous le nom de Serge Golon d’un livre de souvenirs écrit avec un collègue de Simone. Fils d’un diplomate du Tsar nommé en Asie centrale, puis consul-gou- verneur en Perse, sa vie, commencée en 1903 à Boukhara, dans le Turkestan russe, était un mélange des aventures de Marco Polo, de Livingstone et de quelques autres. Docteur ès sciences, découvreur de mines en Asie et en Afrique, il s’était engagé aux côtés du général de Gaulle, tout Russe blanc officiellement apatride qu’il fût. L’or des mines qu’il avait découvertes avait notamment permis à la France libre d’équiper l’armée Leclerc. « Mais ceci est une autre histoire », comme disait Kipling. Avec nos parents, cette phrase prend tout son sens. Simone avait de qui tenir. Son père, le commandant Chan- geux, capitaine de vaisseau, savant et précurseur de l’aviation maritime, était le petit-fils du célèbre Charles-Camille Heidsieck, fondateur de la maison de champagne et aventurier malgré lui pendant la guerre de Sécession. Sa mère, Marie Fernande, pianiste virtuose (pour l’agrément uniquement), fille de Marie Brillaud de Laujardière et du général Maxime Villers, avait la classe et l’héroïsme des femmes de son temps et de son milieu, croyant à un Dieu vengeur auquel il fallait offrir ses souffrances. À quinze ans, Simone lui avait dit : « Votre Dieu n’est pas le mien. » Née à Toulon le 17 décembre 1921, elle avait passé son enfance à Cherbourg, devant la mer ou dans sa chambre, sou- vent malade (de la tuberculose), à s’inventer des histoires de guerre – la Grande – et d’aventures dans la jungle. Elle n’y était plus une petite fille ronde et maladroite, mais une agile explo- ratrice, accompagnée d’une amie imaginaire. Déjà l’ébauche d’Angélique… Ses premiers articles et nouvelles avaient été publiés dans les revues des Scouts et Guides de Versailles, dont elle faisait partie depuis l’âge de seize ans. En juin 1940, fuyant l’armée allemande comme tout le monde, du haut d’une locomotive où elle avait trouvé refuge avec sa mère et des enfants, Simone s’était fait cette promesse : « Si l’on s’en sort, je ferai le tour de France. » Elle le fit, en 1941 et 1942, sur sa bicyclette baptisée Tire-d’aile, partie de Ver- sailles avec ses armes : de quoi écrire et peindre. Elle voulait 11
témoigner des beautés de sa patrie vaincue. Allant de couvent en couvent pour la nuit, explorant le jour paysages, villages et monuments oubliés, elle rencontra la France des siècles anciens, fut arrêtée à quelques reprises par les Allemands, retenue prisonnière dans un château du temps d’Angélique. Invitée plus tard dans un autre par une châtelaine de son âge, elle découvrit avec émerveillement le Poitou et se dit qu’elle en ferait un jour le décor d’un livre. Elle grimpa dans les Pyré- nées et accomplit son vœu de poser un pied en Espagne, un seul, devant les fusils des gardes-frontières, pour le symbole de toucher le sol d’un « pays libre » (de l’occupation allemande), et repartit comme elle était venue. Elle aida sa sœur résistante à soustraire à la Gestapo des documents liés au Débarquement, contribua aux premières missions des prêtres-ouvriers et de l’Aide aux Mères, aida l’abbé Talvas en s’engageant à ses côtés dans l’association du Nid créée pour venir en aide aux prosti- tuées, publia son premier livre chez Desclée de Brouwer sous le nom de Joëlle Danterne, suivi d’autres dont le fameux Master Kouki, paru en 1946 chez Alsatia. Elle écrivit pour le cinéma, fonda le « magazine moderne » France 47, remporta le prix Guy de Larigaudie du roman d’aventures qui lui permit d’acheter un billet pour Brazzaville et de quitter cette Europe sinistre baignant encore dans un climat de guerre deux ans après la victoire des Alliés. Reporter indépendante, elle couvrit divers sujets au Congo et au Tchad, dont la construction de Sainte- Anne du Congo, accompagna la tournée d’un médecin dans les villages les plus reculés afin de dépister et de soigner les gens atteints de la maladie du sommeil. Coup de foudre une nuit, en brousse, avec M. Goloubinoff, dont un collègue de France 47 lui avait parlé. Et suite des aven- tures à deux. Origines d’Angélique 1952. Revenus d’Afrique, Simone et Vsevolod travaillèrent ensemble à des articles de vulgarisation scientifique et aux mémoires de mon père, dont Les Géants du Lac paru en 1953 chez Alsatia, sous le nom de Serge Golon. Pour leurs travaux 12
communs, ma mère choisit le pseudonyme d’Anne Golon, du nom de son mari et en souvenir de la duchesse Anne de Bre- tagne, devenue reine de France en 1491, dont elle avait croisé le pèlerinage lors de son premier voyage. Parallèlement, elle écrivit plusieurs ouvrages sur l’Afrique dont le dernier, Alerte au Tchad, parut sous le pseudonyme de Joëlle Danterne dans la collection « Signe de piste ». Puis elle décida d’entreprendre le roman historique auquel elle rêvait depuis longtemps. « Je recherchais un personnage pour comprendre ce dont on souffrait : le manque de sentiment, le manque de netteté dans la pensée que l’on avait en ce temps-là, peut-être parce qu’on était au lendemain de la guerre. […] Il y avait quelque chose à faire en partant de la vie. Puis c’est venu peu à peu et tout à coup, un jour, je me suis dit : “Ça y est, il faut écrire ce livre !” » Elle voulait écrire la vie d’une femme, loin des représen- tations habituelles – fades victimes ou garces antipathiques – dont, hormis les héroïnes des Brontë ou de Colette, encore maintenues sous le boisseau, était jusqu’alors encombrée la lit- térature ; et, par elle, aborder les épreuves communes à toutes les femmes occultées depuis toujours, mais aussi des bonheurs terrestres dont on ne parlait pas, ou mal. Au début des années 1950, en littérature ou au cinéma, on pas- sait encore directement du mariage à la naissance d’enfants ou au fameux tutoiement indiquant qu’il y avait eu rapprochement charnel. Amour, morale : rien n’avait vraiment changé depuis les principes jansénistes du XVIIe siècle. Les déprimants récits des existentialistes ou de Mauriac, où l’on s’entretuait discrètement dans des familles bourgeoises sans autre issue que d’avoir décidé que Dieu n’existait pas, n’arrangeaient rien. À droite comme à gauche, avec ou sans religion, l’amour portait malheur. Qui le suivait devait terminer mal : l’ex-oie blanche manipulée des Liai- sons dangereuses, condamnée à une vie d’idiote malheureuse et solitaire, et Mme de Merteuil finissant défigurée, couverte de pustules et bientôt folle. La morale générale était sauve, sans parler de la religieuse. On en était encore là. Ma mère gardait en mémoire les récits d’accouchements de sa mère et de sa grand-mère, souffrances atroces que devaient encore endurer les femmes, non tant à cause de l’ignorance des 13
médecins, mais au nom de la damnation d’Ève, leur coupable aïeule, qu’il fallait accepter comme loi immuable. « Ils avaient réussi à rendre horrible la plus belle chose du monde… La folie qui se trouve dans les lois religieuses, des lois inhumaines. […] C’était un monde perdu ! Ce n’était pas la vie1 ! » Anne Golon voulait rendre l’amour à la vie, dire qu’il existait, que le bien et le mal ne se situaient pas forcément là où on les avait mis depuis des siècles et où ils se trouvaient encore. Angélique fut sa mes- sagère et son bras armé. « Seriez-vous gagnée par les hérésies ? », lui demande Avdiger dans Le Chemin de Versailles, s’inquiétant qu’elle ne montre pas assez de piété. « Oh ! je vous en prie ! s’écrie Angélique. Ne me parlez pas de religion. Les hommes ont corrompu tout ce qu’ils ont touché. De ce que Dieu leur a donné de plus sacré, la religion, ils ont fait un mélange de guerres, d’hypocrisie et de sang qui me donne envie de vomir. Au moins, dans une femme jeune qui a envie qu’on l’embrasse un jour d’été, je pense que Dieu reconnaît l’œuvre de sa créa- tion, puisque c’est Lui qui l’a faite ainsi. » Mais son thème principal, la base de toute son œuvre, sans qu’elle en ait pris conscience au départ, fut de dénoncer l’ostra- cisme, le fanatisme, l’obscurantisme ; de ne pas laisser gagner ceux qu’elle nommait « les destructeurs du bonheur sur terre ». Simone, enfant, avait interdiction de jouer avec ses petites voisines protestantes et de saluer un juif, fût-il le propriétaire de l’appartement de sa grand-mère. « Il fallait changer tout ça. » Mon- trer les assassins au nom de Dieu : le moine Becher frappant de sa croix Joffrey de Peyrac pour arrêter son chant à Notre-Dame ; l’intransigeance obtuse de l’archevêque de Toulouse ; Moulay Ismaël, martyrisant femmes et esclaves chrétiens refusant de se convertir ; le chef de la révolte du Poitou massacrant les popula- tions catholiques. Mais aussi l’autre face de l’humanité, les justes qui maintiennent allumée sur terre la lumière divine : Monsieur Vincent recueillant les bébés abandonnés dans les rues ; frère Jean, le moine mystique de l’abbaye de Nieul, priant chaque nuit pour le salut des hommes endormis ; Osman Feradji, le grand eunuque noir, ami d’Angélique, mage lié aux étoiles ; Gabriel Berne, le protestant de La Rochelle parti chercher la 1. Extrait du journal d’Anne Golon. 14
petite Honorine dans la forêt, parce qu’il avait eu pitié d’une prisonnière « papiste » qui le suppliait depuis son cachot. Et Angélique naquit Le choix du Grand Siècle s’imposa après élimination de périodes déjà exploitées en littérature, du fait du voisinage du château de Versailles… et parce qu’elle n’en connaissait rien. Le XVIIe siècle en 1952, c’était la mer des Ténèbres du temps de la terre plate. Il était encore maintenu sous l’ire révolutionnaire, avec le cliché d’un Louis XIV tyrannique et mégalo, saigneur du (bon) peuple par ses dépenses et ses guerres. On ne savait plus rien de ses splendeurs, des plus fous ballets éphémères jamais créés. Les partitions des merveilles composées à profusion sous le règne du plus mélomane des rois avaient disparu, jetées avec les vieux papiers ou rongées par les cham- pignons au fond des bibliothèques. Rien ou presque n’en subsis- tait dans la mémoire française, hormis les Fables de La Fontaine laissées aux enfants et aux lycéens, les tragédies de Corneille et de Racine. L’élève Simone avait d’ailleurs trouvé « complètement rasoir » ces sombres histoires de Romains emperruqués, de mas- sacres fraternels et de princesses sacrifiées, presque autant que les comédies de Molière sur lesquelles les enseignantes passaient sévèrement, comme un pensum obligatoire. C’est pourtant là que naquit Angélique. « Elle m’est apparue en ces premières heures où la plume à la main devant la fameuse “page blanche”, quand j’eus à choisir les premiers mots, les premières phrases d’un roman historique. Elle vint sans rien me demander, sans même me regarder ni me voir. Elle était vive, légère et inconsciente comme une enfant de sa beauté et de sa grâce. Ce qui l’intéressait, c’était la vie… que lui chuchotait de mille façons le décor dont elle surgit, cernée d’une lumineuse aura. Un mélange d’ombre verte et feuillue, de tours crénelées d’un vieux château, perçant là-haut la cime des arbres, de miroirs d’eau noire, brillant à travers la déchirure d’un tapis de lentilles vertes et de renoncules d’or. Là commençait l’histoire de l’héroïne aux pieds légers. […] Les forêts druidiques du Poitou et ses marais hantés de feux follets l’environnaient. Elle 15
était née là. Elle y aurait toujours les racines de son âme. Pour un bouquet de grosses fleurs jaunes cueillies aux berges humides, elle reçut son prénom : Angélique. Petite Angélique ! Petite mar- quise des Anges, abordant le jour avec entrain, guettant la nuit le fantôme de la vieille dame qui pleure, partageant avec Nicolas et Valentin les travaux de cueillette et de pêche, et qui aux côtés de la nourrice, par la fenêtre du vieux château, le cœur plein d’un noble courage et d’une peur enfantine, attend les brigands. Bien des choses vivantes, authentiques, nécessaires s’assemblent déjà autour d’elle. À travers elle j’entraperçus la femme qu’elle serait. » Et Anne écrivit : « Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz tuait-il tant de petits enfants ? — Pour le démon, ma fille… » Ce fut comme si levait en elle le souffle d’un grand vent qui allait tout balayer. Elle se sentit au seuil d’une nouvelle vie, por- teuse d’une mission à la fois exaltante et angoissante qui tenait en ces mots : « Aucune limite ! Un roman qui n’a peur de rien ! » Si elle ne doutait pas de l’accueil du public, non moins que pour ses précédents livres, elle eut tout à coup la prescience que les lecteurs de celui-là seraient innombrables. Un chantier colossal Directeur de l’agence Opera Mundi et mandataire de Walt Disney à Paris pour Le Journal de Mickey, Paul Winkler était à cette époque l’un des plus importants patrons de presse d’Europe, comme l’étaient en France Cino Del Duca (Nous deux), Didier Fouret (directeur d’Hachette) et Pierre Lazareff (France-Soir). Betty Winkler, à qui Anne Golon avait confié l’annonce d’Alerte au Tchad, l’avait fait paraître dans Le Journal de Mickey, dont le lectorat masculin était plus réceptif à ce récit que les magazines féminins qu’elle dirigeait. Passant à Opera Mundi pour en avoir des nouvelles, Serge Golon y fit la connaissance de M. Monier, qui lui confia leur intention d’ouvrir un secteur lit- téraire pour lequel ils étaient à la recherche d’une « locomotive ». Il fut ravi d’apprendre qu’Anne Golon, alias Joëlle Danterne, venait de commencer la rédaction d’un grand roman historique. 16
Ils tenaient leur locomotive ! « Dites à votre femme que nous voulons ce livre… même maintenant ! » En échange d’un pour- centage, l’agence assurerait sa publication dans le monde entier. « Votre livre les intéresse, lui dit Serge au retour. Je crois que nous devrions faire affaire avec eux. » Anne se sentit pousser des ailes. Tout valait mieux que ces éditeurs poussifs, voire ouver- tement malhonnêtes, dont elle avait fait le tour. Sans nouvelles des hauts personnages partenaires de ses récentes découvertes minières, Serge trouva intéressant de l’accompagner dans cette nouvelle aventure. « Il aimait commencer des chantiers. » Celui-ci fut colossal. « L’Histoire frappait à ma porte » L’épopée d’Angélique commença à la bibliothèque de Ver- sailles. Anne la retrouvait avec bonheur. Elle y avait passé tant de jours magiques pendant la guerre, pelant de froid, quand elle y faisait ses recherches pour Master Kouki ou La Patrouille des Saints Innocents. Son rigoureux conservateur, gardien des reliques sacrées de l’Histoire, leur présenta des merveilles qui voyaient sans doute la lumière du jour pour la première fois depuis le temps de Louis XIV. Sur des gravures originales de la plus grande cour des Miracles de Paris, avant sa destruction par ordre du lieute- nant de police Nicolas de La Reynie, Anne découvrit les portraits de personnages devenus familiers des lecteurs d’Angélique : « Le grand Coësre et ses drilles, je les ai kidnappés dans les chro- niques des auberges et des hostelleries. » Serge dénicha un livre sur les hobereaux, nobles miséreux des campagnes au XVIIe siècle, souvent plus pauvres que leurs paysans, en lutte quotidienne pour survivre et tenter de tenir leur rang en cour et militairement, avec interdiction de travailler d’une quelconque façon, ce qui les aurait promis à la déchéance et au retrait de leurs titres. Anne décida d’en faire le milieu de la famille d’Angélique. Il étudia la guerre qui perdurait, encore vive, entre les « bar- bares du Nord », ordonnateurs des bûchers de Montségur, et les troubadours du Sud qui ouvraient la foi aux joies terrestres. Et 17
Anne imagina Joffrey de Peyrac, seigneur du Sud, héritier de ces derniers. Le procès de Fouquet le lui révéla peu à peu. « En Joffrey de Peyrac, je voyais un séducteur inquiétant, un origi- nal hors du droit chemin », mais inconscient de la malignité des esprits étroits. Et le spectre de l’Inquisition aussitôt obscurcit l’horizon. Joffrey, la voix d’or du royaume, ne ferait pas amende honorable. Il rendrait grâce à Notre-Dame en chantant. Anne voulut « que rien ne leur soit donné d’emblée ». L’infir- mité de Joffrey lui fut inspirée lors d’un voyage auprès d’un couple amoureux dont l’homme était bossu. Peyrac serait boi- teux, aurait le visage barré d’une cicatrice. Anne n’avait pas oublié La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946). Sans s’en rendre compte, elle y mit un peu de Serge, qui gardait une cica- trice à la lèvre causée par une explosion dans une mine, ainsi qu’une légère boiterie due à un tendon sectionné en fuyant une éléphante dont des chasseurs en hélicoptère venaient de tuer le petit. Et de savant à savant, Serge confia au comte de Peyrac un processus de fabrication d’or qu’il avait autrefois imaginé… Première publication d’Angélique Depuis la remise du manuscrit en 1953, la publication d’Angélique était sans cesse reportée. Anne et Serge avaient reçu de M. Monier le mot suivant : « J’ai enfin décroché l’accord de M. Lazareff pour Marquise des Anges. […] la publication com- mencera le 15 octobre 1955. […] Après cela, j’ai vu Didier Fouret. […] La première partie sortira début décembre. » Mais toujours rien. Combien de tractations pour la publication d’Angélique en France ? Qui du journal ou de l’éditeur X ou Y allait l’emporter ? Anne et Serge firent des piges pour plusieurs revues, elle recevant trois sous de ses livres, lui poursuivant ses démarches pour ses découvertes minières et autres projets en Afrique. Là aussi, retards et tractations dans le marigot, mais entre croco- diles plus dangereux. Le Parisien libéré leur proposa d’écrire les textes d’une nou- velle série en bandes dessinées contant la vie de personnages célèbres, mais encore méconnus. Ainsi parurent les « Destins hors-série » d’Anne et Serge Golon : Raspoutine, Savorgnan 18
de Brazza, Surcouf, le marquis de La Fayette et d’autres, fruit d’un gros travail de recherches historiques, principalement à la Bibliothèque nationale. Cartouche est le seul sur lequel ils ne trouvèrent pas grand-chose, hormis plusieurs dates de mort dont l’une à l’âge de… huit ans ! Faute de temps, et le feuilleton devant paraître malgré tout, Anne lui inventa une vie dont Phi- lippe de Broca fit plus tard un film devenu célèbre. Pendant que les éditeurs français hésitaient, un éditeur alle- mand avait eu le temps de faire traduire Angélique, de l’impri- mer, de le publier et de le diffuser dans toute la RFA. « C’était à l’été 1956, après sept ans de misère totale prédite par le vieux sorcier bembé. Nous vivions misérablement à Paris, sans toit, d’expédients, lorsque soudain ce fut le télégramme de Blanva- let, notre premier éditeur d’Angélique… en allemand. “Angé- lique passe à la première place des ventes en Allemagne. Dix presses tournent jour et nuit. Négocions pour l’Autriche et les pays nordiques.” Je mis deux ans de plus pour comprendre que le cadeau de l’Afrique, et bien dans sa tradition millénaire, ç’avait été… ma femme ! […] Peut-être le succès d’Angélique était-il écrit dans les astres, comme du temps des Rois Mages, mais ni moi ni ma femme ne savions le lire, même après que le sorcier nous l’eut verbalement transmis1. » L’éditeur allemand débarqua un soir, triomphant, brandissant d’une main le livre et de l’autre une bouteille de champagne. Il tenait à l’apporter lui-même à l’auteur d’un chef-d’œuvre promis à un miracle commercial sans précédent. La bonne humeur de Lothar Blanvalet était communicative. Ce fut la fête dans le petit pavillon de Villejuif. On y but joyeusement, même la jeune fille au pair allemande que l’éditeur était allé entreprendre à l’étage, où elle était remontée, un peu pompette, tenant le livre sur son cœur. « Surtout, mademoiselle, je vous en prie, je vous en charge personnellement : occupez-vous bien des enfants, faites bien votre travail, pour que madame puisse écrire. Il faut que Mme Golon ne s’arrête jamais d’écrire. Jamais ! » Tout émue de se voir investie d’une mission aussi importante et projetée à son tour en plein roman, la jeune fille, croyant avoir été placée dans une famille ordinaire, promit solennellement, 1. Extrait du journal de Serge Golon. 19
ouvrit le livre et… on ne la revit plus de la soirée ! Elle traversa les semaines suivantes la tête ailleurs, impatiente d’y replonger chaque soir. « La maîtresse de maison fut obligée de débarrasser elle-même la table, la fille au pair originaire de la Forêt-Noire s’étant retirée dans sa chambre pour dévorer le livre… Voilà la rançon d’avoir écrit un tel phénomène1 ! » L’éditeur avoua toutefois à son « auteur préféré » qu’il avait été « obligé » d’en supprimer quelques passages, en particulier au début, lorsque la nourrice raconte aux enfants les crimes de Gilles de Retz. « Vous comprenez, expliqua-t-il candide, c’était trop affreux, trop dur. Ces détails… ça aurait pu heurter la sensibilité des Allemands ! — Je les trouve bien délicats pour des Allemands », répondit Anne, laconique. « Tout de même, commentera-t-elle plus tard, on sortait à peine de la fin de la guerre ! » Mais le brave Lothar n’y entendit nulle ironie. Il n’était plus sur un Panzer entrant dans La Rochelle, mais un éditeur comblé au-delà de toute espérance. Anne, ou Anne et Serge ? Pourquoi donc « Anne et Serge Golon » en France, un an après la parution en Allemagne d’Angélique sous le nom d’« Anne Golon » ? Ma mère, que j’interrogeai à ce sujet en 1992, me conta l’anecdote. Revenant un soir de l’agence Opera Mundi, mon père, ennuyé, lui avait dit : « Ils veulent un nom d’homme. — Pourquoi ? — Parce que ça fait plus sérieux. » « J’ai trouvé ça idiot, disait souvent ma mère. Mais il ne m’a pas laissée tomber. » Ils avaient même exigé que le livre sorte en France sous le seul nom de Serge Golon, déployant un tas d’arguments pour 1. Lothar Blanvalet, Buchmarkt, novembre 1975. 20
le convaincre de l’intérêt commercial de cette décision. Pauvres et parents de jeunes enfants, Anne et Serge n’étaient pas en situation de s’opposer aux « décideurs » desquels devait bientôt venir leur subsistance. « Mettez au moins son nom, puisque c’est elle qui écrit ! », avait répondu Serge. Grâce accordée au terme d’une fastidieuse discussion. Était-ce choquant en 1957 ? Non. Les œuvres de femmes étaient considérées comme « mineures », même les brûlots de Beauvoir que l’on disait écrits par Sartre ; et les femmes mariées l’étaient aussi, n’ayant pas le droit de travailler, ni de percevoir leur propre salaire, ni d’ouvrir un compte en banque ou de fran- chir une frontière avec leurs enfants sans la permission formelle de leur mari. Au moins mon père lui avait-il accordé par-devant notaire ce que la loi lui permettait d’accorder à sa femme en 1950 : le droit de continuer d’exercer sa profession de « femme de lettres » et de percevoir les revenus des livres écrits avant leur rencontre. Il fallait faire avec les lois du temps. « Demandez à ma femme, c’est elle qui écrit », disait vaine- ment mon père aux journalistes qui l’interrogeaient dans les années 1960. Mais, à part un autre verre, la plupart ne trouvaient rien à demander à « celle qui écrit ». Certain jour de 1966 ou 1967, on l’envoya même faire des courses avec ma petite sœur Marina et un cameraman chargé de filmer la mère de famille dans ses œuvres, tandis qu’on interviewait longuement « l’auteur d’Angé- lique », qui tenta sans succès de parler de sa peinture1… Angélique parut donc dans France-Soir sous le pseudonyme d’Anne et Serge Golon. Dès cette première publication, la Mar- quise des Anges augmenta les ventes quotidiennes du journal jusqu’à 250 000 exemplaires supplémentaires. Angélique fran- chit les mers. En Afrique, en Amérique du Sud, aux Pays-Bas, on s’arrachait France-Soir. La passion d’Angélique réunit enfants, parents et grands-parents. François Mauriac, à qui l’on deman- dait son avis sur ce phénomène, répondit qu’il ne savait qu’une chose : qu’il était obligé d’envoyer ce feuilleton tous les jours à sa fille, à Caracas, et sans en omettre un seul ! 1. Serge Golon fut peintre de 1961 jusqu’à sa mort en 1972. Il a exposé à Montana, Jérusalem et Paris. 21
Sergeanne et Pierre Joffrey « La mère d’Angélique met au monde un garçon, le jour où son livre sort en librairie ! », titrait France-Soir le 5 avril 1957. « Ce n’est pas au lecteur de France-Soir qu’il faut apprendre qui est Angé- lique, marquise des anges. Ce feuilleton, que des centaines de milliers de passionnés suivent depuis des mois, paraît aujourd’hui en librairie, aux éditions Colbert. C’est un gros volume de 500 pages, et nul ne doute que le livre connaîtra le succès d’Au- tant en emporte le vent et de Caroline chérie. Anne Golon qui, avec son mari Serge, a écrit ce roman historique, plein d’amour, de magie, d’aventure, n’a pu fêter la naissance de son livre. Elle est en clinique, en raison d’une autre naissance, celle d’un fils. L’enfant a été appelé Pierre Joffrey, en souvenir d’un personnage de La Marquise des Anges […]. » Photo du nouveau venu dans les bras de la maman souriante au côté de l’heureux papa, devant l’exemplaire tout neuf d’Angélique, Marquise des Anges. Au baptême de Pierre Joffrey, Paul Winkler informa Anne du nouveau pseudonyme qu’on venait de leur trouver : Sergeanne Golon ! « Vous comprenez, lui dit-il, il fallait un nom d’homme. Pour le marché anglophone, c’était indispensable. » Elle haussa les épaules : « Je trouve que ça fait plutôt asexué. […] On dirait une invention, quelque chose qui n’existe pas. — Ça ne fait rien. De toute façon, c’est mieux… Et les livres sont imprimés. — J’avais compris. — Vous verrez, les Anglais aimeront ce nom. — Le principal, c’est qu’ils aiment Angélique ! — Ils l’aimeront, je peux vous le promettre. » Ils l’aimèrent. Au point qu’en septembre 1958, à New York, Angélique fit l’événement sur la 5e Avenue, immortalisé dans Vogue, en inspirant toute une mode : parfums, coiffures, cha- peaux de créateurs et robes du célèbre couturier Oleg Cassini présentées par des mannequins ravissants devant de grandes affiches du livre de Sergeanne Golon. 22
Fake news et romance Leur premier interlocuteur fut remplacé par un dauphin de Paul Winkler, Gérard Gauthier, doué en affaires mais incapable de distinguer un texte d’auteur d’un mode d’emploi. Il fit bien- tôt paraître une série d’articles le présentant comme l’inventeur d’Angélique et de la recette du best-seller (pourquoi se gêner ?). Il y racontait avoir « convoqué » Anne et Serge Golon afin qu’ils mettent en œuvre ses géniales directives : l’histoire devait se dérouler au XVIIe siècle, l’héroïne être belle, avoir des yeux verts, aller plus tard en Amérique, etc. Par cette légende, Opera Mundi s’autoproclamait créateur d’Angélique, Anne et Serge Golon n’étant que des exécutants. L’idée que le succès insolent du roman fût le produit d’une fabrication plut. C’en fut fini en France de la réputation d’Angé- lique, d’autant que Gérard Gauthier, certain de sa « recette », enga- gea bientôt quelqu’un pour écrire sous ses ordres des imitations d’Angélique qu’il imposa ensuite chez les mêmes éditeurs avec des couvertures similaires ; puis une autrice américaine pour une imitation d’Angélique aux États-Unis. D’autres suivirent, qui, s’émancipant plus tard, furent à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui des « romances ». Le nombre croissant de ces œuvres clonées submergerait bientôt l’œuvre littéraire d’origine, d’autant qu’Angélique ne serait plus distribuée dans les librairies fran- çaises dès la fin des années soixante. En France, jusqu’en 2000 à peu près, hors un ou deux coura- geux, critiques littéraires, faiseurs d’opinion et consorts ne par- leraient plus d’Angélique que pour s’en moquer, englobant dans leur mépris ses millions de lecteurs à travers le monde, qu’Anne Golon gardait toujours dans son cœur. C’est pour eux qu’elle écrivait. « Je suis heureuse d’avoir écrit une œuvre populaire, dit- elle dans une interview. Parce que dans populaire, il y a peuple. » Premiers pas au cinéma Avril 1964. L’équipe de production du futur film Angélique a invité Anne et Serge Golon pour « parler ». Plus exactement, pour leur présenter le passage du scénario dont ils sont le plus 23
fiers, la sublime « scène du poignard » : lors de la nuit de noces, Joffrey fend la robe d’Angélique avec un poignard, et celle-ci tombe dans ses bras. Normal. Enfin, pour eux ! Cette scène fut l’objet de la plus âpre lutte. D’un côté, ces messieurs – Francis Cosne, Daniel Boulan- ger, Claude Brulé et Bernard Borderie – défendant leur idée ; de l’autre, Anne Golon, soutenue par Serge, argumentant pour sa suppression pure et simple. Et au milieu, Gérard Gauthier s’efforçant d’offrir l’apparence de l’agent modèle agissant dans l’intérêt de ses auteurs, sans tout à fait parvenir à cacher son adhésion aux desiderata de ces gens importants avec lesquels il s’est manifestement déjà entendu, à ce sujet comme à d’autres. « En plus, c’est très dangereux, dit Anne, vous risquez de blesser l’actrice ! — Mais non, mais non ! On trouvera un truc… On mettra une fermeture éclair, suggéra le réalisateur. — Mais ce n’est même pas la question ! Vous me dites qu’après, Angélique doit tomber dans ses bras… — Les femmes aiment ça, répondit le chœur. Ce n’était pas le moment d’en débattre. « Jamais les femmes ne pardonneraient un tel geste à Joffrey de Peyrac, s’exclama Anne. Et ne parlons pas d’Angélique ! » Angélique ? Mais qui lui demandait son avis, à celle-là ? Que n’était-elle allée rejoindre ses semblables – les femmes de ces messieurs – dans la cuisine, au lieu de faire perdre leur temps à ces hommes sérieux ? À ce moment, Daniel Boulanger se pencha vers la perturba- trice, à laquelle il n’avait pas adressé un mot depuis le début de la séance. La fixant de ses petits yeux porcins, il lui asséna cette phrase inoubliable, expression de son haut degré de culture et de distinction : « Écoutez, je vais vous dire, moi, qui est votre Angélique : c’est une petite putain qui veut se farcir tous les hommes ! » Ah mais ! Il était temps de remettre cette bonne femme et sa créature à leur place ! Anne se leva et sortit aussitôt. Cette phrase, elle ne parvien- drait à la rapporter à des journalistes qu’en… 2012. « Voilà les barbares du Nord ! », jeta Serge Golon en balayant l’assemblée d’un large geste, citant Joffrey de Peyrac lors de ses joutes oratoires avec l’archevêque de Toulouse. 24
Ne comprenant rien à ses mots, puisqu’aucun d’eux n’avait pu s’abaisser à lire un seul chapitre, on le regarda avec stupeur. Comment osait-il s’adresser ainsi à Daniel Boulanger ? De ce jour, mon père ne l’évoqua plus qu’en ces termes : « Le délicat poète. » Conclusion heureuse : la fameuse scène ne fut pas tournée. Soir de première 8 décembre 1964. Effervescence au Moulin-Rouge. Ce soir a lieu la première du film Angélique, Marquise des Anges. Remous de photographes et de journalistes au fil de l’entrée des vedettes dans leurs plus beaux atours : Michèle Mercier splendide, Robert Hossein presque souriant… Et puis les vraies vedettes : les producteurs, multipliés depuis le début du projet, pourtant signé du seul Raymond Borderie, ainsi que les scénaristes- dialoguistes Claude Brulé, Daniel Boulanger (le « délicat poète ») et Francis Cosne, qui au titre de coproducteur s’est adjoint celui de scénariste ; les représentants d’Opera Mundi accompagnés de leur femme – Paul et Betty Winkler sans doute, Gérald Gauthier et madame qui, paraît-il, fit grand effet en manteau de vison blanc. Certains crurent qu’il s’agissait d’Anne et Serge Golon, nul, dans cette foule joyeuse, ne pouvant imaginer que l’auteur ou les auteurs du livre à l’origine du film ne soient pas présents. Apparition du mot « FIN » sous les ovations. Et les Golon ? À l’heure où le Moulin-Rouge crépitait sous les flashs et les applaudissements, ils dormaient dans leur lit, dans les sommets valaisans. Du moins Serge, car si rien n’aurait pu l’empêcher de s’endormir après 21 heures, Anne, elle, passa une nuit bien amère. L’invitation à la première ne leur était parvenue que le jour même, vers midi, à une époque où une journée ou une nuit de train était nécessaire pour se rendre de Suisse en France. L’avion ? Il n’y fallait pas songer : de Montana- Crans à l’aéroport de Genève, il aurait fallu prendre un taxi, un funiculaire, un train et encore un taxi avant d’embarquer, soit déjà une bonne demi-journée. Tout avait été bien pensé. Le lendemain matin, le facteur de Montana leur apporta un télégramme des producteurs : « Grand succès hier de votre 25
film… » À quoi les parias répondirent par un autre télégramme : « Félicitations pour votre film… » Ce film, Anne et Serge Golon voulaient le voir. Ils se ren- dirent à Berne. L’affiche d’Angélique Marquise des Anges, magnifique dans le style cape et épée, mentionnait son inter- diction « aux moins de 22 ans » – âge de la majorité suisse à l’époque. (Blanche-Neige avait bien été interdite aux moins de dix ans !). Ils firent la queue parmi une foule dense et fer- vente. C’était mieux de le découvrir ainsi, spectateurs parmi d’autres, de partager les émotions de la salle – comble. Ils furent emportés par les paysages, la musique, les costumes. Les acteurs faisaient ce qu’ils pouvaient, réussissant parfois à faire oublier l’indigence des dialogues qu’on leur avait donnés et les marques au sol, invisibles à l’écran, mais qui bloquaient toute spontanéité de mouvement. Les seconds rôles étaient interprétés avec brio par des comé- diens encore peu connus, dont la plupart deviendraient de grandes vedettes. Depuis la réunion, ma mère avait fait son deuil d’un film fidèle à son œuvre, voire à l’Histoire. Sa suggestion de mettre quelques perruques du XVIIe siècle aux acteurs coiffés à la mode de 1964 avait par exemple reçu cette réponse édifiante : « Ah non, ça fait pédé »… Mes parents ne voulaient plus s’arrêter aux incohérences historiques et aux déformations de l’intrigue et des personnages. L’affligeante scène de la statue leur laissa cependant la pénible impression que le Joffrey de Peyrac du film était un inquiétant pervers ; et Angélique, séduite au lieu de s’enfuir, ne valait guère mieux… Mais son élan, juste et sans chiqué, pour se jeter plus tard dans les bras de son mari à l’issue du duel, rendit un instant Angélique à elle-même. Anne fut heu- reuse que ce passage du film, au moins, s’approche, un peu, de ses personnages. À la scène du procès, assez bien menée, Anne se surprit à trem- bler comme les autres pour l’accusé, se demandant ce qui allait arriver ! Au moment du vote pour ou contre la mort de Peyrac, le beau-frère d’Angélique, Me Talon, commençait à lever une main hésitante, quand derrière mes parents une spectatrice s’écria : « Non ! » Sur l’écran, Me Talon abaissa lentement son bras. « Eh ben ! dit son compagnon, épaté. Heureusement que t’as dit non ! » 26
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