Belgique Le projet gouvernemental contesté, par la mobilisation et la négociation - Le CRISP
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Belgique Le projet gouvernemental contesté, par la mobilisation et la négociation Bernard CONTER, Vaïa DEMERTZIS, Jean FANIEL * S uite au scrutin fédéral du 25 mai 2014 s’est mise en place, le 11 octobre, ils ont rapidement mis en œuvre un plan d’actions graduelles culminant dans une une coalition d’une composition inédite. journée de grève générale. Outre l’aban- Accentuant la politique d’austérité de don de plusieurs mesures projetées par le son prédécesseur, le gouvernement de gouvernement, les syndicats ont réclamé Charles Michel a notamment mis à son l’ouverture d’une « véritable concertation programme le blocage des salaires et de sociale », conformément à la tradition qui leur négociation à tous les niveaux, le re- prévaut dans le pays (Arcq et al., 2010), port de l’âge de la retraite et la réduction et contrairement à ce que, à leurs yeux, le des formules de préretraite, un nouveau gouvernement leur proposait. durcissement de l’accès aux allocations Suite aux fortes mobilisations, me- de chômage, ainsi que diverses mesures nées dans un contexte tendu en raison des accroissant la flexibilité du travail. Cen- vives critiques des actions syndicales par tré sur le rétablissement de la compétiti- le gouvernement, le patronat et une large vité des entreprises, le gouvernement n’a frange des médias, une négociation s’est en revanche pas prévu de mesures visant, ouverte entre les syndicats et le patronat. par exemple, à imposer les revenus du Les résultats de celle-ci ont été accueillis capital de manière significative. de manière différenciée par les syndicats, Durant le processus de formation de qui demeurent toutefois unis pour dénon- la coalition déjà, les trois syndicats natio- cer la politique d’austérité du gouverne- naux ont, en front commun, mis en garde ment soutenue par le patronat. les négociateurs contre une orientation Après avoir situé le contexte de for- politique qu’ils jugent injuste et désé- mation du gouvernement et les princi- quilibrée socialement, mais également paux axes de son programme écono- néfaste économiquement en raison des mique et social, nous présenterons les risques de déflation qu’elle recèlerait. Dès points de revendication des syndicats et le programme du gouvernement connu, leur plan d’action, puis envisagerons le * Chercheur à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) ; char- gée de recherche au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) ; directeur général du CRISP. Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015 27
BELGIQUE déroulement des négociations et le résul- sein du gouvernement belge que dans la tat de celles-ci. configuration actuelle, où seul le CD&V dispose de contacts avec un syndicat – en l’occurrence, la Confédération des Un gouvernement inhabituel, syndicats chrétiens (CSC). Deuxième- un programme socialement différencié ment, en raison de ses orientations socio- Le scrutin de mai 2014 a renforcé économiques, que l’on peut qualifier de la position de premier parti conquise néolibérales (Faniel, 2014a). Le gouverne- quatre ans plus tôt par la Nieuw-Vlaamse ment Michel entend en effet faire face à la Alliantie (N-VA), parti indépendantiste crise économique et à ses conséquences flamand nettement ancré à droite. Les li- en favorisant la compétitivité des entre- béraux flamands (Open VLD 1) et franco- prises, en soutenant le développement du phones (MR 2), de même que les chrétiens- libre-échange 6 et en menant une poli- démocrates flamands (CD&V 3) ont amé- tique d’austérité, essentiellement axée sur lioré leurs résultats, à la différence de la réduction des dépenses, pour revenir à leurs trois partenaires incarnant l’aile l’équilibre budgétaire. Plus largement, le de centre-gauche de la précédente coali- programme du gouvernement fédéral pri- tion – socialistes du nord (SP.A 4) et du vilégie un traitement sensiblement diffé- sud (PS) du pays et centristes démocrates rent des divers groupes sociaux. francophones (CDH 5). Au terme de L’accord de gouvernement prévoit quelques semaines de négociation entre- que les cotisations patronales de sécu- mêlées avec la formation des gouverne- rité sociale seront réduites, de manière ments des Régions et des Communautés, linéaire et sans condition d’embauche, les quatre premiers partis cités ont choisi de 33 à 25 %. En dépit des demandes fin juillet de s’allier pour former une exprimées par le CD&V, il ne semble pas coalition nettement marquée à droite au prévu que les revenus du capital soient niveau fédéral. davantage imposés à l’avenir (la Belgique ne connaît pas d’impôt sur la fortune). Un gouvernement néolibéral, sans relais syndicaux Entreprises et revenus du capital sont donc favorisés de manière claire par le Avant même sa mise sur pied, ce gouvernement. gouvernement a fait l’objet de vives cri- tiques. Premièrement, car il s’appuie sur Modération salariale et flexibilité une majorité de députés flamands et est du marché du travail largement minoritaire du côté franco- Les salariés, les agents de l’État et phone du pays. Il faut en outre souligner les bénéficiaires de la sécurité sociale que la composition du gouvernement verront, quant à eux, leur situation se est inédite du point de vue des rapports dégrader. La différence de progres- entre partis et syndicats. Jamais le monde sion des rémunérations constatée avec syndical n’a eu aussi peu de relais au les trois principaux pays limitrophes 1. Open Vlaamse Liberalen en Democraten. 2. Mouvement réformateur. 3. Christen-Democratisch en Vlaams. 4. Socialistische Partij Anders. 5. Centre démocrate humaniste. 6. Le gouvernement soutient par exemple explicitement le projet de traité transatlantique (TTIP). 28 Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ (l’Allemagne, la France et les Pays-Bas), Une austérité qui frappe les dépenses qualifiée de « handicap salarial », devra de protection sociale être rattrapée d’ici la fin de la législature L’austérité sera par ailleurs de mise par une modération salariale strictement dans les dépenses de sécurité sociale, contrôlée au niveau interprofessionnel, notamment dans les soins de santé. La sectoriel et des entreprises. Dans cet es- dégressivité accrue des allocations de prit, le gouvernement a notamment prévu chômage mise en œuvre par le gouver- de procéder à un saut d’index. Autrement nement précédent sera poursuivie, et dit, lorsque le seuil de 2 % d’augmen- l’accès aux allocations octroyées sur tation de l’indice des prix à la consom- la base des études ou de prestations de mation sera franchi, l’ajustement à la travail insuffisantes sera restreint (par hausse de 2 % des salaires et allocations un durcissement des critères d’âge et sociales, qui s’effectue en principe de de diplôme). Arguant de la nécessité de manière automatique en Belgique (mais sauver le système de pensions légales, par le biais de modalités différentes selon le gouvernement a également prévu de les secteurs d’activité), n’aura pas lieu. Le porter l’âge légal de la retraite de 65 à gouvernement ne supprime donc pas ce 67 ans à l’horizon 2030 ; cette mesure mécanisme fortement critiqué de longue n’avait pourtant pas été avancée par les date par le patronat, les partis de droite partis membres de la nouvelle coalition et des instances internationales comme durant la campagne électorale. L’accord le Fonds monétaire international (FMI), de gouvernement réduit en outre les pos- l’Organisation de coopération et de déve- sibilités de départ anticipé à la retraite, y loppement économiques (OCDE) ou, en particulier, l’Union européenne (UE), compris pour les métiers pénibles et lors mais auquel les syndicats sont fortement de restructurations collectives ou de fer- attachés. Il en suspend par contre la pro- metures d’entreprises. chaine exécution, avec des conséquences Enfin, même s’il ne contient pas toutes durables sur les revenus des salariés, les attaques contre les organisations syn- allocataires sociaux et agents de l’État 1. dicales qui ont été évoquées durant les Ces derniers seront en outre touchés par négociations, le projet du gouvernement les importantes économies qui seront prévoit l’introduction, dans plusieurs ser- réalisées dans les services publics, par le vices publics (chemins de fer, contrôle non-remplacement de fonctionnaires et aérien et prisons), d’un service minimum par une réduction de leurs dépenses de en cas de grève. Il entend en outre privi- fonctionnement. légier la concertation sociale tripartite à Parallèlement, le gouvernement intro- la négociation bipartite habituelle. Aussi, duit davantage de flexibilité sur le mar- la perspective de se retrouver non seule- ché du travail, par exemple en matière de ment face à un patronat placé en position travail des étudiants, d’annualisation du confortable par le gouvernement, mais temps de travail ou de comptabilisation également face à des représentants de des heures supplémentaires. celui-ci ne réjouit-elle pas les syndicats. 1. Les syndicats ont chiffré à quelque 25 000 euros en moyenne sur une carrière complète la perte qu’un saut d’index occasionne à un salarié. Ce chiffre varie d’un travailleur à l’autre, en fonction de son salaire mensuel et du nombre d’années le séparant de la retraite : http://www.fgtb.be/ web/guest/news-fr/-/article/3040360/. Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015 29
BELGIQUE Encadré Le gouvernement Michel, à l’opposé des syndicats Le gouvernement conduit par Charles Michel associe quatre partis de droite ou de centre-droit. À plusieurs égards, sa formation a été mal accueillie par le mou- vement syndical belge. D’abord, parce que la N-VA et les deux partis libéraux ont déposé à plusieurs reprises par le passé des propositions de loi visant à réduire la liberté d’action syndicale par le biais de l’introduction du service minimum dans certains services publics, de l’interdiction de piquets de grève, de l’impo- sition d’une personnalité juridique aux syndicats afin de les exposer à des pour- suites judiciaires lors de conflits sociaux, et du retrait de la fonction de paiement des allocations de chômage des syndicats. Des craintes existaient que ces par- tis veuillent intégrer de tels projets à leur programme de gouvernement (Faniel, 2014b). Ensuite, car la formation de ce gouvernement a rejeté dans l’opposition, au niveau fédéral, les deux partis socialistes et le parti francophone de tradition sociale-chrétienne, qui ont historiquement assuré un relais politique aux reven- dications syndicales – avec cependant une intensité variable, nettement moindre dans les périodes de difficultés économiques. Enfin, parce que le programme du gouvernement Michel allie des réformes profondes du marché du travail et de la protection sociale à des économies substantielles dans les dépenses publiques fédérales, pesant en particulier sur la fonction publique, les services publics et l’assurance soins de santé. Quelque 70 % des 11 milliards d’euros nécessaires pour supprimer le déficit structurel en 2018 seront prélevés dans les dépenses. La réduction des frais de fonctionnement au niveau fédéral atteint 20 % en 2015 et sera progressivement augmentée de 2 % tous les ans jusqu’en 2019 ; la ré- duction des investissements du pouvoir fédéral est du même ordre. Belgique (CGSLB) ont dès lors choisi Une mobilisation rapide, forte et en front commun de faire connaître leurs 14 priorités par voie de presse à la mi-juin. Au sommet de Ce programme gouvernemental a été celles-ci figurent le maintien de l’indexa- élaboré en quatre mois environ. Contrai- tion automatique des salaires et des allo- rement aux habitudes, le président de cations sociales et la liberté de négocier la N-VA, Bart De Wever, a choisi de ne la hausse des salaires, suspendue en 2012 pas rencontrer les interlocuteurs sociaux par le gouvernement précédent (Capron durant la mission d’information reçue du et al., 2013). De manière globale, une roi, au lendemain des élections. confrontation de projets politiques était perceptible, les syndicats posant : « Nous Premières réactions syndicales n’accepterons sous aucun prétexte que sur le programme de gouvernement notre modèle social soit miné, ni par une La CSC, la Fédération générale du politique d’assainissement unilatérale, ni travail de Belgique (FGTB) et la Cen- par une idéologie économique néolibérale trale générale des syndicats libéraux de adaptée sur mesure pour les employeurs 30 Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ et les investisseurs 1. » Par la suite, une les trois syndicats ont convenu d’un plan seule entrevue a eu lieu entre le futur d’action, présenté à la presse quatre jours Premier ministre, Charles Michel, et les seulement après la prestation de serment représentants patronaux et syndicaux. du gouvernement. Conçu dans le but de Dès le mois d’août, certains aspects forcer une négociation, le plan syndical du programme du futur gouvernement impliquait une montée en puissance de la ont filtré dans la presse : l’écart avec contestation. les priorités des syndicats était signifi- Une mobilisation forte et continue catif. Les trois organisations syndicales ont réaffirmé leurs revendications en les Le 6 novembre, une manifestation déclinant selon quatre axes : sauvegarde nationale (couverte par un préavis de et renforcement du pouvoir d’achat ; pré- grève) s’est déroulée à Bruxelles. Dès servation d’une sécurité sociale fédérale les jours précédents, les responsables forte ; investissement dans une relance et syndicaux ont perçu l’importance de la des emplois durables ; plus grande justice mobilisation, notamment par le nombre fiscale. Avant même l’aboutissement des de tickets de train délivrés et par la né- négociations, le front commun a organisé cessité de louer des autocars à l’étranger à Bruxelles un premier rassemblement devant l’afflux de réservations. De fait, d’avertissement le 23 septembre. Impli- avec plus de 120 000 participants, cette quant essentiellement du personnel syn- manifestation a été considérée comme la dical, cette première action ne s’accom- plus importante convoquée par les syn- pagnait pas d’un préavis de grève. Elle dicats depuis au moins trois décennies. a attiré 7 000 personnes environ, ce qui Outre son ampleur, les syndicats ont dépassait les attentes des syndicats et souligné la présence au sein de celle-ci donnait une première indication du cli- de nombreuses personnes ou de groupes mat d’inquiétude provoqué par la forma- peu ou pas habitués à manifester. Toute- tion d’une coalition N-VA/MR/CD&V/ fois, en fin de cortège, une centaine de Open VLD. manifestants (apparemment des dockers Le gouvernement Michel a officiel- anversois) ont affronté la police et causé lement vu le jour le 11 octobre, après des dégâts matériels conséquents. Dans la conclusion par les quatre partis d’un certains médias, ces faits ont pris le dessus accord rendu public les jours précédents. sur l’importance numérique de l’action. Le contenu de celui-ci a confirmé les Les représentants syndicaux ont été re- craintes, mais aussi le sentiment d’injus- çus en soirée par le Conseil des ministres tice d’une part considérable de la popula- restreint. Le Premier ministre a appelé à tion. Outre le saut d’index, les avantages la reprise de la concertation, des marges accordés aux entreprises sans condition importantes existant à ses yeux notam- de création d’emplois et l’absence de ment en ce qui concerne la mise en œuvre mesures touchant les revenus du capital, des décisions relatives aux fins de car- l’ajout dans l’accord, en bout de course, rière. Le ministre de l’Emploi – numéro du report de l’âge de la retraite a particu- deux du gouvernement et homme fort lièrement attisé le mécontentement. Face du CD&V – a été chargé de rétablir cette aux pressions croissantes de leur base, concertation. 1. « Priorités de la FGTB, de la CSC et de la CGSLB pour la prochaine majorité fédérale », 15 juin 2014. Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015 31
BELGIQUE La phase suivante du plan de mobi- de négociation, ce dernier refusant pa- lisation a consisté en une succession de rallèlement de négocier sous la menace trois journées de grève tournante s’éta- d’actions de grève. Les premiers ont lant du lundi 24 novembre au lundi 8 dé- rétorqué qu’ils refusaient de participer cembre. Les deux premières ont impli- à une concertation sans réelle marge de qué chacune deux provinces wallonnes manœuvre, estimant les déclarations et deux provinces flamandes, tandis que d’ouverture de la coalition contredites la dernière a paralysé le centre du pays. par le corset constitué par son pro- Vu sa configuration, le réseau ferroviaire gramme. Considérant avoir démontré a été à chaque fois affecté au-delà du l’ampleur de la contestation sous-tendant périmètre concerné. À chaque fois éga- leurs actions, et suite aux contacts infor- lement, le patronat a dénoncé les mouve- mels noués entre le 8 et le 15 décembre, ments, les médias ont souligné les pertur- les trois syndicats ont décidé, malgré le bations occasionnées par ceux-ci, et les souhait de certains de leurs militants de quelques débordements observés ont créé poursuivre la mobilisation, de ne pas pré- une vive agitation dans la presse et sur voir de nouvelles actions et de s’engager, les réseaux sociaux. Officiellement, le prudemment, dans une négociation. gouvernement n’a pas fait de proposition en vue de répondre aux revendications Après les grèves, des syndicats syndicales. Cependant, le ministre de unis pour négocier l’Emploi semble avoir pris des contacts Dès le 17 décembre, soit deux jours après le 8 décembre pour mettre patrons à peine après la grève nationale, les dis- et syndicats autour d’une table. cussions entre interlocuteurs sociaux ont Le 15 décembre, une journée natio- débouché sur un « mini-accord ». Ce nale de grève a bloqué l’ensemble du compromis reporte de quelques années pays. Comme lors des trois semaines l’entrée en vigueur de certaines mesures précédentes, et dans certains cas pour prévues, en particulier en matière de pré- la seconde fois en l’espace d’une à trois retraites et d’aménagement des fins de semaines, des centres économiques carrière. La Fédération des entreprises majeurs tels que le port d’Anvers ou de Belgique (FEB) a souligné qu’« il n’est l’aéroport de Bruxelles-national ont été pas question de corrections structurelles bloqués, de même que des zonings indus- aux mesures gouvernementales mais de triels ou des axes routiers importants. De modalités transitoires temporaires ». En manière plus aiguë encore, le débat mé- échange, les entreprises ont obtenu des diatique s’est porté sur l’opposition entre mesures dites de compensation, struc- le droit de grève et le droit de travailler, turelles celles-là, demandées depuis éclipsant partiellement le contenu des plusieurs mois dans le cadre du dossier revendications syndicales. complexe de rapprochement des statuts d’ouvrier et d’employé (Gracos, 2014), à charge principalement de la sécurité Créer un rapport de force sociale sous forme de réduction de coti- pour pouvoir négocier sations. À deux jours de Noël, le Conseil Durant tout cet épisode, les syndi- des ministres restreint a avalisé l’accord cats ont été accusés par le gouverne- et le Premier ministre s’est enorgueilli du ment et le patronat de ne pas accepter rétablissement de la paix sociale. 32 Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ Pour les employeurs, cet accord a été interlocuteurs sociaux de l’affectation de possible du fait de l’arrêt des grèves. Les l’« enveloppe bien-être », soit une somme syndicats estiment au contraire que la né- allouée par le gouvernement au relève- gociation et son aboutissement résultent ment de certaines allocations sociales précisément de la pression du monde du (retraites, indemnités de chômage, d’in- travail. validité, etc.), à charge pour les patrons et En janvier 2015 s’est ouverte une les syndicats de s’entendre sur la réparti- seconde négociation, portant sur un des tion des moyens entre les différents types aspects majeurs du conflit : la négocia- d’allocation. Ce couplage des enjeux, qui tion des salaires du secteur privé et la n’est pas prévu par la loi de 1996 mais liberté de négocier les rémunérations s’est déjà produit par le passé, permet au niveau sectoriel et des entreprises. certes aux syndicats d’obtenir des avan- Conformément à la loi de 1996 qui règle cées pour les inactifs et non uniquement cette négociation bipartite bisannuelle, le pour les travailleurs salariés ; il permet secrétariat du Conseil central de l’éco- surtout au patronat (qui le réclame sys- nomie a remis fin décembre son rapport tématiquement) de faire pression sur les technique sur l’évolution attendue au négociateurs syndicaux en bloquant les cours des deux prochaines années des avancées sur l’augmentation de certaines salaires en Belgique et dans les trois allocations (qui coûte au budget de l’État principaux pays voisins. En raison no- et de la sécurité sociale, et non directe- tamment du blocage salarial imposé par ment aux entreprises) si les prétentions le précédent gouvernement en 2013-2014 salariales paraissent trop élevées. et du probable relèvement des salaires en Divergences syndicales sur l’accord, Allemagne, ce document indique que le mais maintien d’un plan d’action « handicap salarial » belge, sans s’être commun résorbé, se serait sensiblement réduit 1. Le 30 janvier, les organisations patro- Les syndicats ont vu dans ces calculs un nales et deux des trois syndicats ont pré- argument de poids pour réclamer à nou- senté au gouvernement un projet d’accord veau l’abandon du saut d’index et la dé- sur ces deux thématiques. Celui-ci ne pré- termination d’une marge de progression, voit pas de hausse des salaires en 2015, même limitée mais réelle, des salaires. mais la possibilité, pour les secteurs et les Les négociateurs patronaux ont indiqué entreprises, de négocier pour 2016 une vouloir s’en tenir au prescrit gouverne- hausse salariale maximale de 0,5 % brut mental. Leur position est assez favorable et de 0,3 % net (soit entre 0,0 % et 0,67 % puisque, en cas de désaccord persistant, à 0,8 % de hausse nette pour le travailleur la procédure prévoit que le gouvernement selon la formule retenue par le secteur ou tranche, après une tentative de médiation. l’entreprise qui l’occupe) 2. Le relèvement Dans cette négociation a également des allocations les plus basses est égale- été intégrée la détermination par les ment inclus dans ce projet. Jusque-là uni, 1. Ce différentiel est estimé à 2,9 %, mais ne prend pas en compte les aides publiques, les réduc- tions de cotisations sociales et les écarts de productivité entre États. 2. L’entreprise ne pourra consacrer à ces hausses plus de 0,8 % de la masse salariale. À la diffé- rence de celle de 0,3 %, la hausse de 0,5 % pourra inclure des mesures requérant le versement de cotisations sociales par l’entreprise. Si de telles dispositions sont utilisées, la hausse réelle de salaire en sera diminuée d’autant. Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015 33
BELGIQUE le front commun syndical s’est divisé sur Conclusion l’attitude à adopter face au résultat de cette négociation. Les négociateurs de Depuis le déclenchement de la crise la CSC et de la CGSLB ont accepté de financière et bancaire en 2008, la capa- défendre le projet devant leurs instances, cité des interlocuteurs sociaux belges bien que celui-ci n’implique pas l’aban- à nouer des accords interprofession- don réclamé du saut d’index (le texte nels s’est fortement dégradée (Capron indique que les interlocuteurs sociaux et al., 2013). Bien qu’il se situe dans un divergent sur la question). En revanche, contexte de politique interne quelque peu la FGTB a refusé de soutenir le compro- différent vu la composition du nouveau mis intervenu. Bien qu’elle estime le reste gouvernement fédéral, l’épisode 2014- de l’accord appréciable dans le contexte 2015 marque une étape supplémentaire actuel, elle considère que l’abandon du dans ce processus. saut d’index constitue un prérequis indis- Au fil des ans, les gouvernements pensable à un accord, faute duquel elle ne successifs ont d’abord réduit les moyens peut s’engager à garantir la paix sociale. mis à disposition des négociateurs (sous Les organisations patronales se sont pour forme de réduction de cotisations so- leur part félicitées d’un compromis qui, ciales, par la voie fiscale ou à travers selon elles, donnera de l’oxygène à l’éco- la fixation du montant de l’enveloppe « bien-être » qui permet de revalori- nomie par le biais de mesures visant à ser les allocations sociales afin d’éviter rétablir la compétitivité des entreprises qu’elles divergent trop des salaires). Ils et la hausse du pouvoir d’achat des tra- sont ensuite intervenus de manière crois- vailleurs et allocataires sociaux. Le sante afin de freiner, puis de bloquer, et même jour, le gouvernement a annoncé aujourd’hui d’inverser l’augmentation qu’il mettrait en œuvre le projet d’accord, réelle des salaires. insistant sur le retour de la paix sociale. Le patronat a insisté de manière Le 10 février, la FGTB a réaffirmé constante sur les difficultés traversées son rejet du préaccord ; la CGSLB et selon lui par les entreprises et sur la né- la CSC ont confirmé l’acceptation de cessité de restaurer la compétitivité de celui-ci, à une courte majorité (52,12 %) celles-ci. Appuyé par les recommanda- en ce qui concerne le syndicat chrétien. tions internationales (Union européenne, Malgré cette division, les trois organi- OCDE ou FMI), il n’a eu de cesse de sations ont néanmoins annoncé qu’elles réclamer la suppression de l’indexation allaient poursuivre leur lutte par un plan automatique des salaires ainsi qu’une ré- d’action commun afin que le gouverne- duction drastique des cotisations sociales ment renonce au saut d’index envisagé et et de l’impôt des sociétés. Dans le même adopte rapidement un rééquilibrage de la temps, la FEB a refusé une révision des fiscalité dans un sens plus juste. Estimant mécanismes de réduction d’impôt per- être arrivés au bout des négociations pos- mettant aux multinationales de limiter, à sibles avec le patronat, les syndicats ont peau de chagrin dans certains cas, leurs décidé de poursuivre, avec une intensité contributions fiscales (Valenduc, 2009). qui n’est pas encore clairement établie, Elle n’est pas davantage favorable à la leur pression sur le gouvernement. mise en place d’un impôt sur la fortune. 34 Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ Dans ce contexte, les syndicats ont toujours possible ou n’est-elle admissible tenté, la plupart du temps en front com- que si une certaine marge de manœuvre mun, tantôt par la négociation tantôt existe ? Enfin, jusqu’à quel point accepter par la mobilisation, d’enrayer le recul un moindre mal dans un contexte diffi- progressif de leur marge de négocia- cile (soit, en l’espèce, accepter une hausse tion, sans réel succès jusqu’à présent. limitée des salaires pour amortir un saut Leur capacité de mobilisation demeure d’index) ? Vaut-il mieux rejeter un tel importante, comme le plan d’action mis projet et remobiliser les travailleurs, au en œuvre à l’automne 2014 en atteste. risque de voir le gouvernement imposer Le sentiment d’injustice présent dans la une situation plus défavorable encore ? population, accentué par le caractère ma- In fine, l’actualité sociale récente nifestement déséquilibré socialement du montre que, dans le contexte politique programme du nouveau gouvernement inédit actuel, les syndicats peinent à fédéral, a favorisé l’ampleur du récent convertir leur capacité de mobilisation mouvement. Toutefois, les négociateurs en force de négociation. Dans les marges syndicaux se sont trouvés en position dé- étroites qu’ils ont pu se créer, les dif- licate au moment de négocier la progres- férences de stratégie constituaient un sion des salaires avec le patronat, coincés risque d’affaiblissement supplémentaire. entre une base fortement mobilisée et un patronat d’autant plus déterminé à lâcher le moins de concessions possibles qu’il Sources : peut s’appuyer sur le programme du gou- Arcq É., Capron M., Léonard E., Reman P. (dir.) vernement, favorable à ses thèses. Les (2010), Dynamiques de la concertation so- syndicats ont en outre souffert de la pres- ciale, Bruxelles, CRISP. sion politique et médiatique. Accusés de Capron M., Conter B., Faniel J. (2013), faire le jeu de l’opposition en menant une « Belgique. La concertation sociale inter- professionnelle grippée », Chronique inter- grève politique, ils ont dès lors volontai- nationale de l’IRES, n° 141, juillet, p. 3-11. rement limité leur action au champ socio- Faniel J. (2014a), « Comment caractériser le économique et n’ont pas souhaité mettre gouvernement Michel ? », Les @nalyses du une pression trop forte durant trop long- CRISP en ligne, 11 novembre, www.crisp.be. temps sur le gouvernement, préférant Faniel J. (2014b), « Coalition “suédoise” et or- entrer en négociation dès le lendemain de ganisations de salariés : vers une transforma- la grève du 15 décembre. tion de la place des syndicats en Belgique ? », Les @nalyses du CRISP en ligne, 29 août, Le projet d’accord intervenu à la fin www.crisp.be. du mois de janvier 2015 semble marquer, dans le chef des syndicats, une certaine Gracos I. (2014), « Grèves et conflictualité sociale en 2013 », Courrier hebdomadaire du hésitation quant à la stratégie à adopter. CRISP, n° 2208-2209. Jusqu’où pousser la mobilisation et à par- Valenduc C. (2009), « Les intérêts notionnels : tir de quand s’engager dans un processus une réforme fondamentale et controversée », de négociation ? La négociation est-elle Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2018. Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015 35
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