Belgique Le projet gouvernemental contesté, par la mobilisation et la négociation - Le CRISP

 
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Belgique
             Le projet gouvernemental contesté,
             par la mobilisation et la négociation
                     Bernard CONTER, Vaïa DEMERTZIS, Jean FANIEL *

    S    uite au scrutin fédéral du 25 mai
2014 s’est mise en place, le 11 octobre,
                                                     ils ont rapidement mis en œuvre un plan
                                                     d’actions graduelles culminant dans une
une coalition d’une composition inédite.             journée de grève générale. Outre l’aban-
Accentuant la politique d’austérité de               don de plusieurs mesures projetées par le
son prédécesseur, le gouvernement de                 gouvernement, les syndicats ont réclamé
Charles Michel a notamment mis à son                 l’ouverture d’une « véritable concertation
programme le blocage des salaires et de              sociale », conformément à la tradition qui
leur négociation à tous les niveaux, le re-          prévaut dans le pays (Arcq et al., 2010),
port de l’âge de la retraite et la réduction         et contrairement à ce que, à leurs yeux, le
des formules de préretraite, un nouveau              gouvernement leur proposait.
durcissement de l’accès aux allocations                  Suite aux fortes mobilisations, me-
de chômage, ainsi que diverses mesures               nées dans un contexte tendu en raison des
accroissant la flexibilité du travail. Cen-          vives critiques des actions syndicales par
tré sur le rétablissement de la compétiti-           le gouvernement, le patronat et une large
vité des entreprises, le gouvernement n’a            frange des médias, une négociation s’est
en revanche pas prévu de mesures visant,             ouverte entre les syndicats et le patronat.
par exemple, à imposer les revenus du                Les résultats de celle-ci ont été accueillis
capital de manière significative.                    de manière différenciée par les syndicats,
    Durant le processus de formation de              qui demeurent toutefois unis pour dénon-
la coalition déjà, les trois syndicats natio-        cer la politique d’austérité du gouverne-
naux ont, en front commun, mis en garde              ment soutenue par le patronat.
les négociateurs contre une orientation                  Après avoir situé le contexte de for-
politique qu’ils jugent injuste et désé-             mation du gouvernement et les princi-
quilibrée socialement, mais également                paux axes de son programme écono-
néfaste économiquement en raison des                 mique et social, nous présenterons les
risques de déflation qu’elle recèlerait. Dès         points de revendication des syndicats et
le programme du gouvernement connu,                  leur plan d’action, puis envisagerons le

* Chercheur à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) ; char-
   gée de recherche au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) ; directeur
   général du CRISP.

Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015                                             27
BELGIQUE

déroulement des négociations et le résul-          sein du gouvernement belge que dans la
tat de celles-ci.                                  configuration actuelle, où seul le CD&V
                                                   dispose de contacts avec un syndicat –
                                                   en l’occurrence, la Confédération des
    Un gouvernement inhabituel,
                                                   syndicats chrétiens (CSC). Deuxième-
un programme socialement différencié
                                                   ment, en raison de ses orientations socio-
    Le scrutin de mai 2014 a renforcé              économiques, que l’on peut qualifier de
la position de premier parti conquise              néolibérales (Faniel, 2014a). Le gouverne-
quatre ans plus tôt par la Nieuw-Vlaamse           ment Michel entend en effet faire face à la
Alliantie (N-VA), parti indépendantiste            crise économique et à ses conséquences
flamand nettement ancré à droite. Les li-          en favorisant la compétitivité des entre-
béraux flamands (Open VLD 1) et franco-            prises, en soutenant le développement du
phones (MR 2), de même que les chrétiens-          libre-échange 6 et en menant une poli-
démocrates flamands (CD&V 3) ont amé-              tique d’austérité, essentiellement axée sur
lioré leurs résultats, à la différence de          la réduction des dépenses, pour revenir à
leurs trois partenaires incarnant l’aile           l’équilibre budgétaire. Plus largement, le
de centre-gauche de la précédente coali-           programme du gouvernement fédéral pri-
tion – socialistes du nord (SP.A 4) et du          vilégie un traitement sensiblement diffé-
sud (PS) du pays et centristes démocrates          rent des divers groupes sociaux.
francophones (CDH 5). Au terme de                      L’accord de gouvernement prévoit
quelques semaines de négociation entre-            que les cotisations patronales de sécu-
mêlées avec la formation des gouverne-             rité sociale seront réduites, de manière
ments des Régions et des Communautés,              linéaire et sans condition d’embauche,
les quatre premiers partis cités ont choisi        de 33 à 25 %. En dépit des demandes
fin juillet de s’allier pour former une            exprimées par le CD&V, il ne semble pas
coalition nettement marquée à droite au            prévu que les revenus du capital soient
niveau fédéral.                                    davantage imposés à l’avenir (la Belgique
                                                   ne connaît pas d’impôt sur la fortune).
Un gouvernement néolibéral,
sans relais syndicaux
                                                   Entreprises et revenus du capital sont
                                                   donc favorisés de manière claire par le
    Avant même sa mise sur pied, ce                gouvernement.
gouvernement a fait l’objet de vives cri-
tiques. Premièrement, car il s’appuie sur          Modération salariale et flexibilité
une majorité de députés flamands et est            du marché du travail
largement minoritaire du côté franco-                  Les salariés, les agents de l’État et
phone du pays. Il faut en outre souligner          les bénéficiaires de la sécurité sociale
que la composition du gouvernement                 verront, quant à eux, leur situation se
est inédite du point de vue des rapports           dégrader. La différence de progres-
entre partis et syndicats. Jamais le monde         sion des rémunérations constatée avec
syndical n’a eu aussi peu de relais au             les trois principaux pays limitrophes

1. Open Vlaamse Liberalen en Democraten.
2. Mouvement réformateur.
3. Christen-Democratisch en Vlaams.
4. Socialistische Partij Anders.
5. Centre démocrate humaniste.
6. Le gouvernement soutient par exemple explicitement le projet de traité transatlantique (TTIP).

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LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ

(l’Allemagne, la France et les Pays-Bas),            Une austérité qui frappe les dépenses
qualifiée de « handicap salarial », devra            de protection sociale
être rattrapée d’ici la fin de la législature            L’austérité sera par ailleurs de mise
par une modération salariale strictement             dans les dépenses de sécurité sociale,
contrôlée au niveau interprofessionnel,              notamment dans les soins de santé. La
sectoriel et des entreprises. Dans cet es-           dégressivité accrue des allocations de
prit, le gouvernement a notamment prévu              chômage mise en œuvre par le gouver-
de procéder à un saut d’index. Autrement             nement précédent sera poursuivie, et
dit, lorsque le seuil de 2 % d’augmen-               l’accès aux allocations octroyées sur
tation de l’indice des prix à la consom-             la base des études ou de prestations de
mation sera franchi, l’ajustement à la               travail insuffisantes sera restreint (par
hausse de 2 % des salaires et allocations            un durcissement des critères d’âge et
sociales, qui s’effectue en principe de              de diplôme). Arguant de la nécessité de
manière automatique en Belgique (mais                sauver le système de pensions légales,
par le biais de modalités différentes selon          le gouvernement a également prévu de
les secteurs d’activité), n’aura pas lieu. Le        porter l’âge légal de la retraite de 65 à
gouvernement ne supprime donc pas ce
                                                     67 ans à l’horizon 2030 ; cette mesure
mécanisme fortement critiqué de longue
                                                     n’avait pourtant pas été avancée par les
date par le patronat, les partis de droite
                                                     partis membres de la nouvelle coalition
et des instances internationales comme
                                                     durant la campagne électorale. L’accord
le Fonds monétaire international (FMI),
                                                     de gouvernement réduit en outre les pos-
l’Organisation de coopération et de déve-
                                                     sibilités de départ anticipé à la retraite, y
loppement économiques (OCDE) ou, en
particulier, l’Union européenne (UE),                compris pour les métiers pénibles et lors
mais auquel les syndicats sont fortement             de restructurations collectives ou de fer-
attachés. Il en suspend par contre la pro-           metures d’entreprises.
chaine exécution, avec des conséquences                  Enfin, même s’il ne contient pas toutes
durables sur les revenus des salariés,               les attaques contre les organisations syn-
allocataires sociaux et agents de l’État 1.          dicales qui ont été évoquées durant les
Ces derniers seront en outre touchés par             négociations, le projet du gouvernement
les importantes économies qui seront                 prévoit l’introduction, dans plusieurs ser-
réalisées dans les services publics, par le          vices publics (chemins de fer, contrôle
non-remplacement de fonctionnaires et                aérien et prisons), d’un service minimum
par une réduction de leurs dépenses de               en cas de grève. Il entend en outre privi-
fonctionnement.                                      légier la concertation sociale tripartite à
    Parallèlement, le gouvernement intro-            la négociation bipartite habituelle. Aussi,
duit davantage de flexibilité sur le mar-            la perspective de se retrouver non seule-
ché du travail, par exemple en matière de            ment face à un patronat placé en position
travail des étudiants, d’annualisation du            confortable par le gouvernement, mais
temps de travail ou de comptabilisation              également face à des représentants de
des heures supplémentaires.                          celui-ci ne réjouit-elle pas les syndicats.

1. Les syndicats ont chiffré à quelque 25 000 euros en moyenne sur une carrière complète la perte
   qu’un saut d’index occasionne à un salarié. Ce chiffre varie d’un travailleur à l’autre, en fonction
   de son salaire mensuel et du nombre d’années le séparant de la retraite : http://www.fgtb.be/
   web/guest/news-fr/-/article/3040360/.

Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015                                             29
BELGIQUE

                                          Encadré

                  Le gouvernement Michel, à l’opposé des syndicats

     Le gouvernement conduit par Charles Michel associe quatre partis de droite ou
     de centre-droit. À plusieurs égards, sa formation a été mal accueillie par le mou-
     vement syndical belge. D’abord, parce que la N-VA et les deux partis libéraux ont
     déposé à plusieurs reprises par le passé des propositions de loi visant à réduire
     la liberté d’action syndicale par le biais de l’introduction du service minimum
     dans certains services publics, de l’interdiction de piquets de grève, de l’impo-
     sition d’une personnalité juridique aux syndicats afin de les exposer à des pour-
     suites judiciaires lors de conflits sociaux, et du retrait de la fonction de paiement
     des allocations de chômage des syndicats. Des craintes existaient que ces par-
     tis veuillent intégrer de tels projets à leur programme de gouvernement (Faniel,
     2014b). Ensuite, car la formation de ce gouvernement a rejeté dans l’opposition,
     au niveau fédéral, les deux partis socialistes et le parti francophone de tradition
     sociale-chrétienne, qui ont historiquement assuré un relais politique aux reven-
     dications syndicales – avec cependant une intensité variable, nettement moindre
     dans les périodes de difficultés économiques. Enfin, parce que le programme du
     gouvernement Michel allie des réformes profondes du marché du travail et de la
     protection sociale à des économies substantielles dans les dépenses publiques
     fédérales, pesant en particulier sur la fonction publique, les services publics et
     l’assurance soins de santé. Quelque 70 % des 11 milliards d’euros nécessaires
     pour supprimer le déficit structurel en 2018 seront prélevés dans les dépenses.
     La réduction des frais de fonctionnement au niveau fédéral atteint 20 % en 2015
     et sera progressivement augmentée de 2 % tous les ans jusqu’en 2019 ; la ré-
     duction des investissements du pouvoir fédéral est du même ordre.

                                                 Belgique (CGSLB) ont dès lors choisi
      Une mobilisation rapide, forte
          et en front commun                     de faire connaître leurs 14 priorités par
                                                 voie de presse à la mi-juin. Au sommet de
     Ce programme gouvernemental a été           celles-ci figurent le maintien de l’indexa-
élaboré en quatre mois environ. Contrai-         tion automatique des salaires et des allo-
rement aux habitudes, le président de            cations sociales et la liberté de négocier
la N-VA, Bart De Wever, a choisi de ne           la hausse des salaires, suspendue en 2012
pas rencontrer les interlocuteurs sociaux        par le gouvernement précédent (Capron
durant la mission d’information reçue du         et al., 2013). De manière globale, une
roi, au lendemain des élections.                 confrontation de projets politiques était
                                                 perceptible, les syndicats posant : « Nous
Premières réactions syndicales                   n’accepterons sous aucun prétexte que
sur le programme de gouvernement                 notre modèle social soit miné, ni par une
    La CSC, la Fédération générale du            politique d’assainissement unilatérale, ni
travail de Belgique (FGTB) et la Cen-            par une idéologie économique néolibérale
trale générale des syndicats libéraux de         adaptée sur mesure pour les employeurs

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LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ

et les investisseurs 1. » Par la suite, une       les trois syndicats ont convenu d’un plan
seule entrevue a eu lieu entre le futur           d’action, présenté à la presse quatre jours
Premier ministre, Charles Michel, et les          seulement après la prestation de serment
représentants patronaux et syndicaux.             du gouvernement. Conçu dans le but de
     Dès le mois d’août, certains aspects         forcer une négociation, le plan syndical
du programme du futur gouvernement                impliquait une montée en puissance de la
ont filtré dans la presse : l’écart avec          contestation.
les priorités des syndicats était signifi-
                                                  Une mobilisation forte et continue
catif. Les trois organisations syndicales
ont réaffirmé leurs revendications en les             Le 6 novembre, une manifestation
déclinant selon quatre axes : sauvegarde          nationale (couverte par un préavis de
et renforcement du pouvoir d’achat ; pré-         grève) s’est déroulée à Bruxelles. Dès
servation d’une sécurité sociale fédérale         les jours précédents, les responsables
forte ; investissement dans une relance et        syndicaux ont perçu l’importance de la
des emplois durables ; plus grande justice        mobilisation, notamment par le nombre
fiscale. Avant même l’aboutissement des           de tickets de train délivrés et par la né-
négociations, le front commun a organisé          cessité de louer des autocars à l’étranger
à Bruxelles un premier rassemblement              devant l’afflux de réservations. De fait,
d’avertissement le 23 septembre. Impli-           avec plus de 120 000 participants, cette
quant essentiellement du personnel syn-           manifestation a été considérée comme la
dical, cette première action ne s’accom-          plus importante convoquée par les syn-
pagnait pas d’un préavis de grève. Elle           dicats depuis au moins trois décennies.
a attiré 7 000 personnes environ, ce qui          Outre son ampleur, les syndicats ont
dépassait les attentes des syndicats et           souligné la présence au sein de celle-ci
donnait une première indication du cli-           de nombreuses personnes ou de groupes
mat d’inquiétude provoqué par la forma-           peu ou pas habitués à manifester. Toute-
tion d’une coalition N-VA/MR/CD&V/                fois, en fin de cortège, une centaine de
Open VLD.                                         manifestants (apparemment des dockers
     Le gouvernement Michel a officiel-           anversois) ont affronté la police et causé
lement vu le jour le 11 octobre, après            des dégâts matériels conséquents. Dans
la conclusion par les quatre partis d’un          certains médias, ces faits ont pris le dessus
accord rendu public les jours précédents.         sur l’importance numérique de l’action.
Le contenu de celui-ci a confirmé les             Les représentants syndicaux ont été re-
craintes, mais aussi le sentiment d’injus-        çus en soirée par le Conseil des ministres
tice d’une part considérable de la popula-        restreint. Le Premier ministre a appelé à
tion. Outre le saut d’index, les avantages        la reprise de la concertation, des marges
accordés aux entreprises sans condition           importantes existant à ses yeux notam-
de création d’emplois et l’absence de             ment en ce qui concerne la mise en œuvre
mesures touchant les revenus du capital,          des décisions relatives aux fins de car-
l’ajout dans l’accord, en bout de course,         rière. Le ministre de l’Emploi – numéro
du report de l’âge de la retraite a particu-      deux du gouvernement et homme fort
lièrement attisé le mécontentement. Face          du CD&V – a été chargé de rétablir cette
aux pressions croissantes de leur base,           concertation.

1. « Priorités de la FGTB, de la CSC et de la CGSLB pour la prochaine majorité fédérale », 15 juin
   2014.

Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015                                        31
BELGIQUE

    La phase suivante du plan de mobi-         de négociation, ce dernier refusant pa-
lisation a consisté en une succession de       rallèlement de négocier sous la menace
trois journées de grève tournante s’éta-       d’actions de grève. Les premiers ont
lant du lundi 24 novembre au lundi 8 dé-       rétorqué qu’ils refusaient de participer
cembre. Les deux premières ont impli-          à une concertation sans réelle marge de
qué chacune deux provinces wallonnes           manœuvre, estimant les déclarations
et deux provinces flamandes, tandis que        d’ouverture de la coalition contredites
la dernière a paralysé le centre du pays.      par le corset constitué par son pro-
Vu sa configuration, le réseau ferroviaire     gramme. Considérant avoir démontré
a été à chaque fois affecté au-delà du         l’ampleur de la contestation sous-tendant
périmètre concerné. À chaque fois éga-         leurs actions, et suite aux contacts infor-
lement, le patronat a dénoncé les mouve-       mels noués entre le 8 et le 15 décembre,
ments, les médias ont souligné les pertur-     les trois syndicats ont décidé, malgré le
bations occasionnées par ceux-ci, et les       souhait de certains de leurs militants de
quelques débordements observés ont créé        poursuivre la mobilisation, de ne pas pré-
une vive agitation dans la presse et sur       voir de nouvelles actions et de s’engager,
les réseaux sociaux. Officiellement, le
                                               prudemment, dans une négociation.
gouvernement n’a pas fait de proposition
en vue de répondre aux revendications          Après les grèves, des syndicats
syndicales. Cependant, le ministre de          unis pour négocier
l’Emploi semble avoir pris des contacts             Dès le 17 décembre, soit deux jours
après le 8 décembre pour mettre patrons        à peine après la grève nationale, les dis-
et syndicats autour d’une table.               cussions entre interlocuteurs sociaux ont
    Le 15 décembre, une journée natio-         débouché sur un « mini-accord ». Ce
nale de grève a bloqué l’ensemble du           compromis reporte de quelques années
pays. Comme lors des trois semaines            l’entrée en vigueur de certaines mesures
précédentes, et dans certains cas pour         prévues, en particulier en matière de pré-
la seconde fois en l’espace d’une à trois      retraites et d’aménagement des fins de
semaines, des centres économiques              carrière. La Fédération des entreprises
majeurs tels que le port d’Anvers ou           de Belgique (FEB) a souligné qu’« il n’est
l’aéroport de Bruxelles-national ont été       pas question de corrections structurelles
bloqués, de même que des zonings indus-        aux mesures gouvernementales mais de
triels ou des axes routiers importants. De
                                               modalités transitoires temporaires ». En
manière plus aiguë encore, le débat mé-
                                               échange, les entreprises ont obtenu des
diatique s’est porté sur l’opposition entre
                                               mesures dites de compensation, struc-
le droit de grève et le droit de travailler,
                                               turelles celles-là, demandées depuis
éclipsant partiellement le contenu des
                                               plusieurs mois dans le cadre du dossier
revendications syndicales.
                                               complexe de rapprochement des statuts
                                               d’ouvrier et d’employé (Gracos, 2014),
                                               à charge principalement de la sécurité
       Créer un rapport de force
                                               sociale sous forme de réduction de coti-
        pour pouvoir négocier
                                               sations. À deux jours de Noël, le Conseil
    Durant tout cet épisode, les syndi-        des ministres restreint a avalisé l’accord
cats ont été accusés par le gouverne-          et le Premier ministre s’est enorgueilli du
ment et le patronat de ne pas accepter         rétablissement de la paix sociale.

32                                     Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ

    Pour les employeurs, cet accord a été            interlocuteurs sociaux de l’affectation de
possible du fait de l’arrêt des grèves. Les          l’« enveloppe bien-être », soit une somme
syndicats estiment au contraire que la né-           allouée par le gouvernement au relève-
gociation et son aboutissement résultent             ment de certaines allocations sociales
précisément de la pression du monde du               (retraites, indemnités de chômage, d’in-
travail.                                             validité, etc.), à charge pour les patrons et
    En janvier 2015 s’est ouverte une                les syndicats de s’entendre sur la réparti-
seconde négociation, portant sur un des              tion des moyens entre les différents types
aspects majeurs du conflit : la négocia-             d’allocation. Ce couplage des enjeux, qui
tion des salaires du secteur privé et la             n’est pas prévu par la loi de 1996 mais
liberté de négocier les rémunérations                s’est déjà produit par le passé, permet
au niveau sectoriel et des entreprises.              certes aux syndicats d’obtenir des avan-
Conformément à la loi de 1996 qui règle              cées pour les inactifs et non uniquement
cette négociation bipartite bisannuelle, le          pour les travailleurs salariés ; il permet
secrétariat du Conseil central de l’éco-             surtout au patronat (qui le réclame sys-
nomie a remis fin décembre son rapport               tématiquement) de faire pression sur les
technique sur l’évolution attendue au                négociateurs syndicaux en bloquant les
cours des deux prochaines années des                 avancées sur l’augmentation de certaines
salaires en Belgique et dans les trois               allocations (qui coûte au budget de l’État
principaux pays voisins. En raison no-               et de la sécurité sociale, et non directe-
tamment du blocage salarial imposé par               ment aux entreprises) si les prétentions
le précédent gouvernement en 2013-2014               salariales paraissent trop élevées.
et du probable relèvement des salaires en            Divergences syndicales sur l’accord,
Allemagne, ce document indique que le                mais maintien d’un plan d’action
« handicap salarial » belge, sans s’être             commun
résorbé, se serait sensiblement réduit 1.                Le 30 janvier, les organisations patro-
Les syndicats ont vu dans ces calculs un             nales et deux des trois syndicats ont pré-
argument de poids pour réclamer à nou-               senté au gouvernement un projet d’accord
veau l’abandon du saut d’index et la dé-             sur ces deux thématiques. Celui-ci ne pré-
termination d’une marge de progression,              voit pas de hausse des salaires en 2015,
même limitée mais réelle, des salaires.              mais la possibilité, pour les secteurs et les
Les négociateurs patronaux ont indiqué               entreprises, de négocier pour 2016 une
vouloir s’en tenir au prescrit gouverne-             hausse salariale maximale de 0,5 % brut
mental. Leur position est assez favorable            et de 0,3 % net (soit entre 0,0 % et 0,67 %
puisque, en cas de désaccord persistant,             à 0,8 % de hausse nette pour le travailleur
la procédure prévoit que le gouvernement             selon la formule retenue par le secteur ou
tranche, après une tentative de médiation.           l’entreprise qui l’occupe) 2. Le relèvement
    Dans cette négociation a également               des allocations les plus basses est égale-
été intégrée la détermination par les                ment inclus dans ce projet. Jusque-là uni,

1. Ce différentiel est estimé à 2,9 %, mais ne prend pas en compte les aides publiques, les réduc-
   tions de cotisations sociales et les écarts de productivité entre États.
2. L’entreprise ne pourra consacrer à ces hausses plus de 0,8 % de la masse salariale. À la diffé-
   rence de celle de 0,3 %, la hausse de 0,5 % pourra inclure des mesures requérant le versement
   de cotisations sociales par l’entreprise. Si de telles dispositions sont utilisées, la hausse réelle
   de salaire en sera diminuée d’autant.

Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015                                             33
BELGIQUE

le front commun syndical s’est divisé sur
                                                              Conclusion
l’attitude à adopter face au résultat de
cette négociation. Les négociateurs de            Depuis le déclenchement de la crise
la CSC et de la CGSLB ont accepté de          financière et bancaire en 2008, la capa-
défendre le projet devant leurs instances,    cité des interlocuteurs sociaux belges
bien que celui-ci n’implique pas l’aban-      à nouer des accords interprofession-
don réclamé du saut d’index (le texte         nels s’est fortement dégradée (Capron
indique que les interlocuteurs sociaux        et al., 2013). Bien qu’il se situe dans un
divergent sur la question). En revanche,      contexte de politique interne quelque peu
la FGTB a refusé de soutenir le compro-       différent vu la composition du nouveau
mis intervenu. Bien qu’elle estime le reste   gouvernement fédéral, l’épisode 2014-
de l’accord appréciable dans le contexte      2015 marque une étape supplémentaire
actuel, elle considère que l’abandon du       dans ce processus.
saut d’index constitue un prérequis indis-        Au fil des ans, les gouvernements
pensable à un accord, faute duquel elle ne    successifs ont d’abord réduit les moyens
peut s’engager à garantir la paix sociale.    mis à disposition des négociateurs (sous
Les organisations patronales se sont pour     forme de réduction de cotisations so-
leur part félicitées d’un compromis qui,      ciales, par la voie fiscale ou à travers
selon elles, donnera de l’oxygène à l’éco-    la fixation du montant de l’enveloppe
                                              « bien-être » qui permet de revalori-
nomie par le biais de mesures visant à
                                              ser les allocations sociales afin d’éviter
rétablir la compétitivité des entreprises
                                              qu’elles divergent trop des salaires). Ils
et la hausse du pouvoir d’achat des tra-
                                              sont ensuite intervenus de manière crois-
vailleurs et allocataires sociaux. Le
                                              sante afin de freiner, puis de bloquer, et
même jour, le gouvernement a annoncé
                                              aujourd’hui d’inverser l’augmentation
qu’il mettrait en œuvre le projet d’accord,
                                              réelle des salaires.
insistant sur le retour de la paix sociale.
                                                  Le patronat a insisté de manière
     Le 10 février, la FGTB a réaffirmé       constante sur les difficultés traversées
son rejet du préaccord ; la CGSLB et          selon lui par les entreprises et sur la né-
la CSC ont confirmé l’acceptation de          cessité de restaurer la compétitivité de
celui-ci, à une courte majorité (52,12 %)     celles-ci. Appuyé par les recommanda-
en ce qui concerne le syndicat chrétien.      tions internationales (Union européenne,
Malgré cette division, les trois organi-      OCDE ou FMI), il n’a eu de cesse de
sations ont néanmoins annoncé qu’elles        réclamer la suppression de l’indexation
allaient poursuivre leur lutte par un plan    automatique des salaires ainsi qu’une ré-
d’action commun afin que le gouverne-         duction drastique des cotisations sociales
ment renonce au saut d’index envisagé et      et de l’impôt des sociétés. Dans le même
adopte rapidement un rééquilibrage de la      temps, la FEB a refusé une révision des
fiscalité dans un sens plus juste. Estimant   mécanismes de réduction d’impôt per-
être arrivés au bout des négociations pos-    mettant aux multinationales de limiter, à
sibles avec le patronat, les syndicats ont    peau de chagrin dans certains cas, leurs
décidé de poursuivre, avec une intensité      contributions fiscales (Valenduc, 2009).
qui n’est pas encore clairement établie,      Elle n’est pas davantage favorable à la
leur pression sur le gouvernement.            mise en place d’un impôt sur la fortune.

34                                    Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015
LE PROJET GOUVERNEMENTAL CONTESTÉ

     Dans ce contexte, les syndicats ont          toujours possible ou n’est-elle admissible
tenté, la plupart du temps en front com-          que si une certaine marge de manœuvre
mun, tantôt par la négociation tantôt             existe ? Enfin, jusqu’à quel point accepter
par la mobilisation, d’enrayer le recul           un moindre mal dans un contexte diffi-
progressif de leur marge de négocia-              cile (soit, en l’espèce, accepter une hausse
tion, sans réel succès jusqu’à présent.           limitée des salaires pour amortir un saut
Leur capacité de mobilisation demeure             d’index) ? Vaut-il mieux rejeter un tel
importante, comme le plan d’action mis            projet et remobiliser les travailleurs, au
en œuvre à l’automne 2014 en atteste.             risque de voir le gouvernement imposer
Le sentiment d’injustice présent dans la          une situation plus défavorable encore ?
population, accentué par le caractère ma-             In fine, l’actualité sociale récente
nifestement déséquilibré socialement du           montre que, dans le contexte politique
programme du nouveau gouvernement                 inédit actuel, les syndicats peinent à
fédéral, a favorisé l’ampleur du récent           convertir leur capacité de mobilisation
mouvement. Toutefois, les négociateurs            en force de négociation. Dans les marges
syndicaux se sont trouvés en position dé-         étroites qu’ils ont pu se créer, les dif-
licate au moment de négocier la progres-          férences de stratégie constituaient un
sion des salaires avec le patronat, coincés       risque d’affaiblissement supplémentaire.
entre une base fortement mobilisée et un
patronat d’autant plus déterminé à lâcher
le moins de concessions possibles qu’il           Sources :
peut s’appuyer sur le programme du gou-           Arcq É., Capron M., Léonard E., Reman P. (dir.)
vernement, favorable à ses thèses. Les            (2010), Dynamiques de la concertation so-
syndicats ont en outre souffert de la pres-       ciale, Bruxelles, CRISP.
sion politique et médiatique. Accusés de          Capron M., Conter B., Faniel J. (2013),
faire le jeu de l’opposition en menant une        « Belgique. La concertation sociale inter-
                                                  professionnelle grippée », Chronique inter-
grève politique, ils ont dès lors volontai-       nationale de l’IRES, n° 141, juillet, p. 3-11.
rement limité leur action au champ socio-
                                                  Faniel J. (2014a), « Comment caractériser le
économique et n’ont pas souhaité mettre           gouvernement Michel ? », Les @nalyses du
une pression trop forte durant trop long-         CRISP en ligne, 11 novembre, www.crisp.be.
temps sur le gouvernement, préférant              Faniel J. (2014b), « Coalition “suédoise” et or-
entrer en négociation dès le lendemain de         ganisations de salariés : vers une transforma-
la grève du 15 décembre.                          tion de la place des syndicats en Belgique ? »,
                                                  Les @nalyses du CRISP en ligne, 29 août,
     Le projet d’accord intervenu à la fin
                                                  www.crisp.be.
du mois de janvier 2015 semble marquer,
dans le chef des syndicats, une certaine          Gracos I. (2014), « Grèves et conflictualité
                                                  sociale en 2013 », Courrier hebdomadaire du
hésitation quant à la stratégie à adopter.        CRISP, n° 2208-2209.
Jusqu’où pousser la mobilisation et à par-
                                                  Valenduc C. (2009), « Les intérêts notionnels :
tir de quand s’engager dans un processus          une réforme fondamentale et controversée »,
de négociation ? La négociation est-elle          Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2018.

Chronique internationale de l’IRES - n° 149 - mars 2015                                        35
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