Béton armé : la construction d'une image - Badin Nicolas, Beaudoin Lorraine, Joud Christophe Section Architecture (ENAC)

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Béton armé : la construction d'une image - Badin Nicolas, Beaudoin Lorraine, Joud Christophe Section Architecture (ENAC)
Béton armé : la construction d’une image

    Badin Nicolas, Beaudoin Lorraine, Joud Christophe
               Section Architecture (ENAC)

                        Projet SHS de 1ère année master

                             Encadré par
Humair Cédric, Gigase Marc, histoire sociale et culturelle des technologies

                        Rapport présenté le 24 mai 2008

                  Essais de résistance d’une poutre Hennebique,
                  Lausanne, 1893, S. de Mollins ingénieur

               Lausanne, année académique 2007 – 2008
SHS – Histoire sociale et culturelle des technologies
                                Béton armé : la construction d’une image

Remerciements à :

-   nos encadrants,
-   Véronique Czàka, pour son importante notice bibliographique,
-   Matthieu Jaccard qui nous a accordé de son temps pour des
    compléments d’information,
-   Pierre Frey et le bureau des archives de la Construction Moderne.

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TABLE DES MATIERES

1. Identification de l’objet technique………………………………………………………………… 3

2. Bibliographie………………………………………………………………………………………. 4

3. Problématique…………………………………………………………………………………….... 8

4. L’entrée en scène du béton armé………………………………………………………………....... 9

5. Un réseau d’acteurs en jeu : engouements et résistances..................................................................10

            5.1 Les constructeurs et fournisseurs.......................................................................................11

            5.2 Les scientifiques, à la recherche de fondements théoriques……………………………..13

            5.3 Les organes de réglementation..........................................................................................14

            5.4 Les commanditaires.......................................................................................................... 16

            5.5 Le milieu intellectuel........................................................................................................ 17

6. Représentation du béton armé : l’influence des moyens de diffusion............................................. 18

            6.1 Les revues techniques et les journaux...............................................................................19

            6.2 Les concours et les expositions......................................................................................... 20

            6.3 La photographie et la publicité......................................................................................... 21

7. Un matériau mis à l’épreuve : l’impact des accidents sur l’opinion publique..................................22

8. Un matériau en quête d’identité : la problématique de l’expression............................................... 24

9. Conclusion........................................................................................................................................26

Dossier de sources

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1. IDENTIFICATION DE L’OBJET TECHNIQUE

Le présent document porte l’attention sur l’objet technique suivant : le béton armé.
Nous proposons, dans un premier temps d’en esquisser une identification.

Le béton armé est un matériau de construction qui se fabrique à partir de composants hétérogènes mais
complémentaires. Son intérêt résulte dans l’association du béton pour ses qualités de résistance à la
compression et de l’acier pour ses qualités de résistance à la traction.
- Le béton, sorte de pierre factice est obtenu par liaison de différents agrégats naturels (gravier,
sable…) au moyen de ciment mélangé à l’eau.
- L’acier, qui se présente sous diverses formes (tubes, profilés…), est un métal dur alliant fer et
carbone.

La naissance du « béton armé » est délicate à situer et la définition de la paternité du procédé reste
floue. Il est en revanche l’aboutissement d’une série d’expérimentations sur la matière qui ont toutes
pour but la recherche de la compacité et de la dureté. C’est ainsi qu’au cours de ce long processus se
succédèrent la pouzzolane, le pisé, la chaux, la chaux artificielle, le mortier, le ciment, le ciment armé,
le béton aggloméré…
Cette recherche constante du monolithe, qualité première du béton armé, va se retrouver dans ses
différentes applications. D’abord utilisé de manière segmentaire, c'est-à-dire pour des fragments
d’ouvrages, et des éléments fonctionnels de base (voûte, plancher, poutre, poteau), il servit ensuite
d’« outillage passif » de petites ou grandes dimensions, en exploitant sa capacité à être coulé dans un
moule.

Voici quelques dates significatives :
- 1729 : Bernard Forest de Belidor publie La Science des ingénieurs, dans lequel il utilise le terme
« béton » pour décrire un mortier.
- 1818 : Vicat publie ses Recherches expérimentales sur les chaux de construction, les bétons et les
mortiers ordinaires, dans lesquelles il relate avec précision sa méthode pour produire de la chaux
hydraulique. C’est l’an zéro de l’ère du ciment.
- 1849 : Joseph-Louis Lambot présente une barque de son invention, composée d’un « réseau
métallique enrobé de matière plastique » à l’Exposition Universelle de Paris.
- 1854 : W. B. Wilkinson dépose en Angleterre un brevet pour les éléments de construction résistants
au feu, composés de poutres métalliques et de fils de fer noyés dans du mortier.
- 1867 : Joseph Monier dépose un brevet de Systèmes de caisse-bassins mobiles en fer et ciment
applicables à l’horticulture.
- 1877 : T. Hyatt démontre par l’expérience l’adhérence du fer et du béton.
- 1887 : G.-A. Wayss et M. Koenen publie le premier traité de construction en béton armé, Das system
Monier, Eisengrüppe mit Cementumhülung.

L’Histoire culturelle et sociale du béton porte ainsi en elle une particularité, matériau sans nom utilisé
dès l’époque romaine, oublié pendant le Moyen-Age, « sans forme » durant le XVIIIème, affaire
d’ingénieurs au XIXème, célébré par les architectes du mouvement moderne au XXème, il constitue
aujourd’hui notre quotidien. Afin de faciliter la lecture, nous emploierons pour la suite du document le
terme de « béton armé ».

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2. BIBLIOGRAPHIE

LITTERATURE SECONDAIRE

- OUVRAGES

ANDREY Georges et alii., Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses. Tome III, Lausanne, Editions
Payot, 1983.

BOSC Jean-Louis, Joseph Monier et la naissance du ciment armé, Paris, Editions du Linteau, 2001.

COLLINS Peter, Splendeur du béton. Les prédécesseurs et l’œuvre d’Auguste Perret, Paris, Editions
Hazan, 1995.

CZAKA Véronique et alii., Les débuts du béton armé en Suisse. Contribution à une histoire sociale et
culturelle des techniques, Lausanne, Université de Lausanne, 2002.

DELHUMEAU G. et alii, Le Béton en représentation. La mémoire photographique de l’entreprise
Hennebique 1890-1930, Paris, Ed. Hazan, 1993.

DELHUMEAU Gwenaël, L’invention du béton armé. Hennebique 1890-1914, Paris, Norma Editions,
1999.

GUBLER Jacques, Nationalisme et internationalisme dans l’architecture moderne de la Suisse,
Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 1975.

JACCARD Robert, Histoire de l’économie vaudoise, Lausanne, Imprimeries Réunies S.A., 1959.

JOST Hans Ulrich, Les avant-gardes réactionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse,
Lausanne, Editions d’en bas, 1992.

KINOLD Klaus et alii., Architecture et Béton, Munich, atelier Kinold, 1994.

SIMONNET Cyrille, Le béton : histoire d’un matériau. Economie, technique, architecture, Marseille,
Editions Parenthèse, 2005.

- ARTICLES

HALHING Albert, « Dans la vallée des Ormonts, un intéressant monument d’histoire technique : le
Pont des Planches près du Sepey », in Revue Historique Vaudoise, 1990, pp.85-100.

JOST Hans Ulrich, « The introduction of reinforced concrete in Switzerland (1890-1914): social and
cultural aspects. », in CHS-Newsletter de la Construction History Society, n°75, 2006, pp.5-8.

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SOURCES

- JOURNAUX ET REVUES

      - Le Béton Armé. Organe des concessionnaires et agents du système Hennebique

« Le système Hennebique », n°13, Juin 1899, pp.1-2.

« Escalier monumental de 11m de portée. Exposition de Genève », n° 7, Décembre 1898, pp.3-4.

« De la coupe aux lèvres », n° 46, Mars 1902, p.142.

« L’accident de Bâle et les accidents de chantier », n°49, pp.5-8.

« L’insécurité des ouvrages métalliques », n°47, Avril 1902, pp. 164-165

« L’accident de Bâle », n° 48, Mai 1902, pp.163-164.

« VIIème Congrès du béton armé. Communication à S. de Mollins sur la réglementation des
constructions en béton armé en Allemagne et en Suisse », n°57, Février 1903, pp.149-152.

« Les trahisons du fer », n° 48, Mai 1902, pp.175-176.

« Le système Hennebique dans le monde », n°69, Février 1902, Planche I.

      - Bulletin de la Société Vaudoise des ingénieurs et des architectes

SCHÜLE F., « Le concours des ponts de Lausanne », n°2 et 3, 1899, p.145.

VAUTIER A., « Le béton de ciment armé: système Hennebique », Vol. 20, 1894, pp.176-180.

      - Bulletin Technique de la Suisse Romande (BTSR)

BEZENCENET, « Hôtel des postes et des télégraphes, à Lausanne », n°15, 1902, pp.189-194.

« Constructions en béton armé. Enquête sur l’accident de l’Aeschenvorstadt, à Bâle. », n°2, 1902,
pp.133-134.

ELSKES E., « Béton armé. Quelques faits nouveaux », n°16, 1901, pp.133-137.

ELSKES E., « Divers. À propos de béton armé », n°18, 1903, pp.253-254.

E., « Assemblée des délégués de la Société des Ingénieurs et des Architectes, à Berne le 25 Mai
1902 », n°11, 1902, p.148

E., « Béton armé. Encore quelques faits nouveaux. I. Le pont sur l’Inn à Zuoz. », n°2, 1903, pp.33-35.

E., « Béton Armé. Encore quelques faits nouveaux. Notes sur les ponts sous rails en béton armé,
construits dès 1894 par la Compagnie de chemins de fer du Jura Simplon », n°15, 1903, pp. 201-205.

« Essais de béton armé », n°1, 1906, p.23.

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« Fendillement des surfaces en béton », n° 18, 1906, pp.216-217.

I.-S., E., « Béton armé. Magasins Badan & Cie, à Genève. », n° 15, 1905, pp.189-191.

MURET Henri, « Commission du béton armé. Réserves de MM. .Muret et De Vallière », n°1, 1903,
p.15.

« Passerelle en ciment armé », n° 17, 1906, p.224.

« Prescriptions provisoires pour les constructions en béton armé des chemins de fer suisse », n°22,
1906, pp. 212-213.

« Procès verbal de la première séance du 16 février 1901 de la commission du ciment armé, instituée
par le ministère des travaux publics de France », n°1, 1901, pp.106-107.

« Rapport sur les constructions en béton armé et sur les constructions de planchers présenté au
Directeur du Département des Travaux de Bâle-ville. », n°19, 1902, pp.256-259

« Rapport de gestion du comité central sur les années 1902-1903 », n°17, 1903, pp.233-234.

« Résumé du rapport des experts sur les projets de reconstruction du Pont du Mont-Blanc », n°2, 1902,
pp.99-105.

SIA, « Rapport de gestion du comité central sur les années 1903-1905 », n° 15, 1905, pp.192-195.

SPIRO J., « Des inventions brevetables en Suisse », n°2, 1902, pp.182-184

« Traité théorique et pratique de la résistance des matériaux appliquée au béton et au ciment armé. »,
Rubrique Bibliographie, n°12, 1905, p.138.

« Une usine entièrement construite en béton armé », n°10, 1903, pp.142-143.

VAUTIER A., « Concours pour l’exécution du Pont Chauderon-Montbenon », n°2, 1902, pp.12-14.

VAUTIER A., « Section Vaudoise de la Société suisse des Ingénieurs et des Architectes. Commission
du béton armé. Rapport. », n°23, 1902, pp. 314-316

VAUTIER Alph., « Poutres et dalles en béton armé du système Lossier », n°14, 1903, pp.189-192.

VAUTIER Alph., Rubrique Bibliographie, n° 18, 1906, pp. 212-213.

      - La Gazette de Lausanne

« Une maison qui tombe », 29 août 1901.

« Une maison qui tombe », 30 août 1901.

« Bâle-ville », 31 août 1901.

« Bâle-ville », 2 septembre 1901.

« Bâle », 3 septembre1901.

« Bâle », 6 septembre 1901.

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« Bâle-ville », 10 septembre 1901.

« Enquête sur le système Hennebique », 11 octobre 1901.

« Ecroulement d’un bâtiment », 24 août 1905.

« La catastrophe de Berne », 25 août 1905.

« Berne », 26 août 1905.

« Berne », 31 août 1905.

      - Heimatschutz

BOVET Ernest, « Le Heimatschutz et les ingénieurs », n°7, 1910, p.80.

BOVET Ernest, « A la rue du Pré à Lausanne », n°4, 1909, p.31.

GODET Philippe, « Beauté et patrie », n° 1, 1906, p.25-26.

      - La Patrie Suisse

« Un accident à Berne », n°312, 1905, p.216.

BONARD A., « Le nouvel Hôtel des Postes de Lausanne », n° 199, 1901, pp.111-113.

BONARD A., « Palais de la Banque », n°173, 1900, pp.112-113.

BONARD A., « Un sky-scraper à Lausanne », n°146, 1899, p.108.

D. A., « Une ville qui se transforme », 1894, p.34.

KHUNE E., « Exposition nationale de 1896 », n°48, 1895, pp.176-178.

KHUNE E., Pont de la Coulouvrenière, n°55, 1895, pp.256-257.

KHUNE E., « Au village Suisse », n°51, 1895, pp.249-251.

« Sur le Pont de la Coulouvrenière », n°68, 1896, p.108.

« Les prisons de Lausanne », n°296, 1905, pp.18-19.

      - Schweizerische bauzeitung (SBZ)

FAVRE A., « Le béton armé système Hennebique : rectifications, Vol.29/30, 1897, p.68.

de MOLLINS S., « Le Béton armé Système Hennebique », Vol. 33/34, 1899, p.109.

RAPPAPORT S., « Berechnungen der Monier-Träger (System Hennebique) », Vol.29/30, 1897, p.61.

RITTER W., « die Bauweise Hennebique », Vol. 33/34, 1899, pp.41-43, pp.49-52, pp.59-61.

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3. PROBLEMATIQUE

Cette étude constitue pour nous une occasion de s’intéresser à une innovation technique ayant marqué
la construction. Dans l’imaginaire collectif, le béton armé est encore aujourd’hui un matériau
controversé. Cette représentation peut-elle se comprendre dans ses origines historiques?

La grande dépression qui touche l’Europe aux alentours de 1870 va faire place, dès les années 1890, à
une période marquée par une forte croissance économique qui s’accompagne d’une expansion urbaine
importante. Ce contexte a favorisé l’émergence et le développement d’un ensemble d’innovations
techniques parmi lesquelles figure le béton armé.
La Suisse, quant à elle, apparaît comme une société partagée entre sa modernisation et l’exaltation de
ses valeurs traditionnelles. La nouvelle Constitution Fédérale adoptée en 1848 va favoriser, à travers
diverses mesures, le progrès industriel.1 D’un autre côté, l’identité helvétique s’affirme à travers une
série d’expositions nationales organisées pour célébrer le « Village Suisse », qui magnifie le caractère
rural et pittoresque de la Suisse.
Dans ce contexte, l’entrée en scène du béton armé apparaît problématique. A travers quelles épreuves
l’image du béton s’est-elle construite ? Nous proposons de retenir cette question comme fil conducteur
de notre travail.
Pour y répondre, il nous paraît important d’examiner l’ensemble des débats, interrelations d’acteurs et
évènements qui ont favorisé ou au contraire freiné l’émergence du béton armé.

La naissance du béton armé est difficile à situer précisément. En effet, l’invention à proprement parler
du béton armé n’est pas le fait d’une seule personne, mais plutôt le résultat d’un ensemble
d’expérimentations menées dans toute l’Europe.
Dès lors, comment faire accepter un matériau sans référence constructive ni base juridique ?
L’entrée en scène du béton armé se manifeste dans un climat d’incertitude nourri par le scepticisme
des théoriciens face à l’hétérogénéité des deux constituants du matériau : le béton et le fer. Malgré
tout, nous pouvons relever dans les deux dernières décennies du XIXème l’augmentation du nombre de
dépôts de procédés d’assemblages ciment et fer, révélant l’espoir placé dans ce nouveau matériau.
Quels arguments sont mis en avant ? Et comment ce nouveau matériau est-il passé de spéculation à
invention puis à un mode de construction répandu et réglementé ?

Si l’entrée en scène du béton armé dépendait de son potentiel constructif, elle dépend aussi d’un
ensemble d’acteurs, qui selon leurs intérêts, allaient participer à en faire la publicité, ou tenter au
contraire d’en compromettre l’émancipation. Le béton armé, en tant qu’innovation technique, a des
partisans et des dissidents qui, à travers leurs discours, participent beaucoup à construire son image.
Quelles ont été les stratégies des uns et des autres pour défendre leurs positions ? L’étude tentera de
faire l’analyse des conflits d’intérêts en jeu, et de leurs impacts sur la représentation qu’on se faisait à
l’époque du matériau. Sur quels supports la diffusion du béton armé s’est elle appuyée ?

En outre, comme toute innovation qui se forme, des incidents arrivent nécessairement. Au début du
XXème siècle le béton armé est largement diffusé dans l’ensemble de la Suisse. La bonne résistance
dans le temps de ces différentes réalisations motive un climat de confiance relative dans les différents
milieux professionnels. Or, deux accidents en particulier, à Bâle et à Berne, surviennent lors de la mise
en œuvre même du béton armé. La presse helvétique s’en fera alors l’écho au travers de nombreux
articles. Comment ces accidents sont-ils traités par la presse en général, et la presse technique en
particulier ? Quels impacts ont-ils eu sur l’image du béton armé ?

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    JACCARD Robert, Histoire de l’économie vaudoise, Lausanne, Imprimeries Réunies S.A., 1959.

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S’il apparaît que le béton armé a eu comme première difficulté de devoir faire ses preuves sur le plan
technique, il a également en arrière plan, suscité des questions difficiles concernant son expression. Le
béton a la particularité d’être un matériau sans forme a priori (contrairement aux constructions en bois
ou en acier, résultats de l’assemblage d’éléments). Les potentialités infinies du matériau l’ont desservi
dans sa définition esthétique, parce que celui-ci ne dicte pas une manière unique d’être mis en œuvre,
et par extension, ne correspond pas à « une expression toute trouvée ». Quelle expression donner aux
réalisations en béton armé ? Et comment les objets auxquels il se substitue vont-il influencer notre
représentation du béton armé ?

4. L’ENTREE EN SCENE DU BETON ARME

Avant d’être combiné à l’acier, le béton a fait l’objet d’expérimentations sur sa composition et ses
propriétés. L’obtention de cette pâte sans forme procédait d’un dosage précis de ses différents
composants que l’on cherchait à établir pour l’appliquer à la construction.
Les premières expérimentations isolées sur l’assemblage du fer et du ciment ont lieu au long du
XIXème siècle notamment en France et en Angleterre, mais c’est à partir de 1850 que le béton armé
fait l’objet d’une série significative d’initiatives privées conduisant au dépôt de brevets. La barque en
béton armé de Joseph-Louis Lambot, réalisée autour de 1855, a laissé une image marquante dans le
monde de la construction. Mais l’un des brevets les plus décisifs est celui d’un jardinier français,
Joseph Monier, qui publie en 1867 son « système de caisses-bassins mobiles en fer et ciment
applicable à l’horticulture »2. D’autres exemples encore montrent bien le caractère « bricolé » du
matériau à ses premiers balbutiements.

Pendant près de quarante ans, les expériences empiriques se succèdent autour de ce nouveau procédé,
en même temps que celui-ci soulève le scepticisme des théoriciens de la construction. En effet, les
deux constituants du béton armé, le fer et le béton, sont antinomiques du point de vue de leurs
propriétés physiques. Ils posent alors la question de leur dissociation sous la contrainte et de leur tenue
dans le temps. De plus, les calculs connus à l’époque pour dessiner une ossature porteuse sont ceux
déterminés par la statique des ouvrages métalliques. Ces calculs qui donnent scientifiquement la forme
au fer, ne sont pas transposables aux ouvrages en béton.
Face à cela, le béton présente aussi des qualités qui le rendent intéressant dans son usage : on
découvre qu’il est notamment résistant au feu, imputrescible, et qu’il correspond à un coût de mise en
œuvre avantageux. Pour certains, ces atouts constituent des raisons suffisantes de persévérer pour
l’inscrire parmi les techniques de construction.

Autour des années 1890, un tournant s’opère en Allemagne avec le brevet déposé par Wayss et
Freytag en 1886. Ces ingénieurs allemands, s’intéressant aux brevets déposés par Joseph Monier,
décident de le réemployer pour élaborer le premier système appliqué à la construction. Il s’ensuit un
premier ouvrage théorique sur le ciment armé publié par Wayss et Koenen en 1887, qui embraye une
série de réalisations. Ce système se voit rapidement concurrencé par celui de l’ingénieur franco-belge
François Hennebique3, dont l’entreprise s’implante vite dans différents pays d’Europe. En Suisse, il
s’impose également à travers une succursale à Lausanne, pilotée par l’ingénieur Samuel de Mollins.
Par la suite de nouveaux « systèmes » continuent d’apparaître en Suisse : les systèmes Lossier,
Siegwart, Koenen… Ces différents systèmes s’appliquent uniquement à des parties d’ouvrages
spécifiques, c'est-à-dire les poutres ou les planchers.

2
 COLLINS Peter, Splendeur du béton. Les prédécesseurs et l’œuvre d’Auguste Perret, Paris, Editions Hazan, 1995.
3
  François Hennebique, ingénieur franco-belge, dépose le brevet du système Hennebique en Août 1892, soit six ans après
celui du Système déposé par Wayss et Freytag en 1886 (Allemagne).

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L’intérêt et les potentialités du béton armé continuent néanmoins à être mis en doute, ce dont
témoignent les revues techniques de l’époque, comptant de nombreux articles qui vont jusqu’à
remettre en question sa résistance au feu et son aspect économique4.
La difficulté à défendre le béton par la théorie et le raisonnement pousse alors les différents
entrepreneurs à légitimer son usage par le biais de l’empirisme, avec le déploiement d’une véritable
mise en scène de l’expérience5. Tentant de suppléer au défaut de bases théoriques, des démonstrations
sont effectivement réalisées dans le but de gagner la confiance des milieux professionnels, qu’il
s’agisse de commanditaires, d’entrepreneurs ou de scientifiques. Un nouvel article de la
Schweizerische Bauzeitung, nous fait part quelques mois après de l’efficience de cette stratégie6 :

       « Heureusement que le calcul des poutres Hennebique repose sur des bases plus solides
       que sur une théorie mathématique qui, le plus souvent, ne concorde pas avec la pratique.
       Le calcul de ces poutres est en effet basé sur d’innombrables essais, et les résultats
       trouvés ont prouvé que la méthode employée pour les calculer donnait des résultats
       dignes d’une confiance absolue. »

Certains exemples en Suisse nous renseignent sur le déroulement de ces expériences, notamment celle
menée à Lausanne par S. De Mollins pour la Compagnie privée de chemin de fer du Jura-Simplon7 :

       « L’expérience réalisée en 1893 à Lausanne, fut une première dans le domaine de la
       construction en béton et qui donna à tous [les experts présents], une confiance étendue,
       […] dans la résistance inattendue de l’assemblage bien fait du fer et du béton. »

De cette première approche, nous pouvons retenir le fait que l’entrée en scène du béton armé se
caractérise par une période d’incertitude. L’image que renvoie le béton n’est pour ainsi dire peu
flatteuse, autant associée à une « pâte sans forme » à la destination encore peu comprise, qu’à un
mélange hétérogène et peu sûr... En réaction à cette mauvaise presse, c’est par la voie de l’empirisme
que les efforts vont se porter pour défendre les qualités de ce matériau. A l’image de la matière
informe se substitue celle d’un matériau à toute épreuve, garantie par l’expérience-démonstration et
dont la multiplication des brevets viendront confirmer son emploi.

5. UN RESEAU D’ACTEURS EN JEU : ENGOUEMENTS ET RESISTANCES
                                               RESISTANCES

La construction en béton armé fait intervenir un réseau d’acteurs privés et publics depuis la commande
jusqu’à l’exécution, sans oublier en parallèle, les acteurs des milieux scientifiques, intellectuels et du
domaine de la réglementation. Les interdépendances au sein de ces réseaux nous permettent de mieux
saisir les débats qui animent cette période entre protagonistes et opposants.

4
  (voir Annexe 1) RAPPAPORT S., « Berechnungen der Monier-Träger (System Hennebique) », in SBZ, Vol.29/30, 1897,
p.61.
5
   (voir Image 1) « Essais de résistance d’une poutre Hennebique, Lausanne 1893, S. de Mollins ingénieur », in
DELHUMEAU G., GUBLER J., LEGAULT R., SIMONNET C., Le Béton en représentation, la mémoire photographique de
l’entreprise Hennebique 1890-1930, Ed. Hazan, Paris, 1993, p37.
6
  (voir Annexe 2) FAVRE A., « Le béton armé système Hennebique : Rectifications », in SBZ, Vol.29/30, 1897, p.68.
7
   E., « Béton Armé. Encore quelques faits nouveaux. Notes sur les ponts sous rails en béton armé, construits dès 1894 par la
Compagnie de chemins de fer du Jura Simplon », in BTSR, n°15, 1903, pp. 201-205.

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            5.1 Les constructeurs et fournisseurs

Dans un contexte socioculturel où prédomine encore fortement l’académisme qui fixe les règles des
constructions en matériaux traditionnels (pierre, bois..), deux attitudes liées au béton armé se mêlent,
les empiristes c’est-à-dire les entrepreneurs et constructeurs qui, par des séries d’essais, font leur
propre validation de leurs procédés de construction8 et les théoriciens, professeurs et autres
scientifiques qui cherchent à codifier l’usage du matériau par l’établissement de modèles théoriques.

Parmi les empiristes, essayons de comprendre le fonctionnement de la société de construction qui fera
figure d’exception par sa portée mondiale : la firme Hennebique. En effet, l’expansion de cette
entreprise joue un rôle essentiel dans la construction et la diffusion de l’image du béton, reflétant les
mécanismes d’une importante avancée que mène Hennebique dans le domaine de la construction. En
Suisse comme dans bon nombre de pays, la société occupe sans conteste une part dominante du
marché.
Son incroyable essor repose sur la simplicité de mise en œuvre de ses brevets et surtout la performance
de son organisation hiérarchique. François Hennebique, ingénieur franco-belge, supervise ainsi un
premier niveau d’agents de formation ingénieur, répartis en France, en Europe puis rapidement dans le
monde entier9 ; la Suisse est représentée par Samuel de Mollins. Puis ces agents dirigent un deuxième
échelon de concessionnaires répartis par ville (A Lausanne, il s’agit de M. Ferrari) qui sont chargés de
répandre le « label » et transmettre les données de calcul de chaque affaire conclue, au bureau central
siégeant à Paris. Les publicités diffusées dans le BTSR montrent l’étendue de la couverture de son
réseau de concessionnaires sur le territoire suisse. 10

De plus, comme le précise C. Simonnet11, la force d’action de Hennebique réside dans la mise en place
à la tête du réseau, d’un système de bureaux d’études ou « d’ingénieurs-conseils » qui reçoivent et
traitent ces éléments de calcul issus des commandes. Leur tâche consiste en un travail d’anticipation
propre à chaque projet pour fournir au client des devis et la garantie d’études préliminaires totalement
détachées de la réalité des chantiers, une nouveauté par rapport aux manières de faire des constructeurs
métalliques. La concurrence se joue désormais sur cette capacité des différentes firmes à assumer ces
études préalables au projet qui fournissent au client une certaine légitimité de leur choix. C’est ainsi
que tel ou tel brevet peut afficher sa pertinence et supériorité sur le marché puisque, bien souvent, pour
le commanditaire, la supériorité technique de l’un ou l’autre ne s’exprime guère, du moins sur le plan
des applications.
Pour l’exécution des projets, la société Hennebique signe des contrats avec des entreprises de
constructions locales auxquelles elle confie un « droit d’exploitation, s’engageant en retour à fournir
les éléments nécessaires à une mise en œuvre conforme12 ».
Ces entreprises de construction locale qui ne se démarquent pas par la propriété d’un brevet sont alors
reléguées à un deuxième plan sur le marché. Elles se voient effectivement comme diminuées de leur
véritable pouvoir de construction puisqu’elles ne possèdent pas « d’exclusivité » pour l’application des
brevets mais simplement un « droit d’exploitation » à renouveler à chaque projet…
En ce sens, la puissante société Hennebique en place a su s’organiser de manière à se prévaloir de
toutes responsabilités notamment en cas d’accident13 puisque, comme évoqué précédemment, la
séparation de la conception et de l’exécution laisse une grande part de responsabilités à l’entreprise
intermédiaire… Dépassant alors le matériau lui-même, c’est peu à peu une expérience et la notoriété
de la firme que l’on achète…

8
  SIMONNET Cyrille, Le béton : histoire d’un matériau. Economie, technique, architecture, Marseille, Ed. Parenthèse, 2005,
pp. 79-80.
9
  (voir Image 2) « Le système Hennebique dans le monde », in Le Béton Armé, n° 69, février 1904, planche 1.
10
   (voir Image 3) Publicité de la société Hennebique, in BTSR, n°14, 1903.
11
   SIMONNET Cyrille, in op. cit., p. 66.
12
   SIMONNET Cyrille, in op. cit., p. 66.
13
   cf. partie 7 Un matériau mis à l’épreuve : l’impact des accidents sur l’opinion publique p.21.

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Par suite la question des ouvriers se pose et notamment celle de leur connaissance technique envers un
matériau nouveau et dont la mise en oeuvre, à cette époque, dépend exclusivement de l’organisation et
de la performance sur les chantiers. A noter que les ouvriers ne sont plus les garants du savoir faire
comme pouvaient l’être, à l’aire industrielle, les maîtres charpentiers métalliques, ou encore les
compagnons maçons. On est désormais en présence de nouveaux métiers ouvriers indépendants qui
interviennent de manière segmentaire sur les chantiers : « le boiseur, le coffreur, le ferrailleur… » 14
Ainsi, la construction en béton armé sépare et multiplie davantage les tâches au cours du long
processus d’élaboration, invente de nouveaux intermédiaires dans le domaine du bâtiment construisant
peu à peu aux yeux du public l’image d’une importante organisation ; bientôt le statut des ouvriers se
verra augmenté de sécurité, des normes seront mises en place…

Le développement d’entreprises de construction pose également en parallèle la question de leur
approvisionnement en matières premières et donc principalement du réseau créé avec les cimentiers.
Il est à noter qu’avant le développement significatif du béton armé en Suisse au tournant du siècle, les
cimenteries ont d’ores et déjà vu le jour sur le territoire depuis une vingtaine d’année. Le ciment est
alors utilisé comme liant (mortier) dans des ouvrages de maçonneries, où il remplace la chaux pour un
coût moins élevé ainsi que dans des réalisations en béton. Les fabriques de ciment exploitent une
matière première calcaire particulièrement abondante en Suisse, qui leur permet de rivaliser avec les
marchés étrangers.
A cette même période, les industries minières de fer et charbon subissent, quant à elles, un relatif
déclin avec la perte de compétitivité et l’épuisement de ces ressources peu généreuses. Beaucoup
d’entre elles s’empressent alors de se reconvertir et adaptent leur structure pour la fabrication du
ciment, en utilisant les couches calcaires des exploitations minières jusqu’ici négligées.
Le terrain suisse est donc très propice à l’essor du béton armé, ce qui n’échappe certainement pas aux
entreprises qui décident de s’y implanter, telles que la firme Hennebique. Entrepreneurs et cimentiers
s’engagent dans une course aux marchés ; en effet, la qualité du ciment est un gage important de celle
du béton armé, dont elle détermine en partie la résistance. Les fabriques se manifestent alors
abondamment aux travers des expositions, qui, en fonction de leur productivité et de leurs innovations,
leur attribuent des médailles. La presse technique regorge de publicités où se joue la concurrence des
fabriques de ciment qui vantent les médailles obtenues15.
Mais l’analyse de ces presses, ne nous permet pas pour autant de percer les véritables enjeux
économiques cachés qui relient les cimentiers aux entrepreneurs, les nécessaires relations de fidélité
ou de partenariat qui pourraient exister...car, on le devine, l’enjeu commercial prend toute son
ampleur.

Dans ce contexte, les constructeurs métalliques, déjà déstabilisés par un minerai en mauvaise posture
derrière le ciment, voient naturellement en l’avancée du béton armé un affaiblissement de leur marché.
Ils s’engagent alors activement dans le débat et utilisent principalement les accidents de construction
en béton pour troubler l’opinion publique.16
Cette bataille qui consiste à discuter les catastrophes respectives des deux modes de construction est
particulièrement bien retranscrite et alimentée dans le discours que véhicule la firme Hennebique dans
sa revue mensuelle : Le Béton Armé. Se définissant comme un « organe d’enseignement mutuel »17,
cette revue lancée en 1898 produit une certaine émulation interne à la firme qui permet d’affronter
avec force la concurrence. Au-delà même, un avis est lancé aux lecteurs pour qu’ils deviennent leurs «
collaborateurs en [leur] envoyant des notes et croquis, dessins ou photographies sur tous les travaux
qu’ils exécutent ou voient exécuter autour d’eux [...] »
Usant du sarcasme et de l’ironie, elle présente systématiquement « les trahisons de l’acier »18 en
réponse aux attaques manifestées par les constructeurs en métal.

14
   SIMONNET Cyrille, in op. cit., p.60.
15
   (voir Image 4) Publicités de cimentiers, in BTSR, n°10, 1903.
16
   JOST Hans-Ulrich, the introduction of reinforced concrete in Switzerland (1890-1914) : Social & Culutral Aspects
17
   « Avis », in Le Béton Armé, n°48, mai 1902, p. 163
18
   (voir Image 5) « Les trahisons du fer. Incendie de l’usine de Derendingen (Suisse) », in Le Béton Armé, n° 47, avril 1902,
planche 3.

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En voici un exemple :

           « Nous recevons d’un de nos correspondants, la note suivante :
           « Sous ce titre expressif vous avez publié dans votre dernier numéro un article
           instructif où vous montrez les défaillances du fer en présence du feu. « Nous ne nous
           permettrons d’ajouter que quelques mots à cet article ; [...] Chacun peut en tirer cette
           conclusion que : la sécurité des ouvrages métalliques est nulle contre les attaques du
           feu. [...] « Quant à la sécurité statique pendant la période des travaux, elle est tout
           aussi problématique ; [...] Pour la durée, il en est de même, on la voit chaque jour
           compromise par l’oxydation [...] »19

En conclusion, nous voyons qu’autour du béton armé s’organise un important réseau de
professionnels. Parmi eux, l’entreprise Hennebique s’impose à travers une large couverture du
marché et une stratégie de communication efficace, tel qu’on lui attribue souvent « l’invention
du béton armé ». S’il y a invention, elle se situe davantage dans la structure et la puissance de
l’entreprise qu’il met en œuvre, supportant d’influentes logiques de production.

           5.2 Les scientifiques, à la recherche des fondements théoriques

L’image et le développement du béton armé en Suisse passe incontestablement par l’intervention des
institutions et en particulier l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich (fondée en 1855), au travers de
laquelle la recherche scientifique se concentre et s’exprime.
En 1880, la chaire de « statique de construction » de l’EPFZ jusqu’alors tenue par Karl Culmann20 se
poursuit en deux enseignements scientifiques qui se penchent sur le développement de méthodes de
calcul des ouvrages en béton armé : l’enseignement théorique que conduit le Professeur Ritter et la
recherche pratique menée par le Professeur Tetmajer.
Dès lors, pour élaborer ses théories, W. Ritter choisit d’effectuer une série de tests sur les systèmes de
la firme Hennebique, qu’il ne manque pas de divulguer dans de nombreux articles publiés dans la
presse technique21. De cette manière, l’entreprise Hennebique se voit acquérir un précieux crédit
scientifique de la part de ce professeur, crédit que l’agent Hennebique en Suisse, Samuel de Mollins,
s’empresse de saluer dans un article paru quelques mois plus tard dans la même revue22 :

      « Il nous est précieux, après tant d’efforts et de travail effectif de voir les hommes les
      plus illustres de la science rendre hommage aux vérités scientifiques que nous défendons
      et que nous appliquons avec un certain succès. »

Un autre professeur, F.L. Schüle, s’implique aussi dans le développement de nouveaux procédés en
béton armé. C’est ainsi que, quelques années plus tard, le système développé par l’ingénieur Lossier23,
ex-membre de l’équipe Hennebique, entre sur le terrain de la concurrence en bénéficiant aussi de tests
au laboratoire d’essais des matériaux de l’EPFZ, sous la direction de ce professeur.
Ces deux exemples illustrent les relations étroites d’interdépendance qu’entretiennent les dépositaires
de système constructif et le milieu académique, les uns cherchant à bénéficier autant que possible d’un
appui scientifique valorisant leur procédé et les autres un moyen d’appliquer leurs modèles de calcul.

19
   « Les trahisons du fer », in Le Béton Armé, n°48, mai 1902, pp. 175-176
20
    Karl Culmann crée l’école d’ingénieurs à l’EPFZ et y enseigne dès 1855. Il s’attache à représenter les efforts des
constructions de ponts par un nouveau moyen : le graphique, qu’utilisera notamment R. Maillart et publie son ouvrage
majeur sur la statique graphique en 1864-1866.
21
   RITTER A., « die Bauweise Hennebique », in SBZ, vol.33/34, 1899, pp.41-43, pp.49-52, pp.59-61.
22
   (voir Annexe 3) de MOLLINS S., Rubrique Korrespondenz : « le béton armé, système Hennebique », in SBZ, vol. 33/34,
1899, p. 109.
23
   (voir Annexe 4) VAUTIER Alph, « poutres et dalles en béton armé du système Lossier », in BTSR, n° 14, 1903, p. 190.

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Malgré tout, plus de dix ans après ces premiers essais et validations de calcul accordées à certains
systèmes constructifs, les ingénieurs laissent toujours planer le doute quant à la possibilité d’anticiper
de manière univoque les comportements généraux du béton armé.

A propos d’une brochure exposant les résultats d’essais sur la résistance du béton armé, il est dit dans
un article BTSR de 190624 :

       « [...] L’auteur démontre combien il est improbable que l’on puisse jamais obtenir des
       méthodes scientifiques incontestables pour la détermination des dimensions des ouvrages
       de cette nature, mais que l’impossibilité où l’on se trouve de calculer d’avance les
       tensions que produira une charge donnée dans un corps hétérogène ne doit pas détourner
       l’ingénieur de se servir de telle ou telle méthode de calcul […] »

Durant toute cette période, un climat d’incertitudes règne donc du fait des faiblesses théoriques
inhérentes au matériau, qui ne se lèvent pas. Toutefois, ces préoccupations et appréhensions des
scientifiques ne freinent pas pour autant l’engouement manifesté à l’égard du béton armé. Au
contraire, elles nourrissent en même temps la recherche de nouveaux systèmes officialisés par le dépôt
de brevets qui engendrent naturellement l’émergence de nouvelles sociétés de construction.
C’est d’ailleurs de cette manière qu’est apparu le système Lossier, dont nous parlions précédemment,
basant essentiellement l’innovation sur la résolution de la question que se posaient les théoriciens à ce
moment de l’adhérence du fer au ciment.25

           5.3 Les organes de réglementation

Face au développement des constructions en béton, il convient de comprendre davantage comment
sont codifiées les applications du matériau c’est-à-dire son étape «de mise en conformité
scientifique».26
Notons au préalable, qu’en 1901, le BTSR expose le procès-verbal27 d’une commission du ciment
armé qui a lieu cette année en France. Son enjeu est, entre autre, de lancer des recherches en vue
d’établir des règles pour l’emploi du Béton Armé dans les travaux publics français. Et, cette
commission survient notamment après l’exposition nationale de 1900 à Paris où une construction
Hennebique en chantier s’écroule...
C’est dans ce même état de fait et surtout en réaction à l’accident de Bâle de 190128que la Société
privée des Ingénieurs et Architectes Suisses (SIA) se préoccupe aussi d’établir des normes provisoires,
durant la période 1901-1903.
Les premiers grands accidents du début du siècle sont bel et bien les éléments déclencheurs, en France
comme en Suisse, du souci de réglementation, car ils ébranlent la confiance accordée entre
professionnels.

Pour concevoir ces normes, les différentes sections (vaudoise, fribourgeoise...) vont régulièrement
débattre, au cours de l’année 1902, pour apporter leurs préavis au Comité central SIA qui se chargera
par la suite de synthétiser et publier les textes établis. Ces nombreuses séances sont données en résumé
ou sous forme de rapports dans le BTSR. Nous pouvons en retenir quelques uns pour les précisions
qu’ils apportent...
En mai 190229, à Berne, une séance se déroule avec presque la totalité des sections et nous apprenons
que le nombre des membres ne cesse d’augmenter accusant de l’intérêt croissant des ingénieurs pour
ce problème donné de la réglementation du béton armé.

24
   VAUTIER Alph., Rubrique Bibliographie, in BTSR, n° 18, 1906, pp. 212-213.
25
   (voir Annexe 4) VAUTIER Alph, « poutres et dalles en béton armé du système Lossier », in BTSR, n° 14, 1903, pp. 189-
192.
26
   SIMONNET Cyrille, in op cit., p. 94.
27
   Le Ciment, « Procès verbal de la première séance du 16 février 1901 de la Commission du ciment armé, instituée par le
Ministère des Travaux publics de France. », in BTSR, n°27, 1901, pp. 106-107
28
   cf. partie 7 Un matériau mis à l’épreuve : l’impact des accidents sur l’opinion publique p.21

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