Beyond - o La finance de marché face à la crise sanitaire Sous la direction de Muriel Dussart - Onepoint
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Beyond. o La finance de marché face à la crise sanitaire Sous la direction de Muriel Dussart POINT DE VUE JUILLET 2020
Sommaire INTRODUCTION 4 1. UNE BONNE RÉSILIENCE DES MARCHÉS FINANCIERS FACE À UN KRACH D'UNE AMPLEUR INÉDITE 7 Une crise financière sans précédent au mois de mars 2020 8 État des lieux un trimestre après le pic de la crise 11 Une réponse hors norme de l’infrastructure financière en termes de liquidités 13 2. UNE SORTIE DE CRISE SANITAIRE ET UNE REPRISE DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE, NON SANS CRAINTE POUR LES ACTEURS DE LA FINANCE 15 Explosion de la dette et du risque de crédit 16 Vers une redéfinition du business model des Banques d’Investissement et Gérants d’actifs 18 3. MONTÉE EN PUISSANCE DE L’EXTRA-FINANCIER DANS LA FINANCE 20 Une finance « durable » plus résistante face à la crise ? 22 La prise en compte de l’extra-financier dans les modèles de prédiction des risques 24 Vers un engagement collectif et une responsabilité partagée 25 CONCLUSION 27 2
La crise sanitaire du coronavirus que nous traversons depuis plusieurs mois aura probablement fait émerger l’idée d’un « après », d’un éveil global des consciences envers notre environnement et d’un nouveau paradigme mondial. Et pour cause. Le mot « crise » en chinois n’est-il pas composé de deux idéogrammes : le danger et l’opportunité ? S’il est vrai que les épisodes pandémiques ne sont pas nouveaux, la situation en 2020 est inédite, sans précédent. En effet, même en temps de guerre, jamais la moitié de l’activité planétaire n’avait été mise sur pause. Situation inédite aussi parce qu’au sein des pays de l’OCDE, le concept même de « crise sanitaire » s’apparentait davantage à un oxymore qu’à un risque réel. Plus souvent, dans le passé, on a parlé de crise économique ou de crise financière, en écho à d’autres termes tout autant usités : « subprimes », spéculation, titrisation. La finance n’a pas souvent eu bonne presse ces dernières années, accusée de participer à la spirale de l’endettement, d’être déconnectée de la réalité, à la recherche de rendement jusqu’à la survenance du prochain krach. Aujourd’hui, par le caractère globalisé des économies, l’effet de contagion se répand aussi vite qu’une trainée de poudre : une chute de 30% sur les marchés du G20 pour le seul mois de mars. Tous les signaux macroéconomiques sont au rouge. Selon l’OFCE, les huit semaines de confinement en France ont provoqué une baisse de 11% de PIB sur l’année. « C’est unique dans l’histoire budgétaire » souligne le président du Haut Conseil des finances publiques, Pierre Moscovici, le 10 juin dernier en évoquant la facture de 134 Milliards d’Euros, pour entreprendre le sauvetage des entreprises et soutenir les ménages. Afin de parer à un effet domino assurément dévastateur, gouvernements et autorités financières ont mis en place un bouclier de mesures, là encore inédites. L’espoir suscité par ces annonces fortes a d’ailleurs été immédiat. Les indices boursiers ont très vite repris des couleurs. Le CAC40 a été marqué par une hausse de 39% en 13 semaines (sur la période du 19 mars au 5 juin 2020). Au-delà de la forme graphique de la reprise des marchés, en V (rebond gigantesque à l’image du Nasdaq) ou en U (reprise modérée), en W pour la majorité des analystes ou L pour les plus pessimistes, la reprise ne sera-t-elle pas vraisemblablement plutôt en “ESG” : Environnement - Social - Gouvernance ? Face à une récession qui n’est plus une menace mais une réalité inéluctable, la finance de marché pourrait avoir cette fois un rôle positif à jouer : ne serait-elle pas capable d’accélérer la sortie de crise économique et la transition vers une économie « responsable » ? 4
1.1. Une crise financière sans précédent au mois de mars 2020 Jeudi 12 mars 2020 : « la pire journée de l’histoire du CAC40 depuis sa création en 1988 », un « jeudi noir » ... La presse française se répand en superlatifs et périphrases pour évoquer la chute vertigineuse de l’indice boursier de référence, 4044 points en clôture de séance, soit -12,28% pour cette seule journée. Un record ! 6 jours plus tard, mercredi 18 mars : nouvelle dégringolade de l’indice à 3755 points, il faut remonter à l’année 2013 pour retrouver de pareils chiffres. L’année 2020 avait pourtant démarré sous les meilleurs hospices pour le Palais Brongniart, dépassant allégrement les 6000 points en janvier et février de cette année. Source : Boursorama.com L’expression de jeudi noir n’est évidemment pas neutre, elle fait référence au jeudi 24 octobre 1929, où la Bourse de New-York connaît un krach retentissant marquant l’arrêt de la bulle spéculative amorcée dans les années 20 et le début de la Grande Dépression qui a contaminé les économies industrialisées. Le 24 mars dernier, lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire assène que « la situation est comparable à 1929 », en référence au coup de massue porté à la croissance française et à sa vive inquiétude concernant l’industrie tricolore. Les similitudes reposent sur les fortes secousses qui ont ébranlé les bourses internationales, un effet de contagion, également par son caractère inédit marquant les consciences. 6
Une autre référence, plus récente, est Dans la seconde moitié du 20ème siècle, souvent évoquée : la crise des Subprimes les chocs liés au marché des matières de 2008. Mais, il s’agit là encore d’un premières, et notamment le pétrole, sont cataclysme prenant sa source sur également à l’origine de crises majeures les marchés financiers et le crédit (chocs pétroliers de 1973 et 1978), alimentées hypothécaire. Le début des années 2000 par des enjeux géopolitiques majeurs et la avait été propice à l’immobilier et aux question de l’épuisement des ressources. primo-accédants, y compris les ménages Le sujet pétrolier est toujours un sujet les plus modestes. épineux et particulièrement intéressant, La titrisation des prêts hypothécaires à car il répond - en théorie - au principe risque « Subprimes » dans des structures économique selon lequel le prix est de « Collateralized Debt Obligations [1] déterminé d'après la loi de l’offre et la (CDO) » et l’effondrement du marché demande. immobilier américain ont entrainé la Trois pays principalement se partagent le faillite d’une des plus grandes banques marché de la production, les Etats-Unis d’investissement, Lehman Brothers, en premier plan, talonnés par la Russie et provoquant une crise de liquidité l’Arabie Saoudite. Ces derniers n’ont pas du fait d’une brusque défiance des réussi à s’entendre pour enrayer la baisse des établissements financiers les uns vis-à-vis prix et ont conjointement augmenté leur des autres, précipitant le monde entier extraction, inondant un peu plus un marché dans une crise financière globale. Depuis déjà saturé par l’offre, avec une demande en cette crise, les régulateurs ont développé perpétuelle diminution, causant de facto un un arsenal complet de réglementations écroulement du cours qui passe sous le seuil limitant les effets de contagion d’une des 20 dollars le baril le 30 mars. crise financière pour les banques dites systémiques (« too big to fail » [2]). Source : Yahoo Finance Une stratégie non pas suicidaire mais gagnante pour la Russie et l’Arabie Saoudite, leur permettant de s’assurer un peu plus de part de marché ; en revanche, cataclysmique pour les Etats-Unis dont la production de pétrole schisteux est particulièrement coûteuse en infrastructure, engendrant un risque accru de défaillances avec notamment le placement sous liquidation judiciaire de nombreuses compagnies pétrolières. [1] Titre de créances collatéralisé [2] Trop gros pour faire faillite, avec impact mondial 7
Les marchés financiers ont donc fait face à deux crises simultanées, une crise sanitaire et une crise pétrolière, la première aggravant la seconde. La crise actuelle est plus proche de celle de 1978-1982 que de celle des Subprimes de 2007-2009, n'étant pas causée par des déséquilibres qui prendront des années à corriger, ce qui suggère une récupération rapide une fois le coronavirus contenu. Paul Krugman, économiste Dans ce contexte de crise d’une ampleur inédite, sans surprise, des rachats massifs dans les fonds indiciels obligataires [3] « Investment Grade » ont eu lieu au cœur de la tourmente et un « flight-to-quality » [4] en fonds indiciels monétaires au mois de mars 2020. Ces achats de valeurs refuge ont mécaniquement poussé les rendements vers le bas. Par exemple, le rendement américain à 10 ans (US 10Y) est tombé le 09 mars 2020 à 0,52%. La peur implicite des investisseurs est représentée par un indicateur, la mesure de la volatilité des marchés Actions. En la matière, l’indicateur de référence est celui du S&P 500 américain, le VIX (abrégé de Volatility [5] Index), créé en 1990 et listé sur le CBOE. En période de confiance, le VIX tourne autour de 15% ; au-delà de 30%, les inquiétudes commencent à être palpables. Le VIX a connu son deuxième sommet historique, 85% le 16 mars dernier, moment où l’Italie était déjà en confinement et la France s’apprêtait à suivre le même chemin… [3] Objectif de répliquer la performance d’un indice obligataire [4] « Fuite vers la qualité » : phénomène de mouvements de capitaux survenant lors d’un krach afin de réduire le risque [5] Chicago Board Options Exchange : principale bourse américaine de produits dérivés 8
1.2. État des lieux un trimestre après le pic de la crise Le marché semble avoir en partie absorbé les mauvaises nouvelles. Le VIX est descendu début juin à 10 points seulement au-dessus de sa moyenne historique (26% contre environ 15% de moyenne historique). Source : Yahoo Finance : Evolution du VIX depuis janvier 2006 Avant la crise sanitaire actuelle, les divers chocs financiers qu’ont connus les banques de 1929 à 2008 avaient contribué à accroitre la vigilance des institutions financières et régulateurs, quant à l’exigence de fonds propres. En effet, dès 1988, le Comité de Bâle s’était saisi pleinement de ce sujet via les règles Bâle I et avait défini alors un premier ratio de solvabilité [6], amendé et affiné en 1996 et en 2004 [7], pour prendre en compte l’expérience interne du défaut pour calibrer les exigences en fonds propres au titre des risques de crédit, risques de marché et risques opérationnels. L’après-crise des « Subprimes » marque un cran supplémentaire, imposant un ratio révisé de fonds propres [8] durs (Common Tier 1 ou CET1) via les règles Bâle III, dont la crise actuelle démontre la pertinence. [6] Ratio Cooke : le ratio de solvabilité (fonds propres par rapport aux actifs à risques pondérés « RWA : Risk-Weighted Assets ») doit être supérieur à 8%, avec 100% risques de crédit dans le calcul de RWA. [7] Ratio MacDonough : le ratio de solvabilité (fonds propres par rapport aux RWA) doit être supérieur à 8%, décomposé comme suit 85% risques de crédit, 5% risques de marché et 10% risques opérationnels dans le calcul de RWA. [8] Ratio Core Tier 1 (Capitaux Core Tier 1 par rapport aux RWA) doit être supérieur à 7% et ratio de solvabilité (fonds propres par rapport aux RWA) doit être supérieur à 10.5% (possedant 2.5% de coussin dit « de conservation »). 9
Aussi, pour les banques d’importance systémique (Global SIB - Systematically Important Bank), l’exigence de fonds propres est durcie notamment depuis l’entrée en vigueur en 2019 du TLAC [9] (Total Loss- Absorbing Capacity), un dispositif d’absorption des pertes qui a pour objectif de constituer un matelas de ressources utilisable en cas de recapitalisation. Ce point rentre dans le dispositif du futur Bâle IV. Les principales banques françaises listées (BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et Natixis) donnaient en premier lieu l’impression d’avoir résisté au choc, comme Source Investing.com : Evolution des cours des Futures sur en témoignait la publication des résultats dividendes de l’indice Eurostoxx 50-Dec 2020 depuis septembre du premier trimestre 2020. 2019 Ces derniers résultats étaient certes en retrait par rapport au premier trimestre 2019, avec, La surprise est venue des activités de marché, notamment comme attendu, une augmentation drastique le trading dérivés actions. En effet, la suspension du coût du risque passé en moyenne de 40pbs généralisée, voire l’annulation des distributions de à 70pbs (mesurée par le montant des créances dividendes suite à la recommandation de la BCE du 27 mars douteuses sur la taille totale des prêts en points dernier, a créé un mouvement de panique sur le marché de base) ; Mais ils illustrent aussi la résilience des futures sur dividendes. des acteurs bancaires, avec la diversification des métiers (banque de détail, banque de Nos 4 banques à impact systémique ont expliqué financement et d’investissement, gestion une partie de leurs pertes en activités de trading actions par pour compte de tiers, services financiers) et la dislocation de marché et la chute verticale des futures sur une exposition crédit savamment répartie dividendes, illustrée ci-haut. Il s’avérait impossible de couvrir (uniformément en dessous de 5% par secteur). les positions longues en dividendes des salles de marchés. Leur ratio CET1 atteignait en moyenne 11,85% Les banques européennes ont investi depuis 10 ans - au T1 2020 contre un ratio réglementaire financièrement et humainement - pour répondre à la légèrement en-dessous de 10%, suite à un multiplication des réglementations telles que EMIR/DFA récent aménagement du régulateur européen (produits dérivés OTC), MIFID 2 (mise en concurrence et ainsi que des liquidités immédiatement transparence des marchés), IFRS 9 (provisions contre le risque disponibles abondantes. Le TLAC était bien de défaillance) et Vickers / Volker (protection des dépôts). reporté et couvert en avance de phase de déploiement. De ce fait, elles ont été contraintes de freiner le déploiement de leurs programmes de digitalisation des processus « End-to-End » (Front-Office-to-Back-Office-to-Risk & Compliance). Elles restent donc sensibles aux volumes, que le traitement « post-trade » s’effectue onshore, nearshore ou offshore. La forte volumétrie constatée sur les marchés en cette période de crise a dû être absorbée par les équipes opérationnelles Middle Office et Back-Office des Banques d’investissement et les Dépositaires (Securities Services), tout en gérant un passage en télétravail, aussi soudain qu’inattendu, pour des équipes pas toujours suffisamment préparées. [10] Indice sectoriel européen bancaire regroupant 44 banques dont BNP Paribas, CASA, Société Générale, Natixis 10
Enfin, les résultats du deuxième trimestre ont montré que les différences étaient beaucoup plus marquées qu’au premier trimestre, BNP Paribas et Crédit Agricole ayant su, en un sens, tirer leur épingle du jeu dans leurs résultats, à la différence de Société Générale et de Natixis qui ont plus fortement ressenti les effets de la crise. Les deux premières banques ont vu leur bénéfice tiré vers le haut grâce au dynamisme de leurs activités de banque de financement et d’investissement (+33% pour BNPP CIB et +16,3 % pour CACIB par rapport au trimestre précédent ). Les deux dernières ont pour leur part enregistré des pertes nettes au cours de ce deuxième trimestre, principalement impactées par leurs activités de financement et d’investissement. La Société Générale a ainsi subi son plus mauvais trimestre depuis l’affaire Kerviel en 2008. À ce jour, le renforcement des fonds propres et la diversité des métiers des banques universelles ont néanmoins porté leurs f ruits. Grâce au soutien des acteurs institutionnels, il ne semble pas qu’il y ait de banque systémique en difficulté, malgré un plus bas historique de l’indice européen STOXX Banks 600 (78,93 atteint le 16/03/2020). Comment s’est organisée la réponse institutionnelle face au risque systémique ? 11
1.3. Une réponse hors norme de l’infrastructure financière en termes de liquidités Face à cette crise sans précédent, les Banques centrales et les gouvernements ont fourni massivement des liquidités aux marchés et aux entreprises, faisant preuve d’une grande réactivité. Le 18 mars 2020, la Banque Centrale Européenne (BCE) a lancé un nouveau programme temporaire d’achats de titres des secteurs public et privé d’un montant initial de 750 milliards d’euros (augmenté de 600 milliards d’euros le 04/06/2020), sous le nom de « Pandemic Emergency Purchase Program ». Ce programme de « Quantitative Easing (QE) » [11] est inédit, comprenant un périmètre de rachats d’actifs étendus, sa date de fin est encore indéterminée. La Banque Publique d’Investissement (Bpifrance), quant à elle, utilise pour partie des ressources du QE afin de mettre en place des prêts de trésorerie garantis à 90% par l’Etat (PGE) pour un montant maximum de 300 milliards d’euros. La Fed [12] n’est pas en reste et a utilisé des moyens conséquents en permettant un montant de rachats illimités (« all-out effort »). En mai dernier, le Congrès américain a fourni au total près de 2 900 milliards de dollars de soutien aux ménages, aux entreprises, aux prestataires de soins de santé, aux gouvernements des États et aux collectivités locales, soit environ 14% du PIB. Ce plan monétaire appelé « hélicoptère monétaire », déjà pratiqué en 2009 à des niveaux bien inférieurs, a pour principe de distribuer l’argent directement aux ménages et pour vocation de relancer la demande. Bien que le choc économique du coronavirus semble être le plus important jamais enregistré, la réponse budgétaire a également été la réponse la plus rapide et la plus importante à toute récession d'après-guerre. Jerome Powell, Président de la Réserve Fédérale [11] « Assouplissement Quantitatif » désignant une politique monétaire non conventionnelle pratiquée par une Banque centrale [12] Réserve Fédérale Américaine ou Banque Centrale 12
Au début du mois d’avril 2020, la Banque centrale d’Angleterre a décidé d’élargir l’aide « long-standing Ways and Means (W&M) » qu'elle offre au gouvernement afin de soulager les tensions potentielles sur le marché de la dette publique provoquées par l'urgence de la pandémie. La limite du découvert de la Banque centrale était de 400 millions de livres mais elle pourra désormais emprunter des montants illimités, à condition que ce soutien soit « temporaire et à court terme ». Cette mesure fournira une source de liquidités supplémentaire à court terme au gouvernement pour lisser ses flux de trésorerie et soutenir le bon fonctionnement des marchés pendant la crise sanitaire. Les Banques centrales et les gouvernements ont donc répondu à la crise globale sur les marchés au travers d’un programme de rachats d’actifs étendu et des plans de relance massifs, incluant pour la première fois des mesures d’Helicopter money, des sauvetages de secteurs déprimés (aérien, tourisme ...) et des prêts court terme modulables. Ces mesures, efficaces d’un point de vue liquidité - sous réserve que les banques soient en mesure de relayer opérationnellement les octrois de crédit - déclenchent en revanche une nouvelle augmentation du niveau de la dette mondiale. Comment le marché va-t-il composer face à la dégradation probable de la qualité de crédit et l’endettement croissant des Etats pour soutenir leur économie ? 13
Une sortie de crise sanitaire et une reprise de l'activité économique, non sans 2 crainte pour les acteurs de la finance 14
2.1. Explosion de la dette et du risque de crédit Les sources d’inquiétude pour la reprise sont multiples, le stock de dettes va monter significativement : la dette mondiale passera à 320% du PIB en 2020 contre 160% en 2000. Ainsi, le bilan des Banques centrales a quadruplé depuis l’entrée en vigueur des programmes de Quantitative Easing en 2008, entrainant une augmentation de leur exposition aux risques sur les portefeuilles objet de ces programmes. Nos entreprises françaises, quant à elles, franchiront la barre des 2000 milliards de dette cette année (1800 à la fin du mois d’avril 2020), selon La Banque de France, ce qui représente un doublement du stock de dettes depuis la crise de 2008. L’arrêt partiel de l’économie va mécaniquement entrainer une dégradation de la qualité moyenne du risque de crédit. Or, les obligations Investment-Grade BBB non-financières représentent déjà 50% des encours européens et américains. Une dégradation massive de leur notation financière les ferait basculer dans un univers dominé par les obligations « Junk » [13] (High Yield), qui représentent actuellement entre 15 et 20% des encours à la fin du 1er trimestre 2020. Le premier test approche rapidement avec le premier mur de refinancements attendus en 2020 et 2021 sur des secteurs touchés de plein fouet par l’arrêt partiel de l’économie : l’automobile, l’assurance aux Etats-Unis, l’énergie en Europe. [13] Obligations « pourries », synonyme de High Yield: notation sous Investment-Grade (BBB-) 15
On va se retrouver avec un certain nombre d'entreprises qui sont viables économiquement (...) mais fragilisées financièrement. M. Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France À titre d’illustration sur le risque de crédit à moyen terme, les résultats trimestriels (T1 2020) du secteur bancaire américain sont éloquents : ils affichent en moyenne une baisse de 50% par rapport au premier trimestre 2019. Au deuxième trimestre, les principales banques américaines (Goldman Sachs, Morgan Stanley, Citigroup, Bank Of America et JP Morgan) affichent des bénéfices positifs mais tous lourdement affectés par leurs activités de crédit. Seul Wells Fargo est en perte à l’issue de ce deuxième trimestre 2020 (perte nette de 2,4 milliards de dollars16). Toutes ont annoncé une hausse massive de leurs provisions contre le risque de défaut sur créances douteuses pour un montant global17 de près de 30 milliards de dollars au deuxième trimestre 2020. Cependant, à ce stade de la crise, ces provisions sont trois fois moins élevées que les pertes constatées lors de la crise des « Subprimes », qui avaient été atteintes - pour rappel - près d’un an après la survenance la plus manifeste de la crise en septembre 2008 et la faillite de Lehman Brothers. On peut s’interroger sur la réaction des Banques centrales au regard d’une potentielle tension sur le marché du crédit et d’une vague de défauts que les banques commerciales ne pourraient pas absorber. La BCE évoque actuellement la création d’une « Bad Bank18 » autonome ou via le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) pour l’Euro zone afin de se préparer à l’accroissement du défaut sur des prêts. Un nouveau partenariat public / privé semble s’esquisser, l’ensemble des acteurs de l’écosystème financier étant appelé à repenser leur rôle et business model. [16] Source : Boursorama [17] Résultats : JP Morgan, Bank of America, Wells Fargo, Citibank, Goldman Sachs, Morgan Stanley (CNBC) [18] Véhicule juridique dédié permettant d’isoler des actifs illiquides et risqués (Financial Times) 16
2.2. Vers une redéfinition du business model des Banques d’Investissement et Gérants d’actifs Le modèle basique bancaire consiste à emprunter à taux bas et à prêter à taux plus élevé. Or, la BCE a instauré en 2014 un taux de dépôt négatif pour les établissements financiers. Cette initiative visant à pousser les banques à injecter leurs ressources excédentaires dans les économies a, en fait, instauré le début d’une ère à courbe de rendements négatifs pour les obligations souveraines en premier lieu. La crise Covid-19 et les flux vers les obligations souveraines en tant que valeurs refuges ont eu pour conséquence d’aplatir encore plus la courbe et donc de peser sur la croissance du produit net bancaire. Le spread entre les taux courts (2 ans) et taux longs (10 ans) est minime, de l’ordre de quelques points de base à l’image des courbes françaises et allemandes entre 2017 et 2020 : Source : Boursorama Ce phénomène de baisse de marge nette d’intérêts a été historiquement compensé par une hausse des volumes, alimentée par des taux historiquement bas (1% fixe sur 20 ans par exemple), notamment sur le segment hypothécaire et le segment « entreprises », qui ont profité massivement de conditions de crédit favorables. Beaucoup d’entreprises technologiques, comme les GAFA, ont même émis des obligations en gageant leurs positions cash abondantes en Europe (Secured Bonds). Les besoins de relais de croissance dans les banques d’investissement et gérants d’actifs deviennent critiques, dans ce contexte persistant de taux bas. Des difficultés notables existent déjà, de même que des paradoxes dans le domaine de la gestion d’actifs sous contraintes, 17
comme les produits à capital protégé ou Les banques devront concevoir et partager l’assurance-vie. Comment garantir un de nouveaux usages des technologies de rendement minimum aux portefeuilles d’actifs robotisation et/ou d’exploitation de la data. des contrats d’assurance-vie avec une courbe Les domaines à couvrir sont vastes : ils vont de de rendement négative sur les actifs les plus l’orchestration de l’entrée en relation client, au sûrs, alors que le passif de ces mêmes contrats screening des transactions, à l’optimisation devient de son côté plus certain dans le futur des modèles (valorisation, scoring…) pour en ? Rappelons que ce risque en gestion Actif- faire des outils permettant un service bancaire Passif a déjà déclenché un mouvement de sécurisé et de qualité. recapitalisation du secteur assurance-vie à la fin Grâce à l’amélioration continue de la mesure de l’année 2019. des risques financiers (possibilités offertes Le plus gros gérant d’actifs mondial BlackRock par le Big Data et l’Intelligence Artificielle, a ainsi vu ses actifs sous gestion (AUM) fondre présentant par exemple une sophistication de 1000 milliards de dollars, pour atteindre 6430 des modèles prédictifs de défaut), le Senior milliards dollars (baisse de 15%) au cours du 1er Banker assisté par l’Analyste Crédit pourra se trimestre 2020 avec un flux net de rachats et consacrer aux tâches de conseil et analyse à des investisseurs délaissant les fonds en titres valeur ajoutée, pour optimiser la gestion du pour du cash. risque de crédit et de l’extra-financier comme La redéfinition du business model des la gouvernance ou une analyse de sensibilité banques et gérants d’actifs passera de business model et, ainsi réduire le nombre par des transformations profondes, de défaillances des acteurs économiques. tant en interne qu’en termes d’offre Une digitalisation bien menée et maitrisée commerciale. va permettre aux banques de réussir à s’imposer comme tiers de confiance et Ces transformations s’appuieront sur une pouvoir, de ce fait, développer des activités stratégie résolument « Client Centric / Data nouvelles au-delà de leur « cœur de métier Centric », comme l’ont fait des acteurs » historique, en organisant, par exemple nativement digitaux. Deux exemples probants de nouveaux écosystèmes via de nouvelles : la banque danoise Saxo Bank offre la plateformes. possibilité, depuis 2001, d’investir en ligne sur divers actifs (Forex, titres, futures, fonds) dans Au-delà de l’évolution des business et 180 pays. Interactive Brokers, aux Etats-Unis, operating models, ces transformations a fait évoluer son modèle de courtage en profondes ne vont pouvoir se faire qu’au ligne pour particuliers vers une plateforme de prix de changements d’organisation trading mondiale pour gérants de patrimoine accompagnant l’émergence de nouveaux et une « market place » pour conseillers métiers. L’humain devra donc rester au cœur financiers, courtiers, gérants indépendants des préoccupations des dirigeants de Banque et « hedge funds ». d’investissement. 18
Montée en puissance de l'extra-financier dans la finance 3 19
Nous pouvons être un facilitateur très puissant de la finance durable et responsable. Stéphane Boujnah, DG d'Euronext 20
3.1 Une finance "durable” plus résistante face à la crise ? Les termes de « durable » ou « responsable » - au sens souvent abstrait ou galvaudé - sont associés aux problématiques de développement, d’industrie et d’énergie depuis la fin du XXème siècle. L'année 1972 marque un tournant et une prise de conscience institutionnelle internationale : c’est la première conférence des Nations Unies sur l’environnement. Le XXIème siècle a vu émerger une multiplication d’initiatives et même de lois pour engager la transition énergétique et respecter les Accords de Paris de 2015 (COP21) visant à limiter le réchauffement climatique à 2°C, d’ici 2100. Mesurant les conséquences collatérales de leurs activités de financement et d’investissement sur le climat, 130 banques internationales se sont engagées en septembre 2019 « à aligner stratégiquement leurs activités sur les objectifs de développement durable des Nations- Unies et de l'Accord de Paris sur le climat » (Principes pour une Banque Responsable - PRB) sans avoir fixé d’échéance. Dans notre contexte de crise sanitaire, il est intéressant de noter que la finance répondant aux critères ESG apparaît plus résistante - et vraisemblablement plus résiliente - que la finance classique. Rappelons que les critères ESG sont utilisés afin de désigner les trois piliers de l'analyse extra- financière: 21
Trois exemples illustrent la meilleure De même, notons la surperformance de résistance de la finance “durable” 10% du tracker Actions Low-Carbon (BNP face aux chutes du marché : un indice Paribas Easy Low Carbon 100 Europe) contre mondial constitué d’actions pondéré par le CAC40 sur un an, au 31/03/2020, accompa- des critères ESG, un tracker actions eu- gnée d’une moindre volatilité. ropéennes Low-Carbon, la performance des obligations ESG à haut rendement. Enfin, sur le compartiment « High Yield », nous pouvons constater la différence de ren- En comparant depuis le début de l’année dements entre l’indice obligataire mondial 2020, l’évolution de la courbe de l’indice Barclays MSCI Global High Yield Sustainable DJSW (Dow Jones Sustainability World [19] ) Responsible Investment (SRI) par rapport à et son équivalent généraliste le « Dow Global son homologue conventionnel. Pour ces deux », on observe que non seulement le DJSW indices, le rendement de l’indice ESG est le surperforme légèrement le Dow Global, mais plus faible des deux, mais en évitant le sec- surtout que l’écart se creuse nettement à teur énergétique américain (responsable de partir de mi-mars (la chute du Dow global est 20% des défauts mondiaux en 2019), il pré- plus brutale que celle du DJSW, 21% contre sente l’avantage de minimiser la probabilité 14%). de défaut en 2020, compte-tenu de la crise du pétrole. Source : Société Générale / Lyxor International Asset Management [19] Le DJSW est un indice global actions représentant le top 10% des 2 500 actions de l’indice S&P Global sur la base de critères ESG. 22
3.2 La prise en compte de l’extra-financier dans les modèles de prédiction des risques La théorie moderne du portefeuille a apporté l’analyse du couple risque / rendement et la diversification aux techniques de gestion des risques de portefeuille. Ces modèles sont, a priori, inefficaces en cas de crise systémique où toutes les classes d’actifs sont corrélées à la baisse. L’inclusion systématique et généralisée de critères extra- financiers et qualitatifs, paraît appropriée pour renforcer les modèles existants, notamment pour appréhender les corrélations. L’exclusion de certains secteurs ou entreprises pourrait apporter par exemple de la résilience à une stratégie d’investissement, tout en préservant un certain niveau de performance. Les modèles d’allocation de capital économique pourraient aussi bénéficier des vertus de critères extra-financiers dans le calcul des capitaux réglementaires, sous réserve d’une évolution de la réglementation. Par exemple, depuis septembre 2019, Natixis utilise une méthodologie sous le nom « The Green Weighting Factor », qui attribue une note environnementale à chaque opération de financement. Le taux de rendement attendu de chaque opération de financement est ensuite ajusté en fonction de son impact environnemental et climatique, ainsi les actifs à risques pondérés (RWA) seraient réduits jusqu'à 50% pour les transactions vertes et augmentés en cas contraire. Cette démarche pourrait être adoptée par d’autres banques et certifiée par des tiers, type cabinet d’audit. Au-delà de l’évolution des modèles de prédiction, la survenance de la crise actuelle démontre une fois encore l’importance des “Stress tests”, qu’ils soient financiers, climatiques ou sanitaires, afin de vérifier la résistance de l’écosystème financier face à un choc endogène ou exogène. Ainsi la crise sanitaire actuelle va-t-elle éprouver la robustesse des dispositifs demandés par les régulateurs suite à la crise de 2008, dispositifs qui ont énormément mobilisé les ressources des banques d’investissement. D’éventuels ajustements s’avéreront probablement nécessaires pour renforcer leur résilience et de nouveaux types de stress tests ou « analyses d’impact », comme les stress tests climatiques annoncés peu de temps avant la crise sanitaire par certains pays européens dont la France, vont être demandés. 23
3.3 Vers un engagement collectif et une responsabilité partagée Le repositionnement de la finance, au sein d’un paysage économique européen recomposé, constitue un enjeu majeur pour notre pays, du fait de son rôle de soutien à l’économie. L’importance de la prise en compte des aspects environnementaux et sociétaux est appelée à être renforcée très rapidement : levier pour accélérer la transition climatique, place envisagée pour les fonds de retraite dans le cadre des réflexions sur la réforme des retraites, poids de l’Assurance Vie dans l’épargne individuelle, etc. L’engagement collectif permettra de créer un cercle vertueux : la demande nourrit l’offre, et l’offre nourrit la demande. La motivation économique de l’ensemble des acteurs doit donc converger vers des investissements pérennes et responsables. Un alignement des intérêts pour toutes les parties prenantes est nécessaire si l’on souhaite accélérer significativement la transition dans le monde d’après Covid19. Bien sûr, la prise de conscience globale des investisseurs existait préalablement à la crise. Elle se traduisait par un engouement réel pour les actifs “verts”. Dans l'univers de la gestion d’actifs, l’IR L’objectif ne devrait-il pas être d’atteindre (Investissement Responsable) – des fonds 100% des encours sous gestion intégrant de placement qui intègrent les critères ESG des critères ESG, quel que soit le “label” - a connu une très forte croissance au cours retenu ? Comme la viticulture, encouragée par de ces dernières années. Selon le rapport les consommateurs, a amorcé sa conversion Global Sustainability Investment Alliance biologique / biodynamique sans attendre le (GSIA), publié tous les deux ans, les actifs régulateur. d’investissements durables gérés au niveau mondial s’élevaient à 30 700 milliards de Certes, le rôle des régulateurs est primordial, dollars en 2018, en hausse de 34% par rapport aussi bien pour harmoniser les pratiques à l’année 2016. Ces encours représentaient que pour contrôler la mise en application. en 2018 près de 41% du total des encours Ils ont par exemple commencé à définir un mondiaux sous gestion, soit 74 300 milliards de cadre homogène d’analyse, telle la grille de dollars. lecture des risques climatiques autour de trois dimensions : le risque physique, le risque En France, en 2018, l’IR représentait 1458 de transition et le risque de responsabilité milliards d’euros, i.e. 43 % du total des encours (présentant une déclinaison plus aboutie sur sous gestion. les deux premiers risques.) L'enjeu est de changer de rythme et d'échelle. 24
La finance de demain. C’est bien en termes de responsabilités que la finance de demain doit être appréhendée : une triple responsabilité, celle des clients finaux - tant investisseurs institutionnels que particuliers- des régulateurs et des acteurs financiers, banques ou gérants d’actifs. Certains gérants se distinguent déjà sur le compartiment des fonds thématiques, en investissant dans les marchés pour répondre aux grands enjeux sociétaux, tels que l’accès à l’eau potable, les énergies renouvelables, la recherche médicale, etc. ou en finançant des acteurs de l’économie circulaire (fonds de dette privée, offres de leasing...). En effet, les équipes de gestion y sont typiquement pluridisciplinaires avec des experts non-financiers. Le gérant partage les frais de gestion avec les partenaires ou des instituts de recherche. Ce type de modèle pourrait être une solution vertueuse face aux enjeux de performance de la gestion active. Le facteur clé de réussite essentiel est indéniablement la transparence, seule réponse crédible aux critiques de “Greenwashing”. Cette transparence passera par une meilleure maîtrise des données, aussi bien en termes de reporting que de pilotage et choix d’investissement ou financement. 25
Conclusion Depuis plusieurs décennies, les banques - d’abord contraintes, puis volontaristes - se sont engagées à publier des reporting extra-financiers et à développer leur offre d’actifs intégrant les critères responsables. Ces actifs ont démontré leurs qualités intrinsèques - au-delà de philanthropiques - et offrent un vaste potentiel de croissance. En revanche, si à ce jour les acteurs de la finance de marché ont résisté aux virulentes secousses des mois de mars et avril 2020 - grâce aux soutiens institutionnels et étatiques - rien ne laisse présager de l’avenir. Des incertitudes pèsent notamment sur la capacité des acteurs en difficulté à honorer leurs dettes. Les technologies utilisées en finance (trading à haute fréquence, blockchain ou Big data) ont souvent été décriées, considérées comme des armes à visée spéculative. Pourtant, l’intelligence artificielle et le “deep learning” constituent une artillerie de pointe et différenciante. Au service de la médecine dans la détection anticipatrice de maladie, la technologie prédictive aura aussi un rôle à jouer dans une approche vertueuse de la finance et l’apport de solutions sur mesure avec l’éclairage indispensable de critères ESG. 26
Remerciements Muriel Dussart Partner Finance de Marché Avec la contribution de : Mounir Hassanaly, Virginie Mainczyk, Jean-Baptiste Grange, Fang Feng Mise en page : Marie Dupuy, Retrouvez toute la serie des points de vue "Beyond." téléchargeable sur notre site internet.
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