COMMISSION DE L'ÉCONOMIE ET DE LA SÉCURITÉ (ESC) - NATO PA

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COMMISSION DE L'ÉCONOMIE
ET DE LA SÉCURITÉ (ESC)

Sous-commission sur la transition
et le développement (ESCTD)

LA RÉGION DE LA MER NOIRE :
TENSIONS ÉCONOMIQUES ET
GÉO-POLITIQUES

Rapport
Ausrine ARMONAITE (Lituanie)
Rapporteure

035 ESCTD 20 F rév.2 fin | Original : anglais | 20 novembre 2020
TABLE DES MATIÈRES

I.     INTRODUCTION : UNE REGION AGITEE PAR LES CONFLITS MAIS TRIBUTAIRE
       DE LA COOPERATION ..................................................................................................... 1

II.    RUSSIE : CONFLITS NON RESOLUS, MILITARISATION DE LA REGION ET
       CORRUPTION................................................................................................................... 2

III.   PRODUCTION, TRANSPORT ET SECURITE ENERGETIQUES EN MER NOIRE ........... 8

IV.    LES ECONOMIES DE LA MER NOIRE, INTEGRATION REGIONALE ET DIALOGUE ... 12

V.     LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE ET LA MER NOIRE .......................................... 13

VI.    LA COVID-19, DERNIER DEFI EN DATE POUR LES PAYS DE LA MER NOIRE .......... 15

VII.   CONCLUSIONS .............................................................................................................. 22

       BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 24
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I.    INTRODUCTION : UNE REGION AGITEE PAR LES CONFLITS MAIS TRIBUTAIRE DE LA
      COOPERATION

1.     La région de la mer Noire est dotée d’un riche potentiel économique. Mais elle est aussi en
péril, à cause de divisions, de rivalités et de conflits, qui ont tous des répercussions sur le système
international dans son ensemble. Cette partie du monde est unie par une importante voie maritime,
qui relie les pays du littoral et de l’intérieur des terres à l’économie mondiale. En tant que telle, la
mer Noire est à la croisée de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient, ce qui la rend aujourd’hui
essentielle pour l’acheminement d’énergie vers l’Europe. Mais elle est aussi devenue l’objet d’une
vaste compétition dans laquelle des puissances mondiales ou régionales se disputent l’influence
ainsi que l’accès aux ressources et aux ports. Malheureusement, des conflits internationaux ou
gelés freinent le développement de la région. Toutes sortes d’intérêts opposés concourent aussi à
y entraver le commerce et l’investissement. Si les litiges incessants de la Russie avec l’Ukraine et
avec la Géorgie sont ceux qui pèsent le plus dans la situation de la mer Noire, on ne saurait
ignorer d’autres tensions bilatérales ou régionales.

2.    Cela ne signifie pas, loin de là, que la région de la mer Noire ne connaisse pas de réussites.
La Turquie, dont l’économie a sensiblement évolué depuis 20 ans, y est un acteur important.
La Bulgarie et la Roumanie ont fait leur entrée dans l’OTAN et dans l’Union européenne, ce qui
leur procure une plus grande sécurité et améliore leur croissance économique. La mer Noire est
aussi le théâtre de l’un des projets de coopération internationale les plus fructueux en matière
environnementale : le partenariat mer Noire - bassin du Danube (Black Sea Danube Basin
Partnership). De plus, des organisations telles que la Commission européenne ou la Coopération
économique de la mer Noire (CEMN) œuvrent à faire progresser la coopération et le dialogue dans
cette région marquée par la diversité et le conflit.

3.     Ces réalisations sont cependant loin de compenser une instabilité montante, dans des eaux
qu’agitent les agressions de la Russie, laquelle renforce en outre sa présence militaire sur les
côtes de la mer Noire. Partout dans la région, Moscou fomente des conflits, car elle semble
préférer que des États frontaliers soient paralysés par des tensions, des conflits gelés et autres
différends, plutôt qu’être autonomes, prospères, confiants dans l’avenir et jouissant d’une bonne
entente avec leurs voisins. Cette conception est quasi-étrangère aux États occidentaux, qui
recherchent la stabilité sur leurs propres frontières et apprécient de partager celles-ci avec des
pays confiants, démocratiques et florissants. Alors que la Russie a une vision du monde
imprégnée d’une logique à somme nulle, la communauté des nations occidentales adhère
largement à un ensemble de postulats libéraux et internationalistes régissant les relations entre
pays et leurs échanges commerciaux. De ce fait, les Occidentaux valorisent la stabilité aux
frontières et le libre-échange, justement parce qu’ils connaissent l’intérêt des relations
mutuellement bénéfiques entre voisins.

4.     La Russie, qui ne partage pas ce point de vue, n’en est pas à sa première intervention
politique et militaire dans la région. Il est vrai que certains des pays riverains faisaient jadis partie
de l’Union soviétique ; d’autres, incorporés contre leur gré dans le pacte de Varsovie, n’ont connu
pendant la guerre froide qu’une forme de souveraineté extrêmement limitée. Dans la période qui a
suivi, les Russes ont illégalement occupé la Transnistrie (République de Moldova) en 1991,
l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie (régions de Géorgie), en 2008, ainsi que la Crimée et des parties du
Donbass en 2014. Les conflits se poursuivent dans la région. On observe même une escalade
depuis quelques mois. Le Kremlin a profité de ces interventions pour accroître sa présence
militaire au bord de la mer Noire, surtout en Crimée, lourdement militarisée depuis son occupation
illégale. Dans la région au sens large, le conflit du Haut-Karabakh, qui n’a pas encore trouvé
d’issue, a compromis la paix, la stabilité et la prospérité de cette partie du monde.

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5.    Toutes ces zones occupées ont vu se multiplier les atteintes aux droits humains.
Les économies s’y sont considérablement fragilisées, en particulier celles placées sous l’emprise
de l’État russe et de la corruption que celui-ci alimente et instrumentalise, dans la région et
au-delà. Parallèlement à la militarisation de la région par la Russie, la situation humanitaire s’est
dégradée. Les sanctions occidentales en réponse à ses agressions ont pesé lourd sur l’État russe,
l’amenant à surenchérir par d’autres sanctions.

6.     Les occupations, les ingérences politiques flagrantes et le renforcement de la présence
militaire portent un grave préjudice à l’économie de la région. Alors que les investisseurs détestent
le risque, la Russie en a délibérément injecté au cœur de la région. Cela a compliqué la transition
économique de pays qui s’efforçaient d’intégrer l’ordre économique européen et mondial. La
région a ainsi été privée de l’essor dont elle aurait bénéficié si un socle plus paisible, propice aux
échanges internationaux, s’y était instauré.

7.    La fragmentation de la région ne fait qu’exacerber le casse-tête économique et sécuritaire
qui la caractérise. En comparaison, la région de la mer Baltique, qui fait bloc contre l’agressivité
revancharde de la Russie, manifeste sa cohésion dans son adhésion aux règles et aux valeurs de
l’Occident, et dans son degré élevé de développement institutionnel. La région de la mer Noire est
quant à elle beaucoup plus divisée et hétérogène, non seulement dans les interactions entre ses
États, marchés et sociétés civiles, mais aussi dans leurs priorités stratégiques et points de vue
vis-à-vis de l’OTAN. Elle est donc beaucoup moins à même de présenter un front uni pour contrer
la sérieuse menace que représente la Russie pour sa sécurité. Cela explique en partie pourquoi la
Russie s’est lancée dans pareille agression envers la région. Même les États de mer Noire qui font
partie de l’OTAN : la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie, divergent sur les moyens de lutte et de
dissuasion à employer face à la Russie. Ils ont cependant apporté sans hésitation un énergique
soutien à la Géorgie et à l’Ukraine, pays les plus affectés par l’agression russe (Joja,
16 octobre 2019). Outre que toutes deux aspirent depuis longtemps à entrer dans l’UE, elles
tiennent particulièrement à resserrer leurs liens avec l’OTAN, vu qu’elles sont victimes, entre
autres, d’incessantes agressions russes. Partageant les valeurs fondamentales de l’Alliance, la
Géorgie et l’Ukraine voient dans leur accession en son sein le meilleur moyen de poursuivre, par la
voie pacifique, leur évolution démocratique.

II.   RUSSIE : CONFLITS          NON     RESOLUS,       MILITARISATION        DE    LA   REGION      ET
      CORRUPTION

8.     La Russie a amplement accru sa présence militaire en mer Noire et dans son District
militaire sud, dans le but d’intimider les pays de la région et d’afficher sa puissance tant en
Méditerranée orientale que, indirectement au moins, au Proche-Orient (Flanagan et Chindea,
2019). Bien que ce rapport se concentre sur la région de la mer Noire, il convient de noter que
l’intérêt, les politiques et les actions de la Russie dans la mer Noire reflètent la politique russe dans
la mer des Barents et la mer Baltique. Dans ces deux régions, la Russie cherche à modifier le
statu quo. Elle a officiellement déclaré la mer d’Azov voie navigable intérieure. L’augmentation de
sa présence militaire en mer Noire vise aussi à assimiler celle-ci à une voie intérieure – ambition à
laquelle s’opposent les autres pays riverains, de même que la communauté internationale.
Mais s’opposer au grand dessein russe est une chose et atteindre à une plus grande unité de vues
en est une autre. Les pays riverains n’y sont pas encore parvenus. Pour contrer le discours de la
Russie et ses tactiques hybrides et pour lui montrer, par la force et par la cohésion, qu’elle n’a pas
la mainmise sur ces eaux internationales, il faut des stratégies plus efficaces. Il est indispensable
aussi de renforcer la défense côtière, de parer à la menace des missiles, d’étendre les exercices
de l’OTAN et de soutenir des partenaires comme l’Ukraine et la Géorgie. L’Union européenne est
naturellement disposée à contribuer à la sécurité de la région, en favorisant en particulier son
développement économique et institutionnel.

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9.     Mais les prétentions de la Russie en mer Noire ne sont pas uniquement de nature militaire.
Le Kremlin vise aussi à nuire aux liens politiques, militaires et économiques de la région avec la
communauté des nations occidentales et avec leurs plus remarquables institutions, parmi
lesquelles l’OTAN et l’Union européenne. Pour instiller le doute quant aux objectifs occidentaux
tout en faisant croire à l’innocence de ses entreprises, la Russie a recours à des tactiques
élaborées en matière d’information, d’économie ou associant les deux. Elle cherche en outre à
jeter le discrédit sur les valeurs en faveur desquelles l’Occident tient le plus à s’engager : les
principes démocratiques. Elle utilise ainsi toutes sortes de subterfuges pour miner la confiance du
public, en particulier envers les institutions démocratiques de la région, y compris ses systèmes
électoraux et judiciaires. Elle lance des campagnes de désinformation, instrumentalise la
corruption, tire parti des filières de la criminalité organisée, et, pour mieux parvenir à ses fins,
diffuse de la propagande via des médias contrôlés par le Kremlin, les réseaux sociaux et les
cyberattaques (Spaulding et al,). Évidemment, la Russie utilise aussi toutes ces tactiques envers
les États membres de l’OTAN.

10. Les campagnes de ce genre ont pour effet de semer une certaine discorde parmi les
démocraties occidentales les plus développées. Elles ont des conséquences encore plus néfastes
sur d’autres démocraties, plus récentes et plus vulnérables. La Russie lance ainsi un défi collectif
aux démocraties de la mer Noire, et, plus largement, à la communauté transatlantique. Elle adapte
ses campagnes de désinformation à chaque État de la région de manière à en maximiser l’impact.
En Bulgarie, cette manipulation porte sur les liens que ce pays entretient traditionnellement avec le
Kremlin et sur les sentiments anti-OTAN qui subsistent chez une partie de sa population.
En Roumanie, la Russie tente d’exploiter une insatisfaction résiduelle à l’égard de l’UE.
En Turquie, elle joue sur une animosité présente dans certains segments de la société à l’encontre
de l’Occident. En Ukraine et en Géorgie, sa campagne de désinformation, beaucoup plus intense,
donne à croire que la démocratie occidentale est une supercherie, que l’OTAN est un agresseur et
une option inacceptable et qu’en fin de compte, il n’existe d’autre choix que de se soumettre à
l’hégémonie politique et économique russe. Bien entendu, un autre choix est possible et les pays
occidentaux doivent absolument faire perdurer cette proposition, de loin préférable car fondée sur
une vision plus internationaliste et libérale. Cela vaut autant pour la mer Noire que pour tout
l’Occident.

11. La Russie, qui considère quasiment la mer Noire comme une voie navigable intérieure,
répugne à reconnaître les revendications légitimes d’autres États côtiers sur ces eaux. En ce qui
concerne l’Ukraine, la Géorgie et la République de Moldova (toutes ex-Républiques soviétiques),
elle a même du mal à reconnaître leur droit souverain à l’autodétermination. Cette vision des
choses a pour conséquence logique l’agression russe en Crimée, au Donbass et en Géorgie, qui
s’inscrit dans la volonté de la Russie d’établir une véritable hégémonie sur l’ensemble de la région.
À cette fin, le Kremlin poursuit une stratégie du « diviser pour régner », par des manœuvres
assidues destinées à dresser les membres de l’OTAN les uns contre les autres. Pour lui, toute
dissension au sein de l’Alliance représente une victoire. C’est pourquoi il cherche à multiplier le
plus possible les petits succès de ce genre, car ils l’aident à réaliser une plus grande ambition :
miner la solidarité occidentale.

12. L’occupation illégale par la Russie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, suivie de l’annexion
illégitime de la Crimée, ont marqué un tournant critique dans l’évolution stratégique de la région de
la mer Noire après la guerre froide. Ces agressions manifestes ont suscité une énorme tension
dans une zone déjà divisée. Cela a engendré à son tour une série de conséquences politiques et
économiques. La Russie a ainsi rendu la région encore plus instable et dangereuse sur le plan
stratégique. Elle a déployé des systèmes A2/AD (déni d’accès / interdiction de zone) très
perfectionnés et puissants sur la péninsule, qui représentent un moyen extrêmement efficace de
déjouer les efforts de stabilisation que mène l’OTAN dans la région de la mer Noire. De plus, en
claire violation de la Convention sur le droit de la mer, la Russie a saisi en novembre 2018 des
navires ukrainiens qui croisaient en direction du détroit de Kertch pour rejoindre la mer d’Azov,
qu’elle revendique à tort comme ses eaux territoriales (Brzozowski, 2019). Ces actes enfreignent

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le principe de la liberté des mers, qui constitue un pilier de l’ordre juridique international, et il est
intéressant de noter qu’ils ont été menés en parallèle à des actions similaires menées par la Chine
en mers de Chine méridionale et orientale. Cette menace exercée sur la libre navigation pourrait
avoir de graves conséquences économiques et stratégiques à long terme pour la région de la mer
Noire, et risque de toute évidence de couper l’Ukraine des marchés mondiaux (Blank, 26
novembre 2018). À l’appui de ces revendications agressives, des avions de chasse russes ont
provoqué des navires occidentaux en les frôlant et se sont dangereusement approchés d’avions
de surveillance états-uniens qui survolaient les eaux internationales. Ces agissements, comme
dans le secteur du détroit de Kertch, n’ont fait qu’accroître le risque d’erreurs de calcul et donc de
collisions (Browne et Cohen, 2018).

13. La violation de la souveraineté ukrainienne et géorgienne par la Russie a fortement influé sur
les relations avec d’autres voisins de la région. Le Kremlin a exercé des menaces directes sur la
Roumanie et la Bulgarie, tout en promettant de temps en temps des concessions sur le plan
énergétique, par exemple en assurant à la Bulgarie qu’il l’aiderait à devenir un pôle régional en ce
domaine, ou en s’engageant sur des tarifs qui se sont rarement transformés en réalité. Avec la
Turquie, la Russie a une attitude plus nuancée car elle représente un puissant acteur dans la
région. En vertu de la Convention de Montreux (1936), la Turquie contrôle en effet l’accès au large,
via les détroits d’Istanbul et de Çanakkale1. Ce texte impose en outre des limites aux navires de
guerre de pays non riverains croisant en mer Noire et interdit expressément le déploiement de
porte-avions dans ces eaux. L’une des conséquences de la Convention a été d'entraver
efficacement l'escalade en mer Noire, tout en limitant la capacité de l'Union soviétique (et plus tard
de la Russie) à faire entrer sa flotte de la mer Noire en Méditerranée

14. La Russie doit tenir compte de la Turquie, en raison de son important rôle de gardienne des
détroits et parce qu’elle constitue l’autre puissance militaire et économique sur la côte. Les
rapports entre les deux pays sont mêlés à la fois de rivalité et de coopération. Cette relation
privilégiée se reflète dans la vente par la Russie de son système antiaérien de pointe S-400 à la
Turquie, de même que dans leur partenariat pour la construction du gazoduc TurkStream, destiné
à acheminer du gaz russe vers la Turquie. Notons que ces projets n’ont pas été accueillis
favorablement chez de nombreux gouvernements européens ou nord-américains.

15. Le renforcement de la présence militaire de la Russie lui a également permis d’étendre son
influence dans le Caucase et l’Asie centrale. Ce renforcement a aussi des répercussions au
Moyen-Orient. En effet, l’intervention du Kremlin en Syrie ne peut se dissocier entièrement de son
annexion illégale en Crimée. L’une et l’autre s’inscrivent sans doute dans une stratégie
d’envergure, visant à asseoir le pouvoir du Kremlin sur un vaste arc géographique en lien étroit
avec l’approvisionnement de l’Europe en énergie. La Russie exploite sa présence militaire massive
en mer Noire ainsi que sa situation d’interlocuteur privilégié avec le régime syrien pour consolider
sa position d’irremplaçable fournisseur d’énergie auprès de nombreux pays de la région et de
l’Europe dans son ensemble. Étant donné sa position actuelle, qui lui permet d’écarter d’autres
fournisseurs, elle réalisera très probablement ses ambitions.

16. Les premières victimes de l’agression russe dans la région ont été les habitants de la
Géorgie et de l’Ukraine occupées. Il s’en est suivi dans ces pays une spectaculaire aggravation de
la situation économique et une considérable augmentation des violations des droits humains,
comme en témoigne par exemple la persécution des Tatars en Crimée. Dans cette péninsule,
10 % de la population ont émigré à cause de la détérioration des conditions de vie, tandis que du
personnel militaire, des fonctionnaires et des retraités russes y affluaient pour compenser ces
pertes et renforcer l’emprise de leur pays sur la Crimée (Berman, 2017).

1
      Désignés sous les appellations de « Bosphore » et de « Dardanelles » dans la Convention de
      Montreux sur le régime des détroits, signée en 1936.

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17. Au lendemain de l’annexion illégale de la Crimée, le Kremlin a promis de transformer
l’économie de la péninsule. Il a injecté des ressources dans la région, à destination d’un ensemble
de vastes projets infrastructurels d’un intérêt économique contestable. Ces dépenses ont grevé le
trésor russe à un moment où les sanctions internationales prélevaient déjà un lourd tribut sur
l’économie du pays. Parmi ces projets figurait la construction du pont sur le détroit de Kertch.
Cet ouvrage d’une longueur de 18,1 km a été inauguré en mai 2018 et a coûté 3,7 milliards de
dollars. Né d’une intention plus stratégique qu’économique, il a pour objectif principal de créer
l’illusion que la mer d’Azov est un lac russe.

18. L’économie de la Crimée est désormais tributaire de subventions significatives en
provenance de Moscou, qui se situent entre 1 et 2,7 milliards de dollars par an. Le détournement
au bénéfice de la péninsule de fonds destinés à des infrastructures pèse lourd sur des régions
russes moins en vue sur la scène internationale. Cela n’a pourtant pas encore engendré
d’opposition nette dans le pays, dont la population a vu, de façon générale sinon unanime, un acte
patriotique dans l’annexion illégale. Cela dit, la Fondation russe Opinion publique a récemment
signalé que 39 % seulement des citoyens russes considéraient que l’annexion illégale avait causé
plus de bien que de tort à la Russie, alors que ce chiffre se situait à 67 % en 2015 (Ballard, 28
octobre 2019). Parmi d’autres projets figurent un gazoduc, pour le transport du gaz naturel en
provenance du kraï de Krasnodar, un nouveau terminal de passagers pour l’aéroport international
de Simferopol, et l’autoroute Tauride. Malgré ces investissements, l’occupation a eu pour effet
d’isoler l’économie criméenne et de déclencher plusieurs vagues de sanctions de la part des États-
Unis, de l’Union européenne et du Canada. La Russie se tourne à présent vers l’est et le sud pour
aider la Crimée à créer de nouveaux marchés, maintenant qu’elle a perdu ses débouchés naturels
ukrainiens.

19. La chancelante situation en Crimée a affaibli le discours du Kremlin sur l’efficacité de sa
gestion, en discréditant encore plus l’idée selon laquelle les anciennes républiques soviétiques
trouveraient un avantage à rejoindre l’union économique russe (Berman, 13 juillet 2017).
À quelques rares exceptions près, la plupart d’entre elles ont fui cette perspective. Pour elles,
conclure un traité commercial exclusif avec la Russie conduirait à une rapide dégradation de leur
propre développement, de leur souveraineté et de leurs débouchés économiques. L’occupation
russe a ainsi transformé la Crimée, dotée d’un potentiel de développement économique, en
redoute militaire isolée, totalement dépendante des transferts financiers russes. La péninsule a
désormais pour principale fonction d’appuyer les ambitions de la Russie, qui veut étendre sa
puissance militaire à toute la région de la mer Noire. Parallèlement, le nombre de marins russes à
Sébastopol a doublé (de 12 500 en 2014 à 25 000 en 2017), et la flotte basée dans le port s’est
fortement développée.

20. La Russie a aussi instauré une bulle déni d’accès et interdiction de zone (A2/AD)
extrêmement préoccupante pour ses voisins et pour l’OTAN, obligée de tenir compte de cette
présence militaire accrue dans ses propres plans de défense. Mais les sources d’inquiétude ne
s’arrêtent pas là : lors de la première annexion manifeste du XXIe siècle, la Russie a bafoué les
réglementations internationales en violant deux traités, le Traité d’amitié, de coopération et de
partenariat signé entre l’Ukraine et la Fédération de Russie en 1997, et le mémorandum de
Budapest, de 1994. En vertu de ce dernier texte, la Russie convenait pourtant d’être l’un des
garants de l’intégrité territoriale et de l’indépendance ukrainiennes (Ukraine Institute for the Future,
26 juin 2017).

21. Évidemment, l’Ukraine n’a pas seulement perdu son autorité sur la Crimée : depuis la
construction du pont russe sur le détroit de Kertch, ses navires de commerce subissent de
désespérants retards lorsqu’ils passent dans ce secteur maritime. Il en résulte d’énormes coûts
pour les ports ukrainiens de Marioupol et de Berdiansk, sur la mer d’Azov. Ces retards sont
orchestrés par la flotte russe, dont les inspections, qui duraient sept heures en moyenne en
juin 2018, sont passées à plus de cinq jours en novembre 2018. Ce n’est pas le fait du hasard si,
dans ces deux ports, les activités de manutention ont chuté respectivement de 70 % et 50 %,

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depuis que la Russie s’est arrogé la mainmise sur le détroit de Kertch en 2014. Tout porte à croire
que Moscou, dans l’exercice de sa campagne de pression sur l’Ukraine orientale, s’emploie à
étrangler délibérément ces deux ports, (Bond, Olearchyk et Seddon, 16 mars 2019). Il est à noter
que les États-Unis, le Canada et des pays européens ont imposé des sanctions supplémentaires à
la Russie après que les garde-côtes de son Service fédéral de sécurité (Federalnaïa Sloujba
Bezopasnosti, FSB) ont ouvert le feu sur des navires ukrainiens naviguant dans ces eaux et les
ont arraisonnés.

22. Les opérations menées sur les côtes par la Russie sont directement liées à la guerre qui
l’oppose depuis six ans à l’Ukraine orientale. Pendant ce conflit, le Kremlin a manifestement
apporté son soutien aux agents afin d’affaiblir le gouvernement central. Il a ouvertement utilisé des
tactiques militaires et hybrides pour entretenir les hostilités et a déployé des forces, tant régulières
qu’irrégulières, pour mener ces opérations illégales dans la région. En juillet 2020, le nombre de
soldats de l’armée régulière ukrainienne tués au combat s’élevait à environ 4 500, tandis que le
Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme situait entre 40 000 et 43 000 le
nombre total de morts, y compris civils, victimes du conflit entre le 14 avril 2014 et le 31 janvier
2019 (Miller, 26 février 2019).

23. La Russie est principalement engagée dans une occupation illégale, militaire, politique et
économique de l’Abkhazie et de la région de Tskhinvali ou Ossétie du Sud. Elle apporte sa caution
financière aux régimes abkhaze et sud-ossète et contrôle les décisions clés, bien que de manière
différente selon la région. Par exemple, l’élite politique d’Ossétie du Sud est pour l’essentiel
transplantée de Russie, ce qui n’est pas le cas en Abkhazie.

24. En raison des violations de l’accord de cessez-le-feu obtenu le 12 août 2008 sous l’égide de
l’UE, la situation en matière d’assistance humanitaire et de droits humains dans les régions
occupées de Géorgie et dans les territoires adjacents s’est considérablement détériorée ces
dernières années. La Fédération de Russie a renforcé sa présence militaire illégale sur le territoire
géorgien, en déployant 4 500 soldats et 1 300 membres du FSB dans les régions occupées. En
Abkhazie et en Ossétie du Sud, les bases militaires russes sont équipées d’armements offensifs
de pointe, notamment des chars d’assaut et autres véhicules blindés, des systèmes lance-
roquettes, ainsi que des systèmes de missiles anti-aériens SA-10 Grumble et des missiles
balistiques SS-21 Scarab. Les divisions armées russes participent régulièrement à des exercices
illégaux dans les territoires occupés. Depuis le début 2020, plus de 80 exercices se sont ainsi
déroulés dans les deux régions. Qui plus est, la Russie ne cesse de violer l’espace aérien et les
eaux territoriales géorgiennes.

25. Les troupes du FSB ont en outre érigé des clôtures de fil barbelé et des barrières le long de
la ligne de démarcation. Il en résulte que les familles sont séparées et que la population locale est
privée d’accès aux terres agricoles. Parmi les habitants de ces régions illégalement détenus, on
compte des femmes, des enfants, des personnes âgées, des malades mentaux, des membres du
clergé. Les résidents des territoires occupés, en particulier les Géorgiens d’ethnies autochtones,
sont ceux qui subissent le plus péniblement cette occupation illégale. L’échelle des violations des
droits humains comprend (de façon non limitative) les faits suivants : meurtres, torture et mauvais
traitements, enlèvements et détentions arbitraires, violations des droits de propriété, restrictions de
la liberté de mouvement, discriminations ethniques et linguistiques. Près d’un demi-million de
personnes ont été expulsées d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Les cas très médiatisés de torture et
d’assassinat de Géorgien déplacés, perpétrés par les régimes d’occupation, sont l’une des
conséquences les plus choquantes de ces occupations illégales. En usant de telles provocations
ainsi que d’instruments de guerre hybride, la Russie a provoqué une escalade du conflit, qui a
déstabilisé non seulement les territoires occupés de Géorgie, mais toute la région de la mer Noire.

26. La série de sanctions imposées à la Russie par suite de son agression a contribué à
dégrader le potentiel de la région. En réagissant du tac au tac, la Russie ne fait qu’augmenter les
coûts subis par sa population. Par exemple, la facture annuelle payée par les Russes pour leur

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alimentation s’est alourdie de 10 milliards de dollars, selon l’Académie russe d’économie nationale
et d’administration publique (The Moscow Times, 29 octobre 2019). Cela n’a pas assoupli le
régime de sanctions, bien au contraire. En janvier 2020, par exemple, les États-Unis en ont imposé
de nouvelles à des officiels soutenus par la Russie en Crimée, ainsi qu’à une compagnie
ferroviaire reliant la Russie à la Crimée par le pont du détroit de Kertch. La même semaine, l’UE a
elle aussi imposé des sanctions à ces mêmes individus. Il va de soi que cela engendre des coûts
pour l’Occident, étant donné que la Russie a rétorqué par des représailles du même ordre.

27. La Russie est un pays vaste et potentiellement prospère, bien que son PIB soit seulement
équivalent à celui de l’Italie, beaucoup moins peuplée. Les sanctions, la corruption omniprésente
et systématique, une démographie défavorable et une hostilité absolument injustifiée envers les
États voisins empêchent malheureusement la Fédération de réaliser son potentiel économique.
À cause de son incapacité à réussir sa transition économique et de la corruption extrême qui règne
dans le pays, elle continue à dépendre de ses exportations d’énergies fossiles pour assurer les
revenus de l’État, lequel consacre à son tour une part extraordinaire de cette richesse au
financement d’entreprises militaires hasardeuses. Il est peu probable que cette dynamique change
à brève ou même à longue échéance. Les voisins de la Russie doivent quant à eux prendre en
compte ces regrettables circonstances dans leurs plans économiques et sécuritaires. Pour l’OTAN,
cette situation malsaine représente un problème pour la sécurité et exige la mise en œuvre d’une
stratégie de dissuasion active pour la région dans son ensemble.

28. Bien sûr, même sans l’aventurisme russe, la région de la mer Noire aurait des défis à
relever. La corruption, par exemple, y entrave de longue date le développement économique.
Il incombe aux autorités locales et nationales ainsi qu’à leurs citoyens de traiter ce problème.
Mais il est vrai que la Russie l’a utilisé à son avantage. Le Kremlin a déployé son gigantesque
secteur énergétique non pas pour encourager le développement régional, mais pour faciliter ses
manœuvres de captation des États et favoriser des élites dans les pays faibles, situés à ses
frontières ou non loin. La corruption lui sert de toute évidence à utiliser des personnalités haut
placées, même dans certains pays qui s’opposent en théorie à ses ambitions hégémoniques sur la
région. La corruption sert plusieurs objectifs. Elle permet de cultiver et d’alimenter une classe
politique accommodante au sein des nations voisines. Elle aide aussi la Russie à saper le discours
de bonne gouvernance des démocraties occidentales et des pays en transition. Pour marteler son
propre message, la machine de propagande russe mène de massives campagnes de
désinformation.

29. Bien entendu, lorsque certains membres de l’élite, disposant de relations bien placées,
détournent systématiquement des fonds provenant de bailleurs internationaux et en principe
destinés à des projets d’intérêt commun, l’opinion publique penche vers le cynisme, et sa
confiance dans les institutions démocratiques s’émousse. Les sociétés en question se trouvent
alors plus perméables aux campagnes ultranationalistes, antidémocratiques et anti-occidentales.
Lesquelles, et ce n’est pas un hasard, coïncident avec le discours du Kremlin, diffusé non sans
cynisme via les réseaux sociaux et la propagande officielle. Ces campagnes trouvent un écho au
sein de ces sociétés auprès de collaborationnistes volontaires ou de faire-valoir involontaires, qui
ont un intérêt soit économique, soit politique dans l’anomie qu’engendre cette propagande.
La perte d’espoir envers le projet occidental s’accentue, y compris chez des nations
qu’enthousiasmait de longue date la perspective d’entrer dans la communauté occidentale – au
prix de très rudes efforts et d’un engagement aux valeurs démocratiques du marché libéral. Cela
alimente une perception de plus en plus courante selon laquelle règnent, dans certains pays de la
mer Noire, des oligarques déterminés à détruire l’espoir d’une réussite par le mérite, qui ouvre la
voie vers une gouvernance démocratique. Ceux qu’affligent les inégalités ne voient guère de
remèdes à une situation où des programmes subventionnés par l’Occident sont détournés pour
servir les intérêts des auteurs de captations d’États. Dans de telles circonstances, le discours en
faveur de la démocratie et de l’économie de marché semble pure rhétorique, ou guère mieux (Joja,
2019).

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III.   PRODUCTION, TRANSPORT ET SECURITE ENERGETIQUES EN MER NOIRE

30. La mer Noire est devenue un important foyer de politique énergétique. Après le golfe
Persique, elle abrite le plus vaste gisement mondial de pétrole et de gaz naturel. C’est aussi un
couloir d’approvisionnement en énergie d’importance cruciale. Les conflits nés de revendications
sur ses ressources, l’implication de puissances d’envergure régionale ou mondiale et les réseaux
en transformation constante qui acheminent l’énergie vers les marchés constituent autant
d’éléments de l’équation sécuritaire. Dans ce domaine également, la politique agressive de la
Russie dans la région est évidemment la principale source d’inquiétude. L’État russe, en plus de
s’être emparé de territoires en violation des lois internationales, a aussi exproprié sans
indemnisation – pour ne pas dire carrément volé – des actifs énergétiques. Il a prétendu détenir
des droits sur des gisements maritimes de pétrole et de gaz pourtant propriété légitime de
l’Ukraine. Le renforcement de la présence navale russe et l’accroissement constant de sa bulle
A2/AD ont en partie pour but de repousser une éventuelle contestation de ces revendications. Les
forces russes se livrent aussi à une usurpation (spoofing) de GPS maritimes à usage commercial
et militaire, afin de semer la confusion sur les voies navigables de la région, voire de tester leur
propre aptitude à se lancer dans une guerre économique contre d’autres fournisseurs d’énergie et
contre leurs capacités navales.

31. La lutte pour l’influence régionale se produit souvent par la voie du réseau, existant ou en
projet, d’oléoducs et gazoducs sillonnant la région ou le plancher de la mer Noire. Le contrôle de
ces conduites est d’une grande importance, non seulement pour la région mais aussi pour l’Europe
et pour la communauté transatlantique. Dans ce sens, un vaste jeu se trame dans la région de la
mer Noire. Il n’est nul besoin de creuser bien loin pour comprendre que les ambitions et
préoccupations en matière d’énergie sont des moteurs essentiels des tensions locales Pour ne
citer qu’un exemple, l’annexion illégale de la Crimée par la Russie n’est pas seulement une
aubaine pour ses forces militaires. C’est aussi un moyen pour la Russie d’émettre des
revendications au plus haut point douteuses sur des eaux riches en sources d’énergie, tout en
privant l’Ukraine d’un accès à des biens qui lui appartiennent de plein droit (Joja, 2020).
L’expansion militaire de la Russie en mer Noire, tout comme son intervention dans le conflit en
Syrie, doit par conséquent se comprendre comme le reflet d’une ambition stratégique de plus
vaste ampleur, visant à contrôler l’accès de l’Europe à des sources d’énergie vitales.

32. Parce qu’elle abrite l’une des plus grandes réserves mondiales en gaz et en pétrole et qu’elle
constitue un couloir de transit d’importance cruciale, la région de la mer Noire représente un pont
énergétique reliant les pays producteurs, comme la Russie, l’Azerbaïdjan et les États de la mer
Caspienne, aux grands marchés consommateurs d’Europe. La région de la mer Noire au sens
large est un important carrefour entre les voies est-ouest et nord-sud d’approvisionnement en
pétrole et en gaz. Le « grand jeu » en cours dans la région s’illustre de façon particulièrement
visuelle dans le réseau de pipelines qui quadrille ses territoires et ses fonds marins. Cependant,
ces voies d’acheminement ne se limitent pas à de simples moyens de transport énergétique : elles
traduisent aussi une politique d’affirmation de puissance et servent, au gré des circonstances, soit
à exercer une influence sur d’autres pays, soit à contrer la leur.

33. Inauguré en janvier 2020 et long de 930 km, le gazoduc TurkStream, qui relie la Russie à la
Turquie via la mer Noire, est emblématique de la dimension sécuritaire que revêt le réseau de
pipelines dans la région. Ce projet a pris son essor à la suite de l’annulation, en 2014, d’un autre
projet, celui du South Stream, destiné à transporter le gaz naturel russe vers l’Europe en passant
par la mer Noire et la Bulgarie. Lancé par la compagnie nationale russe Gazprom, il avait été
abandonné à la suite de l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, sur fond de litige entre cette
entreprise et l’UE à propos d’obligations réglementaires européennes. Gazprom avait par la suite
signé un protocole d’accord avec Botaş Petroleum Pipeline Corporation, entreprise nationale
turque, en vue de la construction du TurkStream. Celui se compose de deux gazoducs parallèles
reliant la Russie aux régions ouest de la Turquie, frontalières avec la Bulgarie et la Grèce.

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34. Le projet mené par Gazprom est à comprendre comme faisant contrepoids au projet du
couloir gazier sud-européen (Southern Gas Corridor, SGC) (CRS, 2020). La Commission
européenne a soutenu ce chantier visant à l’acheminement de gaz naturel depuis les régions de la
mer Caspienne et du Moyen-Orient vers l’Europe, dans le but de diversifier l’approvisionnement de
cette dernière en gaz naturel. Sous sa forme actuelle, le projet consiste en trois gazoducs qui
s’enchaînent : le gazoduc du Caucase du Sud (South Caucasus Pipeline, SCP) entre l’Azerbaïdjan
et la Géorgie, le TransAnatolien (TransAnatolian Pipeline, TANAP), qui traverse la Turquie, et le
TransAdriatique (TransAdriatic Pipeline, TAP), qui reliera la Grèce et l’Italie. Leur débit annuel est
de 16 milliards de mètres cubes, soit environ la moitié de celui envisagé pour le TurkStream.

35.     Malgré les inquiétudes croissantes concernant les risques sécuritaires liés au fait de donner
à la Russie, de plus en plus hostile, un moyen de pression supplémentaire sur le marché, à l’heure
où le Nord Stream 2 est bientôt en fonctionnement et où le TurkStream livre déjà du gaz vers le
sud, les espoirs nourris par l’UE de sevrer le continent de sa malsaine dépendance vis-à-vis du
gaz russe relèvent sans doute du vœu pieux. Conjugués, les deux projets russes rendent le couloir
gazier sud-européen moins concurrentiel. En théorie, pour relancer la compétitivité du SGC, il
faudrait le connecter aux gisements du Turkménistan, de l’Iran ou de ces deux pays à la fois. Le
problème est que la Russie bloquerait la construction d’un gazoduc sous la mer Caspienne pour
des motifs environnementaux et que l’Iran reste bien entendu soumis à de très strictes sanctions
américaines. En l’état, le SGC ne satisfait que 2 % de la demande européenne. En outre, s’il offre
des tarifs concurrentiels en Turquie et dans les pays d’Europe du Sud-Est, ce n’est pas le cas
dans ceux d’Europe occidentale. (The Economist, 5 janvier 2019).

36. Le Blue Stream, pipeline le plus profond au monde, achemine du gaz naturel de la Russie à
la Turquie centrale. Avant son inauguration en 2003, la Turquie importait du gaz russe via le
Trans-Balkan (TBP), qui traverse l’Ukraine et les Balkans orientaux (Moldova, Roumanie et
Bulgarie). Le TBP, qui représente toujours une voie d’acheminement primordiale pour les pays des
Balkans orientaux, demeure l’un des principaux gazoducs russes passant par le territoire
ukrainien. La Russie veut limiter la dépendance que suppose ce transit de gaz vis-à-vis d’un pays
avec lequel il est, en tout état de cause, en guerre. Réduire ses exportations par l’Ukraine est pour
elle un instrument économique, car cela lui permet d’exercer une pression politique sur le
gouvernement de Kiev tout en limitant les capacités de l’Ukraine à lui porter un préjudice
économique.

37. Considéré sous ce jour, le TurkStream récemment inauguré symbolise les complexes
ressorts politiques du transport d’énergie dans la région, l’évolution du degré d’interdépendance
économique et énergétique entre les trois grandes puissances de la mer Noire (Russie, Turquie et
Ukraine), les importants liens énergétiques entre les Balkans et les marchés européens, et, de
manière générale, les conséquences que la politique en matière de pipelines peut avoir sur la
sécurité énergétique européenne.

38. La Russie demeure le principal fournisseur de gaz naturel de l’Europe, ses exportations vers
l’Europe occidentale s’élevant à environ deux cinquièmes des livraisons totales.
Cet approvisionnement est moins sûr qu’il l’a été, car à trois reprises depuis 2014, la Russie a
coupé l’acheminement du gaz en direction de l’Europe via l’Ukraine (The Economist, 5 janvier
2019). L’Estonie, la Finlande, la Lettonie et la Bulgarie figurent parmi les pays de l’UE les plus
tributaires du gaz russe. À divers degrés, elles ont toutes compris que la Russie pouvait et voulait
se servir de l’énergie comme moyen de menacer leur sécurité nationale et leur bien-être
économique.

39. Environ 80 % des exportations de gaz naturel russe à destination de l’Europe transitent par
la région de la mer Noire. En 2009, la Turquie était au quatrième rang des importateurs de ce gaz
en Europe après l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche. Alors que la part du gaz naturel russe dans le
portefeuille de la Turquie était de 54 % en 2014, ce ratio était tombé à 34 % en 2019. De plus,

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l'Azerbaïdjan a remplacé la Russie comme principal fournisseur de gaz naturel de la Turquie pour
les sept premiers mois de 2020. En plus de répondre à ses besoins intérieurs en énergie, la
Turquie cherche à devenir un important pôle de transit énergétique. La moitié du gaz russe
acheminé par le TurkStream sera livré en Turquie, le reste étant dirigé vers d’autres marchés
européens, notamment la Bulgarie et la Serbie.

40. La Turquie n’a cependant pas que des fournisseurs russes. Le TANAP, qui transporte du
gaz naturel sur 1 841 km, fait partie de l’ambitieux couloir gazier sud-européen, dans lequel il relie
le gazoduc du Caucase du Sud au gazoduc Trans-Adriatique. Ce complexe achemine désormais
du gaz azéri de l’Azerbaïdjan à l’Italie en passant par la Géorgie, la Turquie, la Grèce, l’Albanie et
le plancher de la mer Adriatique. Beaucoup s’accordent à considérer cela comme un avantage
pour la sécurité énergétique européenne.

41. Si la mer Noire est désormais une voie de passage vitale pour une énergie indispensable à
l’Europe, c’est aussi le théâtre de conflits entre États qui compromettent la sécurité de son
approvisionnement en énergie. Après l’annexion illégale de la péninsule ukrainienne de Crimée, la
Russie a revendiqué le contrôle d’une zone économique exclusive (ZEE) riche en gaz offshore (les
estimations varient de 4 000 à 13 000 milliards de mètres cubes de gaz naturel). Selon un rapport
du ministère ukrainien de l’énergie, l’agression russe a fait perdre à l’Ukraine 80 % de ses
gisements de pétrole et de gaz, ainsi que d’importantes infrastructures portuaires. La Russie a
délibérément empêché l’Ukraine de mener à bien ses plans destinés à développer un secteur
intérieur du gaz et des autres énergies, tant conventionnelles que non conventionnelles, dans le
but de réduire sa dépendance envers le gaz russe en 2020 au plus tard (Umbach, 2014).

42. De plus, la mer Noire représentant un couloir essentiel d’acheminement d’énergie, la
militarisation de ses eaux a accru les capacités de la Russie à perturber l’approvisionnement de
l’Europe. Par conséquent, la sécurité maritime en mer Noire est inextricablement liée aux
problèmes que pose plus largement la sécurité énergétique dans la région et en Europe. En
période de tension internationale, la maîtrise des voies d’approvisionnement énergétique et des
points d’étranglement stratégiques par une puissance hostile peut lui servir d’instrument de
coercition et d’intimidation. Les menaces répétées de l’Iran de fermer le détroit d’Ormuz en cas
d’attaque militaire par les États-Unis rappellent de manière opportune l’arme efficace que constitue
le blocage de voies de transit énergétique par une intervention militaire.

43. Trois pour cent du pétrole mondial (principalement originaire de Russie et de la région
caspienne), transitent par les détroits turcs d’Istanbul et de Çanakkale, de même que de
substantielles livraisons de céréales en provenance de Russie et du Kazakhstan (Yackley, 2016).
Bien que la Turquie, fiable gardienne de ces étroites voies navigables, fasse avec vigilance
appliquer les lois internationales qui en régissent l’accès, les détroits reliant la mer Noire à la
Méditerranée sont des passages vulnérables. Et ils sont particulièrement cause d’inquiétude en
une période où le conflit en Syrie exacerbe les tensions entre Russie et Turquie.

44. Le renforcement de la connectivité énergétique représente un défi crucial pour les pays
riverains ou voisins de la mer Noire attachés à diversifier leur approvisionnement. Dans ce but,
plusieurs projets d’interconnexion et de transport de l’énergie progressent de façon visible. Un
pays comme la Roumanie, par exemple, qui était précédemment assez isolée de l’UE sur le plan
des infrastructures énergétiques, est parvenue à un meilleur degré d’intégration et se trouve donc
beaucoup moins vulnérable que par le passé aux ruptures d’approvisionnement. En 2019, par
exemple, Transgaz, fournisseur de gaz roumain, a annoncé des plans pour le gazoduc Podisor,
reliant la côte de la mer Noire au système de distribution national, et ce, à la suite de l’accord
Bulgarie-Roumanie-Hongrie-Autriche (BRUA) signé en 2016. Favorablement accueilli par l’Union
européenne, ce projet devrait arriver à son terme en 2021. Il comprendra un gazoduc de 308,4 km
entre le littoral de la mer Noire et Amzacea, dans le sud-est de la Roumanie, un nœud
technologique assurant l’interconnexion avec le Trans-Balkan, un autre nœud technologique avec

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