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CONFÉRENCE INAUGURALE Le travail des prescriptions François DANIELLOU «Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi» (Racine) Laboratoire d'Ergonomie des Systèmes Complexes «Je vous conseille de vous arrêter» dit le médecin. Université Victor Segalen Bordeaux 2 Cette prescription, à la différence d’un inter- nement d’office, n’aura d’effet sur l’activité du Case 55, 146 rue Léo-Saignat patient qu’à travers le débat que celui-ci va ins- 33076 BORDEAUX Cedex taurer entre différentes pressions qui s’exercent sur lui : j’ai trop de choses à faire, les collègues vont croire que je les laisse tomber, mais c’est vrai que je suis fatigué, etc. La question pour le patient n’est pas de respecter ou de ne pas respecter la prescription de son médecin : elle est de trouver, dans son activité, une issue à un conflit de prescriptions d’origines diverses. En quoi cette situation, dans laquelle chacun de nous peut se reconnaître, éclaire-t-elle la réflexion des ergonomes sur la notion de prescription ? 1 - UNE HISTOIRE CONTRE La forme de prescription par rapport à laquelle s’est construite l’ergonomie de l’activité est la prescription taylorienne, tentative de prédiction et de contrôle sans limite, à la fois de ce qu’il y a à faire, et de la façon de le faire. Tentative de «confinement» total, dirait Hatchuel (2000), qui définit le confinement comme «l’action (maté- rielle ou immatérielle) des concepteurs visant à rendre le travail prescriptible et prédictible». D’innombrables travaux ergonomiques ont mis en évidence la folie de cette volonté de prescrip- tion totale, du fait de l’inévitable variabilité qui règne dans toute situation de travail. Le travail humain est toujours nécessaire pour faire face à l’événement (Zarifian, 1995). Cette dénonciation du paradigme taylorien a produit de nombreux concepts majeurs pour l’ergonomie, vite reconnus comme essentiels également par d’autres disciplines : la différence entre travail prescrit et travail réel, la variabilité industrielle, les régulations mises en place par les travailleurs, la dimension cognitive de tout travail, la nécessité d’introduire des marges de manœuvre dans la conception des postes de travail, le rôle de l’expérience, etc. Mais cette configuration historique a également conduit les ergonomes, pour la plupart, à un rapport intime confusément négatif à la notion même de prescription. Chacun de nous a pu avoir l’impression que contribuer à des prescrip- tions pouvait d’une façon ou d’une autre le rendre complice de l’entreprise taylorienne. 9
Par François Daniellou SELF2002 Or, de nombreux constats nous invitent à repren- tion» est «une injonction de faire, émise par une dre à nouveaux frais cette question. Nous évo- autorité». Les ergonomes se sont d’abord prin- querons successivement : cipalement intéressés aux prescriptions prove- • le déficit de prescription nant de la hiérarchie, du service des méthodes, etc., et prenant la forme de procédures ou • la diversité des sources de prescriptions. consignes écrites. Puis nous tenterons d’en tirer quelques consé- L’important travail fait par Leplat (par exemple quences concernant : 2000) sur les tâches prescrites a montré qu’une • les «prescripteurs de métiers», les concep- partie de ces prescriptions ne prenaient pas teurs, les préventeurs, l’encadrement et la la forme d’une injonction en amont, mais se maîtrise matérialisait plutôt sous forme de contrôle en • le travail des ergonomes. aval. On peut prendre l’exemple des tâches d’un Professeur d’Université, dont la prescription «amont» dit seulement qu’il doit faire 192 heures 2 - LE DÉFICIT DE PRESCRIPTION d’enseignement et de la recherche, mais qui fait Les situations très taylorisées ne sont pas les très régulièrement l’objet d’évaluations systé- seules que les ergonomes ont été amenés à matiques de son activité d’enseignement et de analyser. Leurs interventions dans plusieurs recherche, en aval donc. Le travailleur concerné doit anticiper les formes de l’évaluation aval pour secteurs ont contribué à soulever des questions les transformer en objectifs amont. nouvelles par rapport au statut des prescrip- tions. Parmi ceux-ci, le milieu sanitaire et social Mais force a été de constater que certaines : prenons l’exemple d’un éducateur spécialisé, prescriptions de l’entreprise ne prenaient pas à qui l’on confie un adolescent, en lui disant : cette forme de prescriptions écrites ou de con- «il a des problèmes de drogue, dans sa famille trôles réglés a posteriori : elles sont directement il y a de l’alcoolisme et de l’inceste, tu fais incorporées dans la conception des moyens pour le mieux». On est ici typiquement dans le de travail. L’avancée automatique d’un tapis a domaine de la sous-prescription, où l’invention au moins la même valeur prescriptive qu’une tant des objectifs à atteindre que des moyens procédure définissant la cadence attendue. La pour les atteindre repose entièrement sur le prescription peut se matérialiser. travailleur, sans que celui-ci puisse mettre en Ce thème de la diversité des sources de prescrip- œuvre des règles connues, issues de l’histoire, tions a fait l’objet de développements importants pour construire les uns et les autres. Il est pro- dans Six (1999). Partant de l’exemple des chan- bable que cette sous-prescription joue un rôle tiers du bâtiment, il distingue : dans les problèmes de santé rencontrés par les travailleurs sociaux (Pezet, Villatte et Logeay, - les prescriptions «descendantes» venant de 1993). la structure organisationnelle. - et des prescriptions qu’il appelle «remon- On peut également rencontrer des situations où tantes», venant de la matière, du vivant, il y a une «prescription infinie» des objectifs, et du psychisme, des collectifs. Ces dernières une sous-prescription totale des moyens pour sources de prescription, moins classiques les atteindre. Tel est par exemple le cas des situa- que la structure organisationnelle, méritent tions de service où l’objectif est «la satisfaction qu’on s’y arrête. complète du client» (Bartoli, 1998 in Dejours et coll. 1999). On peut aisément imaginer le type de La prescription peut «remonter» de la matière dérives ou de conflits que peut entraîner une telle travaillée. Le béton qui ne «veut» pas sécher, prescription infinie. la colle qui ne prend pas, la carcasse de bovin qui porte un abcès, s’opposent à la prescrip- Sauvagnac (2000) classe différents types de tion hiérarchique qui demande de finir vite. La tâches suivant le caractère plus ou moins précis matière a ses lois, la matière, dans certains cas, de la prescription sur les objectifs à atteindre tend à faire la loi. d’une part, et sur les moyens de l’atteindre, d’autre part. Tous les cas de figure existent dans la réalité Lorsque «la matière» du travail est humaine, la des situations que nous rencontrons. prescription vient aussi du client, du patient, de l’élève : la prescription que représente la sonnette du malade vient en conflit avec celle qui program- 3 - LA DIVERSITÉ DES SOURCES me l’heure de distribution des médicaments. DE PRESCRIPTION Une autre source de prescriptions peut être le L’acception la plus classique du mot «prescrip- collectif de travail : la collègue qui demande 10
CONFÉRENCE INAUGURALE à une aide-soignante de l’aider à déplacer un Cet inventaire des prescriptions descendantes malade, le compagnon en amont qui n’a pas le et «remontantes» a l’extrême avantage de mon- temps de finir une pièce et qui la laisse passer trer la diversité des injonctions, des pressions pour que je la termine… qui s’exercent sur l’activité de tout travailleur, quant aux objectifs à atteindre et quant à la Mais le travailleur lui-même est aussi porteur de manière de les atteindre. Elles invitent à pas- ses propres sources internes de prescription : ser d’une définition de la prescription comme en premier lieu ses valeurs, qui lui prescrivent «injonction de faire émise par une autorité» à ou lui interdisent telle ou telle forme d’interaction une approche en termes de prescriptions multi- avec les autres. ples, «pressions diverses exercées sur l’activité De la même façon, le biologique, le vivant a ses de quelqu’un, de nature à en modifier l’orienta- lois, qui peuvent s’imposer au travailleur ou le tion» : de ce point de vue, l’autorité n’est pas rappeler à l’ordre : à trois heures du matin, rien la seule source de prescription, la prescription ne sert de prescrire une attention équivalente à n’est pas toujours un énoncé explicite, et elle celle disponible dans l’après-midi ; inutile non n’est pas toujours intentionnelle. plus de prescrire qu’un travailleur doit mémo- La question qui se pose au travailleur concerné riser 15 chiffres énoncés une seule fois, lire à n’est alors pas seulement de respecter ou de 50 m des caractères de 2 cm, etc. Les lois du ne pas respecter la prescription émanant de sa corps peuvent entrer en conflit avec les pres- hiérarchie : travailler, c’est mettre en débat une criptions officielles. diversité de sources de prescription, établir des priorités, trier entre elles, et parfois ne Il en va de même de la subjectivité : Llory (2001) pas pouvoir les satisfaire toutes tout le temps. souligne par exemple le caractère surréaliste de Schwartz (2000) parle de «débat de normes», prescriptions qui indiquent que des travailleurs entre les «normes antécédentes» et les propres du nucléaire ne doivent pas être stressés dans le normes de vie de chacun. cas d’un accident grave. Les «normes antécédentes», hétérodéterminées, A cet ensemble de prescriptions descendantes et celles que le travailleur trouve en arrivant, com- «remontantes», il faut ajouter la «prescription de portent, dit-il, une ambiguïté fondamentale : pour la façon de penser». Les mots et les concepts qu’il partie, elles relèvent du «patrimoine relativement est possible d’utiliser dans une entreprise, dans et provisoirement stabilisé de l’humanité comme un milieu, à un moment donné, constituent aussi totalité» (“tu ne tueras point”). Pour partie, elles une injonction sur les formes de pensée. Bourdieu reflètent la division du travail et les rapports de (1982) soulignait que tout énoncé concernant le pouvoir à un moment donné. monde social, sous l’apparence de décrire, est Mais «les hommes, les collectifs, les groupes avant tout une prescription. Thématiser la «résis- humains font toujours interférer avec la norme tance au changement», par exemple, ouvre sur hétérodéterminée leurs propres normes de vie» des formes de pensée très différentes d’une appro- (Schwartz, 1992, p. 158)… C’est ce que l’auteur che en termes de «difficultés d’apprentissage». appelle le processus de «renormalisation» : De même, parler de «travail manuel» n’est pas «de multiples ajustements humains s’efforcent la même chose que de parler «d’activité cognitive de rendre vivable l’invivable normalisation des dans les tâches répétitives». Schwartz (2000, p. temps et mouvements : resingulariser les modes 74) écrit «le choix d’user ou non de tels concepts productifs, les rythmes, l’histoire des milieux, la est bien un choix […] d’autoriser ou non à ses qualité des objets» (Schwartz, 2000, p. 612). semblables l’accès à certains niveaux de l’être». De «C’est cette confrontation de normes qui peut même, Hatchuel (2000) souligne : «toute démar- rendre compte de modalités plus ou moins che de connaissance est par essence prescriptive fécondes de traitement de l’écart entre travail : déclarer qu’une chose est connaissable ou qu’on prescrit et travail réel, entre division des tâches a mis au point des méthodes pour la connaître, imposées à l’étroit et solidarités industrieuses c’est nécessairement prétendre prescrire à autrui ambivalentes mais nécessaires…» (Schwartz, ce qu’est cette chose». Cette alerte sur le carac- 1992, p. 159). tère prescriptif des concepts vaut à la fois pour les concepts scientifiques et professionnels mis Le débat de normes se joue toujours à deux en œuvre par l’ergonome, et pour les concepts niveaux (Six, 1999) : managériaux. Les idéologies managériales d’un - d’une part «à l’intérieur» du travailleur lui- moment (sur la qualité, le service, le client, même ; etc…) contribuent à prescrire de façon considé- - d’autre part, de façon plus ou moins explici- rable (mais discrète) l’activité des employés, des te, plus ou moins ouverte, entre les acteurs ouvriers, et de l’encadrement. de l’entreprise. 11
Par François Daniellou SELF2002 Le débat de normes, la confrontation des pres- 4 - LE TRAVAIL DES PRESCRIPTEURS criptions est d’abord une «affaire intérieure» : confronté à une multiplicité de sources de pres- Si tout travailleur se trouve pris dans de multi- cription, le travailleur doit prioriser, trier, renon- ples rapports de prescriptions, certains font, plus cer à certaines. Il est toujours en tension entre que d’autres, profession de prescrire. C’est le cas «l’usage de soi par soi», et «l’usage de soi par par exemple, «du» législateur, de l’organisateur, les autres» (Schwartz, 1992 p. 57). Ces débats du préventeur, mais aussi du concepteur. Les intérieurs contribuent à la construction du sujet uns et les autres contribuent à tracer le cadre du : «un individu [se comporte] en sujet par ses travail futur. Mais un enjeu très important réside délibérations sur des valeurs contraires, des dans le rapport entretenu avec ce futur. procédures antagonistes, des projets incom- Les marins savent que l’on «prédit» la marée, patibles ou contradictoires, et [restructure] au mais que l’on «prévoit» le temps (Six, 1999). En terme provisoire de ces délibérations ses systè- effet, la probabilité de se tromper en établissant mes internes…» (Curie, 2000, p. 19). Schwartz, les horaires de marée est très faible, alors que lui, ne parle pas de sujet mais de «corps-soi» la prévision météorologique comporte une part : «ce corps, ce même corps, qui tente de faire d’incertitude importante. Quelle ouverture sur face à toutes les situations de la vie, ce “soi” l’incertitude comporte le travail du prescripteur de l’usage de soi, à l’épreuve de toutes les ? circulations entre “travail” et “non-travail”, ce corps qui lie le synchronique au diachronique, D’un côté, celui de la prescription taylorienne, se est tout ensemble le corps biologique, le corps trouve la volonté de prédire totalement le travail, “biographique” qui porte les stigmates de sa et de faire le nécessaire pour que la prescription tentative d’inscription dans l’être social, le corps se réalise. De l’autre, se situe une approche en parlant et signifiant, le corps culturel et histori- termes de «préparation du travail» (Six, 1999). que» (2000, p. 609). Mais, bien évidemment, Parer, en termes de marine, signifie «tenir prêt ces «dramatiques d’usage de soi» (1992, p. 57) à servir». Pré-parer le travail, c’est disposer à peuvent aussi avoir un coût. Clot (1999) souli- l’avance ce qui sera nécessaire dans un temps gne que le coût humain du travail ne réside pas plus ou moins lointain. Composante normale de seulement dans ce que l’on fait, mais aussi dans l’activité de chacun, ce peut être aussi la fonction ce que l’on voudrait faire et que l’on ne parvient spécialisée de certains travailleurs. Anticiper les pas à faire. Les prescriptions qui n’ont pas pu situations productives pour mettre à disposition être prises en compte coûtent. ce qui sera nécessaire, en termes d’outils, de Le débat de normes peut s’ouvrir au sein du règles, de connaissances utiles : fonction noble, collectif de travail : celui-ci produit son propre dont toute la valeur est reconnue dans certaines niveau de règles, «autonomes», (De Terssac, professions (la préparation d’un arrêt de tranche 1992), qui ne se superposent ni aux propres nucléaire, d’un bloc opératoire ou d’une expé- normes de vie de chacun de ses membres, ni rience spatiale). Toute la question est celle du aux règles formelles de l’entreprise. débat autour de la description des situations pour lesquelles on prépare le travail : Le débat de normes est aussi toujours présent au niveau de l’entreprise elle-même. Il y prend • les situations envisagées sont-elles seulement les formes très variables que permettent les les situations normales, souhaitées, de produc- rapports sociaux locaux du moment : plus ou tion ? quelles variabilités sont prises en compte moins ouvertes, plus ou moins pertinentes, plus ? ou moins violentes. Hatchuel (2000) souligne que • comment est intégré le fait de préparer des la prescription n’est jamais unilatérale. Il développe moyens de travail permettant une diversité une approche en termes de «rapports de prescrip- de réponses opératoires, suivant les confi- tion», de «prescriptions réciproques» entre tous gurations de la situation et des personnes en les groupes d’acteurs de l’entreprise. Les formes présence ? que prennent ces rapports de prescription récipro- • comment ceux qui ont en charge la prépara- que sont évidemment très dissemblables quant à tion intègrent-ils qu’ils ne sont pas la seule leur pertinence, leurs résultats productifs, et leurs source de prescription, que leur prescription effets sur la santé des travailleurs concernés. ne prendra de sens que dans sa confronta- L’ergonome qui arrive dans une situation avec tion, au sein de l’activité, avec toutes les ses propres normes arrive toujours dans un autres sources de prescription ? milieu saturé de débats personnels et collectifs. • quels sont les processus mis en place pour Nous reviendrons tout à l’heure sur quelques pouvoir anticiper partiellement ces débats conséquences pour son intervention. de normes qui auront lieu dans le travail, en 12
CONFÉRENCE INAUGURALE associant par avance les intéressés à la pré- ce que Six (1999) appelle «l’espace social de paration de leur travail futur ? construction de la prescription». Il a notam- • quelles sont les dispositions prises pour assu- ment développé cette notion à propos de mer le fait que, quelle que soit la qualité de la la préparation collective du travail sur les préparation, toutes les situations ne peuvent chantiers de bâtiment : mettre en place des pas être anticipées, et qu’il est nécessaire de discussions collectives, avec l’encadrement prévoir des formes de recours et de régula- de chantier, avant les phases les plus difficiles tions explicites en temps réel ? de la réalisation de l’ouvrage, se révèle positif à la fois en termes de qualité de la réalisation Ces interrogations dessinent aussi quelques-unes et en termes de prévention des accidents. des composantes du travail de l’encadrement et • Dans ce but, l’ergonome peut notamment de la maîtrise, tout au moins quelques-unes des contribuer à la structuration des processus composantes du métier que beaucoup d’entre de conception pour que les débats de normes eux souhaiteraient exercer : puissent y prendre place de façon formelle. • préparer le travail d’une façon qui favorise Tous les efforts engagés par la communauté sa réalisation dans les situations réelles ; professionnelle en matière de conduite de • favoriser, en temps réel, le repérage des projets visent à permettre que les étapes de contradictions entre différentes sources de conception puissent anticiper certaines des prescriptions qui pèsent sur les travailleurs, contradictions que les opérateurs rencontre- contribuer à la construction de compromis ront dans leur travail. Le développement des immédiats efficaces et moins coûteux, et connaissances sur l’activité de conception animer, sur le long terme la capitalisation (par exemple De Terssac et Friedberg, 1996, des enseignements de ces situations, en Martin, 2000) a favorisé la construction de participant à une évolution des règles de méthodes de plus en plus pertinentes. l’entreprise et des moyens de travail. Les formes de la contribution des ergonomes à Ces composantes de la fonction d’encadrement cette conduite de projet sont multiples : ne sont évidemment pas présentes dans nombre - ils fournissent des «repères prescriptifs» de discours sur le management où la question généraux, dans les domaines où les con- du travail n’a généralement pas sa place. Elles ne naissances sont les plus stabilisées (par peuvent pas non plus toujours se réaliser, du fait exemple anthropométrie, éclairagisme, etc.) de la multiplicité des contraintes qui pèsent sur - ils contribuent à structurer le processus l’encadrement et la maîtrise. Mais elles peuvent, de conception pour favoriser l’existence pour l’ergonome, constituer une cible d’action. d’un «espace social de construction de la prescription», permettant la rencontre de 5. L’ERGONOME ET LES DÉBATS plusieurs acteurs, de plusieurs logiques ; DE PRESCRIPTIONS - ils alimentent ces débats par une descrip- tion du travail actuel et des simulations du Les développements qui précèdent dessinent de travail futur ; nombreux champs d’action aux ergonomes par rapport aux débats de prescriptions dans l’entre- - ils pèsent sur ces débats, avec leurs prise. Recensons-en quelques-uns. propres critères liés au travail humain, à ses résultats productifs et ses effets en • L’analyse du travail est une manière d’expli- termes de santé et de développement citer et de mettre en débat la diversité des sources de prescription qui pèse sur l’activité - ils contribuent à proposer des solutions, des travailleurs. De faire reconnaître, donc, que qui ouvrent le champ à la pensée et à l’ac- les travailleurs «n’ont pas que cela à faire» tion collective (Coutarel et coll., 2001) de suivre la prescription officielle, qu’ils sont - dans certains cas, ils disposent d’un man- confrontés à beaucoup d’autres sources de dat, d’une délégation des responsables, qui prescription, et qu’un «travail de qualité» ne les conduisent à arbitrer une partie de ces peut pas être jugé à la seule aune de la con- débats (Grall et Martin, 2000). formité du produit aux critères formellement • Les ergonomes peuvent également intervenir préétablis. sur l’organisation du travail et le processus • L’ergonome peut contribuer à la mise en place de production de règles (Carballeda, 1999 de lieux et de formes de débats entre les pres- [1997]). L’organisation comporte toujours criptions descendantes et les prescriptions indissociablement deux facettes : une struc- remontantes : favoriser le développement de ture organisationnelle –un organigramme, 13
Par François Daniellou SELF2002 des règles, des procédures, des moyens de n’est pas de lui demander de le devenir, mais travail– et une activité sociale, qui produit ses d’assumer le fait qu’il l’est de toute façon : propres règles «autonomes» (De Terssac et • L’ergonome prescrit des concepts alternatifs Lompré, 1996 [1995]). La confrontation des à ceux qui existent dans l’entreprise : par règles formelles et des règles autonomes exemple sur le travail (Duraffourg, e.g. 1997), se produit le plus souvent sous forme de sur la santé, sur le «changement des compor- «régulations chaudes», dans le quotidien tements», etc.. du travail. La contribution de l’ergonome peut être double : d’une part, contribuer à • L’ergonome prescrit une reformulation de la la mise en place de «régulations froides» où demande, éventuellement un enrichissement les règles, les prescriptions, puissent être des objectifs du projet. débattues. Mais aussi d’autre part, indissocia- • L’ergonome prescrit un ensemble d’interlo- blement, alimenter ces régulations froides par cuteurs auxquels il veut avoir accès et qui une bonne connaissance des interactions qui doivent avoir un «droit au jeu» dans la démar- se jouent au quotidien dans les interactions che. chaudes. Cette approche permet également de favoriser la structuration des boucles de • L’ergonome prescrit les limites de sa mission régulation en temps réel, pour diminuer le et les compléments nécessaires : «non, la coût des régulations chaudes. carte de bruit prévisionnelle, je ne fais pas, • Un développement important des dernières mais je peux vous conseiller un acousticien». années concerne la prise en compte directe • L’ergonome prescrit l’analyse de l’existant du travail de l’encadrement et de la maî- pour aborder toute transformation. trise (Carballeda, 1999 [1997], Bouffartigue, • L’ergonome prescrit des formes souhaitables 2001, Six, 1999 , Mascia, 2001). L’ergonome de la conduite de projet, des étapes, des peut aider à faire reconnaître comme un acteurs indispensables, des groupes de tra- travail l’activité des responsables, et à faire vail, des formes de discussion. prendre au sérieux les coûts humains qui en résultent. Il peut contribuer à ce que • L’ergonome prescrit les ressources à mettre en la préparation du travail et la facilitation œuvre pour traiter le problème posé, et notam- du traitement en temps réel des conflits ment le volume de sa propre intervention. de prescriptions, mentionnées ci-dessus, • L’ergonome prescrit de nouvelles manières de deviennent des composantes effectives de décrire le travail. l’activité de l’encadrement et de la maîtrise. • L’ ergonome peut participer à la compréhen- • L’ergonome prescrit des «objets intermédiaires» sion des difficultés rencontrées dans l’usage qui vont structurer la conception collective. des prescriptions formelles (Bisseret, 1995, • L’ergonome prescrit des objectifs de concep- Llory et LLory 1998, Jeffroy et coll., 1998, tion («il faut qu’il y ait 500 lx», «il faut que ce Leplat, 1998, Veyrac, 1998). Il peut également soit accessible en fauteuil roulant») et des cri- s’investir dans la participation à la conception tères d’acceptabilité des solutions : «on ne peut des procédures et consignes, pour assurer pas laisser seulement 60 cm pour le passage» une meilleure compatibilité avec les situations effectivement rencontrées (Mazeau, 1998, Ces différentes prescriptions de l’ergonome ne Villena, 2001b). prennent pas la même forme, ne se jouent pas avec les mêmes interlocuteurs, n’entrent pas en • L’ergonome peut enfin participer au processus débat de la même façon avec d’autres sources de production de la loi (certains ont dû le faire de prescription. pour la circulaire du 18 Avril 2002 sur l’évalua- tion des risques professionnels), des normes Mais assumer que, à travers ces différentes internationales, etc. composantes de son action, l’ergonome joue, avec d’autres, un rôle de prescripteur, cer- tes porteur d’une logique différente, mais de 6. L’ERGONOME, UN PRESCRIPTEUR prescripteur quand même, nous semble avoir PARMI D’AUTRES beaucoup d’avantages : Quelles que soient les formes de sa contribution • Cette acceptation évite à l’ergonome de se au débat sur les prescriptions, la conclusion considérer comme le représentant de «la de ce développement est que l’ergonome est vérité scientifique», face à l’obscurantisme un prescripteur parmi d’autres. Notre position qui régnerait dans les processus d’adminis- 14
CONFÉRENCE INAUGURALE tration et de gouvernement des entreprises. la relation de l’ergonome avec des personnes particulières, et sur le fait que tout ne peut pas • Elle l’oblige à reconnaître qu’il y a beaucoup de être public. Cette position entrait en écho avec «vérités» en présence – dont la «vérité» des des préoccupations exprimées dans (Daniellou, enjeux de survie économique de l’entreprise, 1999 [1992]). Toutes les interventions que j’ai et que la «bonne gestion» signifie la recher- faites depuis m’ont amené à rechercher, non che permanente de compromis provisoires pas laquelle des positions devait se substituer et réactualisés entre la diversité des pres- à l’autre, mais comment pouvait se gérer, dans l’intervention, la nécessaire tension entre les sions qu’exercent les différents acteurs dont deux, entre la part de l’activité de l’ergonome le jugement peut mettre en péril la survie de qui s’inscrit publiquement dans les relations l’entreprise (Carballeda, 1999 [1997]) sociales, et la part compréhensive et quasi-privée • Elle lui permet de percevoir des rapports de de relations avec des responsables particuliers (qu’ils soient cadres ou représentants syndi- proximité entre sa fonction et celle d’autres caux). Je suis particulièrement sensible aux ten- prescripteurs (concepteurs, cadres, préven- tatives de Villena (2001a, 2002) pour formaliser teurs…), qui tous doivent gérer une configu- cet équilibre dynamique. ration complexe d’enjeux et de contraintes. Accepter de se reconnaître comme un pres- • Elle l’oblige à reconnaître la nécessité de pren- cripteur parmi d’autres implique, certainement, dre position – et non simplement d’éclairer pour l’ergonome des contraintes particulières. par ses descriptions du travail les débats Notamment la contrainte de «l’inconfort intellec- entre les autres acteurs. De ce fait, elle l’oblige tuel» dont parle si souvent Schwartz (2000, p. 585 à assumer la responsabilité de ces positions sqq). Il s’agit pour nous de la nécessité à la fois : (Martin et Daniellou, 1996) et des méthodes mises en œuvre pour les promouvoir et les - d’adopter des positions nettes dans les pro- défendre, mais non la responsabilité des arbi- jets («non, on ne peut pas faire ça comme trages faits par d’autres. ça»), - d’accepter que nos positions se confrontent Parmi les responsabilités qu’il lui faut assu- dans l’action à d’autres qui ont également mer, se trouve notamment la responsabilité des leur légitimité, méthodes qu’il met en place pour que son point - et de nous doter des forces de rappel qui de vue influence l’issue des débats et les déci- nous permettent de percevoir les limites de sions finales. Sur ce thème, dans la communauté certaines de nos certitudes les mieux éta- ergonomique française, deux positions opposées blies, et de les faire évoluer. Ceci suppose la sont revendiquées : mise en place de dispositifs qui permettent • d’une part, la position du «tout public», selon à l’ergonome de se confronter à sa commu- laquelle l’ergonome met ses constats en cir- nauté professionnelle, aux exigences des culation dans un cadre social qui permet disciplines scientifiques, et au débat social que l’ensemble des partenaires en prennent (Schwartz, 2000). connaissance simultanément (par exemple, un dispositif du type CHSCT ou groupe de Dire que l’ergonome est un travailleur de la suivi). Selon ce modèle, les destinataires des prescription me paraît exactement à l’opposé modèles produits par l’ergonome sont «les d’une position qui consisterait à soutenir que forces sociales de l’entreprise» ; son point de vue serait une vérité indiscutable qui s’imposerait aux autres acteurs. C’est bien, • d’autre part, la position du «colloque singu- au contraire, une invite à élaborer collectivement lier», où les destinataires des constats et des toutes les conséquences de cette identité. prescriptions de l’ergonome sont des person- nes particulières, notamment les responsables des décisions stratégiques, (qui peuvent avoir RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES des statuts divers dans l’entreprise). Selon ce BISSERET, A., Représentation et décision exper- modèle, les destinataires des modèles produits te, Psychologie cognitive de la décision chez les par l’ergonome sont des personnes particuliè- aiguilleurs du ciel, Toulouse : Octarès Editions. res, des travailleurs chargés de décider. BOUFFARTIGUE, P., 2001, Cadres, la grande rup- Que l’on me permette ici une parenthèse per- ture, Paris : La Découverte sonnelle. Jusqu’en 1993, au CNAM, j’ai appris et BOURDIEU, P., 1982, Langage et pouvoir symboli- contribué à diffuser le modèle du «tout public». que, coll. Points Essais A cette date, en arrivant à Bordeaux, j’ai décou- vert à travers J. Escouteloup et C. Martin le CARBALLEDA, G., 1999 [1997], La contribution «modèle Christol», c’est-à-dire l’insistance sur des ergonomes à lʼanalyse et à la transformation de 15
Par François Daniellou SELF2002 lʼorganisatio du travail, Thèse de Doctorat dʼErgo- MARTIN, C., 2000, Maîtrise dʼouvrage, maîtrise nomie CNAM, Coll. Thèses et Mémoires, Bordeaux dʼœuvre, construire un vrai dialogue, Toulouse : : Editions du Laboratoire d'Ergonomie des Systèmes Octarès Editions Complexes, Université Victor Segalen Bordeaux 2 MARTIN, C., DANIELLOU, F., 1996, Pouvoirs CLOT, Y., 1999, La fonction psychologique du tra- et responsabilités de lʼergonome, Performances vail, coll. Travail Humain, Paris : PUF Humaines et Techniques, Hors-Série, pp 22-27 COUTAREL, F., ESCOUTELOUP, J., MÉRIN MASCIA, F., 2001, Contribution de lʼergonomie à S., PETIT, J., (textes rassemblés par), 2001, lʼanalyse de lʼactivité de lʼencadrement de proximité, Lʼergonome et les solutions, coll. 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