CRITIQUES - Revue des Deux Mondes

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CRITIQUES

LIVRES                            CINÉMA
148 | La foi est un artisanat,    167 | Quentin, Martin et Todd
      la littérature aussi             › Richard Millet
     › Patrick Kéchichian
                                  E XPOSITIONS
150 | Henri de Régnier :          169 | Barbara Hepworth,
      cinquante ans de critique         la sculpture dans le paysage
     › Jean-Baptiste Baronian
                                       › Bertrand Raison
153 | Entretiens avec Anna
                                  DISQUES
      Akhmatova
     › Frédéric Verger            172 | Pour clore l’année Berlioz
                                       › Jean-Luc Macia
164 | La tentation de vivre
     › Stéphane Guégan
critiques

         LIVR E S
         La foi est un artisanat, la littérature aussi
         › Patrick Kéchichian

      U
                  n petit livre qui ne pèse pas bien lourd, que l’on pourrait ne
                  pas même remarquer sur l’étal du libraire. Quelques pages
                  rédigées par une jeune fille de 21 ans, étudiant le journalisme
      et l’écriture littéraire dans l’Iowa, loin de la Géorgie où elle est née,
      où elle reviendra vivre et mourir. Nous sommes en 1946-1947 dans le
      Sud profond, protestant, ce que l’on nomme la « ceinture biblique »
      de l’Amérique, où un grand nombre de sectes ont ouvert boutique.
      Flannery O’Connor, la jeune fille en question, elle, est catholique.
      Sa foi n’est pas d’abord culturelle ou familiale, mais personnelle,
      constamment pensée, réfléchie. En peu d’années – puisqu’elle meurt
      en 1964, à 39 ans, d’un lupus érythémateux, comme son père avant
      elle – elle va devenir l’un des très grands écrivains du XXe siècle. Et
      cela avec seulement deux romans et une trentaine de nouvelles, et
      aussi quelques écrits divers, lettres, conférences, essais et critiques lit-
      téraires, qui témoignent d’une intelligence toujours en éveil et d’une
      lucidité sans concession (1). La puissance de cette œuvre est indisso-
      ciable de sa foi catholique. L’intéressée l’affirme elle-même : « Ce que
      j’écris, la manière dont j’écris, ne s’explique que par le fait que je suis
      catholique… » L’« événement de la grâce » reste donc l’axe de toute sa
      création, habitée par l’« ultime conviction que l’univers a un sens ».
      Dans ces pages brûlantes, il y a du Bloy et du Bernanos (qu’elle lit, à
      cette même époque, avec passion), mais aussi du Faulkner, un Faulk-
      ner qui concevrait le mal comme un mystère à sonder, non une fatalité
      à constater.
          Durant cette brève période (janvier 1946-septembre 1947), ­Flannery
      O’Connor tient donc une sorte de journal religieux et intime, dont
      elle détruira elle-même certaines pages. L’existence de la romancière
      se déroulant sous le signe de l’urgence – même si les premiers symp-
      tômes de sa maladie ne sont pas encore apparus –, son apprentissage ne
      peut être que rapide. Elle doit aller droit au but. Pas de langueurs, pas

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d’états d’une âme hésitante, incertaine de ce à quoi, à qui, elle prête foi,
mais un esprit en mouvement, tout en agilité, mentale et spirituelle. La
prière, ici, est une méditation, un approfondissement de la conscience :
« J’aimerais mettre de l’ordre dans les choses afin de me sentir d’un seul
tenant spirituellement. […] Ne peut-on échapper à soi-même ? Pour
entrer dans une réalité plus grande ? […] Si je dois travailler dur, cher
Dieu, que ce soit une manière de te servir. J’aimerais être intelligem-
ment sainte. » Ce Journal (2) est aussi une vive et constante interroga-
tion de la vocation d’écrivain. Mais là non plus, pas de tergiversations…
    Souvent, lorsqu’un écrivain s’observe lui-même écrivant, publiant,
la question de la gloire, ou plus modestement de la notoriété, se pose
aussitôt, envahissante, torturante parfois. On souffre alors avec l’aspi-
rant. Ou bien on sourit, avec compassion et ironie, devant les ruades
orgueilleuses de son moi en ébullition… Avec Flannery O’Connor, ce
stade est d’emblée enjambé. En fait, elle n’eut pas à en passer par là.
On sait qu’elle n’idéalisa pas son métier, qu’elle chercha simplement à
vivre de sa plume, se préoccupa d’être rémunérée pour son travail par
les éditeurs, les journaux. À son « cher Dieu » (dans sa spontanéité,
cette simple interpellation est admirable de fraîcheur et de respect),
elle s’adresse en ces termes : « Ne me laisse pas accroire […] que je
fus autre chose que l’instrument de ton histoire, exactement comme
la machine à écrire fut mon instrument. » Et un autre jour : « Je t’en
prie, cher Dieu, aide-moi à devenir un bon écrivain et à obtenir qu’un
autre texte soit accepté. » Notez ce passage, simple, évident, sans fio-
riture ni mensonge, entre une demande haute, générale, et une autre
(la même en réalité), concrète, immédiate, intéressée. La littérature
est peut-être un métier, elle est d’abord, assurément, un artisanat, un
« artisanat esthétique » pour être plus précis. Ce labeur, O’Connor le
relie naturellement, sans hésitation ni doute, à sa foi : « Le mot “arti-
sanat” prend en charge le point de vue travail et le mot “esthétique”
le point de vue vérité. Point de vue. Ce sera l’épreuve d’une vie sans
couronnement. » Puis cette affirmation centrale, à laquelle seule la foi
peut donner sens : « Quand quelque chose est achevé, il ne peut être
possédé, si ce n’est l’épreuve. » Nous sommes loin, convenons-en, du
couronnement de l’écrivain dans la société des Lettres !

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          Ce Journal de prière a donc deux éminentes qualités, ou objectifs,
      qui ne se trouvent pas souvent associées : l’intelligence du sens de l’acte
      littéraire et celle qu’on met à vivre dignement, sans tapage, selon Dieu.
      Étant entendu que le seul « moyen » de parvenir à cette harmonie
      « doit être la grâce ».
      1. Une édition des Œuvres complètes fut publiée dans la collection « Quarto », chez Gallimard, en 2009.
      2. Flannery O’Connor, Journal de prière, traduit par Alain Sainte-Marie, Actes Sud, 2019.

          LIVR E S
          Henri de Régnier : cinquante ans
          de critique
          › Jean-Baptiste Baronian

      D
                  es idées toutes faites collent à la réputation d’Henri de
                  Régnier (1864-1936). La principale d’entre elles consiste
                  à dire – et à répéter – qu’il n’a jamais eu d’enthousiasme
      que pour le passé et n’a été qu’un esthète désenchanté égaré parmi ses
      contemporains et parmi ses pairs à l’Académie française (il y sera élu le
      5 février 1911 au fauteuil de Melchior de Vogüé). Ce qu’illustreraient
      ses poèmes d’inspiration symboliste, ses évocations des vieilles calli de
      Venise et, surtout, ses romans « costumés », ainsi que les a qualifiés
      André Guyaux – des intrigues se déroulant pour la plupart au XVIIe
      et au XVIIIe siècle, peuplées de personnages alanguis, nonchalants et
      mélancoliques, ballottés entre des amours inassouvies et des rêves incer-
      tains, dans des paysages à la Hubert Robert et des décors d’un autre âge,
      tour à tour luxurieux et crépusculaires, réalistes et fantomatiques.
          En réalité, Henri de Régnier a été beaucoup moins « égaré » qu’on
      ne l’imagine. Patrick Besnier l’avait déjà fort bien montré en 2015
      dans la biographie qu’il lui avait consacrée chez Fayard. Aujourd’hui,
      grâce à la parution d’une anthologie de textes critiques choisis et édités
      par Christophe Imperiali, on a de nouveau l’occasion de s’en rendre

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critiques

compte. D’ailleurs, le titre de cet important ouvrage (plus de huit
cents pages), loin de constituer une sorte de paradoxe, est des plus
révélateurs : Henri de Régnier, témoin de son temps (1). L’écrivain natif
de Honfleur (tout comme Alphonse Allais et Lucie Delarue-Mardrus)
l’a été dès ses débuts en fréquentant Stéphane Mallarmé, André Gide,
Pierre Louÿs ou Claude Debussy, après la Première Guerre mondiale
à travers ses échanges avec Marcel Proust et Paul Morand (lequel l’a
salué comme « le plus grand gentleman des lettres françaises »), et ses
nombreuses activités de critique littéraire, en particulier au Figaro, où
il écrira jusqu’à la fin de sa vie (cela ne l’empêchera pas de collaborer
aussi à la Revue des Deux Mondes).
     Les cent quarante-quatre textes (articles, études, portraits) réunis ici
s’échelonnent entre 1887 et 1936. Ils font voir presque tous un Henri
de Régnier libre comme l’air, sans parti pris idéologique aucun, ne se
fiant qu’à ses goûts et ses détestations, peu soucieux de savoir si ses com-
mentaires plairont ou déplairont à ses lecteurs, s’ils feront autorité ou
s’ils seront accueillis avec dédain. Et voilà pourquoi il lui arrivera de
temps à autre de manquer de clairvoyance. En 1891, par exemple, il
prétendra que les romans d’Edmond de Goncourt ont des « chances »
et « pourraient bien survivre » à Tartarin de Tarascon d’Alphonse Dau-
det et aux Rougon-Macquart d’Émile Zola. L’année suivante, il estimera
que Joris-Karl Huysmans a quelque chose de « superficiel », qu’il est
dépourvu de « sursaut intérieur » et qu’il en est du reste lui-même par-
faitement conscient – raison pour laquelle il « est à la Trappe parmi les
liturgies, qu’il écoute le pas des sandales dans les longs corridors du
monastère, les psaumes de minuit, les cloches de l’aube, et qu’il inter-
viewe le Surnaturel » !
     D’une manière générale, pourtant, la majorité de ses analyses sur
les nouveautés littéraires des années vingt et trente sont subtiles, argu-
mentées et intelligentes, que ce soit les romans composant le cycle de
La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, Thérèse Desqueyroux
de François Mauriac, Un de Baumugnes de Jean Giono (il y relève
des « influences sandistes ») ou le Journal d’un curé de campagne de
Georges Bernanos, un livre d’une « puissance singulière », « plein de
beautés, de grands éclairs, de sombre amour… et de foi ».

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          Si Henri de Régnier a négligé (ou méprisé volontairement ?) le sur-
      réalisme, Louis Aragon, René Char, Paul Éluard ou Henri Michaux,
      il n’a pas raté le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.
      Son article est un modèle d’éreintement au nom du bon goût : « J’ai
      éprouvé à le lire un lourd ennui […]. Je n’y ai trouvé, en effet, ni
      sujet, ni composition, et la structure en est d’une grossière simplicité.
      C’est ce qu’on pourrait appeler un récit “à tiroirs” sans intrigue, sans
      action et qui consiste en une suite de tableaux et d’épisodes destinés
      à nous donner des vues sur la vie, les êtres et sur le narrateur de cette
      fastidieuse, morne et répugnante confession qui pourrait se continuer
      indéfiniment, qui commence sans raison et se termine de même. »
      Et plus loin : « Sa satire est déplorablement dépourvue d’esprit et de
      lyrisme […], un sous-produit ou un sur-produit, comme l’on vou-
      dra, du naturalisme d’antan, sa reviviscence informe et son prolonge-
      ment difforme. » Là-dessus, il s’en prend à la « vulgarité fabriquée » de
      Céline, qui « sonne d’ailleurs faux et dont la platitude ne se révèle que
      par les scatologies ordurières sur lesquelles on marche à chaque pas ».
          Une lecture passéiste ?
      1. Henri de Régnier, témoin de son temps, textes choisis et édités par Christophe Imperiali, Classiques
      Garnier, 2019.

          LIVR E S
          Entretiens avec Anna Akhmatova
          › Frédéric Verger

      U
                  n jour de novembre 1938, une jeune femme se rendit chez
                  Anna Akhmatova pour savoir comment écrire à Staline.
                  La rumeur voulait que quelques années plus tôt une lettre
      d’Akhmatova ait provoqué la libération de son mari et de son fils. Ce
      charme n’est qu’une illusion, le fils, plus tard le mari, repartiront pour
      les Enfers, mais il permet à Lydia Tchoukovskaïa de rencontrer la grande
      poétesse qui, à près de 50 ans, est déjà une figure de légende logée dans

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critiques

la chambre encombrée et pas toujours très propre d’un appartement
communautaire (situé, quand même, dans l’ancien palais Chereme-
tiev). Lydia Tchoukovskaïa est la fille d’un célèbre homme de lettres,
auteur de contes pour enfants très populaires, elle a 30 ans, son mari
vient d’être arrêté par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures
(NKVD). C’est une jeune femme sérieuse, ardente, austère, sensible,
dont le goût pour la poésie est indissociable du fait même de vivre. Cette
droiture, cette ardeur ont quelque chose d’ombrageux, et son manque
d’humour, une sorte de naïveté et de roideur d’adoration, confère à ce
journal s’étendant sur près de trente ans un charme léger de comédie,
tant les caractères du génie capricieux et de la confidente sévère y sont
dessinés avec la netteté et la vivacité d’une pièce de Tchekhov (qu’Anna
Akhmatova critique parce qu’il décrit les milieux artistiques avec une
férocité qui lui semble démagogique).
    Cette longue amitié (interrompue en son milieu par une brouille de
dix ans qui tient sans doute à la jalousie, Akhmatova était une amie sin-
cère mais la jeune admiratrice eût aimé être la préférée) s’explique chez
Lydia Tchoukovskaïa par l’admiration. Elle repose chez Anna Akhma-
tova sur des fondements aussi essentiels : pouvoir parler de poésie et
de littérature avec quelqu’un qui en a le goût et la sensibilité, se sentir
aimée et admirée, disposer d’une oreille sensible, fine, passionnée qui
puisse corriger les épreuves des poèmes qui paraissent (tâche qui semble
insurmontable à Anna Akhmatova) et retenir ceux dont on n’ose pas
garder la trace écrite. Au moment de leur rencontre, Anna Akhmatova
jouit d’un statut étrange : à la fois mise à l’écart, parfois moquée dans
les publications officielles, veuve d’un ennemi du peuple (le grand poète
Goumilev, son premier mari, exécuté en 1921), mère d’un fils empri-
sonné dont elle reste longtemps sans nouvelles, elle est en même temps
relativement épargnée, et même reconnue puisque, à sa grande sur-
prise, au moment même où Lydia entre dans sa vie, les éditions d’État
lui proposent de publier un nouveau recueil. Cette ambivalence tient
sans doute à sa popularité, même parmi la jeunesse. De tous les grands
poètes de cette époque comme Mandelstam ou Tsvetaïeva, Akhmatova
est la plus accessible à un large public et ses premières poésies d’amour
ont même fourni des modèles à plusieurs générations de femmes (dont

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critiques

      certaines lui envoient des poésies qu’elle se reproche férocement d’avoir
      suscitées). Il semble que le régime ait toujours balancé entre une volonté
      de récupération de cette popularité (ce sera aussi le cas pendant la
      guerre) et une crainte de la force subversive de ses propos privés et de sa
      poésie cachée (c’est à l’époque où elle rencontre Lydia qu’elle compose
      les poèmes du Requiem) qui l’entraînera à une série de persécutions plus
      ou moins sévères.
          Le journal représente un remarquable témoignage d’histoire sociale
      où transparaît à plein l’atmosphère de peur, de malheur, de cruauté
      qui baignait la société soviétique, mêlée à l’ambition et la méchanceté
      des mœurs littéraires staliniennes (où l’on ne sait jamais laquelle, de la
      haine politique ou de la mesquinerie littéraire, engendre l’autre). Le
      passage sur l’affaire Jivago, sur l’attitude et la mort de Pasternak est
      un des témoignages les plus intéressants et les plus déchirants de ce
      fameux épisode. Mais il vaut surtout par la somme des jugements et
      des réflexions d’Anna Akhmatova sur la poésie et la littérature, ainsi,
      et peut-être d’abord, par le portrait de l’extraordinaire personnage qui
      apparaît tout au long de ses pages d’une drôlerie, d’un charme, d’une
      élégance et d’une fantaisie jusque dans la fatigue ou la douleur qui
      font du livre ce merveilleux théâtre qu’on évoquait tout à l’heure, où
      la dureté tragique de l’ensemble est traversée d’éclairs d’humour grâce
      à l’esprit caustique d’Anna Akhmatova (de Chostakovitch par exemple
      elle dit : « Il porte sa gloire comme une bosse à laquelle il serait habitué
      depuis sa naissance. »). L’égoïsme, le plaisir ambivalent du spectateur
      des tragédies passées et des malheurs des autres que nous devenons en
      lisant ce genre de livre est rehaussé par l’extraordinaire personnage que
      l’histoire a fait d’Anna Akhmatova : cette reine dans la misère, cette
      Cléopâtre cernée de mioches et d’ivrognes possède une grandeur, une
      noblesse, une drôlerie que ses caprices et ses côtés parfois un peu ridi-
      cules ne font que rendre plus éclatantes encore. En cela, ce journal
      laissera l’image d’un caractère aussi vivace et fortement présent que le
      Samuel Johnson de Boswell.
          Le lecteur pourra lire au fil de ces quelque 1200 pages (1) de nom-
      breux exemples de l’admirable poésie d’Anna Akhmatova, elle récite
      souvent à son interlocutrice des poèmes anciens ou ceux qu’elle vient

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juste de composer, parfois encore incomplets. Le charme de cette poé-
sie tient à l’évidence laconique et directe avec laquelle sont abordés,
attaqués, des thèmes souvent violents et douloureux mais à ce que
cette dureté de franchise s’accompagne d’une élégance, d’une harmo-
nie à la fois brillante et feutrée, comme ces paysages dont la beauté
tient à la fois de l’éclat de la lumière et de la douceur de la brume.
Jamais n’a-t-on ainsi mêlé dans la même profération – et comme une
même réalité, pas comme des contraires – la dureté et l’abandon, la
blessure et le baume. Anna Akhmatova était une reine qui aimait les
jardins, les étoffes, mais qui regardait avec mépris ceux qui réclament
l’anesthésie quand on leur arrache une dent.
1. Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Anna Akhmatova, traduit par Lucile Nivat, Geneviève Leibrich et
Sophie Benech, Le Bruit du temps, 2019.

    LIVR E S
    La tentation de vivre
    › Stéphane Guégan

R
           ubens, Voltaire, Flaubert, Proust… Leurs correspondances fas-
           cinent, intriguent, mettent en branle la rêverie devant le riche
           spectacle qu’elles offrent. Une personnalité y parle, un monde
s’y peint, deux toiles se tissent l’une dans l’autre. Le même vertige saisit
à la lecture des volumes successifs, souvent gigantesques, qui tentent
d’endiguer le « fleuve textuel » que fut l’activité épistolaire d’André Gide
(1869-1951). La formule est de Pierre Masson, grand expert d’un écri-
vain décidément capital. Cent cinquante ans après sa naissance, il n’était
pas façon plus adéquate de fêter l’homme aux 28 000 lettres, envoyées et
reçues, que d’en retenir 220, parmi les plus révélatrices de sa « tentation
de vivre » (1). La première s’adresse à Élie Allégret, son précepteur et le
père de Marc, qui devait faire connaître à Gide, au seuil des 50 ans, la
complète passion, corps et cœur ; la dernière lettre a pour destinataire un
universitaire japonais. Entre les deux, c’est-à-dire entre 1888 et 1951, la

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critiques

      gloire de l’écrivain, on le voit, n’aura connu aucune frontière, en dehors
      des limites où se débattirent constamment la sincérité d’un chrétien peu
      orthodoxe, la libido insatiable de ce faux pasteur, l’ambition d’un créa-
      teur aux dons restreints et un net penchant pour la chose politique. En
      plus de nous confronter à près de soixante ans de turbulences, des révé-
      lations précoces sur son homosexualité jusqu’à ses malheureuses conces-
      sions à Staline, de son dreyfusisme déchiré à la vigueur réformatrice de
      ses livres africains, le florilège de Masson retisse le réseau d’amitiés et
      d’intérêts dont Gide fut le scribe précis : « J’écrivais peu à chacun, mais
      j’écrivais à beaucoup. »
          À dire vrai, l’immense correspondance qu’il échangea avec Mar-
      cel Drouin (1871-1943), longtemps attendue et enfin disponible, fait
      un peu mentir cette confession aux allures d’alexandrin définitif (2).
      La longueur des lettres, si relative soit-elle au temps de l’écriture et au
      nomadisme de l’auteur, est aussi sujette aux destinataires et à ce que
      Gide leur révèle de lui-même ou de l’intimité qui les lie. Rien de méca-
      nique : l’on sent même, de temps à autre, la plume se griser à ses propres
      audaces, que le sexe interdit ou la question esthétique en soit l’objet.
      En théorie, pour ce protestant lecteur de Rousseau, la transparence des
      mots constitue l’idéal de la communication entre amis. Mais Gide,
      acteur de lui-même, est loin de s’être plié à cette règle inflexible, comme
      à beaucoup d’autres, du reste, surtout après 1893 et son rejet de l’esprit
      d’abstinence. Il avait fait connaissance du Lorrain Drouin, cinq ans plus
      tôt, dans l’entourage de Pierre Louÿs. Autant ce dernier jouit du pré-
      sent et des femmes à brides abattues, publie bientôt de la poésie peu
      correcte, dilapide sa fortune personnelle, avant de rompre avec Gide
      dont il réprouve les tendances sexuelles et la parcimonie, autant Drouin
      apporte à Gide la rectitude morale dont il a besoin pour naviguer entre
      la conscience du péché et les perversions de la chute, sans sacrifier l’une
      aux autres. À la veille de son premier séjour en Algérie, dont on sait
      qu’elle libéra toutes sortes de voluptés, l’auteur des Cahiers d’André Wal-
      ter entretient Drouin des Élégies romaines de Goethe, viatique d’une vie
      et d’une sexualité enfin vécues. À l’inverse, Drouin réchauffe son exis-
      tence de normalien hors pair, de poète stérile et de philosophe postkan-
      tien à ce qu’il appelle les « belles imprudences » de son tentateur. Il y

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critiques

eut donc bien de francs échanges, ils se musclèrent même lorsque Gide,
dont il était le beau-frère depuis 1897, fit moins mystère de sa double
vie. De leurs confessions alternées, preuve qu’elles comptèrent, on tire
aujourd’hui mille aperçus du climat intellectuel propre aux années qui
précédèrent la guerre de 1914. Tout ce qui touche notamment à l’affaire
Dreyfus et à l’éloignement de Barrès, dieu de leur jeunesse, est de pre-
mière importance par le refus même de tout manichéisme.
    François Mauriac disait de Drouin, son professeur, qu’il fut « la
conscience » de Gide. C’est trop simplifier ce qui les aimanta et les éloi-
gna, trop simplifier aussi la teneur de ce qu’ils partagèrent en s’écrivant.
On a presque oublié que Drouin, de 1900 à 1903, fut l’un des critiques
les plus incisifs de la Revue blanche, laquelle n’abritait pas seulement le
plus virulent foyer du dreyfusisme. Au roman russe, Tolstoï et surtout
Dostoïevski, Gide et lui demandaient ainsi une plongée plus brutale
dans la psyché humaine et le sens chrétien de la vie, voire un chemin
possible vers quelque « doctrine de la charité sociale ». C’est aussi de
peinture que les deux hommes s’informent l’un l’autre. Du symbolisme
aux Nabis, les choix restent dans les bornes de l’art d’avant 1900. Le
passionnant volume de lettres inédites que fait paraître la fondation des
Treilles, les exhumant de leurs archives, documente ce tropisme pictu-
ral, plus accentué et plus nourri chez Gide, qui collectionne et fréquente
les peintres, de part et d’autre de la Manche (3). Aussi ce volume nous
frappe-t-il surtout par ce qu’il précise de ses rapports avec Walter Sickert
et William Rothenstein. Nés respectivement en 1860 et 1872, ils avaient
connu Degas. Le premier, proche aussi de Whistler, devait rejoindre le
cercle trouble de Jacques-Émile Blanche, à qui on doit un portrait du
jeune Gide (4). La passion de ce dernier pour la peinture interlope de
Sickert éclaire sa composante de « subtilité sadique » (Henri Ghéon).
Quant à Rothenstein, qui avait connu Lautrec, Huysmans et Rodin
dans les années 1890, il devait rester en contact avec Gide jusqu’en
1939. On ne guérit pas de sa jeunesse.
1. André Gide, Correspondance 1888-1951, lettres choisies, présentées et annotées par Pierre Masson,
Folio Gallimard, 2019. Sur la récente publication de la correspondance Gide-Francis Jammes, voir ma
recension sur Internet https://moderne.video.blog/2015/01/17/ils-secrivaient
2. André Gide et Marcel Drouin, Correspondance 1890-1943, édition établie, présentée et annotée par
Nicolas Drouin, Gallimard, 2019. Sans aller jusqu’à la monumentale introduction de Jean Delay aux
lettres de Gide et Roger Martin du Gard (Gallimard, 1968), on eût aimé lire ici un avant-propos plus
étoffé, aussi riche que l’annotation du volume.

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critiques

      3. André Gide et les peintres. Lettres inédites, « Les inédits de la fondation des Treilles, I », dossier
      établi et présenté par Pierre Masson et Olivier Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson,
      Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2019.
      4. Jean-Claude Perrier (L’Univers d’André Gide, Flammarion, 2019) a excellemment mis en images la vie
      de Gide dont il soupçonne qu’il serait aujourd’hui « une bête de médias ». On trouvera ici, en plus d’un
      résumé alerte de son parcours littéraire et politique, une galerie de portraits peints et photographiques,
      le plus fou revenant à Maurice Denis. Par coquetterie, Gide faisait gommer de son visage les verrues qui
      frappèrent le jeune Martin du Gard, en plus de ses préciosités de vieil acteur un peu « prêtreux ».

          CI NÉM A
          Quentin, Martin et Todd
          › Richard Millet

      D’
                    où vient ma gêne devant le film « si attendu » de
                    Quentin Tarantino ? Sans doute du cinéaste lui-même
                    dont, je le confesse, je n’aime guère le postmoder-
      nisme qui, à jouer des sous-genres hollywoodiens, se mord souvent
      la queue, contrairement aux frères Coen, plus justement ironiques
      envers ces genres. Il était une fois à... Hollywood échapperait-il aux
      excès du cinéaste ?
          Los Angeles, 1969 : guerre du Vietnam, mouvement hippie,
      avènement du Nouvel Hollywood, agonie du western, critique du
      code Hays régulant le sexe à l’écran, libération des « mœurs », mort
      de Jack Kerouac… Célèbre acteur de séries télévisées, Rick Dalton
      (Leonardo DiCaprio) voit son étoile pâlir. Il mène, en compagnie de
      sa doublure, le cascadeur Cliff Booth (Brad Pitt), une vie dominée
      par le narcissisme, l’alcool, la dépression. Son agent (le très diabo-
      lique Al Pacino) lui propose d’aller tourner des westerns spaghetti
      en Europe ; à quoi il finit par consentir, abandonnant un monde où
      il côtoyait Steve McQueen et Bruce Lee. Booth, resté à L.A., fait
      la connaissance des nouveaux voisins : Roman Polanski et sa jeune
      épouse, Sharon Tate, enceinte de plusieurs mois. Polanski va travail-
      ler à Londres, cet été-là. Booth prend en stop une fille aguicheuse
      qu’il ramène chez elle, hors de la ville, dans un ranch appartenant
      à un homme qu’il connaît vaguement. C’est l’autre ligne de force

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critiques

du film que de nous faire pénétrer un instant dans la « Famille » de
Charles Manson, où les filles sont devenues les esclaves du gourou.
Cette longue scène, où l’on découvre l’antre banal du Démon, est
la partie la plus réussie du film ; le reste, qu’on attendait avec une
étrange curiosité, i.e. l’assassinat de Sharon Tate et de quatre autres
personnes, la nuit du 9 août, par Charles Watson et deux filles, est
traité sur le mode de la déception et du Grand-Guignol gore : c’est
chez Dalton que Watson et les filles pénètrent, en fin de compte ; et
c’est l’acteur lui-même qui les tuera au cours d’une scène apocalyp-
tique. Ce détournement du réel évacue, me semble-t-il, la question
du Mal, soit parce que Tarantino ne pouvait filmer cette tragédie du
vivant de Polanski, visé par Manson comme l’auteur de Rosemary’s
Baby, soit parce que, prisonnier de son esthétique, il préfère les jeux
de l’horizontalité aux abîmes de l’horreur.
    The Irishman de Scorsese, emblématique auteur du Nouvel Hol-
lywood avec des films tels que Mean Streets et Taxi Driver, était lui
aussi très attendu. C’est Robert De Niro qui incarne Frank Sheeran,
qu’on découvre à la fin de sa vie, dans la maison de retraite de Phi-
ladelphie où il végète en fauteuil roulant. Sheeran a existé, lui aussi.
L’histoire de ce modeste Irlandais se confond avec celle de Jimmy
Hoffa (Al Pacino) qui était devenu en 1957 le puissant patron du
syndicat des transporteurs routiers, et qui a disparu en 1975, dans
une bourgade du Michigan, sans doute assassiné par Sheeran. Entre
ces deux dates, l’ordinaire histoire d’un homme happé par la machine
mafieuse, après que Sheeran est devenu l’homme à tout faire de Bufa-
lino (Joe Pesci). Né en 1920, il meurt en 2003. C’est de sa biographie
qu’est tiré ce film lui aussi trop long, et sans surprise. La rencontre
entre Pacino et De Niro, après le remarquable Heat de Michael Mann
(1995), ressemble plutôt à un duo de spectres, non seulement parce
que Scorsese introduit dans sa narration la distance de la dérision,
mais parce que les héros sont fatigués, et qu’ils font signe vers une
autre forme de lassitude : celle du cliché, le personnage de Sheeran
étant depuis longtemps épuisé comme type cinématographique. Ainsi
Scorsese rejoint-il Tarantino dans cette agaçante ironie qui s’empare
de l’art, lorsque celui-ci est confronté à sa propre fatigue. Les deux

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critiques

      films sont assez ennuyeux, en fin de compte, et celui-ci ne pose pas
      davantage la question du mal – contrairement au James Gray quasi
      dostoïevskien de Little Odessa et de The Yards.
           Que dire du Joker de Todd Phillips qui n’ait pas été dit ? Nous
      sommes dans les années quatre-vingt, à Gotham City, la ville de Bat-
      man, autrement dit un palimpseste de Metropolis et de New York. La
      ville est en proie à la crise financière, à la grève des éboueurs, à la crimi-
      nalité. Arthur Fleck (Joachin Phoenix) tente d’y survivre en travaillant
      comme clown pour une minable agence de divertissement. Il s’occupe
      aussi de sa mère, malade, dans un appartement minable. Il rêve de
      devenir humoriste. Il n’a aucun succès. Des voyous l’agressent : un de
      ses collègues lui vend un revolver, qu’il laisse échapper dans l’hôpital
      pour enfants où il œuvre. Renvoyé, il rentre chez lui sans avoir ôté son
      déguisement – ce qui lui vaut d’être agressé dans le métro par trois
      jeunes yuppies un peu ivres. Il les tue et devient, sous le nom de Joker,
      le héros d’une population qui se grime en clown et manifeste sa colère
      contre une classe dirigeante qu’incarne le richissime Wayne, dont sa
      mère prétend qu’il est son père. Les échecs d’Arthur s’ajoutent à une
      condition pathologique qui le rend sujet à d’inextinguibles crises de
      rire. Devenu la proie de ses démons, il tue notamment un célèbre
      animateur télévisé, incarné par De Niro, qu’il abat en direct, au cours
      d’une scène particulièrement jubilatoire…
           On aurait tort de s’arrêter à la dimension policière du film, cepen-
      dant réussie car n’esquivant pas la dimension sociale : tout repose sur les
      épaules d’un Joachin Phoenix amaigri, inquiétant, instable, quelquefois
      bouleversant, qui se heurte moins à l’insuccès qu’à la douleur d’être un
      fils sans père, et celui d’une mère névrosée qui l’a battu, enfant, et qu’il
      ne peut que tuer, faute de tuer son père. Le film est d’ailleurs tout entier
      la métaphore du meurtre du père américain et de la répudiation de la
      mère par un fils sacrifié sur l’autel de la réussite sociale. Arthur, qui n’a
      jamais connu un seul moment de joie, ignore qui il est, à tous les sens du
      mot : il ne peut que vivre un simulacre de vie dans un rire insondable-
      ment faux. C’est un peu L’Homme qui rit de Hugo réécrit par Baudril-
      lard. Son éternel sourire n’est que la sanglante cicatrice de l’Amérique.

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critiques

   E X POS IT IO N S
   Barbara Hepworth, la sculpture
   dans le paysage
   › Bertrand Raison

C
           urieusement, Barbara Hepworth (1903-1975), figure émi-
           nente de la sculpture anglaise du XXe siècle, très présente sur
           la scène internationale, reste largement méconnue en France.
Les collections publiques françaises ne possèdent aucune de ses œuvres
et l’exposition que le musée Rodin (1) organise conjointement avec la
Tate constitue sa première rétrospective dans l’Hexagone. Paris res-
semble un peu à un rendez-vous manqué, puisque, même si elle côtoie
le groupe Abstraction-Création dans la capitale durant l’entre-deux-
guerres, continue à montrer ses créations après guerre dans le sillage
du mouvement abstrait au Salon des réalités nouvelles et à exposer
aux côtés des principaux représentants de l’avant-garde de Jean Arp à
Robert Delaunay en passant par Kurt Schwitters, les mailles du filet
de la reconnaissance française ne l’ont pas retenue. Pareille discrétion
tient-elle au fait qu’elle soit une femme ? Il faut dire qu’en termes de
concurrence artistique, Barbara Hepworth a plus souvent été consi-
dérée dans l’ombre portée du sculpteur britannique Henry Moore
(1898-1988) que l’inverse. Ils se connaissaient d’ailleurs et avaient
suivi la même formation à l’école des beaux-arts de Leeds au début des
années vingt. Cela a pu jouer mais le plus déterminant aura été sans
doute la manière dont ils abordaient leur art. Car s’ils partageaient une
passion commune pour l’abstraction, leur démarche divergeait nota-
blement. Le premier pratique une abstraction plus expressionniste,
plus proche de Rodin, alors que la seconde refuse absolument ce genre
d’approche. Cela ne l’empêche nullement de travailler des grands for-
mats mais sans aucun débordement et surtout sans pathos, c’est plus
concis, plus tendu, moins séduisant à première vue. Mais il y a plus, et
tout l’intérêt de cette monographie parisienne consiste non seulement
à découvrir des pièces inédites mais plus encore à nous faire prendre

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critiques

      conscience du point de vue qui nourrit le parcours de l’artiste. Elle
      s’en explique d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses écrits. Tout com-
      mence dans les environs du Yorkshire de son enfance lorsque l’ado-
      lescente accompagne en voiture son père, ingénieur civil, en tournée
      d’inspection dans le comté. « Mon père, note-t-elle, évoquait très cal-
      mement les contraintes et les sollicitations que supportaient les routes
      et les ponts, et nous continuions à flotter au milieu du paysage, plon-
      gés dans nos pensées. (2) » Ces « expéditions », loin d’être d’aimables
      rêveries touristiques, seront déterminantes car dans une autre version
      de ce souvenir elle en livre le sens. Voici en quelque sorte le nœud de
      l’affaire : « Perchée à l’avant d’une de ces vieilles voitures d’alors, je
      suivais les contours des superbes vallons du Yorkshire. C’était un véri-
      table paysage, dans toute sa profondeur, la véritable source de l’énergie
      de l’homme. Chaque colline et chaque vallée devenaient une sculpture
      à mes yeux et chaque paysage faisait partie de l’étonnante “architec-
      ture” des Pennines industrielles qui s’étendaient à l’ouest, au nord et
      au sud de chez nous. (3) » L’association de la sculpture au paysage
      formera le fil rouge de son œuvre, un choix confirmé par l’installation
      de son atelier à Saint-Ives, au bord de la mer, dans les landes sauvages
      des Cornouailles. Sa terre d’élection, où elle passera les vingt-cinq der-
      nières années de sa vie. Or, il ne s’agit pas de prendre la nature pour
      modèle, d’en copier les variations et les formes, mais de la ressentir. Le
      paysage en somme n’existe pas en tant que tel mais vis-à-vis de notre
      sensibilité, des réactions qu’il suscite en nous par rapport à sa forme, à
      sa lumière, à sa texture, à son rythme. Il y a pour ainsi dire tout un jeu
      de correspondances silencieuses entre l’anatomie du paysage et l’ana-
      tomie du corps, entre la perception des lignes d’un territoire et le galbe
      d’une tête ou la torsion d’un buste. Ces affinités et ces concordances
      s’inscriront peu à peu dans le façonnage des matériaux. L’évocation de
      cette promenade dans la campagne du Yorkshire fonctionne comme
      une scène primitive à laquelle Barbara Hepworth reviendra comme
      un leitmotiv. Ce qui a pour conséquence aussi de préciser la nature de
      l’abstraction à laquelle elle se réfère et qui n’a rien de théorique. C’est
      aussi concret que la taille directe qu’elle n’a cessé de pratiquer et c’est
      aussi sensuel que les contours qu’elle sculpte dans le bois, le marbre,

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critiques

le cuivre, le plâtre ou la pierre. À ceci près que le paysage, proprement
dit, dessine plutôt le cadre d’un univers intérieur qu’il ne rappelle de
manière explicite un site particulier. Un monde sans cesse irrigué par
la vie des formes dont Corinthe (1954-1955), un bloc de bois tropical
percé en spirale, serait l’un des meilleurs exemples. Là, en effet, l’al-
ternance des concavités et des convexités crée une harmonie vivante
des masses et des volumes, cristallisant selon les vœux mêmes de son
auteure la vision d’une beauté intemporelle à l’image de l’alignement
néolithique de Mên-an-Tol qu’elle admirait et qui, non loin de son
atelier de Saint-Ives, était, lui aussi, formé d’une pierre en anneau per-
cée en son centre.
1. Exposition « Barbara Hepworth », Musée Rodin, jusqu’au 22 mars.
2. « A Sculptor’s Landscape, Barbara Hepworth : Drawings from a Sculptor’s Landscape, introduction
d’Alan Bowness, Londres, 1966 », in Barbara Hepworth, musée Rodin, Tate, in fine, 2019, p. 226.
3. Propos de Barbara Hepworth extraits de six sections autobiographiques parues dans « Barbara
Hepworth : Carvings and Drawings », introduction de Herbert Read, Londres, 1952, in Barbara Hepworth,
op. cit, p. 208.

    D I SQUE S
    Pour clore l’année Berlioz
    › Jean-Luc Macia

L
          e cent cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz a été
          célébré avec profusion en France et ailleurs. Nous nous en
          sommes fait l’écho à plusieurs reprises. Parmi les dizaines
d’albums publiés l’an dernier, deux sortis au dernier trimestre nous
ont paru mériter d’être mentionnés. À côté de la Fantastique, l’un des
chefs-d’œuvre les plus joués de Berlioz, figure bien sûr La Damnation
de Faust, ce faux opéra qu’il baptisa « Légende dramatique ». On s’y est
intéressé parce que l’un des grands berlioziens du moment, John Nel-
son, l’a enregistré avec la même compétence et la même ardeur qu’il
mit dans sa récente lecture des plus rares Troyens, réalisée également
à Strasbourg (1). Il bénéficie à nouveau de Michael Spyres : le ténor
américain est devenu l’un des grands défenseurs de l’opéra français du

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critiques

      XIXe siècle et son Faust est souverain, à la fois enflammé et touchant ;
      phrasés souples, envolées lyriques majestueuses, diction parfaite. Et
      comme Marguerite est incarnée par sa compatriote Joyce DiDonato,
      notre bonheur est total. Il faut saluer aussi la basse française Nicolas
      Courjal qui, dans cet environnement de stars, nous vaut un Méphis-
      tophélès d’une rare tonicité et convaincant du moins dans son côté
      séducteur pervers. La direction de Nelson met en lumière toutes les
      audaces du grand Hector, ses fulgurances orchestrales (excellent Phil-
      harmonique de Strasbourg) et chorales (venu de Lisbonne le chœur
      Gulbenkian déploie un français impeccable). Les grandes scènes
      comme celle de la cave d’Auerbach ou le Pandaemonium final sont
      d’un éclat flamboyant et les moments les plus subtils (airs de Margue-
      rite, danses des sylphes puis des follets) sont d’une poésie admirable.
      La meilleure version de la Damnation depuis Gardiner.
          Beaucoup moins connue, la Messe solennelle que le jeune Berlioz fit
      jouer à Saint-Roch en 1825 mais que, insatisfait, il détruisit sans remords,
      fut redécouverte par hasard en 1991 à Anvers. Gardiner l’enregistra très
      vite avec talent. Aujourd’hui c’est Hervé Niquet qui l’investit pour nous
      en offrir une version brillante grâce à son Concert Spirituel (2). L’œuvre
      est un rien hétéroclite mais on décèle déjà les effets spectaculaires, les
      fracas tonitruants et les astuces harmoniques qui peupleront les grandes
      partitions de la maturité. De plus Berlioz l’a destiné à un ensemble vocal
      uniquement masculin. La présence de hautes-contre dans le chœur du
      Concert Spirituel donne des couleurs célestes à plusieurs passages et l’or-
      chestre sur instruments d’époque y ajoute ses touches pittoresques au
      long d’une interprétation qui ne manque pas de souffle. À la limite du
      grandiose. À 22 ans, Berlioz maîtrisait bien son ouvrage.
          L’abondance des parutions ces derniers mois nous a incités à en pas-
      ser en revue de nombreuses sans trop développer nos commentaires.
      Commençons par une Traviata de haut niveau (3). Il est vrai que le
      célèbre opéra de Verdi y est défendu par un trio de solistes exception-
      nels. À commencer par Maria Rebeka. La soprano lettone s’empare
      avec assurance d’une Violetta bouleversante. Sa verve et ses facilités
      dans l’aigu se jouent des passages les plus difficiles de la partition et
      elle se montre particulièrement émouvante dans le troisième acte où

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critiques

ses qualités dramatiques et sa maîtrise technique nous conduisent au
bord des larmes. Charles Castronovo est l’un des meilleurs Alfredo du
moment et le prouve ici avec brio tout comme George Petean, impla-
cable Germont père. Enregistrée en Lettonie, cette Traviata bénéficie
aussi de la direction appliquée de Michael Balke et d’un honorable
Latvian Festival Orchestra assez démonstratif.
    On sait que Beethoven mit neuf ans à peaufiner son unique opéra,
Fidelio, créé dans sa version définitive en 1814. Il avait d’abord fait
jouer sans succès cet ouvrage sous le titre de « Leonore » en 1805 puis
1806 sans en être satisfait. Il remodela considérablement sa partition,
réduisant ses trois actes à deux et supprimant ou ajoutant des mor-
ceaux. La version de 1805 n’a guère été enregistrée. René Jacobs vient
de s’y atteler car elle a le mérite de nous démontrer, par comparaison,
le lent cheminement de la créativité beethovénienne (4). La présen-
tant dans son intégralité, dans une vision très théâtrale, Jacobs évite la
caricature de l’opéra-comique pour lui donner une aura dramatique
pertinente à la tête d’un orchestre sur instruments anciens (le Frei-
burger Barockorchester) et d’excellents choristes zurichois. Si les rôles
de Florestan et de Pizarro ne sont pas parfaitement défendus ici, on
pourra se régaler avec la Leonore de Marlis Petersen et avec les autres
comparses. De quoi scruter les brouillons d’un génie en recherche qui
n’était peut-être pas très à son affaire dans l’univers de l’opéra.
    Le chant français s’est trouvé un superbe nouveau ténor confir-
mant la richesse de notre école lyrique. Depuis deux ou trois ans,
Benjamin Bernheim triomphe chez nous et à l’étranger au point que
le prestigieux label Deutsche Grammophon lui a offert un contrat
dont le premier disque est époustouflant (5). Consacré au répertoire
français et italien, avec un zeste russe (Tchaïkovski), ce premier CD
permet à Bernheim, âgé de 34 ans, de démontrer, avec le soutien du
chef Emmanuel Villaume, la lumière d’une voix ensoleillée, la maîtrise
de tout l’arsenal technique exigé par ces airs de Gounod, Massenet,
Donizetti ou Verdi, bref un art sans faiblesse et des élans qui crèvent,
si l’on peut dire, l’écran. Le duc de Mantoue (Rigoletto) de Verdi, le
Werther de Massenet ou le Faust de Gounod lui vont comme un gant.
Un CD réjouissant et un avenir plus que prometteur.

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critiques

          Le label La Dolce Volta a entrepris une intégrale de la musique de
      chambre de Brahms autour du pianiste Geoffroy Couteau. En voici
      un double-album consacré aux trios (6). Dans les trois pour piano
      et cordes, écrits à des périodes très éloignées de sa vie par Brahms,
      viennent s’ajouter le violon d’Amaury Coeytaux et le violoncelle
      de Raphaël Perraud. Les trois complices savent mettre en vedette
      l’efflorescence juvénile du premier, écrit à 21 ans, comme la nostal-
      gie automnale du vétéran dans l’opus 101. Un jeu noble et hédo-
      nique, de l’imagination dans l’articulation, une entente idéale entre
      les trois musiciens, qui évite toute surcharge, nous valent un grand
      moment de musique de chambre plein de grâce et d’un romantisme
      subtilement contenu. Le génial et ténébreux trio avec clarinette
      op. 114 complète joliment ce disque avec la participation de Nicolas
      Baldeyrou, émérite souffleur. Un Brahms au sommet.
          « Modernisme » est le titre adopté par un autre « petit » label,
      Klarthe, pour un disque au programme curieux mais passionnant (7).
      On y entend une œuvre d’un compositeur ukrainien contemporain,
      Dimitri Tchesnokov, son Concerto pour violon datant de 2016 d’une
      modernité assumée mais jamais provocante, aux reflets irisés et à la vir-
      tuosité étincelante. C’est Sarah Nemtanu, violon solo de l’Orchestre
      national de France, qui s’en empare avec agilité et sensibilité. Ouvert
      par une Ballade du Russe Liatochinski, le disque se conclut par la
      fringante Première Symphonie de Chostakovitch qui, en 1926, entrait
      avec éclat sur la scène musicale soviétique pré-stalinienne. L’Orchestre
      symphonique national d’Ukraine et son chef Bastien Stil prêtent
      beaucoup d’allure et un climat savoureux à ce CD hors norme.
      1. Herctor Berlioz, La Damnation de Faust par John Nelson, 2 CD Erato 0190295417352.
      2. Hector Berlioz, Messe solennelle par Hervé Niquet, CD Alpha 564.
      3. Giuseppe Verdi, La Traviata par Michael Balke, 2 CD Prima Classic 003.
      4. Ludwig van Beethoven, Leonore par René Jacobs, 2 CD Harmonia Mundi HMM 902414.15.
      5. Airs d’opéra par Benjamin Bernheim, CD Deutsche Grammophon 483 6078.
      6. Johannes Brahms, Les Trios par Geoffroy Couteau, 2 CD La Dolce Volta LDV 64.5.
      7. Modernisme. Chostakovitch, Tchesnokov et Liatochinski par Bastien Stil, CD Klarthe K087.

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