CULTIVONS LE FUTUR#01 - PROTECTION SOCIALE : DROIT ACQUIS ? - Eclosio
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
CULTIVONS LE FUTUR#01 PENSER - AGIR - CONSTRUIRE ENSEMBLE HIVER 2019 PROTECTION SOCIALE : DROIT ACQUIS ? MIGRANTS • TRAVAILLEURS NUMÉRIQUES • COOPÉRATIVES CONGÉS PARENTAUX • ÉTAT PROVIDENCE ECLOSIO.ONG
SOMMAIRE HIVER HIVER HIVER 2019 2019 2019 03 ÉDITO QUAND VOIX SOLIDAIRES ET CULTIVONS LE FUTUR ! S’UNISSENT… CLAIRE WILIQUET 04 REGARD SUR LIRE POUR SE SOUVENIR : L’ESCLAVAGE, UN PASSÉ REFOULÉ EVE LEGAST 07 DOSSIER PROTECTION SOCIALE : DROIT ACQUIS ? 07 É VOLUTION DE LA PROTECTION 17 L A MIGRATION SOCIALE EN BELGIQUE ET LES DROITS SOCIAUX GEOFFROY MATAGNE INTERVIEW DE JM LAFLEUR 10 Q UELLE PROTECTION SOCIALE 20 L E CONGÉ PARENTAL POUR LE TRAVAILLEUR DU NUMÉRIQUE ? À L’UNIVERSITÉ FABIENNE KÉFER MARTINE EVRAUX 13 C OOPÉRATIVES ET SÉCURITÉ SOCIALE JULIEN DOHET 21 RÉFLEXION L’AGROÉCOLOGIE, L’ALTERNATIVE CULTIVONS AUX BESOINS ALIMENTAIRES MONDIAUX ? LE FUTUR#01 CLAIRE BROUWEZ 2
CULTIVONS ÉDITO LE FUTUR#01 QUAND VOIX SOLIDAIRES ÉDITEUR RESPONSABLE ET CULTIVONS LE FUTUR ! VALÉRIE WAMBERSY S’UNISSENT… COORDINATRICE DU MAGAZINE CLAIRE BROUWEZ V UNIVERSUD-LIÈGE ASBL ous en avez peut-être eu vent, une nouvelle ONG a vu TRAVERSE DES ARCHITECTES 2 le jour à l’ULiège : Eclosio. Elle est née du mariage des BÂTIMENT 3 deux ONG de notre université : UniverSud-Liège, basée 4000 LIÈGE à Liège et ADG basée à Gembloux. En se rapprochant, les deux INFO@UNIVERSUD.BE ONG ont également unis leurs magazines respectifs : le Voix So- lidaires liégeois et le Cultivons le futur ! gembloutois, pour former EN COLLABORATION AVEC ECLOSIO le Cultivons le futur 2.0 que vous tenez entre les mains. Un ma- PASSAGE DES DÉPORTÉS 2 gazine qui évolue donc, mais une volonté qui reste la même : sus- 5030 GEMBLOUX citer l’engagement dans notre université, sur nos territoires et au INFO@ECLOSIO.ONG niveau mondial pour une société plus durable et plus solidaire. WWW.ECLOSIO.ONG Pour poursuivre cet objectif, quel meilleur sujet que celui de la protection sociale ? Solidarité organisée au niveau de la socié- DESIGN & MISE EN PAGE té, elle a été érigée en droit universel inscrit dans la Déclaration MATHIEU RÜTIMANN universelle des droits de l’Homme. Pourtant, selon l’Organisation WWW.PEPUP.BE Internationale du Travail, 55% de la population mondiale en est encore privée. En Belgique, le modèle de protection subit de nom- COMITÉ DE RÉDACTION breuses transformations au point d’être menacé. Décrypter ces R. BRAHY, C. BROUWEZ, L. DEUTSCH, évolutions et ces enjeux nous permettra de dessiner le modèle de É. DESSY, JJ GRODENT, J. HAMERS, protection que nous voulons pour aujourd’hui et demain. JM LAFLEUR, M. LUCENO, B. MACCATORY, N. MOULA, CLAIRE WILIQUET M. MOUTSCHEN, P. OZER, G. PIROTTE, G. ROMMELAERE, P. VINCENT, L. COURARD, V. WAMBERSY, C. WILIQUET Cette œuvre est mise à disposition sous licence Attribution 2.0 Belgique. Pour voir une copie de cette licence,visitez http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/be/ Avec le soutien de : Dans le cadre d’un programme commun : 3
REGARD SUR LIRE POUR SE SOUVENIR : L’ESCLAVAGE, UN PASSÉ REFOULÉ I maginez… Le jour se lève. Vous Les richesses générées par l’esclavage Au fil du temps, les plantations pos- vous levez et, le ventre presque ont permis la fondation de villes telles sédant des esclaves sont devenues vide, vous partez travailler dans que Liverpool par des marchands d’es- des microsociétés à part entière. les champs. Pas parce que vous êtes claves, ainsi que directement financé Les enfants nés sur les plantations, paysan, non. Parce que vous êtes es- la Révolution Industrielle en Europe. n’ayant jamais connu d’autre réalité, clave. Votre journée est rythmée par La déportation massive d’Africains naissaient, (sur)vivaient et mouraient le soleil brûlant, la canne à sucre à dé- et d’Africaines a eu une telle ampleur dans la privation de liberté. Un ordre couper, la morsure du fouet des contre- qu’elle est aussi appelée l’Holocauste social strict se mit en place selon les maîtres. Par moment, un cri retentit. noir et est considérée comme la pre- tâches attribuées à chacun.e, ainsi que Sans doute encore un homme battu, mière déportation, exploitation et selon la couleur de peau. Dans cette une femme violée, un enfant frappé. exécution massive arbitraire à grande hiérarchie, les plus avantagés étaient À force, vous n’y faites plus attention. échelle dans l’histoire. les blancs, qui, de par leur couleur, Ici, l’homme blanc est Dieu. Vous, vous jouissaient automatiquement d’une êtes noir et condamné à l’enfer. Votre liberté totale à tous niveaux. Venaient famille, si vous avez la chance de la “ ensuite les métis, souvent les enfants connaître, vit comme vous. Au jour le L’HISTOIRE, illégitimes des maîtres de la planta- jour. Encaissant les coups physiques N’A PAS ÉTÉ ÉCRITE PAR LES ESCLAVES. tion et assignés aux tâches les moins et mentaux. Essayant de garder espoir. ON NE SAIT QUE TRÈS PEU DE CHOSES pénibles. En bas de l’échelle, les noirs Car l’espoir se perd si vite quand on sait SUR LEUR VIE. assument les éreintants travaux des que la souffrance n’a pas de fin. Quand on sait que la liberté ne viendra jamais. ” champs dans des conditions sanitaires souvent déplorables. À la fin de l’escla- vage, on dénombrait en Jamaïque 33 L’ESCLAVAGE Basé sur la déportation et l’exploita- esclaves noirs ou métis pour un seul EN QUELQUES MOTS tion d’hommes, femmes et enfants blanc. Durant quatre siècles, l’esclavage, africains, l’esclavage a graduellement ce système social dans lequel des mené à la création d’une société à part L’HOMME BLANC hommes et des femmes en possèdent entière basée sur le commerce triangu- OU LE POUVOIR et exploitent d’autres, était la norme laire. Ce triangle imaginaire représente DE L’ÉDULCORANT dans les Caraïbes et en Amérique. la trajectoire des navires commerciaux Cependant, alors qu’ils étaient majori- Mis en place par les Européens tirant partant d’Europe chargés de babioles taires, on ne sait que très peu de choses d’énormes richesses de l’exploitation en destination de l’Afrique, où ils sur la vie de ces esclaves. L’histoire, en humaine dans des îles lointaines, l’es- échangeaient leur cargaison contre des effet, n’a pas été écrite par eux, mais clavage a concerné le monde entier. captifs et captives africains. Ceux-ci bien par leurs maîtres. Racontant leur Alors que cette époque nous paraît étaient acheminés jusqu’en Amérique point de vue d’hommes libres et blancs lointaine, il est intéressant de se rap- et dans les Caraïbes, où ils produi- - les femmes n’ayant pour la plupart peler que l’esclavage n’a été aboli qu’en saient des matières telles que le sucre pas voix au chapitre-, les maîtres ne 1832 en Jamaïque - soit un an après et le coton, qui étaient enfin ramenées dévoilent qu’une vision tronquée de la création de notre État Belge - et au en Europe pour être vendues et créer l’esclavage. Brésil en 1888. des richesses. 4
CULTIVONS REGARD SUR LE FUTUR#01 PORTE DU NON RETOUR À OUIDAH AU BÉNIN Leur vision, fortement influencée par Alors que les maîtres considéraient Une autre excuse souvent mentionnée leurs intérêts politico-économiques, leurs esclaves comme étant à la limite pour justifier la violence faite aux es- est généralement empreinte de ra- de l’animalité, cela ne les empêchait claves était leurs manquements intel- cisme, de paternalisme et d’eurocen- pas pour autant de profiter sexuelle- lectuels. Tels des chevaux à dresser ou trisme. Cette vision partiale est en fait ment d’eux, au risque de se mettre en des lions à dompter, seule la menace ce qui est parvenu jusqu’à nous et re- porte-à-faux avec leurs propres argu- physique pouvait rendre obéissante pose sur différents mensonges. ments. En effet, le corps des esclaves cette masse noire présumée stupide. étant la propriété de leur maître, le Alors que, sans leurs esclaves, les Tout d’abord, capturer et exploiter consentement importait peu lors- maîtres auraient perdu toute leur ri- d’autres êtres humains à si grande qu’un propriétaire voulait jouir de son chesse, ils ne se gênaient cependant échelle nécessite une justification. investissement. Les femmes, mais pas pour créer des moyens de torture Dans le cas de l’esclavage, le concept aussi les hommes esclaves étaient qui rivalisent aujourd’hui avec les pires de race a été avancé. Ne reposant sur victimes de sévices et abus sexuels. films d’horreur : affamement, membres aucune vérité biologique, la notion de Dans la société religieuse et de bonnes brûlés, ingestion de déjections… Dans race permettait aux maîtres blancs de mœurs de l’époque esclavagiste, de une époque célèbre pour son purita- justifier l’esclavage des populations tels agissements, bien que générali- nisme et ses bonnes mœurs, la face noires au nom d’une hiérarchie imagi- sés, étaient tus pour ne pas affecter sombre de l’homme blanc s’exprime naire. Bien qu’abolitionniste, le philo- la bonne réputation des planteurs. On librement vis-à-vis de ses esclaves. sophe Condorcet lui-même considé- n’en retrouve donc que peu de traces rait les Noirs comme étant le chaînon dans les sources historiques, où les ré- manquant entre l’homme et le singe. alités sont souvent décrites à mi-mots, C’est donc dire que les esclavagistes comme c’est le cas dans journal de avaient une vision bien peu humaine Lady Nugent qui décrit la grande proxi- des populations noires. mité des maîtres avec leurs esclaves. 5
REGARD SUR UN TABOU MODERNE… Pour rendre leur voix aux oublié.e.s de Bien entendu, tous les professeurs ne ET COMMENT EN BRISER l’histoire et raviver le souvenir de l’es- se sentent pas toujours prêts ou aptes LES CHAÎNES clavage, des auteurs et autrices noir-es à discuter d’une problématique si déli- L’esclavage a eu des conséquences issu-es des Caraïbes ont, dès les an- cate, particulièrement devant des pu- désastreuses. Sur l’Afrique d’abord, nées 1990, commencé à écrire des au- blics fortement diversifiés. La création puisque le continent s’est vu voler ses tobiographies fictionnelles d’esclaves. d’associations expertes en la matière, forces de travail, mais aussi sur le plan Par la fiction, ils comblent les trous et auxquelles les enseignant.e.s pour- humain. Les sociétés caribéennes et laissés par l’histoire et permettent aux raient faire appel en cas de difficultés à étasuniennes peinent toujours à se re- lecteurs de découvrir les émotions, les aborder le sujet constitue une alterna- lever du traumatisme des plantations. sensations et les pensées de leurs an- tive de loin préférable au silence. Le racisme, loin de reculer, progresse cêtres. En apportant un nouvel éclai- sans cesse- en témoignent les résul- rage sur l’esclavage, ils contribuent à Le silence n’a en effet plus sa place tats des élections étasuniennes avec entretenir la mémoire des oublié.e.s. alors que le passé esclavagiste et co- Donald Trump, et, tout récemment, Pour le lecteur, se plonger dans une de lonial de notre continent européen est brésiliennes avec Michel Temer, tous ces œuvres permet un véritable voyage trop souvent oublié. Le système de l’es- deux de droite. Pourtant, on parle peu dans le temps dont on ressort plus em- clavage, qui a façonné la face du monde de l’esclavage, voire pas du tout. pathique et plus conscient de notre durant quatre siècles, est à la base des histoire mondiale. relations complexes entre l’Europe et Alors que la Seconde Guerre mondiale l’Afrique. Y penser, c’est reconnaître est abordée dans une multitude de mé- le passé, et empêcher que de telles dias, l’esclavage et la colonisation qui “ horreurs se reproduisent. Car l’escla- lui succéda restent des sujets tabous L’ESCLAVAGE vage n’est pas terminé : le fait qu’il soit dans la société européenne. Ceci peut ET LA COLONISATION devenu illégal n’y change rien. Le joli s’expliquer par le fait que les Juifs, vic- QUI LUI SUCCÉDA RESTENT euphémisme de traite d’êtres humains times de l’Holocauste du 20e siècle, DES SUJETS TABOUS cache une réalité tout aussi horrible ont laissé derrière eux des écrits ra- contant leur peur, leur fuite, leur souf- ” que celles des plantations sucrières. En se rappelant les crimes commis france, leur désespoir. Qui, en effet, n’a par les esclavagistes, agissons égale- jamais lu ou entendu parler du Journal La littérature, de par l’empathie qu’elle ment pour que le travail des enfants, d’Anne Franck ? Des esclaves, en re- suscite, peut servir de base pour abor- l’exploitation physique et sexuelle, la vanche, il ne reste rien. L’histoire est der l’esclavage. Dans un cadre scolaire, vente d’épouses à peine pubères, les écrite par les vainqueurs a dit Georges par exemple, la lecture d’une auto- conditions de vie misérables puissent, Orwell, et les esclaves, même après biographie fictionnelle permet de dé- un jour, appartenir au passé. l’abolition, n’en n’étaient pas. construire les mythes et d’enseigner aux élèves l’esprit critique : même les EVE LEGAST Comment, dès lors que les sources livres d’histoire ne sont pas parfaits. manquent, rendre vie aux milliers de Seuls l’art et la littérature peuvent personnes déportées, exploitées, tor- rendre l’aspect humain des tragédies. turées, violées et assassinées au nom C’est d’ailleurs au niveau scolaire, du commerce de biens ? Comment entre autres dans le cadre des cours rendre compte de ce qu’implique le fait d’histoire, de français, de philosophie, de ne pas s’appartenir soi-même, de que la thématique de l’esclavage peut ne vivre que parce que son maître ac- être abordée en profondeur. En dis- cepte de nous laisser vivre ? Comment cuter permet aux jeunes de prendre restaurer l’humanité de ces personnes, conscience du passé compliqué et trop longtemps considérées comme violent qui lie étroitement l’Europe, des animaux ? l’Afrique et les Amériques. 6
CULTIVONS DOSSIER LE FUTUR#01 ÉVOLUTION DE LA PROTECTION SOCIALE EN BELGIQUE DE LA CONTRAINTE AU PROJET : UN NOUVEAU PACTE SOCIAL POUR LE 21e SIÈCLE R elèvement de l’âge de la retraite, plus grande et Au cours des dernières décennies, plusieurs processus rapide dégressivité des allocations de chômage, ont mis ce modèle sous pression : transformation de l’en- absence de revalorisation d’allocations sociales, vironnement économique international (mondialisation, économies dans les soins de santé, les politiques et les concurrence internationale et délocalisations), diminu- réformes des quatre dernières années ont largement tion des taux de croissance économique, changements continué de s’inscrire dans un contexte d’austérité pour technologiques, désindustrialisation et transforma- atteindre un assainissement et une viabilité budgétaire tions structurelles du marché du travail 1, contraintes du système de protection sociale belge. Dix ans après la budgétaires liées au vieillissement de la population, crise financière et économique de 2008, les urgences se revendications pour de nouvelles protections face aux bousculent (et se concurrencent) sur l’agenda politique risques sociaux liés aux transformations des structures et médiatique. Elles sont sociales (augmentation des familiales, développements au niveau européen (Union inégalités, pauvreté infantile, perte de pouvoir d’achat) économique et monétaire, Semestre européen pour la mais aussi environnementales (changement climatique, coordination des politiques économiques et sociales), transition énergétique) ou (géo)politiques (tensions au- grippage de la concertation sociale. Les débats sur les tour de la gestion des phénomènes migratoires, montée réponses à apporter à ces problèmes nouveaux ont ali- des discours et acteurs populistes, perte de confiance menté les programmes gouvernementaux successifs et dans les institutions et acteurs politiques traditionnels). les négociations entre les syndicats d’employeurs et de Pour comprendre l’évolution de la protection sociale en travailleurs. (Comment) faut-il réformer le système belge Belgique et en saisir les enjeux, il est important de la re- de protection sociale ? Comment adapter les dispositifs placer dans ce contexte plus large et de la penser en re- aux nouveaux risques sociaux ? Pour répondre à ces lation avec d’autres politiques publiques - en particulier questions, de nouvelles manières de penser la protec- les politiques macro-économique, budgétaire et fiscale. tion sociale sont apparues et - bien que contestées par certains acteurs, notamment syndicaux - ont influencé Le système belge de protection sociale s’est construit les réformes successives du système. En proposant un - dans le conflit entre acteurs politiques, patronaux et nouveau diagnostic des problèmes, elles ont promu de syndicaux qui se résout par la négociation sociale - au- nouvelles solutions et attribué de nouveaux rôles à l’État. tour d’un rôle nouveau attribué à l’État : celui d’assurer le bien-être social des citoyens. L’objectif historique À l’origine, la protection sociale est vue comme un pilier du Pacte social de 1944 est de maintenir le revenu des fondamental d’une politique économique keynésienne 2 : travailleurs en cas d’occurrence d’un risque (chômage elle est en effet d’autant plus importante et légitime ou maladie par exemple) mais également d’assurer une qu’elle contribue à stimuler la demande et la croissance. certaine redistribution des revenus. Le développement Dans les années 1970 et 1980, dans un contexte post- d’un droit social protecteur, de services publics et de la crise pétrolière où inflation et chômage augmentent de régulation de l’économie par les pouvoirs publics parti- concert, ce modèle est remis en cause par un nouveau cipent entièrement à la phase de construction du mo- paradigme néo-libéral. Celui-ci présente, à l’inverse, la dèle social belge, jusque dans les années 1970. protection sociale et le droit du travail comme des ri- gidités inefficaces qui nuisent à la croissance et contri- buent à créer chômage et inflation. 7
DOSSIER Dérégulation, privatisation, remise à l’emploi mais sur- Dans un contexte général d’austérité perlé de périodes tout politiques macro-économiques visant à réduire d’embellies économiques, des contraintes externes liées dette et déficit publics sont présentés comme les nou- à la compétitivité internationale (notamment salariale) veaux instruments clés à mettre en œuvre au plus vite. et à l’atteinte (puis au respect) des critères liés à la À partir de la fin des années 1990, se présentant par- monnaie unique ont conduit à des réformes poursui- fois comme une troisième voie entre modèle keynésien vant comme objectifs prioritaires l’« assainissement des et modèle libéral, un troisième paradigme propose un finances publiques et l’équilibre budgétaire (dont celui nouveau diagnostic et de nouvelles solutions : le mo- de la sécurité sociale), l’augmentation des taux d’em- dèle de l’État d’investissement social 3 - un temps appe- ploi et la viabilité financière du système face au vieillis- lé État social actif en Belgique. Il ne s’agit pas pour lui sement de la population. Elles ont pris de nombreuses de démanteler la protection sociale mais de la refondre. formes : plan de modernisation de la gestion de la sécu- Les causes d’un chômage élevé et d’une économie au rité sociale, développement de mécanismes de finance- ralenti seraient à chercher du côté des compétences ments alternatifs, sauts d’index, plus grande sélectivité, et du comportement des demandeurs d’emploi et des diminution des taux de remplacement des prestations allocataires sociaux, en décalage avec les besoins mo- sociales, diminution de remboursements dans le sec- dernes du marché du travail. Le rôle de l’État est dès teur de la santé, allongement des carrières et limitation lors positif s’il s’agit, par exemple, d’investir dans le ca- des possibilités de départ anticipé à la retraite, poli- pital humain pour augmenter l’em- tiques d’activation pour modifier ployabilité (et par conséquence les comportements de recherche le taux d’emploi), d’appuyer la “ d’emploi par un accompagnement, fluidité du marché du travail no- LE SYSTÈME BELGE un contrôle (assorti de sanctions) et tamment en développant des po- DE PROTECTION SOCIALE une responsabilisation individuelle litiques pour favoriser l’équilibre S’EST CONSTRUIT DANS LE CONFLIT plus stricte des allocataires sociaux, vie professionnelle-vie de famille… ENTRE ACTEURS POLITIQUES, chômeurs mais aussi bénéficiaires PATRONAUX ET SYNDICAUX du revenu d’intégration. On n’a pas assisté en Belgique au passage radical d’un modèle à ” Le paradigme ambigu de l’État d’in- l’autre à un moment précis mais plu- vestissement social a contribué à tôt à un phénomène d’hybridation progressif. La sécuri- mettre en cohérence une série de mesures existantes té sociale belge s’est adaptée, sous l’effet de pressions et à repositionner le secteur des politiques sociales et externes mais à partir de ses institutions et en fonction des politiques de l’emploi par rapport au paradigme des réalités économiques et sociales du moment et des macro-économique devenu dominant dans les années coalitions gouvernementales au pouvoir. On peut tou- quatre-vingt. La sécurité sociale est sommée de s’adap- tefois observer que depuis la décennie 1980, de nom- ter pour ne pas nuire à la compétitivité de l’économie breuses réformes s’inspirent du répertoire néo-libéral nationale. La hiérarchie des objectifs fondamentaux du et, de manière croissante à partir des années 2000, de système de protection sociale se transforme. Au-delà celui de l’investissement social. des objectifs originels de maintien des revenus, de re- distribution puis de lutte contre la pauvreté, la sécurité Il est impossible d’être ici systématique et de rendre sociale est désormais explicitement mobilisée comme compte des différentes phases des réformes mais l’évo- un instrument au service de la croissance économique lution du système de protection sociale belge peut être et de l’emploi, ce dernier étant présenté comme la so- résumé de la manière suivante 4. lution par essence à tous les problèmes sociaux (la for- mule jobs, jobs, jobs résumant cette conviction). 8
CULTIVONS DOSSIER LE FUTUR#01 © TOOKAPIC IDÉES LECTURE UNE SI LONGUE HISTOIRE D’ANDREA LEVY CAMBRIDGE DE CARYL PHILLIPS LA MÉMOIRE LA PLUS LONGUE DE FRED D’AGUIAR BELOVED DE TONI MORRISON La protection sociale s’est construite à partir d’un conflit et autour d’un projet. Le phénomène récent des gilets jaunes apparaît comme un symptôme parmi d’autres d’une peur croissante de ce que l’avenir réserve et d’un sentiment largement partagé d’insécurité sociale. Il rap- pelle utilement la centralité du conflit en politique mais interroge aussi la capacité actuelle des mobilisations collectives qui ont historiquement construit et mis en œuvre le pacte social de 1944 d’être entendues. Il pose la question de l’organisation des revendications et des 1 Entrée massive des femmes sur le marché du travail, chômage mas- relations entre acteurs politiques, citoyens et corps in- culin dans les industries traditionnelles, demande de main-d’œuvre dans le secteur des services (mais insuffisante pour contrer les effets termédiaires 5. Il plaide pour la nécessité de recréer du cumulés de l’offre de main-d’œuvre féminine et de la désindustriali- sens autour d’un projet pour (et non à travers) la pro- sation). D’un taux de 2,4% en 1973, le taux de chômage passe à 7,9% en 1980. Cette Augmentation prend un aspect structurel dans les tection sociale qui repense et refonde les solidarités et années quatre-vingt. l’engagement de protéger. 2 Une politique économique keynésienne donne un rôle actif aux pouvoirs publics pour promouvoir la croissance économique en sti- mulant la demande par exemple par la dépense et l’investissement GEOFFROY MATAGNE public en période de récession ou stagnation économique. 3 N. Morel, B. Palier et J. Palme, Towards a Social Investment State ? Ideas, Policies and Challenges, Bristol, The Policy Press, 2012. 4 Pour une présentation plus détaillée voir : P. Reman et P. Pochet, transformations du système belge de sécurité sociale in P. Vielle, P. Pochet et I. Cassiers (dir.), L’État social actif. Vers un changement de paradigme, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2005, p. 121-148 ; G. Matagne, Vers un état social actif : réformer le système belge de protection sociale in J. Beaufays et G. Matagne (éd.), La Belgique en mutation. Systèmes politiques et politiques publiques (1968-2008), Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 183-213. 5 Organisations syndicales, patronales, mondes et mouvements associatifs, autant de collectifs porteurs de valeurs, de visions du monde, d’intérêts et s’efforçant de les organiser et les défendre. 9
DOSSIER QUELLE PROTECTION SOCIALE POUR LE TRAVAILLEUR DU NUMÉRIQUE ? L ’économie numérique a fait naître de nouvelles LE DROIT SOCIAL, L’UNE DES PLUS GRANDES formes de production et d’emploi, dont l’éco- RÉALISATIONS DU 20e SIÈCLE nomie de plateformes. À celle-ci est associé le Le droit social est, sur le plan juridique, l’une des plus terme crowdworking (de crowd, la foule, et work, le tra- grandes réalisations du 20e siècle. À quelques excep- vail), qui consiste à externaliser le travail vers une foule tions près, l’essentiel du droit du travail du 20e siècle a d’individus - la communauté en ligne - plutôt qu’auprès d’abord été élaboré en Europe de l’Ouest en réaction, des travailleurs ou des fournisseurs traditionnels 1. Les tant aux excès de la révolution industrielle, qu’à l’abus travaux proposés sur les plateformes sont variés : petits des droits reconnus par le droit civil du 19e siècle. travaux ménagers ou de bricolage, transport de per- sonnes ou de repas, baby-sitting, réalisation de logos, Le droit civil, né de la révolution française, est façonné traductions, classement de fichiers… Les prestataires, sur la base des principes de liberté et d’égalité des ci- qui, la plupart du temps, sont considérés par la plate- toyens. Ceux-ci sont libres, donc ils peuvent conclure forme comme des indépendants, sont payés à la tâche. des contrats. Ils sont égaux, donc ils négocient sur un La langue française propose, pour désigner le crowd- pied d’égalité juridique avec leurs partenaires (il n’y a working, l’expression cybertâcheronnage ou tâcheron- plus de privilège comme dans l’Ancien Régime). L’éga- nage numérique qui renvoie à l’image de l’artisan ou de lité juridique peut conduire à des situations inaccep- l’ouvrier qui effectue des travaux payés à la tâche, qui tables lorsque les parties n’ont pas une capacité de né- n’offre que sa main d’œuvre, qui exécute, avec applica- gociation comparable : le travailleur, le consommateur, tion, des tâches sans prestige 2. le locataire… ne sont pas en situation de négocier d’égal à égal avec leur partenaire contractuel, qui est en posi- Ce modèle économique présente divers atouts pour tion de force pour dicter les conditions du contrat. les entreprises et pour les travailleurs, notamment en terme de flexibilité, mais il est aussi la source de nou- Le droit civil et la révolution industrielle vont se conju- velles formes de travail précaire. Les bouleversements guer pour faire progressivement glisser les travailleurs apportés par le phénomène d’« ubérisation - externali- vers un état de misère matérielle et morale : salaires sation, triangulation des rapports de travail, flexibilisa- dérisoires ; journée de travail de treize, quatorze voire tion accrue permettant d’offrir aux entreprises la main seize heures ; occupation de jeunes enfants ; sécurité et d’œuvre juste à temps 3 en éliminant le coût du temps hygiène déplorables ; accidents nombreux aux consé- improductif… - apparaissent peut-être moins comme quences mal ou pas réparées… une mutation que comme une exacerbation, favorisée par le numérique, d’une tendance constatée depuis plu- Le droit du travail est né de la volonté de porter remède sieurs décennies : la précarisation du travail, d’une part, à cette situation misérable, en limitant la liberté des par le jeu des formes d’emploi atypiques caractérisées parties au contrat de travail de choisir leurs conditions par l’intermittence et qui s’inscrivent dans un schéma contractuelles. Il s’est ensuite développé, surtout après triangulaire (modèle de l’emploi bref) et, d’autre part, la première guerre mondiale, au gré du rapport de force par l’augmentation de l’activité indépendante aux dé- entre le patronat et les salariés. Il est à la recherche d’un pens de l’emploi salarié (modèle de l’emploi sans em- équilibre entre les réclamations des salariés en termes ployeur) 4. de justice sociale et les contraintes économiques des employeurs. 10
CULTIVONS DOSSIER LE FUTUR#01 LE TRAVAILLEUR DE PLATEFORME © DAISY DAISY FOTOLIA EST-IL UN SALARIÉ, UN INDÉPENDANT OU UN TRAVAILLEUR D’UN TROISIÈME TYPE ? Dans un certain nombre d’hypothèses, le statut d’indé- pendant des prestataires de plateforme correspond à la réalité (par exemple, ceux qui offrent des services ponc- tuels de jardinage ou bricolage ne peuvent guère être considérés comme des salariés de la plateforme). Dans d’autres cas, le point de vue de la plateforme est plus discutable parce que le contrôle exercé par elle sur les prestataires est plus serré de sorte que la détermination de l’existence ou de l’absence d’un lien de subordination juridique pose plus de difficultés. C’est singulièrement le cas des chauffeurs Uber et des coursiers de Deliveroo, dont les actions en vue de la reconnaissance d’un sta- tut de salarié sont régulièrement relayées par la presse. Pourtant, jusqu’ici, à de très rares exceptions près, la justice des différents pays concernés n’a pas reconnu le statut de salariés à ces travailleurs. La difficulté pro- vient, notamment, du fait que le modèle industriel qui a inspiré le droit du travail est dépassé par la révolution numérique. Grâce aux outils numériques de communi- Ce droit est né avec la civilisation de l’usine : la société cation, bon nombre de travailleurs d’aujourd’hui bénéfi- industrielle et sa production de masse, une concentra- cient d’une autonomie inimaginable il y a une vingtaine tion des travailleurs en un même lieu, l’usine. La protec- d’années. Mais cette autonomie, en retour, risque de tion du droit du travail est offerte aux travailleurs subor- les pousser en dehors du droit du travail 5, parce qu’elle donnés, c’est-à-dire qui obéissent à un patron. rend difficile l’identification du lien de subordination, qui est la condition pour bénéficier de la protection du Ce critère est très important : c’est lui qui déclenche droit du travail. On assiste à un brouillage des frontières l’application de tout le système protecteur élaboré par traditionnelles entre le travail et les loisirs et entre le la loi (limitation de la durée quotidienne et hebdoma- salariat et l’indépendance. Alors qu’à partir de la fin daire de travail, congé de maternité, congés payés, sé- du 19e siècle, le droit du travail s’est érigé contre les curité sociale des salariés), protection qui est refusée au conditions sanitaires déplorables et les journées de tra- travailleur indépendant. Celui-ci négocie à égalité avec vail inhumainement longues, menaçant la santé et la vie ses partenaires contractuels les conditions auxquelles des salariés, aujourd’hui c’est la liberté que confèrent la il accomplit ses prestations et finance lui-même une technologie et une souplesse assumée dans l’organisa- couverture sociale plus modeste que celle du salarié. tion du travail qui menace la condition des travailleurs : Il bénéficie d’une protection moindre pour des raisons la dépendance économique et la précarité, mais aussi tenant à l’histoire de la naissance du droit social. L’in- l’isolement, peu propice à l’organisation de la défense dépendant subit parfois de fortes contraintes écono- des intérêts professionnels. miques de la part de ses commanditaires - par exemple le franchisé, ou le petit sous-traitant d’une grosse en- L’économie numérique fait redouter à tout le moins la treprise, qui n’a qu’elle comme cliente. Or, le critère qui substitution au travail salarié d’une forme de travail in- déclenche la protection du droit du travail n’est pas le dépendant intermittent, échappant à la protection pro- déséquilibre économique d’une relation mais, comme curée par le droit du travail ; par un effet de domino, on l’a dit, l’obligation d’obéir. c’est la fragilisation de la sécurité sociale qui préoccupe. 11
DOSSIER Si le travailleur du 21e siècle est constamment confronté Enfin, il est parfois relevé que la création d’un statut à la nécessité, pour assurer sa subsistance, de conclure qui serait propre aux travailleurs des plateformes nu- une multitude de contrats en vue de la réalisation de mériques sonne comme un aveu d’échec : l’échec des diverses micro-tâches faiblement rémunérées, l’objectif politiques de l’emploi à améliorer la formation de jeunes de sécurisation de l’emploi, poursuivi par le droit du tra- et faire reculer le niveau du chômage des travailleurs les vail, et celui de redistribution des richesses par le truche- moins qualifiés 6. Le législateur belge doit donc réfléchir ment de la sécurité sociale s’évanouiront rapidement. à une autre manière d’apporter une protection sociale aux travailleurs du numérique. Le défi est important, la PISTES DE SOLUTION POUR UN NOUVEAU MODÈLE réalisation s’avère complexe du point de vue juridique 7. DE DROIT DU TRAVAIL ? Faire entrer le droit du travail dans le 21e siècle, c’est L’émergence de la culture de la liberté, amplifiée par le réfléchir à un cadre juridique ajusté à la société contem- numérique, la dilution de la subordination des travail- poraine pour en accompagner l’évolution. C’est aussi leurs dotés d’une autonomie toujours plus grande ainsi tirer les leçons de l’histoire et éviter de reproduire les que la situation de faiblesse économique de nombreux conséquences désastreuses que, au 19e siècle, une to- travailleurs qui se trouvent dans une zone grise entre tale dérégulation a engendrées. La solution à ces ques- l’indépendance et le salariat, zone qui s’est développée tions dépend non du juriste mais du politique ; il lui faut bien avant l’économie numérique, font converger de combiner le souci de ne pas tuer le dynamisme des en- nombreuses réflexions, de part et d’autre de l’Atlantique, treprises innovantes et la préoccupation de ne pas lais- sur l’avenir du droit du travail. Faut- ser une partie des travailleurs sans il modifier le critère d’application du protection, sans un minimum de droit du travail, troquer la subordi- garanties de conditions de travail nation contre la dépendance éco- “ décentes - que ce soit en termes nomique ? Cette idée, très ancienne, LE PHÉNOMÈNE de santé et sécurité au travail, de est régulièrement débattue mais D’UBERISATION EXACERBE stabilité d’emploi, de rémunération ne prospère pas, en raison de sa LA PRÉCARISATION DU TRAVAIL décente… Assurément, il y a, pour difficile mise en application. Faut-il plutôt sortir de la dichotomie sala- ” répondre aux défis lancés par la transition numérique aux conditions riat / indépendance par la création de travail et à l’organisation du tra- d’une catégorie intermédiaire de travailleurs, ni indé- vail, de la place pour un projet politique ambitieux. pendants ni subordonnés, qui absorberait toutes les personnes accomplissant leur travail avec un fort degré FABIENNE KÉFER d’autonomie (les crowdworkers mais aussi les franchi- sés, les sous-traitants, les concessionnaires de vente, les agents commerciaux…) ? Aussi séduisante que puisse paraître la mise en place d’un troisième statut, cette so- 1 C. Degryse, Les impacts sociaux de la digitalisation de l’écono- lution présente plus d’inconvénients que d’avantages, si mie, E.T.U.I., 2016, p. 38 (disponible sur http://www.etui.org/fr/Pu- l’on suit l’expérience des pays qui l’ont mise en place blications2/Working-Papers/Les-impacts-sociaux-de-la-digitalis- tion-de-l-economie). (Espagne, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Canada, no- 2 http://www.cnrtl.fr/definition/t%C3%A2cheron tamment). En effet, le risque de classer les travailleurs 3 V. De Stefano, The Rise of the Just-in-Time Workforce : On-Demand Work, Crowdwork, and Labor Protection in the Gig-Economy Com- sous un statut inapproprié, de contourner les règles parative Labor Law & Policy Journal, 2016, vol. 37, no 3. 4 Y. Kravaritou, Les nouvelles formes d’embauche et la précarité de en principe applicables au profit de règles moins coû- l’emploi R.I.D.C., vol. 42, no 1, 1990, pp. 129 et s. teuses socialement n’est pas épargné. 5 P. Lokiec, Il faut sauver le droit du travail !, Paris, Odile Jacobs, 2015, p. 30. 6 L. Gratton, Ubérisation de l’économie et droit social Les consé- En outre, en instaurant un statut juridique intermédiaire quences juridiques de l’ubérisation de l’économie, Paris, IRJS Édi- tions, 2017, p. 113. tout en étant moins protecteur, on risque de susciter un 7 Pour des pistes de solutions, cons. F. Kefer, Q. Cordier et A. Farcy, Quel statut juridique pour les travailleurs des plateformes numé- déplacement du salariat vers ce nouveau statut, effet riques ? in F. Hendrickx et V. Flohimont (éd.), La quatrième révolu- opposé à celui recherché par le législateur. tion industrielle et le droit social, Bruges, la Charte, à paraÎtre, 2019. 12
CULTIVONS DOSSIER LE FUTUR#01 COOPÉRATIVES ET SÉCURITÉ SOCIALE D’UN EMBRYON CONCRET À UNE MENACE INCONSCIENTE 1 ? D urant l’année 2018 nous avons eu l’occasion de LA QUESTION DES ÉQUIVALENTS DE LA RICHESSE participer à deux voyages d’étude sur les coo- Parmi les penseurs de la coopération on retrouve le pératives de travailleuses et travailleurs en Italie français Charles Fourier dont l’importance posthume d’abord, puis en France, visitant ou rencontrant au total dépasse l’œuvre littéraire car ses théories ont été mises une dizaine de structures différentes tant dans la taille en pratique par un de ses disciples à Guise. Une mise en que dans les domaines d’activités couverts 2. Lors d’une pratique qui a traversé les âges jusqu’à nous et est ac- de ces rencontres à Florence avec un représentant de tuellement une visite que nous ne pouvons que conseil- la CGIL 3 le débat a évolué vers la présence des coopé- ler tant elle rend concrète l’utopie, y compris dans ses ratives de service dans le non-marchand liées aux soins dérives potentielles et les nombreux questionnements de santé et la potentielle complicité, pas forcément vo- qu’elle suscite. Le familistère est construit par Jean-Bap- lontaire et consciente, de ces structures avec les poli- tiste Godin à Guise à partir de 1860 s’appuyant sur la tiques libérales de détricotage du service public en gé- fabrique de poêles qui lui assure la fortune. Mais au lieu néral et de la sécurité sociale en particulier. Au cours de de la conserver pour lui il va s’en servir pour appliquer l’échange, ce représentant syndical reconnaissait l’enjeu les idées de Fourier et les développer avec son principe fondamental derrière cette interrogation et exprimait sa de la redistribution des équivalents de la richesse qu’il crainte d’un retour au 19e siècle où l’absence de service théorise dans son livre publié en 1871 Solutions sociales. public nécessita pour le monde du travail de se doter S’il place le logement comme socle, d’où le palais social de structures de secours mutuels. Mais aujourd’hui, le avec de nombreuses mesures hygiéniques, il y ajoute même représentant estimait que l’urgence était de ne l’instruction et l’alimentation mais aussi l’idée d’une sé- pas laisser filer vers le privé capitaliste, uniquement in- curité sociale accessible à toutes et tous. Dès 1846 il ins- téressé par les profits réalisables, les pans désinvestis taure une caisse de secours dans l’usine à laquelle suc- par l’autorité publique. En cela le mouvement coopé- cède dès 1860 une assurance contre la maladie. Caisse ratif avait un rôle essentiel à jouer pour capter l’argent de secours pour les dames, caisse de pharmacie, caisse public et l’orienter vers des projets réellement sociaux pour les vieux et les invalides… viendront progressive- où l’essentiel des moyens financiers allaient vers les bé- ment compléter un dispositif qui atteint sa maturité dès néficiaires et non vers des actionnaires. 1872. En 1880, Godin crée l’association du capital et du travail qui permet de transmettre l’ensemble aux fami- C’est cette réflexion que nous nous proposons de listérien.nes qui, élément négatif et interpellant, forme- mettre en perspective dans le présent article en rappe- ront rapidement un groupe à part de privilégié.es au lieu lant combien les coopératives, complétées par les mu- de continuer à étendre l’expérience et à l’universaliser. tuelles pour le volet santé, avaient en Belgique consti- tué un embryon particulièrement développé de sécurité sociale en leur sein. 13
DOSSIER « La construction théorique et la propagation du mou- D’obédience socialiste, celle-ci est destinée à devenir vement coopératif résultent à la fois d’expérimentations l’organe central d’un mouvement qui multiplie les di- pragmatiques et d’utopies qui ont été la source d’inno- versifications dans le modèle de l’assurance, des phar- vations sociétales 5. Les origines de la coopération sont macies… À la veille de la Première Guerre mondiale, donc doubles et dialectiques. Si d’un côté il y a les théo- le mouvement coopératif est inscrit dans le paysage riciens, il y a aussi d’un autre côté les travailleuses et belge essentiellement via le volet de la consommation, travailleurs qui vont mettre en place une des formes les les coopératives de production existantes étant canton- plus naturelles de la solidarité, à savoir la coopération. nées à un rôle de fournisseuses des magasins coopé- Soit tout simplement le fait de travailler ensemble à la ratifs. En Belgique, contrairement à d’autres pays où la réalisation d’un objectif commun. L’histoire du mouve- neutralité politique des coopératives est davantage de ment coopératif retiendra que ce sont les tisserands mise, le mouvement coopératif se développe tout à la de Rochdale qui créeront en 1844 le modèle type tel fois comme l’un des ingrédients et l’une des manifes- qu’il se déclinera dans le monde entier. Dans le cadre tations de la pilarisation. Cela est surtout vrai en ce qui du présent article, nous nous contenterons de souligner concerne le pilier socialiste et le pilier chrétien. Les libé- combien dès cette expérience originelle la coopérative, raux quant à eux n’investissent guère dans des initiatives partant de la question primaire de l’alimentation, ne qui viennent faire directement concurrence aux petits se limite pas à cette dernière mais se conçoit comme commerçants, qui constituent l’une de leurs bases élec- une alternative concrète destinée torales, bien qu’il existe des traces à réorganiser totalement les forces de coopératives libérales. Partant de la production et de la distribu- “ de l’alimentation, les coopératives tion dans l’intérêt du monde du tra- LES TRAVAILLEURS socialistes se dotent rapidement vail. Au départ d’un petit local loué VONT METTRE EN PLACE d’une boulangerie avant de diversi- proposant quelques denrées de UNE DES FORMES LES PLUS NATURELLES fier l’offre et de se doter de locaux, première nécessité, la Société des DE LA SOLIDARITÉ, les fameuses Maisons du Peuple qui équitables pionniers de Rochdale À SAVOIR LA COOPÉRATION sont à la fois locaux des différentes développe une structure solide qui, rapidement, se diversifie au niveau ” branches du mouvement socialiste, lieu de sociabilité, outil d’éducation des produits proposés et permet politique, centre logistique lors des de répondre à la volonté de ne pas se limiter à la dis- grèves et manifestations… formant ainsi le cœur de ce tribution mais d’être aussi présent dans la production. qui se veut la construction ici et maintenant de la so- Le projet étant également celui d’un changement de ciété socialiste à venir. Les coopératives authentiques société, les coopérateurs de Rochdale développent une se distinguent ainsi des simples groupes d’achat ou bibliothèque, une caisse de secours, une structure d’en- groupes économiques par le fait qu’elles développent seignement… Ils constituent ainsi une contre-société. des œuvres sociales ainsi que des œuvres éducatives. LE CAS PARTICULIER DE LA BELGIQUE Plus largement, les coopératives mettent progressi- Si l’antériorité revient à la maison du peuple de Jolimont, vement en place une sécurité sociale avant la lettre à créée en 1872 par des ouvriers membres de l’AIT 6, il faut destination de leurs membres. Ceux-ci peuvent en effet attendre la création de la société coopérative gantoise cotiser à diverses caisses : caisse de layette, caisse de Vooruit (En Avant) en 1881 et son effet d’entraînement, chômage, caisse d’accident, caisse de pension, caisse renforcé par la création du POB en 1885, pour que le de funérailles… Les montants ainsi collectés sont par- mouvement coopératif socialiste se mette réellement fois impressionnants. Par exemple, au début des an- en marche en Belgique. Le tournant des 19e-20e siècles nées 1930, alors qu’elle couvre 239 communes dans voit la multiplication des créations de magasins coopé- cinq provinces différentes et regroupe près de 80 000 ratifs. Ce phénomène est illustré par la fondation, à la fin membres, l’Union Coopérative de Liège a une caisse de de l’année 1900, de la Fédération des Sociétés Coopéra- pension qui, à elle seule, s’élève à plus de 37 millions de tives Belges (FSCB). francs belges. 14
Vous pouvez aussi lire