CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
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Photo couverture : Séoul, illumination nocturne du majestueux pavillon Geunjeong-jeon du palais royal Gyeongbok. © CJ Nattanai Directeur de la publication JOHN Hae Oung Comité de rédaction Rédacteur en chef : Georges ARSENIJEVIC JEONG Eun Jin, RYU Hye-in, WOO Ji-young Ont participé à ce numéro Jean-Noël JUTTET, Pierre CAMBON, Régis ABERBACHE, Philippe LI, Jacques BATILLIOT, Georges ARSENIJEVIC, Thibaud JOSSET Conception graphique YOO Ga-young Culture Coréenne est une publication du Centre Culturel Coréen 20 rue La Boétie, 75008 Paris Tél. 01 47 20 83 86 / 01 47 20 84 15 Tous les anciens numéros de notre revue sont consultables sur revue.coree-culture.org
SOM MA I RE 02 Éditorial DOSSIER SPÉCIAL / Les palais royaux coréens 03 Les palais royaux de Corée 10 La vie au palais sous la Corée Joseon 16 Animations culturelles et festives dans les palais de Séoul LA CORÉE ET LES CORÉENS ACTUALITÉ CULTURELLE 22 La Corée et la France au révélateur 30 100e numéro de notre revue du coronavirus Culture Coréenne ! 26 Les montagnes, écrin de Séoul INTERVIEW NOUVEAUTÉS 34 Entrevue avec Éric Lefebvre, 37 Livres à découvrir directeur du musée Cernuschi
ÉDITO R IAL Chers lecteurs, J’espère de tout cœur que cette crise sanitaire particulièrement aigüe, qui est en train de s’achever en Corée et d’être jugulée en France, ne vous a pas directement touchés, et qu’elle n’a impacté aucun de vos proches. Dans un contexte inédit marqué par une grande incertitude, notre Centre, comme d’ailleurs tous les organismes et institutions culturelles français, a dû annuler tous ses événements prévus et fermer ses portes au public. À l’heure où j’écris ces lignes, nous avons prévu de reprendre progressivement nos activités à partir du 29 juillet, cette reprise étant, vous le comprendrez, conditionnée par l’évolution de la situation sanitaire en cours (merci à ce sujet, avant de nous rendre visite, de consulter notre site internet). Mais le sommaire de ce numéro avait heureusement été établi avant le confinement et celui-ci ne nous a, de ce fait, pas empêchés d’y travailler, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il s’agit de notre N° 100 ! Un 100e numéro donc, qui marque dans la vie de notre revue une étape hautement symbolique qu’il eût été dommage de manquer et qui se devait d’être à la hauteur, à la fois raffiné, festif et riche en contenu. Le dossier spécial de ce numéro, intitulé « Les palais royaux coréens », me paraît tout à fait aller dans ce sens et apporter par ces temps de crise sanitaire une véritable bouffée de fraîcheur et d’élégance. Dans le premier texte de ce dossier, Jean-Noël Juttet nous propose une belle présentation assez exhaustive et largement illustrée des majestueux palais royaux de Séoul, en évoquant aussi leur histoire et les modifications architecturales qu’ils ont subies au fil des siècles et du destin mouvementé du pays. Dans le deuxième article, Pierre Cambon nous raconte, lui, en s’appuyant sur d’anciens documents historiques, la vie au palais à l’époque Joseon, avec ses us et coutumes et ses usages qui présentaient à bien des égards, pour les visiteurs occidentaux, des aspects étonnants… Enfin, dans le troisième article de ce dossier, Régis Aberbache nous présente un tour d’horizon des animations culturelles et festives qui se déroulent régulièrement dans les palais royaux de Séoul et contribuent à ce que ces lieux historiques ne restent pas figés dans le passé mais soient des espaces de culture foisonnants et ouverts, pour le plus grand bonheur des touristes étrangers et coréens. Dans notre rubrique « La Corée et les Coréens », le premier article intitulé « La Corée et la France au révélateur du coronavirus » nous a été « dicté » par l’actualité. L’auteur, Philippe Li, avocat au Barreau de Paris, complètement biculturel et vivant entre Séoul et Paris, y porte un regard comparatif sur les méthodes française et coréenne qui ont été mises en œuvre pour contenir le coronavirus. En nous montrant avec brio que la manière de lutter contre celui-ci est le reflet des différences qui existent dans nos comportements, attitudes et modes de fonctionnement respectifs. Pour ce qui est du second article de cette rubrique, Jacques Batilliot nous permet lui de mieux appréhender l’importance de la montagne dans l’agglomération de Séoul, mais aussi dans le cœur des Coréens qui adorent gravir le week-end les nombreux petits sommets de la capitale d’où l’on peut jouir de magnifiques vues sur la ville. Quant à la rubrique « Actualité culturelle », notre conseiller Georges Arsenijevic y relate, à l’occasion de la parution de ce N°100, l’histoire de notre revue depuis sa création et y dresse un bilan de ces cent premiers numéros qui nous ont permis de constituer, au fil des années, un fonds de quelque 1000 articles abordant de multiples facettes de la culture coréenne. Enfin, le musée Cernuschi, qui s’est ces dernières années beaucoup ouvert à l’art coréen (en particulier contemporain), a inauguré en mars 2020 une nouvelle salle de peinture coréenne et cet événement symboliquement important nous a donné envie de poser quelques questions à son directeur, afin qu’il nous apporte un éclairage sur cette évolution plutôt réjouissante. Nous espérons vivement que ce N° 100 de « Culture Coréenne » vous séduira et que les sujets que nous avons choisi d’aborder dans ce nouvel opus retiendront votre attention. Avec mes salutations les plus cordiales et tous mes vœux de bonne santé. JOHN Hae Oung Directeur du Centre Culturel Coréen NDLR : Depuis ses débuts, « Culture Coréenne », qui a pour vocation de faire mieux connaître en France la Corée et sa culture, s’attache à l’expression de la diversité des regards et opinions. C’est ainsi que nous publions aussi dans nos colonnes, afin que notre revue demeure un espace de liberté et de dialogue, des articles dont la teneur ne correspond pas toujours à notre sensibilité éditoriale et à nos points de vue. 2
DOSSIER SPÉCIAL Les palais royaux de Corée Geunjeong-jeon, pavillon abritant la salle du trône du palais Gyeongbok de Séoul. © ONTC Par Jean-Noël JUTTET* Toutes les dynasties qui ont régné sur la Corée ont Gyeongbok-gung, et des annexes, résidences de secours construit des palais (à Gyeongju, à Pyongyang, à (le Changdeok-gung et le Changgyeong-gung) où le roi et Gaeseong), mais ils ont tous disparu à l’exception de la Cour se sont repliés quand le palais principal avait brûlé, ceux de la dynastie Joseon, fondée à Hanyang, ancien et des demeures mises à la disposition de princes ou de nom de Séoul, en 1392 par le roi Taejo. Ses successeurs roi déchus. Ils sont tous situés dans un périmètre restreint ont régné dans ces palais pendant plus de cinq siècles, du nord de Séoul, au cœur d’une cité jadis entourée de jusqu’en 1910. Séoul peut donc s’enorgueillir de cet héri- remparts, au pied du mont Baegak, lieu identifié comme tage royal qui a survécu en partie aux aléas de l’histoire idéal par les géomanciens, ce que ne démentiront ni les de Corée et largement retrouvé son lustre d’antan grâce Japonais qui installèrent leur gouvernement colonial à un savoir-faire qui s’est transmis de génération en à l’extrémité sud du palais Gyeongbok, ni la présidence génération. Ce qui fait le principal intérêt de ces palais, de la République qui prit demeure, dans la Maison Bleue, c’est, outre la charge d’histoire dont ils sont l’expression, sur les premières pentes du Baegak au nord de ce même leur singulière beauté. palais. D’une importance diverse en termes d’étendue ou de magnificence, ils constituent un ensemble architectu- On a pris l’habitude de dire qu’ils sont cinq, comme ral unique témoignant des fastes de la Cour, chacun d’eux les doigts de la main, habitude trompeuse : il est plus offrant au visiteur un havre de silence et de calme dans juste de dire qu’il y a en réalité un palais principal, le une ville trépidante de modernité tapageuse. 3
En haut, Gwanghwa-mun, porte principale du palais Gyeongbok. © Raker En bas, la majestueuse salle du trône du palais. © Aberu.Go 4
Le Gyeongbok-gung, le plus ancien et le plus vaste de toutes ces couleurs éclatantes qui dansent sur les des palais royaux, n’a été occupé que par intervalles. consoles et, sans doute, à ce joli paravent déployé der- Construit en 1395, rasé deux siècles plus tard pen- rière le trône, dont les motifs si coréens représentent, dant les invasions japonaises de Toyotomi Hideyoshi dans le style ingénu des dessins d’enfants, cinq mon- (1592-1598), il n’a été reconstruit qu’en 1865-68 par le tagnes avec des rochers, des pins, de l’herbe d’éternité, Daeweongun (régent, père du roi Gojong) et de nou- et, tout ensemble, le soleil et la lune – peinture qui, sauf veau abandonné après l’assassinat de la reine Min par erreur, n’a pas d’équivalent en Chine. Cette tonalité les Japonais (1895), prélude à la fin de la vieille dynastie. aimable, qui adoucit le caractère pompeux du lieu, on Il n’en demeure pas moins le site le plus représentatif et, la retrouve dans le plafond à caissons, au milieu duquel partant, le plus visité aujourd’hui. virevoltent, deux dragons coréens – on nous dit que les dragons coréens sont plus vifs que leurs homologues Ceint d’un haut mur de pierres carrées, il ordonne une chinois, ce dont nul ne doute. Moins vifs et surtout plus imposante succession de pavillons dans une parfaite bonasses nous avaient apparu, à l’extérieur, tous ces symétrie sur un axe sud-nord, sur le modèle de la Cité animaux fabuleux sculptés dans le marbre des balus- interdite à Pékin. Le visiteur est invité à suivre l’itinéraire trades : ils ont beau vouloir paraître redoutables, ils ont de la procession des ambassadeurs d’antan venus ren- des airs bonhommes qui invitent plutôt à la caresse. Il contrer le monarque : il accède à une première cour en est de même des haetae qui, de part et d’autre de la dallée par Gwanghwa-mun, porte monumentale à trois porte principale, censés protéger le palais des incendies, arches et deux étages qui a été démontée récemment ont failli à leur mission. pour retrouver sa place originelle après qu’en 1995 eut “ été démoli le Capitole, que le gouvernement impérial japonais n’avait pas placé là par hasard. Une deuxième porte à deux étages elle aussi, Geunjeong-mun, lui per- La salle du trône met de déboucher sur la vaste cour où se dresse, sur du palais Gyeongbok témoigne une double terrasse de pierre, le Geunjeong-jeon, la très imposante salle du trône. Il s’avance sur la voie royale entre une haie de ministres et de hauts fonctionnaires qu’il lui faut imaginer postés devant des bornes de pierre du savoir-faire exceptionnel des architectes et des charpentiers de Joseon. “ indiquant leur fonction. Lorsque, depuis la terrasse, il lève les yeux sur les avant- Au-delà de la salle du trône, en poursuivant en direction toits, il découvre cette belle courbe, souple et élégante, du nord, le visiteur pénètre dans un dédale de cours, de emblématique de l’architecture coréenne, qu’on ne galeries couvertes et de pavillons dont il serait peu utile retrouve, dans ce tracé, ni en Chine ni au Japon. Elle est de donner ici les noms : il s’agit des cabinets de travail du la résultante d’un alignement de solives qui sont toutes roi, de ses appartements, de ceux de la reine. La grandeur légèrement décalées les unes par rapport aux autres, des pavillons se mesure en nombre de travées, c’est-à- chef-d’œuvre de rigueur technicienne. Un entrelacs dire d’espaces délimités par les piliers porteurs du toit. de consoles sculptées posées perpendiculairement les Quant au toit des appartements royaux, il présente une unes sur les autres permet d’élever le toit à une grande particularité : il ne comporte pas de bande faîtière de hauteur, qu’on mesure mieux de l’intérieur. mortier comme c’est le cas partout ailleurs, car celle-ci est un dragon, et le roi, dragon lui-même, ne saurait tolé- La salle surprend par ses dimensions verticales (où rer la présence d’un rival au-dessus de sa tête. a-t-on trouvé en Corée des arbres assez grands pour donner ces immenses piliers d’un seul tenant ?) et par Cet ensemble, largement reconstruit et réaménagé, le bel ordonnancement de sa symétrie, qui suppose un ne donne qu’une petite idée de ce qu’était le palais de savoir-faire exceptionnel des architectes et des char- son vivant, quand y demeuraient le roi et la Cour : une pentiers. Autre surprise, dans cet espace cérémonieux, multitude de pavillons reliés par des galeries couvrait le trône, bien que haussé sur une estrade et dominé par tout l’espace jusqu’aux murs d’enceinte. La restaura- un baldaquin ouvragé volumineux, apparaît tout petit. Le tion actuelle, pour ambitieuse et réussie qu’elle soit, ne roi ne tenait-il donc sa grandeur que de l’écrin au sein donne à voir qu’un échantillon de ce que les cartes des duquel il s’exposait ? L’écrin est vide aujourd’hui, mais archives ont consigné. Peu importe : ce qui est donné à lui seul il dit les fastes des cérémonies d’antan, aux- à voir est d’une richesse qui dépasse de beaucoup la quels le visiteur, qui aura en mémoire les reconstitutions capacité d’attention du visiteur venu consacrer deux ou historiques vues à la télévision, suppléera en imagi- trois heures au Gyeongbok-gung. Il lui sera même loi- nant la foule des courtisans, l’éclat des costumes et les sible de faire des choix. Il pourra, par exemple passer vite mélopées de la musique royale. devant le trop grand, trop carré Gyeonghoe, lequel tire son charme surtout des reflets des saules dans l’eau du Curieusement, cette impression de raideur cérémo- bassin au-dessus duquel il se dresse. On peut aussi tour- nieuse est beaucoup moins pesante ici qu’à la Cité ner le dos au musée folklorique dont la haute pagode interdite. Cela tient, bien sûr, aux dimensions de la salle de tuiles vernissées vient un peu gâter l’homogénéité du trône, plus modestes qu’à Pékin, mais aussi à la joie esthétique de l’ensemble du site. 5
En revanche, qu’il n’oublie pas de s’attarder devant les administratif et commercial de Jongno. Le palais a brûlé belles cheminées de briques qui, derrière le Gyotae- lors de l’invasion japonaise de 1592, en même temps jeon, évacuaient les fumées de l’ondol chauffant les que le Gyeongbok-gung, mais il a été reconstruit en appartements de la reine ; ni devant le fort beau mur de premier, et a été préféré au palais principal par plusieurs briques, tout près de là, décoré de motifs floraux en terre monarques. C’est là qu’a vécu Sunjong (1874-1926, cuite dont le dessin n’est pas sans rappeler la manière règne 1907-1910), le dernier roi de la dynastie, qui, en d’occuper l’espace dans l’art roman. homme moderne, a fait installer l’éclairage électrique qu’on voit dans la salle du trône. Plus au nord, le Hyangwon, curieux pavillon hexagonal à deux étages, retient le regard. Celui-là n’a rien de coréen, À la différence de la porte du Gyeongbok-gung qui il est vaguement chinois et un peu n’importe quoi. Mais s’élève sur un mur de granit, Donhwa-mun, la porte c’est peut-être justement pour cela qu’il retient le regard, principale du Changdeok-gung, repose sur un simple là, au centre d’un îlot, relié au reste du monde par une soubassement de pierre. Elle est pourtant plus grande passerelle impraticable ; il est en quelque sorte un ail- que son aînée, malgré l’apparence, et surtout la plus leurs, une fantaisie, un trait d’humour. ancienne de Corée, n’ayant subi que peu d’altérations depuis sa reconstruction en 1609. On est loin de se dou- Le plus séduisant des palais, le Changdeok-gung (ou ter, depuis la rue, des dimensions imposantes de la salle à palais de l’Est) est inscrit sur la Liste du Patrimoine l’étage : c’est là, sous l’empilement coloré des consoles, mondial de l’Unesco depuis 1997. À la différence du que le roi Sukjong aimait à donner des banquets au plus Gyeongbok-gung – organisé sur un plan géométrique – , près de la ville. les pavillons, ici, ont été disposés de façon moins rigide, en tenant compte des contraintes du relief. D’où cette On gagne l’intérieur du palais en franchissant une impression de plus grande intimité, de présence amicale modeste rivière aménagée, sur un pont de pierre vieux de la nature, à laquelle contribuent le nombre plus res- de six cents ans. À l’endroit où convergent les deux treint de pavillons et l’écrin que constitue le magnifique arches veillent d’un côté une tortue, de l’autre un nati, Huwon, le Jardin secret. animal fabuleux, qui tous deux ont la lourde responsa- bilité d’écarter les mauvais esprits qui oseraient s’infiltrer Ce palais secondaire a été construit en 1404 par dans le palais. Ils ont été aujourd’hui démis de leur fonc- Taejong, le troisième roi de la dynastie Joseon, qui régna tion au profit de gardiens en chair et en os postés sous de 1400 à 1418. Il a voulu, ce faisant, situer la Cour Donhwa-mun et chargés de vérifier que les visiteurs plus au centre de la ville, plus près du quartier sont bien munis d’un ticket d’entrée. Palais Changdeok : la porte Donhwa-mun. © ONTC 6
Changdeok-gung : le jardin secret Huwon et ses pavillons Buyong-jeong et Juhamnu (à droite). © ONTC “ Les pavillons du palais royal Changdeok ont été disposés le savoir-faire des charpentiers coréens, transmis de génération en génération par la simple nécessité de l’entretien régulier et de la restauration, celle aussi de la reconstruction après le passage des troupes ennemies. de façon moins rigide, en tenant compte des contraintes du relief. “ Ce qui nous permet de relativiser la notion d’authenti- cité, à nous qui, en Occident, prisonniers d’une vision romantique du passé, vénérons un peu maladivement les ruines. Aussi peut-on dire que ces pavillons, sou- vent déplacés ou refaits à neuf, sont en même temps modernes et authentiques. Un héritage de bois néces- Après avoir franchi une deuxième porte, on débouche sur site un entretien constant. Ne boudons donc pas notre une vaste cour où avaient lieu les cérémonies d’introni- plaisir à errer et rêver dans ces lieux si différents de ceux sation, puis, à gauche, une troisième qui donne accès à la de notre modernité, d’autant qu’ils nous conduisent au cour où se dresse la salle du trône (Injeong). Des bornes Jardin secret (Huwon). marquent, là aussi, la place où devaient se tenir les fonc- tionnaires et les militaires lors des audiences royales. C’est là que se trouve la bibliothèque royale où étaient Plus modeste que son homologue du palais principal, conservés quelque dix mille ouvrages, dédiée à la lec- le pavillon est posé sur une terrasse de pierre, ici sans ture, à l’écriture, à la discussion. Elle domine un bassin balustrade. À l’intérieur, même déluge de couleurs vives carré (Buyong) qui, avec son îlot rond en son centre, dominé par le rouge et le vert, même paravent aux cinq symbolise l’univers. Un étrange et ravissant pavillon, pur montagnes, mais au plafond des phénix ont remplacé exercice de virtuosité architecturale, prend appui sur la les dragons, avec en plus des lampes électriques et des berge et plonge deux pieds dans l’eau, célébrant la com- vitres aux fenêtres, voulues par le dernier roi. munion entre les deux éléments. Tout près, sur une ter- rasse de pierre, se tient le Yeonghwa-dang, lieu fameux Au-delà de la salle du trône, on trouve le cabinet de tra- où se passaient, au printemps, les concours d’accès à la vail du roi puis ses appartements et ceux de la reine avec fonction publique. Il n’est guère de texte de la littérature une cuisine aménagée à l’occidentale, puis, à bonne dis- coréenne classique qui n’évoque ce lieu. Yi Mongnyong, tance, le Nakseonjae, très beau complexe de bâtiments l’amoureux de Chunhyang, y est venu chercher sa qua- ou logeaient les concubines royales. lification de haut fonctionnaire. Le concours, présidé par le roi, consistait en des épreuves de calligraphie, Un bon nombre de ces pavillons sont de construction c'est-à-dire de composition de poèmes, sur un thème récente. Le matériau dont ils sont faits, le bois, a tou- imposé. Ainsi fonctionnait l’ENA de la dynastie Joseon. jours eu pour ennemis le temps et le feu. Et pour alliés, Imaginons nos énarques invités à composer un sonnet ! 7
Ce parc idyllique qui se déploie sous de grands arbres à flanc de montagne, agré- menté de kiosques originaux, était pour la famille royale un lieu pour apprendre, lire au bord d’un bassin ou d’un ruisseau, rêvasser en écoutant le chant des oiseaux et le murmure de la brise dans les branches. Son charme demeure le même pour nous. Plus justement, « demeurerait »… si nous pouvions nous égailler libre- ment dans les allées, traînailler à notre guise, nous asseoir ici, revenir en arrière pour revoir tel pavillon sous un autre angle… Mais cette liberté, qui nous est octroyée dans tous les parcs du monde, nous est déniée dans le Jardin secret. Le Changdeok-gung et son parc ne peuvent se visiter qu’à des heures fixes, en groupes compacts où nous sommes condamnés à subir les commentaires couinés par une guide dans son haut-parleur portatif, à tourner la tête tous en même temps dans la direction que pointe son doigt, et à évacuer les lieux tous ensemble, poussés Salle principale du sanctuaire confucéen Jongmyo. © FenlioQ par des surveillants inflexibles qui veillent à ce que per- sonne ne s’écarte. (La crise du coronavirus a mis provi- soirement un terme à cette contrainte en interdisant les réunions en groupe : on peut aujourd’hui – avril 2020 – circuler librement dans l’enceinte du palais.) Une consolation (une récompense !) nous est offerte par la vue panoramique que nous apercevons par-des- sus le mur d’enceinte en prenant un peu de distance dans une rue adjacente. Ces toits tranquilles où marchent des lutins dessinent une mer de vagues, lourdes et souples à la fois. Au Changgyeong-gung voisin, le visiteur peut se pro- mener librement. Ce palais secondaire fut utilisé par Taejo, le fondateur de la dynastie Joseon, en attendant que la construction du Gyeongbok-gung soit achevée. Par la suite, souvent transformé, il a servi de résidence à des rois détrônés et à des reines veuves. On y trouve la même organisation de l’espace que dans les deux autres palais, orientée cette fois sur un axe est-ouest, avec une première porte principale, une deuxième porte et une cour dominée par une salle du trône plus modeste, sans étage. Dans les années 1910, le colonisateur japonais a transformé ce palais en un parc ouvert au public, où il a installé un zoo – aujourd’hui disparu –, construit une serre – qui demeure – où poussent des essences exo- tiques et de belles orchidées, et planté des cerisiers. Par le passé, le Changgyeong-gung, le Changdeok- gung et Jongmyo formaient un seul et vaste ensemble (Jongmyo n’est pas un palais, mais un sanctuaire confucéen inscrit sur la Liste du Patrimoine mon- dial de l’Unesco, où sont abritées les tablettes funé- raires des rois défunts de Joseon ; le rite funéraire, avec sa musique, est parvenu jusqu’à nous : il est célébré chaque année le premier dimanche de mai.) 8
Un ancien maire de Séoul a voulu ressou- der ce vaste ensemble en remplaçant la rue qui séparait le palais Changdeok du sanc- tuaire par un tunnel, en voie d’achèvement. Or cette rue, bordée de part et d’autre de murs à l’ancienne couverts de tuiles, était sans doute la plus belle de Séoul. J’ai assisté, la mort dans l’âme, à l’abattage des soixante-dix-huit platanes centenaires qui l’ombrageaient. Cette volonté moderne de retrouver un état antérieur permet d'espérer que, dans quelques décennies, on voudra retrouver cette belle rue bordée de platanes. Le palais Gyeonghui, résidence royale située plus à l’ouest au pied du mont Inwang, a beaucoup souffert au cours de la période moderne. Des portes, des pavillons, des matériaux ont été transpor- tés vers d’autres sites pour laisser place à une école et à la Régie des tabacs. Ces constructions parasites ont aujourd’hui été évacuées. Le pavillon Seogeo-dang du palais Deoksu. © Chintung Lee De modestes dimensions et confiné dans le tissu urbain à proximité de l’Hôtel de Ville, le palais Deoksu garde le souvenir des derniers moments de la dynastie. Le roi Gojong, fuyant le Gyeongbok-gung après l’assassinat de la reine Min, s’y est réfugié pour se rapprocher de la légation russe. C’est là qu’en 1897, il proclame l’empire Daehan, soustrayant la souveraineté du pays à la Chine. La colonisation japonaise a beaucoup réduit l’étendue du site et le nombre de pavillons. Demeurent essentiel- lement la salle du trône et la résidence de l’empereur. Mais aussi un superbe pavillon à deux étages, le Seogeo- dang (reconstruit en 1904), dont le raffinement, qui tient à ses proportions, à sa sobriété et à la couleur naturelle du bois, est sans égal. Qu’ils soient anciens ou restaurés ou même de réfection récente, ces pavillons qui enchantent le regard dans les palais royaux de Corée constituent un ensemble archi- tectural unique au monde, différent de ce qu’on trouve en Chine, malgré une indéniable parenté. L’évidente homogénéité stylistique de cet ensemble est la marque de la cohésion de la culture qui l’a produite et de la forte centralisation du régime féodal. Les autorités tentent aujourd’hui non seulement de maintenir cet héritage patrimonial, mais aussi de lui redonner un semblant de vie. Par exemple en mettant en scène la relève de la garde, avec « costumes d’époque », oriflammes colo- rées et tambours. À cet effort, contribuent de manière touchante les visiteurs invités à louer des costumes dans des officines implantées à proximité de l’entrée des palais pour se déguiser en princesses ou en hauts fonc- tionnaires de la Cour de Joseon. * Ancien du réseau culturel français à l'étranger, Jean-Noël Juttet vit depuis de nombreuses années entre Paris et Séoul. Il a co-traduit avec son épouse Choi Mikyung nombre d' oeuvres littéraires coréennes. 9
1 2 3 1. Le roi Kojong et son fils dans les années 1890 2. Dame de la cour, donnée parfois comme le portrait de la reine Min. 3. Le prince héritier et son épouse. Photos issues du Fonds Louis Marin, Musée national des Arts asiatiques – Guimet. 10
DOSSIER SPÉCIAL La vie au palais sous la Corée Joseon Heurs et malheurs d’une dynastie Par Pierre CAMBON Conservateur général du patrimoine - Musée Guimet “ Le palais est soumis à des règles très strictes. Un homme du commun ne doit pas s’y attarder trop longtemps. “ Mémoires d’une reine de Corée, p. 172 Le témoignage de Pierre Loti dignitaires antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant ; sous leur costume d’apparat, ils Pierre Loti (1850-1923), de passage à Séoul en 1901, avaient l’air de grands insectes, aux têtes compliquées, s’installe dans un hôtel, juste en face du palais, le palais aux élytres chatoyantes ». Deoksu, le centre du pouvoir sous l’Empire de Corée (1897-1910). Du palais même, il ne voit rien, si ce n’est Le conseil présidé par le roi, dans la salle du trône, est le mur d’enceinte qui protège celui-ci. « À la splendeur fréquemment représenté dans les albums peints de la de juin », écrit-il, dans la troisième jeunesse de Madame période Joseon (1392-1910), le roi siégeant au milieu Prune(1), « qui est là-bas rayonnant et limpide plus d’un parterre de conseillers et de hauts dignitaires, avec, encore que chez nous, je me souviens de m’être posé derrière lui, le paravent aux cinq pics sur un ciel bleu de pour quelques jours dans une maisonnette, à Séoul, nuit, que baignent des flots tumultueux à leurs pieds, devant le palais de l’empereur de Corée, juste en face de sous la lumière froide d’un soleil rouge et d’une lune la grande porte (…) Ce palais de l’empereur se dissimulait blanche. Ce thème, hérité de la Chine de la période des derrière des murs. En se mettant à ma fenêtre on n’en Tang, et des paysages « bleus et verts » (9ème – 10ème s.), pouvait rien voir, que l’enceinte morose et le grand por- est transcrit à la coréenne de façon presque abstraite, tique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur et Charles Varat (1842 ?-1893) en note l’originalité et la la frise ». Une fois cependant la relève de la garde assu- force, quand Pierre Loti y voit une vision de cauchemar. rée, il assiste à la noria des ministres qui se rendent au Ce dernier l’évoque lors de sa visite des palais désertés de conseil, qu’il décrit sur un mode pittoresque. « La parade Séoul : le palais Kyeongbok aux pieds du mont Bukghak, finie, c’était l’heure des audiences et des Conseils. Alors, siège du pouvoir royal de la Corée Joseon, détruit par dans d’élégantes chaises de laque, on apportait quan- l’armée d’Hideyoshi, lors de la guerre Imjin (1592-1598), tité de cérémonieux personnages en robe de soie à en passe d’être reconstruit au temps de Daewon’gun fleurs coiffés de ce haut bonnet, - avec deux espèces (1820-1898), le père du roi Kojong (r. 1863-1907), avant de pavillons comme des oreilles écartées, comme des d’être abandonné finalement, après sa profanation par antennes – qui s’est démodé en Chine depuis environ l’assassinat de la reine Min, en 1895, par des hommes trois siècles. Et, tandis que les abords du portique rouge de main à la solde du Japon ; ou le palais Changdeok, s’encombraient de toutes ces belles chaises au repos à l’est de la ville, qui servit de palais de substitution du et de leurs longs brancards flexibles gisant par terre, je 16ème jusqu’au 19ème siècle. Décrivant celui-ci, Pierre Loti regardais ces gens de Cour gravir l’un après l’autre les s’amuse des pièces d’habitation et de leur petitesse, marches du seuil impérial, puis disparaitre dans le palais : mais tombe sous le charme de la nature omniprésente : 11
« Les chambres des princesses étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs “ Malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de fascination ; il y avait traînants atours. Mais les parcs avaient une mélanco- lique grandeur, avec des bouquets de cèdres cente- naires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies [dans cette danse] de l‘élégance (...), du rythme et de l’art lointain… “ solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, Pierre Loti dans l’enceinte des remparts. »(2) Loti aura l’occasion de se rendre au nouveau palais, L’étonne le costume coréen, le fameux hanbok, avec ces le palais Deoksu, où le roi Kojong se réfugie, après un longues robes, si éloignées du pantalon à la chinoise ou an d’exil dans la légation russe, et dont il entend faire du kimono japonais, les couleurs vives aux contrastes le symbole d’une Corée moderne, érigée en empire. tranchés, comme un écho de Watteau au bout de l’Eu- Il est en effet reçu à la cour, lors de la visite à l’empe- rasie. L’étonnent ces « invraisemblables édifices de che- reur de l’amiral de l’escadre française. « La déception veux en torsade », où la coiffure est dominée, de façon avait d’abord été complète pour nous en entrant là », surprenante par « des petits chapeaux bergères posés écrit-il. « Aucune magnificence, ni même aucune étran- là-dessus - quelque chose de notre XVIIIe français se geté dans ces constructions modernes ». Il rapporte retrouvait dans ces atours d’une mode infiniment plus cependant l’accueil très affable du souverain, escorté de ancienne ; elles avaient un faux air de poupées Louis son fils, dans le pavillon réservé aux délégations étran- XVI. Jamais sous de tels aspects on n’aurait imaginé des gères(3), construit par l’architecte russe Aleksey Seredin- danseuses asiatiques ». Mais, ajoute-t-il, philosophe, sabatin (1860-1921). « On y avait jeté des tapis en hâte et « en Corée, tout est saugrenu, impossible à prévoir ». Et apporté un grand paravent admirable en soie blanche, d’évoquer le ballet, auquel il se laisse prendre, en par- seul luxe de cette salle ouverte. C’est devant ce fond tie malgré lui : « Des serviteurs apportèrent des gerbes d’un blanc ivoire, brodé et rebrodé de fleurs, d’oiseaux de pivoines artificielles, d‘une grosseur invraisemblable ; et de papillons, que nous étaient apparus l’Empereur et d’autres vinrent poser un petit arc de triomphe en car- le prince héritier, debout tous les deux et dans une atti- ton peint ; - c’étaient les accessoires des danseuses tant tude consacrée, la main posée sur une petite table ; le désirées qui enfin parurent… » Et celles-ci de se lan- père vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs cer dans une chorégraphie envoûtante, sur fond d‘une robes somptueuses, toutes brochées d’or, avec des pans musique « mystérieusement tranquille, triste sans être comme des élytres, étaient retenues à la taille par des plaintive, comme exprimant la résignation à l’immense ceintures de pierreries. Quelques personnages officiels, ennui de la vie » : « Les yeux baissés, le visage inexpressif, interprètes et ministres se tenaient à leurs côtés en robe elles exécutèrent d’abord une sorte de pas tragique, en de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut bon- brandissant des coutelas dans leurs mains frêles. Ensuite, net, à antennes de scarabées, qui se portait jadis à Pékin ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un intermi- du temps des empereurs Ming, - et qui est du reste le nable jeu » - qui lui paraît puéril. « L’une après l’autre, seul emprunt par des Coréens aux modes chinoises »(4). avec des gestes mous et alanguis, elles venaient jeter S’ensuit par la suite un dîner, où les meilleurs vins de une balle légère qui devait traverser le gentil portique de France sont servis. Mais ce qui frappe surtout Loti, c’est carton par un trou percé dans la frise » - « C’était lassant, le spectacle offert à la nuit tombée dans les jardins du et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un palais, notamment les danseuses qui le déconcertent peu de fascination ; il y avait de l‘élégance dans tout cela, par un sentiment étrange de familiarité(5) du rythme et de l’art lointain… » Palais Deoksu, la pavillon Jeonggwan-heon réservé aux délégations étrangères. © JIPEN Pavillon Jeonggwan-heon, détail. © Jihun Sim 12
Danse de cour Gainjeonmokdan (Danse des Pivoines) exécutée en l'honneur du roi Kojong en 1902, représentée dans le livre Jinyeondobyeong et consignée dans le Sinchuk Jinyeon Uigwe (à droite). Documents Joseon différente, et, sans l’aide du pinceau, il nous serait impossible de nous faire comprendre »(7). Les proto- Ces danses sont soigneusement consignées dans les pro- coles royaux décrivent ainsi l’investiture du prince héri- tocoles royaux, « uigwe », décrivant de façon très précise tier et le défilé qui le mène jusqu’au roi : au centre, le les cérémonies en usage à la cour de Corée, de la récep- palanquin où se trouve la missive royale, avec celui du tion des émissaires de Chine, aux célébrations du mariage prince qui répond à cette invitation. De même, les rites ou aux rites funéraires, qui se soldent, le plus souvent, par liés au mariage sont détaillés de façon minutieuse dans des processions imposantes, réglées au millimètre, où la les différentes étapes d’un processus qui s’étale quasi- cour se déploie dans tout son décorum(6). Du 17ème jusqu’au ment sur un mois, notant chaque fonctionnaire, chaque 19ème siècle, les règles semblent immuables, malgré les service impliqué, chaque objet nécessaire ou qui est à aléas du royaume. L’ensemble dresse un tableau saisissant créer pour la cérémonie, le sceau en or de la reine et par sa rigueur et la minutie des détails, au point d’avoir été le livre de jade, les drapeaux de la garde d’honneur, les classé par l’UNESCO en 2007 dans la rubrique « Mémoires paravents pour décorer les lieux. On suit le déroulement du monde ». S’ils ne sont pas tous illustrés, ces protocoles de cette opération où rien n’est laissé au hasard, au royaux sont une mine de renseignements sur la vie du rythme du palais, des sélections successives pour identi- palais sous la Corée Joseon, et les complètent les Annales fier celle qui sera la reine à son accueil par ses nouvelles de chaque règne, précieusement archivées. Ceux qui ont belles-sœurs, une fois le mariage accompli : cela va de des images, peintes très soigneusement, adoptent toujours l’envoi des cadeaux à la famille de la princesse choisie, à le même parti, multipliant les points de vue, à fin documen- la sélection de la date du mariage avec les astronomes ; taire, pour éviter tout chevauchement des figures, chacune de la visite du roi à la résidence temporaire qui abrite la étant positionnée au vu de l’évènement, selon des règles future épousée à la lettre d’invitation qu’il rédige pour strictes, sur un fond blanc et neutre, avec son identification les festivités, sans oublier le détail du banquet, des mets précise. Les cavaliers, qui escortent le cortège, sont ainsi qui seront servis et des couverts prévus pour l’occasion. évoqués de profil, décrits en file indienne, situés de part Le point fort, toutefois, reste la procession qui mène la et d’autre, les uns la tête en bas, les autres la tête en haut, future reine de sa résidence provisoire au cœur même mais sont dépeints de dos dès qu’ils se trouvent derrière le du palais pour la cérémonie, le jour du mariage retenu, palanquin, au centre de la composition. L’Ambassadeur de le palanquin de la princesse étant suivi par d’autres, de Chine envoyé en mission à la cour de Séoul, en 1866, sou- taille plus petite, chacun abritant un objet utile pour le ligne, comme Loti, l’étrangeté du royaume et ce curieux rituel, et chacun escorté de servantes et de gardes, à sentiment de distance et de proximité. « Les mœurs de la pied ou à cheval. Corée », écrit-il, « sont d’une simplicité extrême. Excepté dans le palais du roi, je n’y ai vu aucun objet d’art ». Les mêmes processions se retrouvent pour l’arrivée des émissaires chinois, venus rendre hommage au souve- Et d’ajouter : « Dans toutes leurs manières, les Coréens rain défunt et accomplir les rites funéraires dans le palais ont gardé les vieilles traditions. Leur langue écrite est Changdeok. On les voit arriver au palais escortés d’of- la même que la nôtre, mais leur langue parlée est ficiels coréens en grande pompe, précédés par le chef 13
des eunuques monté sur un fier destrier. Les protocoles pudeur(8), où elle relate la fin de son époux, le prince illustrent aussi les scènes de musique et de danse, les Sado (1735-1762), qui périt tragiquement, enfermé dans banquets officiels, notant à l’occasion les paravents qui un coffre sur l’ordre de son père, le roi Yongjo (r. 1724- servent de décor, notamment celui qui évoque les « dix 1776), pour cause de désordre mental. Elle suggère symboles de longévité », un thème spécifique à la Corée comme cause de l’instabilité du prince son enfance iso- Joseon, inconnu en Chine et au Japon, mais également lée, loin de ses propres parents, obligé d’occuper, tout le thème des livres et des bibliothèques, « Chaekkado », jeune, le palais du prince héritier et livré par là-même celui des paysages et des calligraphies, « munbangdo », aux commérages des servantes et des eunuques, censés voire celui de la retraite heureuse du général Guo Ziyi assurer son service, et qui ne se privent pas de médire noté sur les inventaires du palais pour la première fois de sa mère, Dame Sonhui, ex-concubine royale promue l’année 1802, cela sans oublier des thèmes plus clas- aux plus hautes dignités, à côté de la reine, pour avoir siques, comme celui des « fleurs et des oiseaux », su donner un héritier au trône. Elle évoque sa propre « Hwajodo », ou celui des « pivoines et des rocs », appréhension quand elle s’avère choisie comme la « morando ». Le Musée National du Palais qui conserve le future épouse d’un prince qui n’est guère qu’un enfant(9) souvenir de cette vie de cour en présente quelques très et qu’elle se doit de quitter sa famille pour entrer dans beaux exemples et les toutes premières photographies cet univers clos que constitue le palais, un univers coupé montrent que le roi ne dédaigne pas parfois de se faire du monde aux codes et aux règles très strictes. Elle portraiturer devant. Seize albums, aujourd’hui au musée note sa crainte de chaque instant de ne pas être ponc- de l’université Koryo, donnent une idée du cadre de vie, tuelle aux rituels obligés. Maurice Courant (1865-1935), dressant une vue panoramique du palais Changdeok à dans son « Répertoire historique de l’administration Séoul, « Dongwoldo ». Celle-ci permet de mieux réali- coréenne »(10), liste les différents services chargés de leur ser l’immense superficie couverte avec son accumula- bon déroulement, une véritable mécanique, rodée dans tion de pavillons résidentiels et officiels, de cours et de les moindres détails, qui n’empêche pas toutefois les jardins, de lacs et de rivières, cela sans oublier le bâti- intrigues et les luttes de faction au point de se gripper ment de la bibliothèque royale que fit bâtir, en 1776, un parfois, comme au temps du roi Yonsan (r. 1494-1506), monarque lettré comme Chongjo (r. 1776-1800), dans qui, suspectant l’empoisonnement de sa mère, se raidit le « palais de derrière », l’actuel « Piwon » - qui avait tant dans une attitude brutale et despotique. Mais, si le roi frappé Pierre Loti par son caractère bucolique. semble avoir tous les droits, il est loin toutefois d’avoir tous les pouvoirs. Il doit se conformer aux exigences La mère du roi Chongjo, Dame Hong, donne une vision des Rites, qu’un ministère, créé spécialement pour cela, de l’intérieur de la vie au palais dans un récit plein de veille à faire appliquer de façon scrupuleuse. Reconstitution de la cérémonie de mariage du roi Kojong, âgé de 13 ans, et de la reine Min, 14 ans, qui eut lieu le 21 mars 1866. 14
Chaekkado, détail d'un paravent, National Palace Museum, Dongwoldo, détail, photo Pierre Cambon. d’après National Palace Museum of Korea, general catalogue, Séoul, 2011, pl. 172, p. 249. La reine Min, dernière reine de Corée prince héritier à sa place. Durant tout l’entretien, la mère et le fils se tiennent par la main. Celle qui va périr assas- Dans ce monde fermé où le roi vit reclus, à part de rares sinée à la fin de l’année est pleinement engagée dans visites sur la tombe de ses pères, où les eunuques se les luttes politiques intérieures du royaume, faisant pièce complaisent aux intrigues et aux jeux d’influences, il n’est en même temps à la politique annexionniste du Japon. pas rare de voir une femme s’imposer dans cet univers « Sa vie était une bataille », écrit Isabella Bishop. « Elle masculin. C’est le cas de la reine Min (1851-1895), même avait lutté avec tout son charme, toute sa finesse et sa si cela va entraîner sa perte. Isabella Bishop (1831-1904) sagacité pour le pouvoir, pour la dignité et la sécurité de qui fut reçue en audience privée à différentes reprises, son mari et de son fils, et pour la chute de Daewon’gun. au début de 1895, en fait un portrait particulièrement Elle avait coupé court à bien des vies, sans pour autant attachant(11). Elle décrit une femme d’une réelle beauté, violer la tradition coréenne et les usages locaux »(12). Par d’une quarantaine d’années, légèrement plus âgée que là-même, « elle était entourée d’ennemis, tous rendus son mari, la peau pâle, les cheveux d’un noir de jais, le aigris par son talent et par sa force, puisqu’elle avait regard aiguisé et froid. Elle souligne sa force de carac- réussi à placer les membres de sa famille à presque tous tère et son intelligence, à côté d’un époux visiblement les postes clés de l’Etat »(13). plus malléable et faible, mais aussi l’amour immodéré qu’elle témoigne à son fils qu’elle couve comme toute Mais, comme il est dit dans les Mémoires d’une reine mère coréenne et pour lequel elle n’hésite pas à faire de Corée(14), non sans sagesse, « chacun savait que appel aux chamanes ou bien aux moines bouddhistes, régnait à la cour la précarité des postes et la fragilité redoutant qu’un fils né d’une concubine ne soit nommé des privilèges ». 1. Pierre Loti, La troisième jeunesse de Madame Prune, Paris, 7. Journal d’une mission en Corée par Koei-Ling, Ambassadeur éditions Kailash, 2000, p. 162-164. de S.M. l’Empereur de la Chine près de la Corée en 1866, F. Scherzer trad., Paris, Ernest Leroux éditeur, 1877, p. 29-30. 2. Pierre Loti, op. cit., p. 176-177. 8. Mémoires d’une reine de Corée, Picquier poche, Paris, 2002. 3. Jeonggwan-heon, premier bâtiment occidental dans l’en- ceinte du palais, achevé en 1900. Le roi Kojong aimait à s’y 9. Le prince Sado est âgé de dix ans, quand il se marie. détendre et y prendre son café. 10. Collège de France, Paris, 1986. 4. Pierre Loti, op. cit., p.177-178. 11. Korea and her neighbours, Londres, 1905. 5. Pierre Loti, op. cit., p.181-183. 12. Op. cit., 2ème partie, p. 43. 6. Yi Song-mi, « Introduction to the uigwe documents of the 13. Idem. Joseon dynasty », Séoul, 2011. 14. p. 147 15
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