CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen

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CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
N° 100
  PRINTEMPS / ÉTÉ 2020

CULTURE
CORÉENNE
            한국문화
CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
Photo couverture :
Séoul, illumination nocturne du majestueux pavillon Geunjeong-jeon du palais royal Gyeongbok.
© CJ Nattanai

Directeur de la publication
JOHN Hae Oung

Comité de rédaction
Rédacteur en chef : Georges ARSENIJEVIC
JEONG Eun Jin, RYU Hye-in, WOO Ji-young

Ont participé à ce numéro
Jean-Noël JUTTET, Pierre CAMBON, Régis ABERBACHE,
Philippe LI, Jacques BATILLIOT, Georges ARSENIJEVIC,
Thibaud JOSSET

Conception graphique
YOO Ga-young

Culture Coréenne est une publication du
Centre Culturel Coréen
20 rue La Boétie, 75008 Paris
Tél. 01 47 20 83 86 / 01 47 20 84 15

Tous les anciens numéros de notre revue
sont consultables sur
revue.coree-culture.org
CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
SOM MA I RE
02 Éditorial

DOSSIER SPÉCIAL / Les palais royaux coréens

03 Les palais royaux de Corée
10 La vie au palais sous la Corée Joseon
16 Animations culturelles et festives dans les palais de Séoul

LA CORÉE ET LES CORÉENS                           ACTUALITÉ CULTURELLE

22 La Corée et la France au révélateur            30 100e numéro de notre revue
   du coronavirus                                     Culture Coréenne !

26 Les montagnes, écrin de Séoul

INTERVIEW                                         NOUVEAUTÉS

34 Entrevue avec Éric Lefebvre,                   37 Livres à découvrir
   directeur du musée Cernuschi
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ÉDITO R IAL
         Chers lecteurs,

         J’espère de tout cœur que cette crise sanitaire particulièrement aigüe, qui est en train de s’achever en Corée
         et d’être jugulée en France, ne vous a pas directement touchés, et qu’elle n’a impacté aucun de vos proches.

         Dans un contexte inédit marqué par une grande incertitude, notre Centre, comme d’ailleurs tous les organismes
         et institutions culturelles français, a dû annuler tous ses événements prévus et fermer ses portes au public.
         À l’heure où j’écris ces lignes, nous avons prévu de reprendre progressivement nos activités à partir du 29 juillet,
         cette reprise étant, vous le comprendrez, conditionnée par l’évolution de la situation sanitaire en cours (merci à
         ce sujet, avant de nous rendre visite, de consulter notre site internet).

         Mais le sommaire de ce numéro avait heureusement été établi avant le confinement et celui-ci ne nous a, de ce
         fait, pas empêchés d’y travailler, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il s’agit de notre N° 100 ! Un 100e numéro
         donc, qui marque dans la vie de notre revue une étape hautement symbolique qu’il eût été dommage de manquer
         et qui se devait d’être à la hauteur, à la fois raffiné, festif et riche en contenu.

         Le dossier spécial de ce numéro, intitulé « Les palais royaux coréens », me paraît tout à fait aller dans ce sens et
         apporter par ces temps de crise sanitaire une véritable bouffée de fraîcheur et d’élégance.

         Dans le premier texte de ce dossier, Jean-Noël Juttet nous propose une belle présentation assez exhaustive et
         largement illustrée des majestueux palais royaux de Séoul, en évoquant aussi leur histoire et les modifications
         architecturales qu’ils ont subies au fil des siècles et du destin mouvementé du pays. Dans le deuxième article, Pierre
         Cambon nous raconte, lui, en s’appuyant sur d’anciens documents historiques, la vie au palais à l’époque Joseon,
         avec ses us et coutumes et ses usages qui présentaient à bien des égards, pour les visiteurs occidentaux, des aspects
         étonnants… Enfin, dans le troisième article de ce dossier, Régis Aberbache nous présente un tour d’horizon des
         animations culturelles et festives qui se déroulent régulièrement dans les palais royaux de Séoul et contribuent à
         ce que ces lieux historiques ne restent pas figés dans le passé mais soient des espaces de culture foisonnants et
         ouverts, pour le plus grand bonheur des touristes étrangers et coréens.

         Dans notre rubrique « La Corée et les Coréens », le premier article intitulé « La Corée et la France au révélateur du
         coronavirus » nous a été « dicté » par l’actualité. L’auteur, Philippe Li, avocat au Barreau de Paris, complètement
         biculturel et vivant entre Séoul et Paris, y porte un regard comparatif sur les méthodes française et coréenne qui
         ont été mises en œuvre pour contenir le coronavirus. En nous montrant avec brio que la manière de lutter contre
         celui-ci est le reflet des différences qui existent dans nos comportements, attitudes et modes de fonctionnement
         respectifs. Pour ce qui est du second article de cette rubrique, Jacques Batilliot nous permet lui de mieux appréhender
         l’importance de la montagne dans l’agglomération de Séoul, mais aussi dans le cœur des Coréens qui adorent gravir
         le week-end les nombreux petits sommets de la capitale d’où l’on peut jouir de magnifiques vues sur la ville.

         Quant à la rubrique « Actualité culturelle », notre conseiller Georges Arsenijevic y relate, à l’occasion de la parution
         de ce N°100, l’histoire de notre revue depuis sa création et y dresse un bilan de ces cent premiers numéros qui nous
         ont permis de constituer, au fil des années, un fonds de quelque 1000 articles abordant de multiples facettes de la
         culture coréenne.

         Enfin, le musée Cernuschi, qui s’est ces dernières années beaucoup ouvert à l’art coréen (en particulier contemporain),
         a inauguré en mars 2020 une nouvelle salle de peinture coréenne et cet événement symboliquement important
         nous a donné envie de poser quelques questions à son directeur, afin qu’il nous apporte un éclairage sur cette
         évolution plutôt réjouissante.

         Nous espérons vivement que ce N° 100 de « Culture Coréenne » vous séduira et que les sujets que nous avons
         choisi d’aborder dans ce nouvel opus retiendront votre attention.

         Avec mes salutations les plus cordiales et tous mes vœux de bonne santé.

                                                                                                                        JOHN Hae Oung
                                                                                                     Directeur du Centre Culturel Coréen

    NDLR : Depuis ses débuts, « Culture Coréenne », qui a pour vocation de faire mieux connaître en France la Corée et sa culture, s’attache à
    l’expression de la diversité des regards et opinions. C’est ainsi que nous publions aussi dans nos colonnes, afin que notre revue demeure
    un espace de liberté et de dialogue, des articles dont la teneur ne correspond pas toujours à notre sensibilité éditoriale et à nos points de vue.

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DOSSIER SPÉCIAL

                 Les palais royaux
                     de Corée

Geunjeong-jeon, pavillon abritant
la salle du trône du palais Gyeongbok
de Séoul. © ONTC

                                                              Par Jean-Noël JUTTET*

            Toutes les dynasties qui ont régné sur la Corée ont             Gyeongbok-gung, et des annexes, résidences de secours
            construit des palais (à Gyeongju, à Pyongyang, à                (le Changdeok-gung et le Changgyeong-gung) où le roi et
            Gaeseong), mais ils ont tous disparu à l’exception de           la Cour se sont repliés quand le palais principal avait brûlé,
            ceux de la dynastie Joseon, fondée à Hanyang, ancien            et des demeures mises à la disposition de princes ou de
            nom de Séoul, en 1392 par le roi Taejo. Ses successeurs         roi déchus. Ils sont tous situés dans un périmètre restreint
            ont régné dans ces palais pendant plus de cinq siècles,         du nord de Séoul, au cœur d’une cité jadis entourée de
            jusqu’en 1910. Séoul peut donc s’enorgueillir de cet héri-      remparts, au pied du mont Baegak, lieu identifié comme
            tage royal qui a survécu en partie aux aléas de l’histoire      idéal par les géomanciens, ce que ne démentiront ni les
            de Corée et largement retrouvé son lustre d’antan grâce         Japonais qui installèrent leur gouvernement colonial
            à un savoir-faire qui s’est transmis de génération en           à l’extrémité sud du palais Gyeongbok, ni la présidence
            génération. Ce qui fait le principal intérêt de ces palais,     de la République qui prit demeure, dans la Maison Bleue,
            c’est, outre la charge d’histoire dont ils sont l’expression,   sur les premières pentes du Baegak au nord de ce même
            leur singulière beauté.                                         palais. D’une importance diverse en termes d’étendue ou
                                                                            de magnificence, ils constituent un ensemble architectu-
            On a pris l’habitude de dire qu’ils sont cinq, comme            ral unique témoignant des fastes de la Cour, chacun d’eux
            les doigts de la main, habitude trompeuse : il est plus         offrant au visiteur un havre de silence et de calme dans
            juste de dire qu’il y a en réalité un palais principal, le      une ville trépidante de modernité tapageuse.

                                                                                                                                             3
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En haut, Gwanghwa-mun, porte principale du palais Gyeongbok. © Raker
En bas, la majestueuse salle du trône du palais. © Aberu.Go

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Le Gyeongbok-gung, le plus ancien et le plus vaste                de toutes ces couleurs éclatantes qui dansent sur les
des palais royaux, n’a été occupé que par intervalles.            consoles et, sans doute, à ce joli paravent déployé der-
Construit en 1395, rasé deux siècles plus tard pen-               rière le trône, dont les motifs si coréens représentent,
dant les invasions japonaises de Toyotomi Hideyoshi               dans le style ingénu des dessins d’enfants, cinq mon-
(1592-1598), il n’a été reconstruit qu’en 1865-68 par le          tagnes avec des rochers, des pins, de l’herbe d’éternité,
Daeweongun (régent, père du roi Gojong) et de nou-                et, tout ensemble, le soleil et la lune – peinture qui, sauf
veau abandonné après l’assassinat de la reine Min par             erreur, n’a pas d’équivalent en Chine. Cette tonalité
les Japonais (1895), prélude à la fin de la vieille dynastie.     aimable, qui adoucit le caractère pompeux du lieu, on
Il n’en demeure pas moins le site le plus représentatif et,       la retrouve dans le plafond à caissons, au milieu duquel
partant, le plus visité aujourd’hui.                              virevoltent, deux dragons coréens – on nous dit que les
                                                                  dragons coréens sont plus vifs que leurs homologues
Ceint d’un haut mur de pierres carrées, il ordonne une            chinois, ce dont nul ne doute. Moins vifs et surtout plus
imposante succession de pavillons dans une parfaite               bonasses nous avaient apparu, à l’extérieur, tous ces
symétrie sur un axe sud-nord, sur le modèle de la Cité            animaux fabuleux sculptés dans le marbre des balus-
interdite à Pékin. Le visiteur est invité à suivre l’itinéraire   trades : ils ont beau vouloir paraître redoutables, ils ont
de la procession des ambassadeurs d’antan venus ren-              des airs bonhommes qui invitent plutôt à la caresse. Il
contrer le monarque : il accède à une première cour               en est de même des haetae qui, de part et d’autre de la
dallée par Gwanghwa-mun, porte monumentale à trois                porte principale, censés protéger le palais des incendies,
arches et deux étages qui a été démontée récemment                ont failli à leur mission.
pour retrouver sa place originelle après qu’en 1995 eut

                                                                  “
été démoli le Capitole, que le gouvernement impérial
japonais n’avait pas placé là par hasard. Une deuxième
porte à deux étages elle aussi, Geunjeong-mun, lui per-                         La salle du trône
met de déboucher sur la vaste cour où se dresse, sur                     du palais Gyeongbok témoigne
une double terrasse de pierre, le Geunjeong-jeon, la très
imposante salle du trône. Il s’avance sur la voie royale
entre une haie de ministres et de hauts fonctionnaires
qu’il lui faut imaginer postés devant des bornes de pierre
                                                                          du savoir-faire exceptionnel
                                                                             des architectes et des
                                                                            charpentiers de Joseon.
                                                                                                                       “
indiquant leur fonction.

Lorsque, depuis la terrasse, il lève les yeux sur les avant-      Au-delà de la salle du trône, en poursuivant en direction
toits, il découvre cette belle courbe, souple et élégante,        du nord, le visiteur pénètre dans un dédale de cours, de
emblématique de l’architecture coréenne, qu’on ne                 galeries couvertes et de pavillons dont il serait peu utile
retrouve, dans ce tracé, ni en Chine ni au Japon. Elle est        de donner ici les noms : il s’agit des cabinets de travail du
la résultante d’un alignement de solives qui sont toutes          roi, de ses appartements, de ceux de la reine. La grandeur
légèrement décalées les unes par rapport aux autres,              des pavillons se mesure en nombre de travées, c’est-à-
chef-d’œuvre de rigueur technicienne. Un entrelacs                dire d’espaces délimités par les piliers porteurs du toit.
de consoles sculptées posées perpendiculairement les              Quant au toit des appartements royaux, il présente une
unes sur les autres permet d’élever le toit à une grande          particularité : il ne comporte pas de bande faîtière de
hauteur, qu’on mesure mieux de l’intérieur.                       mortier comme c’est le cas partout ailleurs, car celle-ci
                                                                  est un dragon, et le roi, dragon lui-même, ne saurait tolé-
La salle surprend par ses dimensions verticales (où               rer la présence d’un rival au-dessus de sa tête.
a-t-on trouvé en Corée des arbres assez grands pour
donner ces immenses piliers d’un seul tenant ?) et par            Cet ensemble, largement reconstruit et réaménagé,
le bel ordonnancement de sa symétrie, qui suppose un              ne donne qu’une petite idée de ce qu’était le palais de
savoir-faire exceptionnel des architectes et des char-            son vivant, quand y demeuraient le roi et la Cour : une
pentiers. Autre surprise, dans cet espace cérémonieux,            multitude de pavillons reliés par des galeries couvrait
le trône, bien que haussé sur une estrade et dominé par           tout l’espace jusqu’aux murs d’enceinte. La restaura-
un baldaquin ouvragé volumineux, apparaît tout petit. Le          tion actuelle, pour ambitieuse et réussie qu’elle soit, ne
roi ne tenait-il donc sa grandeur que de l’écrin au sein          donne à voir qu’un échantillon de ce que les cartes des
duquel il s’exposait ? L’écrin est vide aujourd’hui, mais         archives ont consigné. Peu importe : ce qui est donné
à lui seul il dit les fastes des cérémonies d’antan, aux-         à voir est d’une richesse qui dépasse de beaucoup la
quels le visiteur, qui aura en mémoire les reconstitutions        capacité d’attention du visiteur venu consacrer deux ou
historiques vues à la télévision, suppléera en imagi-             trois heures au Gyeongbok-gung. Il lui sera même loi-
nant la foule des courtisans, l’éclat des costumes et les         sible de faire des choix. Il pourra, par exemple passer vite
mélopées de la musique royale.                                    devant le trop grand, trop carré Gyeonghoe, lequel tire
                                                                  son charme surtout des reflets des saules dans l’eau du
Curieusement, cette impression de raideur cérémo-                 bassin au-dessus duquel il se dresse. On peut aussi tour-
nieuse est beaucoup moins pesante ici qu’à la Cité                ner le dos au musée folklorique dont la haute pagode
interdite. Cela tient, bien sûr, aux dimensions de la salle       de tuiles vernissées vient un peu gâter l’homogénéité
du trône, plus modestes qu’à Pékin, mais aussi à la joie          esthétique de l’ensemble du site.

                                                                                                                                  5
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En revanche, qu’il n’oublie pas de s’attarder devant les       administratif et commercial de Jongno. Le palais a brûlé
    belles cheminées de briques qui, derrière le Gyotae-           lors de l’invasion japonaise de 1592, en même temps
    jeon, évacuaient les fumées de l’ondol chauffant les           que le Gyeongbok-gung, mais il a été reconstruit en
    appartements de la reine ; ni devant le fort beau mur de       premier, et a été préféré au palais principal par plusieurs
    briques, tout près de là, décoré de motifs floraux en terre    monarques. C’est là qu’a vécu Sunjong (1874-1926,
    cuite dont le dessin n’est pas sans rappeler la manière        règne 1907-1910), le dernier roi de la dynastie, qui, en
    d’occuper l’espace dans l’art roman.                           homme moderne, a fait installer l’éclairage électrique
                                                                   qu’on voit dans la salle du trône.
    Plus au nord, le Hyangwon, curieux pavillon hexagonal à
    deux étages, retient le regard. Celui-là n’a rien de coréen,   À la différence de la porte du Gyeongbok-gung qui
    il est vaguement chinois et un peu n’importe quoi. Mais        s’élève sur un mur de granit, Donhwa-mun, la porte
    c’est peut-être justement pour cela qu’il retient le regard,   principale du Changdeok-gung, repose sur un simple
    là, au centre d’un îlot, relié au reste du monde par une       soubassement de pierre. Elle est pourtant plus grande
    passerelle impraticable ; il est en quelque sorte un ail-      que son aînée, malgré l’apparence, et surtout la plus
    leurs, une fantaisie, un trait d’humour.                       ancienne de Corée, n’ayant subi que peu d’altérations
                                                                   depuis sa reconstruction en 1609. On est loin de se dou-
    Le plus séduisant des palais, le Changdeok-gung (ou            ter, depuis la rue, des dimensions imposantes de la salle à
    palais de l’Est) est inscrit sur la Liste du Patrimoine        l’étage : c’est là, sous l’empilement coloré des consoles,
    mondial de l’Unesco depuis 1997. À la différence du            que le roi Sukjong aimait à donner des banquets au plus
    Gyeongbok-gung – organisé sur un plan géométrique – ,          près de la ville.
    les pavillons, ici, ont été disposés de façon moins rigide,
    en tenant compte des contraintes du relief. D’où cette         On gagne l’intérieur du palais en franchissant une
    impression de plus grande intimité, de présence amicale        modeste rivière aménagée, sur un pont de pierre vieux
    de la nature, à laquelle contribuent le nombre plus res-       de six cents ans. À l’endroit où convergent les deux
    treint de pavillons et l’écrin que constitue le magnifique     arches veillent d’un côté une tortue, de l’autre un nati,
    Huwon, le Jardin secret.                                       animal fabuleux, qui tous deux ont la lourde responsa-
                                                                   bilité d’écarter les mauvais esprits qui oseraient s’infiltrer
    Ce palais secondaire a été construit en 1404 par               dans le palais. Ils ont été aujourd’hui démis de leur fonc-
    Taejong, le troisième roi de la dynastie Joseon, qui régna     tion au profit de gardiens en chair et en os postés sous
    de 1400 à 1418. Il a voulu, ce faisant, situer la Cour         Donhwa-mun et chargés de vérifier que les visiteurs
    plus au centre de la ville, plus près du quartier              sont bien munis d’un ticket d’entrée.

    Palais Changdeok : la porte Donhwa-mun. © ONTC

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CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
Changdeok-gung : le jardin secret Huwon et ses pavillons Buyong-jeong et Juhamnu (à droite). © ONTC

“         Les pavillons du palais
    royal Changdeok ont été disposés
                                                                  le savoir-faire des charpentiers coréens, transmis de
                                                                  génération en génération par la simple nécessité de
                                                                  l’entretien régulier et de la restauration, celle aussi de la
                                                                  reconstruction après le passage des troupes ennemies.
de façon moins rigide, en tenant compte
         des contraintes du relief.
                                                    “             Ce qui nous permet de relativiser la notion d’authenti-
                                                                  cité, à nous qui, en Occident, prisonniers d’une vision
                                                                  romantique du passé, vénérons un peu maladivement
                                                                  les ruines. Aussi peut-on dire que ces pavillons, sou-
                                                                  vent déplacés ou refaits à neuf, sont en même temps
                                                                  modernes et authentiques. Un héritage de bois néces-
Après avoir franchi une deuxième porte, on débouche sur           site un entretien constant. Ne boudons donc pas notre
une vaste cour où avaient lieu les cérémonies d’introni-          plaisir à errer et rêver dans ces lieux si différents de ceux
sation, puis, à gauche, une troisième qui donne accès à la        de notre modernité, d’autant qu’ils nous conduisent au
cour où se dresse la salle du trône (Injeong). Des bornes         Jardin secret (Huwon).
marquent, là aussi, la place où devaient se tenir les fonc-
tionnaires et les militaires lors des audiences royales.          C’est là que se trouve la bibliothèque royale où étaient
Plus modeste que son homologue du palais principal,               conservés quelque dix mille ouvrages, dédiée à la lec-
le pavillon est posé sur une terrasse de pierre, ici sans         ture, à l’écriture, à la discussion. Elle domine un bassin
balustrade. À l’intérieur, même déluge de couleurs vives          carré (Buyong) qui, avec son îlot rond en son centre,
dominé par le rouge et le vert, même paravent aux cinq            symbolise l’univers. Un étrange et ravissant pavillon, pur
montagnes, mais au plafond des phénix ont remplacé                exercice de virtuosité architecturale, prend appui sur la
les dragons, avec en plus des lampes électriques et des           berge et plonge deux pieds dans l’eau, célébrant la com-
vitres aux fenêtres, voulues par le dernier roi.                  munion entre les deux éléments. Tout près, sur une ter-
                                                                  rasse de pierre, se tient le Yeonghwa-dang, lieu fameux
Au-delà de la salle du trône, on trouve le cabinet de tra-        où se passaient, au printemps, les concours d’accès à la
vail du roi puis ses appartements et ceux de la reine avec        fonction publique. Il n’est guère de texte de la littérature
une cuisine aménagée à l’occidentale, puis, à bonne dis-          coréenne classique qui n’évoque ce lieu. Yi Mongnyong,
tance, le Nakseonjae, très beau complexe de bâtiments             l’amoureux de Chunhyang, y est venu chercher sa qua-
ou logeaient les concubines royales.                              lification de haut fonctionnaire. Le concours, présidé
                                                                  par le roi, consistait en des épreuves de calligraphie,
Un bon nombre de ces pavillons sont de construction               c'est-à-dire de composition de poèmes, sur un thème
récente. Le matériau dont ils sont faits, le bois, a tou-         imposé. Ainsi fonctionnait l’ENA de la dynastie Joseon.
jours eu pour ennemis le temps et le feu. Et pour alliés,         Imaginons nos énarques invités à composer un sonnet !

                                                                                                                                  7
CULTURE CORÉENNE 한국문화 - N 100 - Centre Culturel Coréen
Ce parc idyllique qui se déploie sous de
    grands arbres à flanc de montagne, agré-
    menté de kiosques originaux, était pour
    la famille royale un lieu pour apprendre,
    lire au bord d’un bassin ou d’un ruisseau,
    rêvasser en écoutant le chant des oiseaux
    et le murmure de la brise dans les branches.
    Son charme demeure le même pour
    nous. Plus justement, « demeurerait »…
    si nous pouvions nous égailler libre-
    ment dans les allées, traînailler à notre
    guise, nous asseoir ici, revenir en arrière
    pour revoir tel pavillon sous un autre
    angle… Mais cette liberté, qui nous est
    octroyée dans tous les parcs du monde,
    nous est déniée dans le Jardin secret. Le
    Changdeok-gung et son parc ne peuvent
    se visiter qu’à des heures fixes, en groupes
    compacts où nous sommes condamnés
    à subir les commentaires couinés par une
    guide dans son haut-parleur portatif, à
    tourner la tête tous en même temps dans
    la direction que pointe son doigt, et à
    évacuer les lieux tous ensemble, poussés                      Salle principale du sanctuaire confucéen Jongmyo. © FenlioQ
    par des surveillants inflexibles qui veillent à ce que per-
    sonne ne s’écarte. (La crise du coronavirus a mis provi-
    soirement un terme à cette contrainte en interdisant les
    réunions en groupe : on peut aujourd’hui – avril 2020 –
    circuler librement dans l’enceinte du palais.)

    Une consolation (une récompense !) nous est offerte
    par la vue panoramique que nous apercevons par-des-
    sus le mur d’enceinte en prenant un peu de distance
    dans une rue adjacente. Ces toits tranquilles où
    marchent des lutins dessinent une mer de vagues,
    lourdes et souples à la fois.

    Au Changgyeong-gung voisin, le visiteur peut se pro-
    mener librement. Ce palais secondaire fut utilisé par
    Taejo, le fondateur de la dynastie Joseon, en attendant
    que la construction du Gyeongbok-gung soit achevée.
    Par la suite, souvent transformé, il a servi de résidence à
    des rois détrônés et à des reines veuves. On y trouve la
    même organisation de l’espace que dans les deux autres
    palais, orientée cette fois sur un axe est-ouest, avec une
    première porte principale, une deuxième porte et une
    cour dominée par une salle du trône plus modeste, sans
    étage. Dans les années 1910, le colonisateur japonais a
    transformé ce palais en un parc ouvert au public, où il
    a installé un zoo – aujourd’hui disparu –, construit une
    serre – qui demeure – où poussent des essences exo-
    tiques et de belles orchidées, et planté des cerisiers.

    Par le passé, le Changgyeong-gung, le Changdeok-
    gung et Jongmyo formaient un seul et vaste ensemble
    (Jongmyo n’est pas un palais, mais un sanctuaire
    confucéen inscrit sur la Liste du Patrimoine mon-
    dial de l’Unesco, où sont abritées les tablettes funé-
    raires des rois défunts de Joseon ; le rite funéraire,
    avec sa musique, est parvenu jusqu’à nous : il est
    célébré chaque année le premier dimanche de mai.)

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Un ancien maire de Séoul a voulu ressou-
                                                                          der ce vaste ensemble en remplaçant la rue
                                                                          qui séparait le palais Changdeok du sanc-
                                                                          tuaire par un tunnel, en voie d’achèvement.
                                                                          Or cette rue, bordée de part et d’autre
                                                                          de murs à l’ancienne couverts de tuiles,
                                                                          était sans doute la plus belle de Séoul. J’ai
                                                                          assisté, la mort dans l’âme, à l’abattage des
                                                                          soixante-dix-huit platanes centenaires qui
                                                                          l’ombrageaient. Cette volonté moderne de
                                                                          retrouver un état antérieur permet d'espérer
                                                                          que, dans quelques décennies, on voudra
                                                                          retrouver cette belle rue bordée de platanes.

                                                                          Le palais Gyeonghui, résidence royale
                                                                          située plus à l’ouest au pied du mont
                                                                          Inwang, a beaucoup souffert au cours
                                                                          de la période moderne. Des portes, des
                                                                          pavillons, des matériaux ont été transpor-
                                                                          tés vers d’autres sites pour laisser place à
                                                                          une école et à la Régie des tabacs. Ces
                                                                          constructions parasites ont aujourd’hui
                                                                          été évacuées.

Le pavillon Seogeo-dang du palais Deoksu. © Chintung Lee   De modestes dimensions et confiné dans le tissu urbain
                                                           à proximité de l’Hôtel de Ville, le palais Deoksu garde
                                                           le souvenir des derniers moments de la dynastie. Le roi
                                                           Gojong, fuyant le Gyeongbok-gung après l’assassinat
                                                           de la reine Min, s’y est réfugié pour se rapprocher de la
                                                           légation russe. C’est là qu’en 1897, il proclame l’empire
                                                           Daehan, soustrayant la souveraineté du pays à la Chine.
                                                           La colonisation japonaise a beaucoup réduit l’étendue
                                                           du site et le nombre de pavillons. Demeurent essentiel-
                                                           lement la salle du trône et la résidence de l’empereur.
                                                           Mais aussi un superbe pavillon à deux étages, le Seogeo-
                                                           dang (reconstruit en 1904), dont le raffinement, qui tient
                                                           à ses proportions, à sa sobriété et à la couleur naturelle
                                                           du bois, est sans égal.

                                                           Qu’ils soient anciens ou restaurés ou même de réfection
                                                           récente, ces pavillons qui enchantent le regard dans les
                                                           palais royaux de Corée constituent un ensemble archi-
                                                           tectural unique au monde, différent de ce qu’on trouve
                                                           en Chine, malgré une indéniable parenté. L’évidente
                                                           homogénéité stylistique de cet ensemble est la marque
                                                           de la cohésion de la culture qui l’a produite et de la forte
                                                           centralisation du régime féodal. Les autorités tentent
                                                           aujourd’hui non seulement de maintenir cet héritage
                                                           patrimonial, mais aussi de lui redonner un semblant de
                                                           vie. Par exemple en mettant en scène la relève de la
                                                           garde, avec « costumes d’époque », oriflammes colo-
                                                           rées et tambours. À cet effort, contribuent de manière
                                                           touchante les visiteurs invités à louer des costumes dans
                                                           des officines implantées à proximité de l’entrée des
                                                           palais pour se déguiser en princesses ou en hauts fonc-
                                                           tionnaires de la Cour de Joseon.

                                                           * Ancien du réseau culturel français à l'étranger, Jean-Noël
                                                           Juttet vit depuis de nombreuses années entre Paris et Séoul.
                                                           Il a co-traduit avec son épouse Choi Mikyung nombre d' oeuvres
                                                           littéraires coréennes.

                                                                                                                            9
1

     2                                  3

     1. Le roi Kojong et son fils
        dans les années 1890
     2. Dame de la cour, donnée
        parfois comme le portrait
        de la reine Min.
     3. Le prince héritier et son
        épouse.
     Photos issues du Fonds Louis
     Marin, Musée national des
     Arts asiatiques – Guimet.

10
DOSSIER SPÉCIAL

              La vie au palais
            sous la Corée Joseon
             Heurs et malheurs d’une dynastie
                                                   Par Pierre CAMBON
                                Conservateur général du patrimoine - Musée Guimet

      “              Le palais est soumis à des règles très strictes.
              Un homme du commun ne doit pas s’y attarder trop longtemps.
                                                                                                            “
                                     Mémoires d’une reine de Corée, p. 172

Le témoignage de Pierre Loti                                   dignitaires antédiluviens qui venaient régler les choses
                                                               du vieil empire croulant ; sous leur costume d’apparat, ils
Pierre Loti (1850-1923), de passage à Séoul en 1901,           avaient l’air de grands insectes, aux têtes compliquées,
s’installe dans un hôtel, juste en face du palais, le palais   aux élytres chatoyantes ».
Deoksu, le centre du pouvoir sous l’Empire de Corée
(1897-1910). Du palais même, il ne voit rien, si ce n’est      Le conseil présidé par le roi, dans la salle du trône, est
le mur d’enceinte qui protège celui-ci. « À la splendeur       fréquemment représenté dans les albums peints de la
de juin », écrit-il, dans la troisième jeunesse de Madame      période Joseon (1392-1910), le roi siégeant au milieu
Prune(1), « qui est là-bas rayonnant et limpide plus           d’un parterre de conseillers et de hauts dignitaires, avec,
encore que chez nous, je me souviens de m’être posé            derrière lui, le paravent aux cinq pics sur un ciel bleu de
pour quelques jours dans une maisonnette, à Séoul,             nuit, que baignent des flots tumultueux à leurs pieds,
devant le palais de l’empereur de Corée, juste en face de      sous la lumière froide d’un soleil rouge et d’une lune
la grande porte (…) Ce palais de l’empereur se dissimulait     blanche. Ce thème, hérité de la Chine de la période des
derrière des murs. En se mettant à ma fenêtre on n’en          Tang, et des paysages « bleus et verts » (9ème – 10ème s.),
pouvait rien voir, que l’enceinte morose et le grand por-      est transcrit à la coréenne de façon presque abstraite,
tique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur       et Charles Varat (1842 ?-1893) en note l’originalité et la
la frise ». Une fois cependant la relève de la garde assu-     force, quand Pierre Loti y voit une vision de cauchemar.
rée, il assiste à la noria des ministres qui se rendent au     Ce dernier l’évoque lors de sa visite des palais désertés de
conseil, qu’il décrit sur un mode pittoresque. « La parade     Séoul : le palais Kyeongbok aux pieds du mont Bukghak,
finie, c’était l’heure des audiences et des Conseils. Alors,   siège du pouvoir royal de la Corée Joseon, détruit par
dans d’élégantes chaises de laque, on apportait quan-          l’armée d’Hideyoshi, lors de la guerre Imjin (1592-1598),
tité de cérémonieux personnages en robe de soie à              en passe d’être reconstruit au temps de Daewon’gun
fleurs coiffés de ce haut bonnet, - avec deux espèces          (1820-1898), le père du roi Kojong (r. 1863-1907), avant
de pavillons comme des oreilles écartées, comme des            d’être abandonné finalement, après sa profanation par
antennes – qui s’est démodé en Chine depuis environ            l’assassinat de la reine Min, en 1895, par des hommes
trois siècles. Et, tandis que les abords du portique rouge     de main à la solde du Japon ; ou le palais Changdeok,
s’encombraient de toutes ces belles chaises au repos           à l’est de la ville, qui servit de palais de substitution du
et de leurs longs brancards flexibles gisant par terre, je     16ème jusqu’au 19ème siècle. Décrivant celui-ci, Pierre Loti
regardais ces gens de Cour gravir l’un après l’autre les       s’amuse des pièces d’habitation et de leur petitesse,
marches du seuil impérial, puis disparaitre dans le palais :   mais tombe sous le charme de la nature omniprésente :

                                                                                                                              11
« Les chambres des princesses étaient petites, sombres,
          sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, et on se
          demandait comment les belles du vieux temps avaient
          pu, dans cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs
                                                                          “    Malgré soi on regardait, on écoutait,
                                                                            on subissait un peu de fascination ; il y avait
          traînants atours. Mais les parcs avaient une mélanco-
          lique grandeur, avec des bouquets de cèdres cente-
          naires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies
                                                                                [dans cette danse] de l‘élégance (...),
                                                                                   du rythme et de l’art lointain…
                                                                                                                                  “
          solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville,                                Pierre Loti
          dans l’enceinte des remparts. »(2)

          Loti aura l’occasion de se rendre au nouveau palais,              L’étonne le costume coréen, le fameux hanbok, avec ces
          le palais Deoksu, où le roi Kojong se réfugie, après un           longues robes, si éloignées du pantalon à la chinoise ou
          an d’exil dans la légation russe, et dont il entend faire         du kimono japonais, les couleurs vives aux contrastes
          le symbole d’une Corée moderne, érigée en empire.                 tranchés, comme un écho de Watteau au bout de l’Eu-
          Il est en effet reçu à la cour, lors de la visite à l’empe-       rasie. L’étonnent ces « invraisemblables édifices de che-
          reur de l’amiral de l’escadre française. « La déception           veux en torsade », où la coiffure est dominée, de façon
          avait d’abord été complète pour nous en entrant là »,             surprenante par « des petits chapeaux bergères posés
          écrit-il. « Aucune magnificence, ni même aucune étran-            là-dessus - quelque chose de notre XVIIIe français se
          geté dans ces constructions modernes ». Il rapporte               retrouvait dans ces atours d’une mode infiniment plus
          cependant l’accueil très affable du souverain, escorté de         ancienne ; elles avaient un faux air de poupées Louis
          son fils, dans le pavillon réservé aux délégations étran-         XVI. Jamais sous de tels aspects on n’aurait imaginé des
          gères(3), construit par l’architecte russe Aleksey Seredin-       danseuses asiatiques ». Mais, ajoute-t-il, philosophe,
          sabatin (1860-1921). « On y avait jeté des tapis en hâte et       « en Corée, tout est saugrenu, impossible à prévoir ». Et
          apporté un grand paravent admirable en soie blanche,              d’évoquer le ballet, auquel il se laisse prendre, en par-
          seul luxe de cette salle ouverte. C’est devant ce fond            tie malgré lui : « Des serviteurs apportèrent des gerbes
          d’un blanc ivoire, brodé et rebrodé de fleurs, d’oiseaux          de pivoines artificielles, d‘une grosseur invraisemblable ;
          et de papillons, que nous étaient apparus l’Empereur et           d’autres vinrent poser un petit arc de triomphe en car-
          le prince héritier, debout tous les deux et dans une atti-        ton peint ; - c’étaient les accessoires des danseuses tant
          tude consacrée, la main posée sur une petite table ; le           désirées qui enfin parurent… » Et celles-ci de se lan-
          père vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs      cer dans une chorégraphie envoûtante, sur fond d‘une
          robes somptueuses, toutes brochées d’or, avec des pans            musique « mystérieusement tranquille, triste sans être
          comme des élytres, étaient retenues à la taille par des           plaintive, comme exprimant la résignation à l’immense
          ceintures de pierreries. Quelques personnages officiels,          ennui de la vie » : « Les yeux baissés, le visage inexpressif,
          interprètes et ministres se tenaient à leurs côtés en robe        elles exécutèrent d’abord une sorte de pas tragique, en
          de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut bon-           brandissant des coutelas dans leurs mains frêles. Ensuite,
          net, à antennes de scarabées, qui se portait jadis à Pékin        ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un intermi-
          du temps des empereurs Ming, - et qui est du reste le             nable jeu » - qui lui paraît puéril. « L’une après l’autre,
          seul emprunt par des Coréens aux modes chinoises »(4).            avec des gestes mous et alanguis, elles venaient jeter
          S’ensuit par la suite un dîner, où les meilleurs vins de          une balle légère qui devait traverser le gentil portique de
          France sont servis. Mais ce qui frappe surtout Loti, c’est        carton par un trou percé dans la frise » - « C’était lassant,
          le spectacle offert à la nuit tombée dans les jardins du          et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un
          palais, notamment les danseuses qui le déconcertent               peu de fascination ; il y avait de l‘élégance dans tout cela,
          par un sentiment étrange de familiarité(5)                        du rythme et de l’art lointain… »

 Palais Deoksu, la pavillon Jeonggwan-heon réservé aux délégations étrangères. © JIPEN           Pavillon Jeonggwan-heon, détail. © Jihun Sim

12
Danse de cour Gainjeonmokdan
                                                                                             (Danse des Pivoines) exécutée
                                                                                             en l'honneur du roi Kojong en
                                                                                             1902, représentée dans le livre
                                                                                             Jinyeondobyeong et consignée
                                                                                             dans le Sinchuk Jinyeon Uigwe (à
                                                                                             droite).

Documents Joseon                                                  différente, et, sans l’aide du pinceau, il nous serait
                                                                  impossible de nous faire comprendre »(7). Les proto-
Ces danses sont soigneusement consignées dans les pro-            coles royaux décrivent ainsi l’investiture du prince héri-
tocoles royaux, « uigwe », décrivant de façon très précise        tier et le défilé qui le mène jusqu’au roi : au centre, le
les cérémonies en usage à la cour de Corée, de la récep-          palanquin où se trouve la missive royale, avec celui du
tion des émissaires de Chine, aux célébrations du mariage         prince qui répond à cette invitation. De même, les rites
ou aux rites funéraires, qui se soldent, le plus souvent, par     liés au mariage sont détaillés de façon minutieuse dans
des processions imposantes, réglées au millimètre, où la          les différentes étapes d’un processus qui s’étale quasi-
cour se déploie dans tout son décorum(6). Du 17ème jusqu’au       ment sur un mois, notant chaque fonctionnaire, chaque
19ème siècle, les règles semblent immuables, malgré les           service impliqué, chaque objet nécessaire ou qui est à
aléas du royaume. L’ensemble dresse un tableau saisissant         créer pour la cérémonie, le sceau en or de la reine et
par sa rigueur et la minutie des détails, au point d’avoir été    le livre de jade, les drapeaux de la garde d’honneur, les
classé par l’UNESCO en 2007 dans la rubrique « Mémoires           paravents pour décorer les lieux. On suit le déroulement
du monde ». S’ils ne sont pas tous illustrés, ces protocoles      de cette opération où rien n’est laissé au hasard, au
royaux sont une mine de renseignements sur la vie du              rythme du palais, des sélections successives pour identi-
palais sous la Corée Joseon, et les complètent les Annales        fier celle qui sera la reine à son accueil par ses nouvelles
de chaque règne, précieusement archivées. Ceux qui ont            belles-sœurs, une fois le mariage accompli : cela va de
des images, peintes très soigneusement, adoptent toujours         l’envoi des cadeaux à la famille de la princesse choisie, à
le même parti, multipliant les points de vue, à fin documen-      la sélection de la date du mariage avec les astronomes ;
taire, pour éviter tout chevauchement des figures, chacune        de la visite du roi à la résidence temporaire qui abrite la
étant positionnée au vu de l’évènement, selon des règles          future épousée à la lettre d’invitation qu’il rédige pour
strictes, sur un fond blanc et neutre, avec son identification    les festivités, sans oublier le détail du banquet, des mets
précise. Les cavaliers, qui escortent le cortège, sont ainsi      qui seront servis et des couverts prévus pour l’occasion.
évoqués de profil, décrits en file indienne, situés de part       Le point fort, toutefois, reste la procession qui mène la
et d’autre, les uns la tête en bas, les autres la tête en haut,   future reine de sa résidence provisoire au cœur même
mais sont dépeints de dos dès qu’ils se trouvent derrière le      du palais pour la cérémonie, le jour du mariage retenu,
palanquin, au centre de la composition. L’Ambassadeur de          le palanquin de la princesse étant suivi par d’autres, de
Chine envoyé en mission à la cour de Séoul, en 1866, sou-         taille plus petite, chacun abritant un objet utile pour le
ligne, comme Loti, l’étrangeté du royaume et ce curieux           rituel, et chacun escorté de servantes et de gardes, à
sentiment de distance et de proximité. « Les mœurs de la          pied ou à cheval.
Corée », écrit-il, « sont d’une simplicité extrême. Excepté
dans le palais du roi, je n’y ai vu aucun objet d’art ».          Les mêmes processions se retrouvent pour l’arrivée des
                                                                  émissaires chinois, venus rendre hommage au souve-
Et d’ajouter : « Dans toutes leurs manières, les Coréens          rain défunt et accomplir les rites funéraires dans le palais
ont gardé les vieilles traditions. Leur langue écrite est         Changdeok. On les voit arriver au palais escortés d’of-
la même que la nôtre, mais leur langue parlée est                 ficiels coréens en grande pompe, précédés par le chef

                                                                                                                                 13
des eunuques monté sur un fier destrier. Les protocoles              pudeur(8), où elle relate la fin de son époux, le prince
     illustrent aussi les scènes de musique et de danse, les              Sado (1735-1762), qui périt tragiquement, enfermé dans
     banquets officiels, notant à l’occasion les paravents qui            un coffre sur l’ordre de son père, le roi Yongjo (r. 1724-
     servent de décor, notamment celui qui évoque les « dix               1776), pour cause de désordre mental. Elle suggère
     symboles de longévité », un thème spécifique à la Corée              comme cause de l’instabilité du prince son enfance iso-
     Joseon, inconnu en Chine et au Japon, mais également                 lée, loin de ses propres parents, obligé d’occuper, tout
     le thème des livres et des bibliothèques, « Chaekkado »,             jeune, le palais du prince héritier et livré par là-même
     celui des paysages et des calligraphies, « munbangdo »,              aux commérages des servantes et des eunuques, censés
     voire celui de la retraite heureuse du général Guo Ziyi              assurer son service, et qui ne se privent pas de médire
     noté sur les inventaires du palais pour la première fois             de sa mère, Dame Sonhui, ex-concubine royale promue
     l’année 1802, cela sans oublier des thèmes plus clas-                aux plus hautes dignités, à côté de la reine, pour avoir
     siques, comme celui des « fleurs et des oiseaux »,                   su donner un héritier au trône. Elle évoque sa propre
     « Hwajodo », ou celui des « pivoines et des rocs »,                  appréhension quand elle s’avère choisie comme la
     « morando ». Le Musée National du Palais qui conserve le             future épouse d’un prince qui n’est guère qu’un enfant(9)
     souvenir de cette vie de cour en présente quelques très              et qu’elle se doit de quitter sa famille pour entrer dans
     beaux exemples et les toutes premières photographies                 cet univers clos que constitue le palais, un univers coupé
     montrent que le roi ne dédaigne pas parfois de se faire              du monde aux codes et aux règles très strictes. Elle
     portraiturer devant. Seize albums, aujourd’hui au musée              note sa crainte de chaque instant de ne pas être ponc-
     de l’université Koryo, donnent une idée du cadre de vie,             tuelle aux rituels obligés. Maurice Courant (1865-1935),
     dressant une vue panoramique du palais Changdeok à                   dans son « Répertoire historique de l’administration
     Séoul, « Dongwoldo ». Celle-ci permet de mieux réali-                coréenne »(10), liste les différents services chargés de leur
     ser l’immense superficie couverte avec son accumula-                 bon déroulement, une véritable mécanique, rodée dans
     tion de pavillons résidentiels et officiels, de cours et de          les moindres détails, qui n’empêche pas toutefois les
     jardins, de lacs et de rivières, cela sans oublier le bâti-          intrigues et les luttes de faction au point de se gripper
     ment de la bibliothèque royale que fit bâtir, en 1776, un            parfois, comme au temps du roi Yonsan (r. 1494-1506),
     monarque lettré comme Chongjo (r. 1776-1800), dans                   qui, suspectant l’empoisonnement de sa mère, se raidit
     le « palais de derrière », l’actuel « Piwon » - qui avait tant       dans une attitude brutale et despotique. Mais, si le roi
     frappé Pierre Loti par son caractère bucolique.                      semble avoir tous les droits, il est loin toutefois d’avoir
                                                                          tous les pouvoirs. Il doit se conformer aux exigences
     La mère du roi Chongjo, Dame Hong, donne une vision                  des Rites, qu’un ministère, créé spécialement pour cela,
     de l’intérieur de la vie au palais dans un récit plein de            veille à faire appliquer de façon scrupuleuse.

     Reconstitution de la cérémonie de mariage du roi Kojong, âgé de 13 ans, et de la reine Min, 14 ans, qui eut lieu le 21 mars 1866.

14
Chaekkado, détail d'un paravent, National Palace Museum,          Dongwoldo, détail, photo Pierre Cambon.
d’après National Palace Museum of Korea, general catalogue,
Séoul, 2011, pl. 172, p. 249.

La reine Min, dernière reine de Corée                             prince héritier à sa place. Durant tout l’entretien, la mère
                                                                  et le fils se tiennent par la main. Celle qui va périr assas-
Dans ce monde fermé où le roi vit reclus, à part de rares         sinée à la fin de l’année est pleinement engagée dans
visites sur la tombe de ses pères, où les eunuques se             les luttes politiques intérieures du royaume, faisant pièce
complaisent aux intrigues et aux jeux d’influences, il n’est      en même temps à la politique annexionniste du Japon.
pas rare de voir une femme s’imposer dans cet univers             « Sa vie était une bataille », écrit Isabella Bishop. « Elle
masculin. C’est le cas de la reine Min (1851-1895), même          avait lutté avec tout son charme, toute sa finesse et sa
si cela va entraîner sa perte. Isabella Bishop (1831-1904)        sagacité pour le pouvoir, pour la dignité et la sécurité de
qui fut reçue en audience privée à différentes reprises,          son mari et de son fils, et pour la chute de Daewon’gun.
au début de 1895, en fait un portrait particulièrement            Elle avait coupé court à bien des vies, sans pour autant
attachant(11). Elle décrit une femme d’une réelle beauté,         violer la tradition coréenne et les usages locaux »(12). Par
d’une quarantaine d’années, légèrement plus âgée que              là-même, « elle était entourée d’ennemis, tous rendus
son mari, la peau pâle, les cheveux d’un noir de jais, le         aigris par son talent et par sa force, puisqu’elle avait
regard aiguisé et froid. Elle souligne sa force de carac-         réussi à placer les membres de sa famille à presque tous
tère et son intelligence, à côté d’un époux visiblement           les postes clés de l’Etat »(13).
plus malléable et faible, mais aussi l’amour immodéré
qu’elle témoigne à son fils qu’elle couve comme toute             Mais, comme il est dit dans les Mémoires d’une reine
mère coréenne et pour lequel elle n’hésite pas à faire            de Corée(14), non sans sagesse, « chacun savait que
appel aux chamanes ou bien aux moines bouddhistes,                régnait à la cour la précarité des postes et la fragilité
redoutant qu’un fils né d’une concubine ne soit nommé             des privilèges ».

1. Pierre Loti, La troisième jeunesse de Madame Prune, Paris,     7. Journal d’une mission en Corée par Koei-Ling, Ambassadeur
   éditions Kailash, 2000, p. 162-164.                                de S.M. l’Empereur de la Chine près de la Corée en 1866,
                                                                     F. Scherzer trad., Paris, Ernest Leroux éditeur, 1877, p. 29-30.
2. Pierre Loti, op. cit., p. 176-177.
                                                                  8. Mémoires d’une reine de Corée, Picquier poche, Paris, 2002.
3. Jeonggwan-heon, premier bâtiment occidental dans l’en-
   ceinte du palais, achevé en 1900. Le roi Kojong aimait à s’y   9. Le prince Sado est âgé de dix ans, quand il se marie.
   détendre et y prendre son café.                                10. Collège de France, Paris, 1986.
4. Pierre Loti, op. cit., p.177-178.                              11. Korea and her neighbours, Londres, 1905.
5. Pierre Loti, op. cit., p.181-183.                              12. Op. cit., 2ème partie, p. 43.
6. Yi Song-mi, « Introduction to the uigwe documents of the       13. Idem.
   Joseon dynasty », Séoul, 2011.                                 14. p. 147

                                                                                                                                        15
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