De l'ardoise à la tablette numérique - Ou comment décider au présent
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
De l’ardoise à la tablette numérique Ou comment décider au présent Entretiens croisés Florence Durand-Tornare et Marcel Desvergne
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT AVANT-PROPOS C’est au pied du piton de la Fournaise, sur l’Ile de La Réunion, que nous avons eu l’idée de cet ouvrage, témoin de notre constat commun d’une société en éruption. Obèse d’information et abreuvée de rapports de force, elle peine à organiser sa démo- cratie. A l’heure où les outils « médias », médiateurs du lien social et de la décision, deviennent les premiers instruments de nos mémoires et de nos stratégies d’organisation, cette société peut aussi bien exploser de joie pour s’épanouir que de peur pour se détruire. J’ai voulu interroger Marcel Desvergne, citoyen numérique pion- nier, ordonnateur d’années de réflexion et d’accompagnement des décideurs pour que, des bords du volcan, il dessine avec sa clairvoyance pétillante les choix possibles pour les citoyens res- ponsables que nous devrions être aux côtés de nos représentants élus ou à élire. Cet ouvrage dévoile le moteur qui alimente notre travail quotidien de passeurs et d’aiguilleurs dans une société du présent, difficile à décrypter. J'encourage le lecteur réactif à venir nous rejoindre sur le site web associatif www.villes-internet.net pour composer la suite ! Florence Durand-Tornare 1
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT ENTRETIEN Marcel, quel citoyen numérique êtes-vous ? Tout d'abord une identité numérique, marcel.desvergne@aecom.org, qui, avec le renfort de réseaux sociaux, participe à la révolution de la société DES numériques. Mais aussi un retraité de l’Éducation Nationale, versus Éducation Populaire d’antan, ayant profité de l’ascenseur social permis par l’école républicaine, envisageant l’utilisation du numérique pour réactualiser ce processus vertueux. Également un migrant technologique qui est passé, en six décennies, de l’ardoise scolaire au doudou numérique, nomade, géolocalisé, via la parole, le cahier, le livre, la radio, le cinéma, la presse écrite, le téléphone fixe et la télévision - auxquels s’ajoutent, sans pour autant faire disparaître ces inventions tangibles, l’informatique, la com- munication, la télématique, l’électronique puis les réseaux électroniques, l’ordinateur fixe, internet, l’ordinateur portable, les nouvelles technologies d’information et de communication, le sans fil, le tactile, bref, LES numériques. Aujourd’hui toutes ces technologies se trouvent présentes dans un smart- phone, terminal personnel intelligent appelé, un temps, téléphone portable, « mais - t’es - où ? », comme dirait Marc Jolivet, devenu doudou numérique, nomade, géolocalisé, intégrant toutes les dimensions personnelles, privées, publiques, professionnelles, culturelles, informatives, sociales, écologiques, générationnelles, politiques du citoyen. Ce doudou est devenu le symbole de notre société DES numériques. Nous ne nous quittons plus, on pourrait même dire que nous convergeons d’une façon intime avant que les puces RFID 1 et autres capteurs s’insèrent dans les vêtements et sous la peau. 1 Se reporter au glossaire en fin d'ouvrage pour les termes techniques. 3
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Nous fonctionnons en symbiose, au doigt et à l’œil, dans le cadre d’une pièce qui s’écrit chaque jour au rythme des nombreuses contradictions qui composent cette société DES numériques. Ce pluriel témoignant de la mul- tiplication transversale des services et de l’ensemble de nos comportements. Le statut et le cheminement de toute personne s’exprimant sur ces questions ont un sens, mais être chef d’entreprise, enseignant, acteur, élu, chômeur, fonctionnaire, retraité, étudiant ou élève augure d’analyses différentes. Pour ma part, à la croisée de ces chemins électroniques, dans le nuage naissant des gouttelettes numériques du cloud computing et des multiples activités que les circonstances m’ont octroyées, j’ai une approche pragmatique, lucide et confiante dans l’avenir pour suggérer, avec un recul nécessaire, quelques pistes permettant un débat fécond à l’aube d’une civilisation numérique en création. 4
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Vous évoquez des chemins, des comportements et des objets tran- sitionnels, qui finalement dessinent de nouveaux territoires sociaux. Ces territoires se juxtaposent aux territoires administratifs et com- posent une nouvelle géographie. Malgré la mobilité permise grâce aux outils portables on constate que le « citoyen numérique » s’ancre dans un « internet territorial » décrit par Emmanuel Eveno, géographe 2, dans son dernier ouvrage « A la conquête des nouveaux territoires en réseaux » (Territorial, 2010). Pensez-vous aussi que le politique aujourd’hui ne peut plus se cantonner à l’espace fini et continu que lui fixe la loi ? Oui, sans aucun doute, malgré l’atavisme de chacun d’essayer de garder du pouvoir sur son territoire. Intégrer les dimensions numériques dans son espace personnel, culturel, social, c’est se servir d’un écosystème mondial qui déborde de l’environnement de chacun. Un chiffre l’illustre. Au deuxième trimestre 2010, plus de cinq milliards de téléphones portables sont disponibles pour une population de près de six milliards huit cents millions d’individus. L’ensemble des technologies électroniques mises au point aux États-Unis d’Amérique, révélées conjointement en Amérique du Nord et en Europe, sont en essor fulgurant en Asie, Japon, Chine, Inde et, plus surprenant, en Afrique. Les pratiques utilisant sereinement les téléphones portables explosent. Ce constat est la marque de l’évolution d’un monde sous influence numérique, où chaque commune, département, région, pays, continent est directement concerné. C’est en conséquence une démarche obligée, citoyenne, politique, porteuse d’espoirs et de possibilités, même si elle n’est pas encore totalement dominée, que chaque décideur doit adopter. Pour les acteurs de cette société DES numériques, il est absolument essentiel d’en comprendre son architecture, son identité, ses valeurs et les interactions qui en découlent. En effet ce juvénile écosystème vivant, en expansion, déséquilibre les fondements de notre société, bouleverse les comportements de nos concitoyens, accélère les transformations de nos vies et propose de nouvelles façons d’organiser et de gérer les territoires. L’aspect révolution- naire DES numériques se situe dans ses conséquences sociétales. Il s’agit bien de faire du politique quand on aborde les changements du monde à l’aide d’un système technique. Le rôle des élus est incontournable quel que soit leur territoire. 2 Président de l'association des Villes Internet, Professeur à l'Université de Toulouse II Le Mirail, chercheur au LISST CIEU 5
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Architecture de l’écosystème DES numériques Une articulation sur six axes inséparables 1 - Le RESEAUX électroniques Quelle que soit la technologie disponible - câble, cuivre, hertzien, satellite, ADSL, haut débit, très haut débit, fibre optique, LTN, Wimax, wifi, sans fil, TNT - elle est vectrice de la transmission et des échanges. C’est la trame de la toile mondiale dont la bande passante s’élargit et permet de tout passer, de mieux en mieux et de plus en plus vite. Le cloud computing qui se développe en est l’illustration la plus formelle. 2 - Les TERMINAUX avec écrans Les téléviseurs, ordinateurs, téléphones, montres, smartphones, type iPhone ou iPad, tablettes tactiles, passant de lieux fixes à la totale mobilité, sont attachés à chaque individu comme un doudou affectif. Les fonctions du nomadisme, de la géolocalisation, du palpable permettent de faire cohabiter liberté et plaisir avec contrôle et surveillance. Les terminaux convergent. Les derniers exemples concernent les téléviseurs connectés au web et la communication des objets par les puces RFID. 3 - Les SERVEURS carrefours de stockage Data center, fermes numériques, fermes de contenus, lieux d’archives, stockage de patrimoines, de plus en plus gros et incontournables, dispersés dans le nuage numérique mondial, se multiplient. Mémoires et ressources numériques s’entreposent dorénavant en des forteresses mystérieuses, éloignées de nous. Dans l’immatérialité en croissance, elles sont réelles sur les terres et les continents. Il faut les protéger, les refroidir, les surveiller, toujours les contrôler. Elles deviennent les coffres-forts de la société numérique. 4 - Les LOGICIELS moteurs de recherche Ils sont de plus en plus sophistiqués et sensibles aux demandes des utilisateurs permettant, de fait, la gestion de tous les usages. Ils sont les organisateurs, de tout et du tout, qu’ils soient propriétaires ou libres. Ils sont les clés qui entrouvrent, ouvrent, ferment et enrichissent le fonctionnement de la matrice mondiale du numérique, installés sur l’ordinateur ou disponibles via le nuage numérique, ailleurs. 5 - Les CONTENUS et services Ils sont données, images, sons, textes, multimédias, transmédias, crossmédias, distribués et disponibles pour tous, dans tous les sens. Ils deviennent interactifs, comme par exemple les jeux. Ils prennent en compte d’une façon subtile l’avis, les envies, les désirs, les contradictions des citoyens en utilisant toutes les palettes de la création. 6 - Les USAGERS citoyens numériques Clients, citoyens, groupes, communautés, générations, habitants de la planète, du plus jeune au plus ancien, par leurs comportements, leurs appétences, leurs souhaits, leurs besoins de consommateurs ou d’opposants au système, tous modèlent la société DES numériques. 7
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Dans ces territoires agrandis, qu’on dit « augmentés », c’est une place que doit prendre l’intelligence collective où chacun est producteur de ses idées tout en pouvant connaître celle des autres. Les citoyens numériques modèlent une représentation du monde qui nous paraît comme un monde nouveau, aux équilibres sociaux modifiés, aux iden- tités différentes auxquelles notre génération doit s’habituer. Je pense par exemple à la question du « privé », du rapport au secret. Les in- ternautes de tous âges peuvent maintenant exposer une partie de leur intimité et la démultiplier sur les réseaux au vu d’un nombre impressionnant d’autres personnes. C’est ce qu’on peut appeler l’ « extime » : l’intime « augmenté » d’une projection de soi. Cette tendance est inéluctable surtout si nous prenons en compte les futures possibilités techniques qui rendront les relations encore plus souples sinon imperceptibles via, par exemple, les technolo- gies sans contact et la biométrie. La carte d’identité de ce monde numérique est assez simple. Elle possède des critères et des valeurs potentielles (voir encadrés). 8
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Les CRITERES du monde numérique 1 - L’immatérialité Le virtuel, la réalité augmentée, l’individu augmenté, la 3 D, les robots, sont autant de mécanismes de la sphère de l’irréel qui cohabitent avec la vie concrète. Les avatars du réel se multiplient en douceur. Réalité et immatérialité fonctionnent en phase et se renforcent pour créer de nouvelles formes d’espace-temps. 2 - La dématérialisation des fonctions sociales La télémédecine, le télétravail, la téléadministration, le téléachat, la télésurveillance, les téléjeux, le téléenseignement, la téléprésence, bien-sûr le téléchargement, le vote électronique, la téléprotection sont autant d’actions et de transactions traitées à distance. Dans un premier temps elles désorganisent l’économie des relations et des échanges, enclenchent de nouvelles fractures mais créent d’inédites pratiques et installent de nouveaux métiers. Le télétravail en est sans doute une des dispositions les plus prometteuses. 3 - Les réseaux sociaux Ils sont utilisés d’une façon exponentielle comme le montre, à la fin 2010, les 500 millions d’utilisateurs de Facebook, un de ces réseaux sociaux, ou les 12 000 tricoteuses françaises qui se rassemblent sur Affinitiz. C’est la logique évolution de nos sociétés en réseaux alors que certains liens du réel se délitent. Les doudous géolocalisés amplifient cette tendance en nous plaçant comme acteur de groupes publics, privés, professionnels en création. Ils obligent à nous interroger d’une façon de plus en plus fine sur la vie privée et le développement de « l’extime » comme l’exprime Florence. On doit choisir de développer ou non ses valeurs potentielles, sachant qu’ils sont enjeux de gouvernance. Les critères s’additionnent et les valeurs sont partagées dans le monde entier. Les légitimes interrogations que nous nous posons, en liant démocratie et numérique, s’appuient sur les valeurs, les critères d’identité et les éléments d’architecture de cet écosystème. Ce sont bien les soubassements d’une civilisation qui se construit au rythme des applications citoyennes, sociétales, guerrières, militaires ou mercantiles du numérique. LES numériques sont enjeux de civilisation. Le politique, aujourd’hui, ne peut plus se cantonner à l’espace fini et continu que lui fixe la loi. Sans le nier ou l’oublier il doit s’en émanciper comme pro- tagoniste actif de la transformation d’un monde aux frontières immatérielles. 9
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Les VALEURS du monde numérique Cet écosystème totalement structuré porte des valeurs fondamentalement politiques et idéologiques, matrice de transformation de la vie de la cité. Les trois premières valeurs, l’ordre, le partage et la liberté sont indissociables car survenues simultanément en Californie, à la naissance des réseaux. 1 - L’ordre Ce système jeune de quatre décennies, ayant moins de cinq ans pour ce qui concerne les comportements issus de la mobilité électronique et des réseaux sociaux, est un enfant légitime du Pentagone. Les militaires l’ont conçu dans le cadre de la guerre froide. Il est la création d’un processus vertical permettant à l’armée de formuler des ordres tout en disposant, quelles que soient les circonstances, de l’information sur le terrain. Cette verticalité structure toujours le réseau mondial. 2 - Le partage C’est aussi un système horizontal permettant de partager recherche et créativité, d’abord à l’Université et, très vite, dans les entreprises, avant de migrer dans divers secteurs de la société puis à la maison. C’est la force intrinsèque du système pris en main par les chercheurs des universités. Aujourd’hui, on peut pratiquement tout partager, son ADN personnel comme ses folies collectives. Ce partage vaut plus-value dans tous les domaines. 3 - La liberté Sur les campus de San Francisco, puis du monde entier, ouvert dès sa naissance, son utilisation libre multiplie les possibilités, amplifie son développement et facilite sa diffusion. L’alliance du fermé et du libre est rendue « fécondatrice » par l’affrontement pacifique des concepteurs. Son esprit libertaire est toujours source d’innovation. Quarante ans plus tard, 1968 n’est jamais loin ! Sans doute s’y rajoute une nécessaire solidarité qu’exigent les évolutions du monde. Les trois valeurs suivantes, l’économie, le progrès, le pouvoir se sont construites sur le socle des trois premières. 4 - L’économie Le numérique est un levier économique de plus en plus puissant qui se substitue aux industries lourdes. Ces nouvelles chaines de l’industrie s’appuient sur l’économie des savoirs et gagnent le terrain des économies créatives. Le travail évolue en conséquence avec concomitance de disparitions, de substitutions et de créations d’emplois. L’économie pousse le numérique à grandir. 5 - Le progrès Les technologies de l’information et de la communication sont les assemblages de techniciens. Elles se développent toujours en référence aux métiers techniques des 10
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT ingénieurs, concepteurs de l’informatique, et marient aujourd’hui ce cybermonde avec les nanotechnologies, les biotechnologies et les sciences cognitives. Des accélérations sont prévisibles entre intelligence artificielle, cerveaux et robots (pour traiter, par exemple, les conséquences du vieillissement des populations). Le progrès est toujours moteur des mutations du monde. 6 - Le pouvoir Le numérique et ses quantités incalculables de données, de contenus, de services est un système idéologique puissant. Il permet de faire circuler, de plus en plus rapidement, sons, images, vidéos, textes, donc des représentations du réel, des agencements du monde, des valeurs diversifiées. Malgré le foisonnement de références, le numérique donne toujours du sens via son architecture et son identité. C’est aussi un nouveau marqueur du capitalisme avec des sociétés mondiales - Microsoft, Google, Facebook, Intel, IBM, CISCO, Apple, ZTE (Chine), Vivendi, … - en phase avec les banques et un système financier utilisant depuis longtemps les réseaux immatériels. Manier le numérique, c’est traiter du pouvoir. 7 - Le changement Cette dernière valeur bouleverse le monde connu par l’accélération, liée à l’omniprésence du temps présent, des modifications sociétales. Le changement est dit vague, tsunami, déferlante, irruption, ouragan, révolution numérique pour formuler les déséquilibres de nos sociétés dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’information, de la politique, de la culture, du tourisme, de la gestion des énergies, de la démocratie. En même temps, se créent de nouveaux métiers, s’organisent des transferts de technologie et de nouvelles formes d’appropriation inusitées pour ces mêmes secteurs mis en péril. Le numérique est à la fois destructeur et créateur. Son effet d’entrainement est surprenant par l’accélération des comportements dans la vie. Il a fallu trente-huit ans à la radio, treize ans à la télévision, quatre ans pour internet et seulement deux ans à l’iPhone, pour toucher leurs premiers cinquante millions d’usagers. Les évolutions globales à échéance « proche », obligent à intégrer un monde complexe sous pression et dans la vitesse, ce que critique Paul Virilio 3 avec pessimisme. La vigilance s’impose pour la recherche du mieux être qui doit l’emporter sur les objectifs actuellement prioritaires de consommation et de propriété, générateurs de conflits. Parler des oppor- tunités sociales des innovations numériques, c’est constater que l'on peut faire un choix pour construire un socle de sens et de valeurs. 3 Urbaniste et essayiste, auteur de l'ouvrage « Le Grand Accélérateur » (Galilée, 2010). 11
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Je sais que nous partageons des objectifs d’équité et de solidarité qui pour- raient permettre au plus grand nombre d’atteindre « le bonheur », osons les mots vrais, cet état de satisfaction qui dépend toujours des autres et donc de la société qu’on partage. « Bonheur », quel mot structurant pour l’ambition politique ! Je ne sais si le bonheur personnel est présent dans le labyrinthe de l’immatériel mais déjà nous savons que la pratique des réseaux sociaux par les adolescents leur donne davantage confiance en eux. De toute façon, avoir une ambition politique et agir comme responsable et décideur, c’est sans doute penser bonheur et collectif tout en ayant la dé- marche d’intégrer, avec lucidité, les réalités du numérique. Aujourd’hui, dialoguer en direct pour la mise en place d’échanges commer- ciaux entre Bordeaux et Saint-Pierre-de-La-Réunion, participer à l’élaboration d’un programme de recherche, de jour, à Papeete pour continuer le travail de ceux qui dorment à Londres, diagnostiquer puis soigner à distance, depuis Cayenne, un enfant malade à Camopi, envoyer un livre électronique de Dzaoudzi (Mayotte) à Shanghai, organiser un concert synchronisé entre Cambera et Vancouver, sont autant d’actes devenus normaux, ordinaires, banals. Mais, comme le formulent les rapporteurs d’un travail sur la « France numé- rique 2025 », dans une prévision stratégique, ces situations qui déjà montrent un monde en mutation, vont se complexifier à l’aune d’évolutions prévisibles de nouvelles évidences et de recherche effrénée du mieux-être dans une société sous pression. Il s’agit d’intégrer dans nos aventures à venir quelques uns des éléments suivants : - l’intensification de la mondialisation et ses conséquences géopolitiques, - la raréfaction des ressources énergétiques et alimentaires, - le changement climatique et les flux de population qui en découleront, - la limitation des finances publiques, - le vieillissement de la population, - l’essor de la concentration urbaine, - l’émergence de nouvelles formes de menaces comme le cyber-terrorisme. 12
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Ces données difficiles à incorporer dans notre quotidien croisent des besoins de plus en plus présents dans l’expression de nos contemporains : - l’intérêt porté à la santé, au corps, à la beauté, au bien-être, - l’accroissement des aspirations en matière de qualité de vie et de protection, - les préoccupations écologiques et éthiques, - le besoin de personnalisation, - la montée en puissance des réseaux sociaux, de l’intelligence collective et la géolocalisation, - la poursuite de l’immédiateté et du temps présent. L'enjeu est, tout en rassurant nos concitoyens, de les préparer aux consé- quences des changements prévisibles en anticipant ces différentes tendances dont plusieurs sont contradictoires. Il nous faut également rester humble. Plusieurs interlocuteurs rencontrés dans la Silicon Valley, en Californie, au cours d’une mission de prospective sur le monde du numérique, nous ont dit que connaitre les situations technologiques et comportementales du public à 6 mois, c’est l’aventure, et à un an, l’inconnu ! Et pourtant, c’est en accompagnant les opportunités sociales des innovations numériques que peut s’améliorer notre environnement et être conservé le bonheur dans les décisions politiques. Ce temps « neuronal » où la mémoire numérique est comme un cerveau mondial avec des neurones répartis sur des milliers de base peut paraître aléatoire ! En fait il n’est que complexe, le numérique c’est l’algorithme : le rythme mathématique où rien n’est laissé au hasard. Pour un individu la question est de comprendre comment il fait partie de cet ensemble et comment il en distribue la maitrise et l’ordre. Ce nouvel environnement social et son confort passe par une confiance pour l’être humain qui est basée sur le choix. Choix de la création, choix de l’instrument, mais aussi « droit à l’oubli », droit au respect de l’identité et des libertés personnelles et collectives. Suivant les générations, celle des anciens migrants numériques, celle dite Y qui a été éduquée avec l’ordinateur et le début d’in- ternet, celle dite Z, élevée au goût des écrans, au doigt et à l’œil, la perception de leurs libertés, de leur vie privée, du partage des informations n’est pas la même. 13
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Les valeurs de références ne sont pas toujours partagées. Entre l’ordre et la liberté, entre le marché et le partage il nous faut donc gérer les contradictions et rééquilibrer les dérapages que nous vivons et qui vont s’amplifier par l’utilisation de plus en plus fractionnée d’outils personnels disponibles et de pratiques de déstabilisation des pouvoirs. Dans ce contexte de plus en plus tendu, comme l’ont montré fin 2010 les révélations des coulisses de la diplomatie américaine faites par le site WikiLeaks 4 allié à cinq grands quotidiens (dont « Le Monde ») ou la décision prudhommale de confirmation de licenciement de salariés pour des déni- grement de leur hiérarchie tenus sur Facebook... questions, inquiétudes et doutes se mélangent. Cette transparence annoncée qu’offre la diffusion de données publiques, personnelles, privées, secrètes, stratégiques ou plus trivialement quelconques et insignifiantes installe de nouvelles relations entre pouvoirs et contre- pouvoirs, entre vie publique et vie privée. Cette transparence est-elle le symptôme d’une meilleure démocratie ou la porte entr’ouverte à des manipulations économiques, politiques, idéologiques ? Cette transparence permet-elle d’améliorer les relations entre l’environne- ment personnel et l’espace professionnel ? A ces interrogations il ne nous faut jamais oublier, comme l’écrivait Montes- quieu, que l’équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs est gage de démocratie. Vengeances et humiliations ne sont guère motrices d’un « plus » collectif. Les slogans que l’on peut glaner sur nos écrans comme « on ne choisit pas les amis de ses amis », « faites attention à vos amis », « la vie privée n’existe pas », sont autant d’avertissements pour l’utilisation de ces vecteurs de liberté. Pour autant la liberté d’exprimer idées, propositions, débats, contestations, informations, jugements, via la toile et les actuels réseaux sociaux, est réjouissant. Comme à chaque fois que s’offrent à nous des espaces pour respirer autre- ment, il est souhaitable d’en rester maître. Les prescriptions formulées par la CNIL - Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés, le dernier mot est explicite -, implique de les respecter pour le bien de notre démocratie. Limites et règles permettent liberté et création. 4 Site web lanceur d'alertes publiant des documents et des analyses politiques et sociétales, dont la raison d'être est de donner une audience aux fuites d'information tout en protégeant ses sources 14
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT C’est dans ce contexte de fluidité amplifiée du monde numérique imbriqué dans le monde réel que régulation et gouvernance s’imposent. Nous vivons un besoin de régulation en essayant de dépasser les oppositions de lois longuement mises en place au cours de l’histoire contemporaine du monde réel face aux nouveaux rapports de force qu’induit la cybersociété. Le temps n’est pas le même, les acteurs ne sont pas localisés sur les mêmes territoires et les pratiques sont innovantes. Elles sont souvent inconnues deux ans avant leur mise en pratique. Elles induisent des changements probablement définitifs. La gouvernance politique et sociale court après l’actualité partagée par les milliards d’individus, même s’ils ne parlent pas la même langue, n’ont pas les mêmes religions et les mêmes valeurs culturelles. LES numériques nous obligent à l’interculturel dans un monde qui est ouvert et soumis à des conflits de frontières et de dépendances énergétiques ou climatiques. Il faut donc dépasser la contradiction d’une nécessaire mémoire qui implique de garder des traces et la nécessaire protection de la vie privée, personnelle, intime. Bien évidemment le numérique fait exploser les barrières de l’intime, il faut faire prendre conscience du viol d’identité et de l’intime. Aussi je crois à l’éducation, à la formation, à la pédagogie par l’alliance objective entre l’institution éducative, les associations et les médias, pour accompagner cette prise de conscience et assumer le processus de l’éducation. Je crois également à la médiation plus qu’à la contrainte, mais je sais que la contrainte est nécessaire pour remettre, comme on dit, les pendules à l’heure. Pourtant, c’est difficile face à un système qui ne connait pas l’heure. Les anciens de Lifou, dans les Iles Loyautés de la Nouvelle Calédonie disent : « Vous, vous avez l’heure et nous, nous avons le temps ». LES numériques, eux, disposent de l’heure, du temps et de l’espace ! Ces nouvelles interactivités modifient bien sûr les enjeux d’échange et de marché autant qu’elles enrichissent les relations sociales quand elles concernent un périmètre de voisinage familial. Du point de vue de l’administration de service publique, l’accès à l’information donne par exemple la possibilité à chacun d’être propriétaire de ses dossiers 15
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT administratifs. Le citoyen peut donc exiger de l’Etat une autonomie ou au moins une émancipation enfin possible. Les crises actuelles, politiques et économiques seraient donc bien l’accou- chement difficile d’une nouvelle gouvernance ? Mais qui sont les sages- femmes : les industriels du numérique ou les élus garants de l’appropriation et de la régulation ? Comme souvent, c’est la confrontation dynamique de trois forces qui permet une gouvernance partagée et une appropriation réussie, surtout dans un contexte tendu. Il s’agit des industriels, pour reprendre vos propos, de la société civile et des élus. Chacun dispose d’atouts et de faiblesses. Comme au judo, il faut connaitre et utiliser les fai- blesses de l’autre pour faire avancer les situations. - Le couple marché / individu fonctionne assez bien. La séduction pour l’un et les envies pour l’autre se complètent harmonieusement. La réussite des écrans tactiles en est un bel exemple. Mais un produit, un service, un objet, un usage qui ne s’enclenche pas auprès du public est très rapidement éliminé. - Le couple société civile / élus fonctionne, lui aussi, assez bien. Néanmoins l’exigence de l’un vers l’autre, le manque d’explicitation et l’instabilité du vote complique parfois les relations. Le changement est toujours une épée de Damoclès. - Le couple industriel / élus fonctionne également en phase, chacun observe l’autre pour les choix stratégiques, les investissements et les fonds disponibles. La démocratie est un combat quotidien où l’élu, au centre de l’évolution de nos sociétés, doit être conscient, formé et curieux des métamorphoses de la société. Il lui est donc judicieux d’agir en connaissance des évolutions prévisibles autour de tendances lourdes du numérique. Ces tendances renforcent l’architecture, l’identité et les valeurs du numérique tout en sophistiquant les usages. Le politique comme l’industriel ne peut gommer l’individu, le citoyen, l’habitant, le consommateur. C’est lui qui choisit, toujours, en dernier ressort. Il reste maître du jeu. 16
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT Quatre tendances de la société DES numériques 1 - L’évolution inéluctable vers le sensoriel L’économie du mobile avec ses centaines de milliers d’applications, l’explosion des médias sociaux et l’arrivée du sensoriel vont balayer les pratiques actuelles. Se sont imposés et vont se confirmer les outils mobiles type smartphones, lunettes, montres. Ils vont devenir les instruments de jonction devant tous les autres écrans, poussant les technologies du sans-contact avec la reconnaissance vocale, gestuelle et faciale à se développer. Au doigt, à l’œil et avec la présence de plus en plus forte de capteurs, le tactile devient prescripteur. Les émotions seront de plus en plus vectrices de démocratie ! 2 - La généralisation des réseaux et villes intelligentes Nous basculons vers un « smart cloud », une configuration de moyens intelligents, permettant de démultiplier les possibilités d’utiliser toutes les potentialités numériques au service de projets, d’idées, de développements, de politiques. Le recours au cloud computing défini par la délocalisation de documents, de mémoires, d’informations, via les réseaux dans les nuages et les serveurs hors territoires, est poussé dans les entreprises et de plus en plus par les collectivités pour des usages privés et publics. La volonté d’ouverture d’open data en est la preuve. En Aquitaine comme ailleurs. Pour les citoyens, les connaissances de bases en informatique ne sont presque plus nécessaires, seul le service prévaut. Service, accompagnement et éducation modèleront la société ! 17
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT 3 - Le pactole des données publiques et privées Les données, publiques comme privées, de plus en plus nombreuses, de plus en plus géolocalisées, de plus en plus précises, deviennent des pépites, enjeux économiques, financiers et stratégiques. Elles s’articulent autour de plusieurs facteurs concomitants permettant d’absorber la croissance et de prescrire leur agencement : - la création de moteur de recherche du web sémantique, - la stimulation économique due à la création de nouveaux services, - la capacité d’hypercalcul et d’analyse des données, levier d’innovation et d’intelligence territoriale, - la sécurité, les performances, la réputation de l’homme augmenté, assisté par son ombre numérique, en quelque sorte son référent immatériel. Les données sont le sel des sociétés à venir. 4 - La fragilité des sauts technologiques entre surprise et innovation La prospective permet d’écrire le monde pour son futur, mais les convergences entre le numérique, les biotechnologies, les nanotechnologies et les sciences cognitives requièrent d’assumer la fragilité, l’hybridation permanente et la complexité des modèles économiques. Les surprises restent présentes dans l’innovation. La fragilité est toujours de mise dans un monde technologique. On voit que la « transversalité science culturelle » chère à notre ami Jacques Robin 5 est en passe de devenir une banalité. Le travail en réseau des chercheurs est de plus en plus interdisciplinaire, les ex- perts s’organisent en « staff », l’innovation est reversée au profit de secteurs multiples. S’installe une égalité de l’intelligence qui laisse entrevoir un monde parfait ! Un étudiant africain publie sur internet et se trouve enfin à égalité avec son collègue enfermé dans la méritocratie d’Harvard. Et surtout les bé- néficiaires des travaux pourraient avoir un accès direct aux résultats et identifier leurs élites. La société changera-t-elle à ce point ? L’utopie est nécessaire aux mutations de la société. La pérennité et la matrice d’une société n’aiment pas être bousculées. Le com- bat est bien lancé. Bien évidemment les valeurs de partage, de transversalité, de rapidité et de rapprochement presque instantanées sur notre planète grâce au numérique sont reconnues. La « transversalité science culturelle » est réelle. Les récents développements de WikiLeaks que certains peuvent confondre avec Wikipédia, 5 Médecin, membre fondateur du groupe de recherche interdisciplinaire GRIT-Transversal 18
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT ou les événements de type TEDx, conférence mondiale, montrent que montent au créneau de la connaissance et de la recherche de nouveaux modes de partage de l’intelligence. La dernière conférence « Le Web », en décembre 2010, à Paris, a réuni quelques 3 000 personnes et un nombre impressionnant de participants virtuels utilisant réseaux, logiciels et terminaux pour suivre les interventions. Écoutant un pionnier comme Jean-Michel Billaut 6, « Le Web » pourrait devenir la première manifestation mondiale mélangeant astucieusement le 1.0 (présence physique) et le 2.0 (présence virtuelle), ceux en virtuels créent leur avatar, se rencontrent dans des « rooms virtuels » pour travailler en réseau. Il propose aux startups du numérique un stand virtuel. Nous sommes dans la phase de confrontation entre un système localisé, « territorialisé », hiérarchisé par les reconnaissances académiques et des créations désordonnées, concurrentielles mais efficaces impliquant des personnes, des groupes, des communautés utilisant, sans états d’âme, l’éco- système numérique. Syndicat, ONG, groupes politiques, universitaires, chercheurs, groupes professionnels, associations s’approprient la toile pour construire leurs connaissances et affirmer leur existence. Les exemples four- millent. Des élites s’imposent-elles ? Ce n’est pas si simple. Prenons un exemple récent. La vidéo d’un ex-joueur de football, acteur et provocateur, suggérant de régler le capitalisme en retirant son argent des banques, ces images qui ont fait bouillir l’univers du web pendant plusieurs semaines, obligeant les médias plus classiques à en parler, et pourtant l’ensemble s’est terminé par un flop retentissant. Il s’agit de se donner les moyens de structurer la sphère immatérielle avec les réalités de notre monde. C’est la marque d’une société qui agrège les in- telligences au service de la recherche, du bonheur, du travail en s’appuyant sur une nouvelle donne mélangeant virtuel et réel. Je perçois les nouveaux mondes auxquels vous faites allusion. Je perçois l’intérêt de renouveler les élites choisies par les internautes ou mobinautes. Je pense qu’il est nécessaire, une fois encore, d’accompagner ces évolutions. Sans reproduire formellement des modalités, sans doute démodées, je pense à la création d’animateurs socioculturels ayant eu dans les années 1950-1980 6 http://billaut.typepad.com 19
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT 20
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT 21
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT un rôle important pour accompagner les évolutions dues aux milliers de personnes migrants de la campagne à la ville. Ils avaient le devoir d’aider à la transformation sociale, culturelle, éducative, intellectuelle de la société dans ces années de mutation. Les opportunités offertes par LES numériques, le travail en réseau des chercheurs, les experts organisés en « staff », l’innovation reversée au profit de secteurs multiples, comme vous le formulez, permettent en effet un cheminement vers une égalité de l’intelligence. Mais cela ne suffit pas. L’hypothèse d’utiliser cette nouvelle donne oblige à poser la pertinence de l’ascenseur social ou plus précisément de l’ascenseur intellectuel. Ne jamais oublier que ce sont celles et ceux qui ont la connais- sance des codes et des règles qui souvent utilisent les nouveautés au service de leur développement. Si on nie l’environnement culturel des outils numériques on risque d’être déçu. Des économistes visionnaires expérimentent des modes d’échanges où les valeurs sont déplacées : échange de temps, échange de com- pétences. Ces expériences ont lieu en ce moment dans plusieurs régions françaises, par exemple dans le Nord-Pas-de-Calais avec les SOL (monnaie solidaire) et à Cardiff avec le projet Spice, ou dans d’autres régions du monde comme l’Amérique Latine. Elles sont possibles grâce à la dématé- rialisation « numérique » de la monnaie (toujours les chiffres, mais autrement !). Les résistances sont très fortes face à ces modèles qui sont étudiés et validés depuis des années. Pourtant plus personne ne nie que le numérique a été un outil central dans la « surfinancialisation » des marchés et dans les abus cyniques des opportunistes qui ont provoqué la crise financière actuelle. Que souhaiter comme oikos nomos (« règles de la maison ») de la société du présent ? Nous pourrions dire en effet qu’un des effets de la mondialisation est le fruit du numérique et particulièrement la dématérialisation de la monnaie. Le retour à des modes anciens et sans aucun doute plus doux des échanges, de type SOL (une monnaie solidaire imaginée par le philosophe et écono- miste Patrick Viveret), est également possible par l’utilisation des réseaux numériques. C’est l’application pertinente pour un projet spécifique des réseaux sociaux, 22
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT des blogs, des sites. L’infrastructure existe, permet l’échange dans sa com- plexité. Le numérique est au cœur d’une politique et de valeurs. En Afrique nous savons que le développement numérique se joue avec une économie liée à des personnes qui gèrent, commandent, traitent et échangent avec leur téléphone portable. Les technologies à venir, sans contact, multiplication d’applications de plusieurs sociétés dans le même doudou, la reconnaissance vocale, faciale, biométrique vont permettre, si j’ose, de dématérialiser encore plus les relations de type financières. Le téléphone sera en même temps, portefeuille, porte monnaie, carte bancaire, carte vitale. Nous serons un terminal intelligent payant, nomade et géolocalisé. Il s’agit de lire Joël de Rosnay 7 pour s’en convaincre. C’est dans ce contexte que les règles de la maison doivent s’inscrire. Il s’agit d’articuler deux processus possiblement complémentaires. Le premier est de rendre explicite les fonctionnements d’une société du temps présent, fille du numérique. Plus je fonctionne dans l’immatériel plus je dois avoir conscience de ses atouts faciles, de ses limites complexes et de ses dérives. Le deuxième est de formuler tout aussi explicitement projets et actions citoyennes pour le pays, la communauté, le groupe, l’individu. Bref il s’agit de faire du politique en intégrant ses dimensions dématérialisées. Nos élus locaux, dont vous savez qu’ils sont plus de 800 000 en France, s’engagent pour l’intérêt général, souvent motivés par un espoir de changement dans une organisation ou un microsystème parfois ultra-local. Le temps qu’ils consacrent à cet engagement lourd de responsabilités, devient par le numérique « extensible » et leur donne un nou- veau pouvoir : celui d’une permanence en ligne, au delà de leur permanence du samedi matin à la mairie. Cela les rapproche et les « oblige » d’autant plus vis-à-vis de leurs citoyens électeurs. Ils sont souvent inquiets de voir leurs concitoyens usagers de service en ligne et de mobilité produire de la citoyen- neté, alors qu’ils sont eux limités par une organisation administrative en silo, 7 "Et l'homme créa la vie. La folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant" (Les liens qui libèrent, 2010) et "L'homme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire" (Seuil, 1998) 23
DE L’ARDOISE À LA TABLETTE NUMÉRIQUE OU COMMENT DÉCIDER AU PRÉSENT qui a du mal à intégrer le travail collaboratif et à permettre de répondre aux questions sociétales posées par cette révolution des organisations que nous vivon depuis 40 ans. Il y a en effet superposition d’attitudes, de fuites et de postures de certains élus car ils ne dominent pas les outils et encore moins les conséquences induites par cette relative nouvelle forme de démocratie virtuelle. Produire de la citoyenneté dans un monde immatériel, mobile, en élaboration, n’est pas la reproduction des autres modalités, plus classiques, entre citoyens et élus. La dématérialisation des échanges financiers en est une preuve. La société postindustrielle, celle des savoirs et de l’économie créative en émergence, nous oblige, comme nous y pousse Michel Cartier 8 de Montréal au Québec, à prendre en compte quelques réalités lourdes de conséquences. Esquisser des réponses à des interrogations pertinentes (voir encadré) astreint néanmoins à poser la problématique du futur de nos vies et de bâtir des schémas de développement sous forme symbolique d’esquisse de scénario. Formulons-en trois en nous référant aux travaux de l’équipe d’Alain Bravo, auteur en 2009 d’un rapport « Analyse des différents scénarios possibles à l’horizon 2025 et pistes pour l’action ». Le premier prend acte d’un statut quo par l’acceptation désabusée du cloi- sonnement actuel de notre société, du marché unique, des fractures numériques qui perdurent, sans se donner les moyens de prendre en compte les services et les besoins de nos concitoyens. Le second privilégie l’hyper-toile omnipotente comme véhicule du progrès, avec l’hypothèse d’un blocage sociétal dû à l’augmentation de la surveillance et à l’éclatement non dominée des relations personnelles et professionnelles. Le troisième favorise le renouveau. Il s’agit d’amplifier la convergence des intérêts de chaque acteur de la société. C’est l’investissement du numérique au service de l’économie verte, de l’emploi, du social en misant sur l’éducation et la formation. C’est l’acceptation des actions à échelle européenne, de l’in- novation, du renforcement de la confiance, d’une régulation acceptée, d’une 8 Consultant fondateur du réseau de veille www.constellationW.com 24
Vous pouvez aussi lire