Dido and Æneas - FESTIVAL D'AIX-EN-PROVENCE DU 4 AU 24 JUILLET 2018 - Festival-aix.com
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70e édition du Festival L C e Festival d'Aix-en-Provence célèbre cette année sa 70e édition. Cet anniversaire 'est une année particulière pour le Festival d'Aix. Elle est marquée par un double m'offre l'occasion de rendre hommage aux générations d'artistes, de professionnels, de événement. D'abord un anniversaire, ensuite un départ. techniciens et de mécènes du monde entier qui ont forgé l'identité du Festival et qui l'ont fait vivre, tout au long de ces décennies, à travers un formidable travail de coopération. Je Un anniversaire, parce qu'en 1948, à la sortie de la guerre, Gabriel Dussurget – mélomane pense notamment au grand metteur en scène Patrice Chéreau dont les productions auront averti – eut l'idée géniale de créer un festival d'art lyrique à Aix-en-Provence. Depuis marqué l'histoire du Festival. 70 ans, chaque été, le cœur de la ville continue de battre au rythme de la scène mythique de l'Archevêché. La programmation de cette 70e édition sera fidèle à ce qui fait la force et la singularité de la manifestation depuis sa création. Les plus grands compositeurs y seront à l'honneur : Mozart bien Que serait Aix aujourd'hui sans ce prestigieux rendez-vous musical ? Soixante-dix années se sont sûr, qui a toujours occupé une place singulière à Aix, sera présent avec La Flûte enchantée, sous la écoulées à façonner la renommée du Festival, à faire rayonner la ville au-delà des frontières de direction musicale de Raphaël Pichon et mise en scène par Simon McBurney ; de même que Richard l'Hexagone. Mais aussi à partager l'excellence en s'ouvrant – dans une histoire plus récente – à de Strauss, avec son Ariane à Naxos ; ou encore Sergueï Prokofiev avec L’Ange de feu. La programmation nouveaux publics. fera aussi la part belle à l'audace et à la diversité, avec la création mondiale Seven Stones, ou encore l'opéra Orfeo & Majnun qui réunit des compositeurs de trois nationalités et mêle les langues arabe, Un départ, ensuite, puisque Bernard Foccroulle, directeur du Festival depuis 2007, signe ici sa dernière anglaise et française. Fidèle à sa tradition, le Festival dressera également des ponts avec le bassin programmation. Il l'a fait jusqu'au bout avec le professionnalisme et les qualités humaines que chacun méditerranéen et ses artistes émergents, grâce au réseau Medinea ou à l'Orchestre des Jeunes de la lui connaît. Méditerranée. Enfin, comme toujours, le public sera au cœur du Festival et même invité à y jouer sa part, à travers l'opéra participatif Orfeo & Majnun. Je tiens à le remercier pour le travail accompli et les magnifiques souvenirs d'opéras qu'il nous laisse derrière lui. Son formidable parcours aixois ne connaît aucune fausse note et son talent aura marqué Nous fêtons par ailleurs cette année un autre anniversaire, que je tiens aussi à saluer : celui de bien plus qu'une décennie aixoise, le monde de l'art lyrique en général. Je sais qu'il va maintenant l'Académie du Festival, qui célèbre ses 20 ans d'existence. Je veux rendre hommage aux missions se consacrer à des projets plus personnels, notamment l’interprétation et la composition, ses deux remplies par ce centre de perfectionnement vocal et instrumental, qui offre un espace de travail, passions. d'expérimentation et d'ouverture aux jeunes artistes en voie d'insertion dans le milieu professionnel, et qui forme également des médiateurs. À travers l'Académie, le Festival réaffirme la transmission Une très belle page du Festival d'Aix se tourne cette année. À 70 ans, il s’apprête à prendre un nouveau comme l'une de ses valeurs cardinales. départ. Cette édition 2018 sera enfin l'occasion de célébrer le travail extraordinaire accompli par Bernard Foccroulle, qui transmettra le témoin de la direction à Pierre Audi à la fin de l'été et qui signe avec cet anniversaire sa dernière édition. Je tiens à le saluer et à le remercier chaleureusement pour son Maryse Joissains Masini engagement, son exigence constante, ses paris multiples et ses prises de risque durant ses années Maire d'Aix-en-Provence passées à la tête du Festival. Je remercie également toutes les équipes et tous les partenaires, publics et Président du conseil de territoire du Pays d'Aix privés, qui rendent ce moment d'enchantement possible année après année. Je vous souhaite à tous un très beau Festival. Françoise Nyssen Ministre de la Culture 2 3
L Un Festival aux résonances très actuelles L’édition 2018 est exceptionnelle à plus d’un titre : le Festival d'Aix-en-Provence célèbre ses 70 ans, son Académie fête ses 20 ans, et les services éducatif et socio-artistique Passerelles D sont à pied d’œuvre depuis déjà 10 ans. L’excellence artistique est, une fois de plus, au rendez- vous avec une programmation audacieuse où les opéras de Mozart, Strauss, Purcell et Prokofiev, ès l'origine, l'opéra s'est tourné vers les mythes antiques – Orphée, Ariane, Didon, ainsi que deux créations se partagent l’affiche. L’une d’entre elles, Orfeo & Majnun, sera donnée les récits de la guerre de Troie – non par souci passéiste, mais parce que ces récits gratuitement sur le cours Mirabeau. Une offre foisonnante complétée par 23 concerts auxquels immémoriaux continuaient à parler aux êtres humains des temps modernes. De la même prennent part des artistes emblématiques de l'Académie. manière que le chant est un moyen « détourné », sublime, de dire le réel et de décrire les Pour sa 6e édition, Aix en juin propose plus de 25 manifestations dans la ville comme dans la région et passions humaines, les mythes offrent un réservoir inépuisable de récits qui, venant de poursuit ainsi sa politique d’ouverture et d’ancrage dans le paysage culturel régional. Ce prélude au temps immémoriaux, nous atteignent de plein fouet, avec toute la violence des situations Festival réunit plus de 17 000 spectateurs autour de 270 jeunes artistes au rang desquels figurent les paroxystiques, des destins contrariés, des conflits insolubles, des passions les plus aiguës. Lauréats HSBC de l’Académie dont on peut admirer le talent à Aix-en-Provence et alentours. Les enjeux de formation et de transmission restent primordiaux comme en témoignent les actions Les amours à l'opéra sont rarement des fleuves tranquilles : on ne peut qu'être frappé par la force et la menées par l’Académie, par l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée et, plus localement, par diversité des figures féminines qui traversent cette édition, de l'archétype de la femme abandonnée Passerelles. Le Festival est largement diffusé grâce aux retransmissions de nos partenaires Arte et Arte (Didon) ou perdue (Eurydice, Layla), à l'incarnation de la fidélité (Ariane) ou de l'amour libre concert, France Musique et France Télévision, auxquelles s’ajoutent des projections gratuites à Aix- (Zerbinetta). L’Ange de feu nous révèle une héroïne fascinante, condamnée pour sorcellerie dans un en-Provence et ses alentours ainsi que dans le monde. Moyen Âge pas si lointain ; Seven Stones suit le parcours éperdu d'un homme coupable du meurtre de la Poursuivant son expansion à l’étranger, les productions du Festival tournent sur les scènes du femme qu'il aimait, un homme à la recherche du pardon. Seul Mozart parvient à réconcilier le féminin monde entier. Les deux réseaux que le Festival anime – celui d’enoa en Europe et celui de medinea en et le masculin dans La Flûte enchantée, mais à l'intérieur d'un univers dominé par le patriarcat... Méditerranée – font de lui un acteur influent [et engagé] sur la scène internationale. Dans le cadre du débat actuel sur la place faite aux femmes dans notre société, il ne sera pas inutile La part du mécénat occupe une place de taille dans le financement du Festival. Je remercie tous les d'interroger le cadre social, idéologique et philosophique qui a vu naître ces œuvres d'art et qui a mécènes, particuliers et entreprises, au premier rang desquels Altarea Cogedim, partenaire officiel contribué à diffuser largement ce point de vue essentiellement masculin sur la féminité. du Festival. J’exprime enfin toute notre gratitude pour leur soutien renouvelé au ministère de la Culture, à la Mairie Cette année 2018 nous permet aussi de célébrer les vingt ans de notre Académie. Celle-ci a d’Aix-en-Provence, à la Métropole Aix-Marseille-Provence et au Territoire du Pays d’Aix, au Conseil profondément transformé le Festival qui, sans rien perdre de sa vocation initiale, s'est enrichi, départemental des Bouches-du-Rhône et au Conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur. rajeuni, diversifié. Il est devenu un pôle incontournable de la création lyrique, il a accueilli, formé et accompagné des dizaines de créateurs et créatrices, et des centaines de jeunes interprètes. 2018 constitue la dernière programmation de Bernard Foccroulle, directeur général du Festival, qui achève ici son troisième mandat. Parallèlement, l'Académie a participé à l'évolution des activités de Passerelles, notre département Je souhaite remercier chaleureusement Bernard Foccroulle pour le travail qu’il a accompli depuis éducatif et socio-artistique qui a, depuis 2007, développé des actions de médiation et des créations 12 ans à la tête de notre Festival. Son enthousiasme, son imagination, son pouvoir de conviction, son participatives en partenariat avec des centaines d'écoles et d'associations, ainsi que des milliers de esprit d’équipe ont permis au Festival de progresser aussi bien sur le plan de l’excellence artistique que jeunes et d'adultes de toutes origines. du développement des publics. Pour succéder à Bernard Foccroulle, la ministre Audrey Azoulay, les collectivités territoriales et moi- Orfeo & Majnun constitue sans doute l'aboutissement de ces axes de travail qui n'ont cessé de nous même, avons choisi en juin 2016, Pierre Audi directeur de l’Opéra d’Amsterdam. Pierre Audi prendra porter au cours de ces années : création, participation, dialogue interculturel, coopération européenne. ses fonctions comme directeur général du Festival d’Aix-en-Provence le 1er septembre 2018 ; depuis 18 Ce projet ambitieux qui associe parade urbaine et opéra en plein air aura galvanisé les énergies de mois en tant que directeur délégué il prépare les programmations des saisons 2019 – 2020 – 2021 en centaines et de milliers de personnes participantes, amateurs et professionnels, dans le cadre festif et liaison avec le Conseil d’Administration et moi-même. collégial de Marseille-Provence 2018. Le 1er juin 2018, le Conseil d’Administration a choisi comme nouveau Président Paul Hermelin. Je me réjouis tout particulièrement de ce choix. Par sa personnalité, par ses attaches avec la Provence, À toutes celles et tous ceux qui nous ont accompagnés et soutenus tout au long de ces années, par son goût de l’opéra, par sa réussite à la tête d’un des groupes les plus prestigieux du CAC 40, Paul responsables politiques, mécènes, spectateurs et spectatrices, je voudrais dire un immense MERCI ! Hermelin devrait encore amplifier le succès de notre Festival. Bernard Foccroulle Bruno Roger Directeur général du Festival d’Aix-en-Provence Président d’Honneur du Festival d’Aix-en-Provence 4 5
HENRY PURCELL (1659-1695) Dido and Æneas OPÉRA EN UN PROLOGUE ET TROIS ACTES Didon et Énée LIVRET DE NAHUM TATE CRÉÉ VRAISEMBLABLEMENT EN DÉCEMBRE 1689 AU PENSIONNAT POUR JEUNES FILLES DE CHELSEA NOUVEAU PROLOGUE ÉCRIT PAR MAYLIS DE KERANGAL, INTERPRÉTÉ PAR ROKIA TRAORÉ Direction musicale Une femme de Chypre Chœur Václav Luks Rokia Traoré Ensemble Pygmalion Mise en scène Orchestre Vincent Huguet* Dido Ensemble Pygmalion Kelebogile Pearl Besong Décors Aurélie Maestre Æneas Continuo Tobias Lee Greenhalgh Pierre Gallon Costumes Caroline de Vivaise Belinda clavecin Sophia Burgos Ronan Khalil* Lumière Sorceress / Spirit clavecin et orgue Bertrand Couderc Lucile Richardot Angelique Mauillon Dramaturge harpe Louis Geisler Second Woman Pierre Rinderknecht Rachel Redmond théorbe Répétitrice de langue First Witch Diego Salamanca* Sophie Daneman Fleur Barron* théorbe Assistant à la direction Second Witch Josh Cheatham musicale, chef de chant Majdouline Zerari* viole de gambe Pierre Gallon Sailor Antoine Touche* Assistante à la mise en Peter Kirk violoncelle scène Thomas De Pierrefeu Sophie Petit contrebasse Nouvelle production du Festival d'Aix-en-Provence et de son Académie En coproduction avec le Théâtre du Bolchoï – Théâtre académique d’État de Russie Assistante aux costumes Marie Szersnovicz Prologue Mamah Diabaté - N'Goni Éditeur de la partition : King's Music Un rendez-vous MP2018 Quel Amour ! Spectacle en anglais surtitré en français et anglais | 1h15 Théâtre de l'Archevêché | 7, 10, 12, 13, 17, 18, 20 et 23 juillet 2018 | 22h Retransmis en direct sur le 12 juillet et en léger différé sur et le 12 juillet *Anciens et anciennes artistes de l’Académie 7
Argument Vue d’ensemble D Acte I Didon et Énée est le seul véritable opéra d’Henry Purcell (1659-1695), c’est-à-dire comportant une intrigue mise en musique d’un bout à l’autre. Il s’agit toutefois d’un opéra Oppressée par des tourments « impossibles à confesser », Didon, reine de Carthage, est réconfortée atypique, notamment par la modestie de sa taille – il ne dure pas plus d’une heure – et de par Belinda, qui l’encourage à ouvrir son cœur à Énée, le Troyen errant auquel elle a offert l’hospitalité. ses moyens – il ne nécessite qu’un petit orchestre et un nombre restreint de chanteurs. Alors que Didon avoue ressentir de la compassion pour lui, Belinda et la Deuxième Dame lui assurent On a longtemps considéré que cela s’expliquait par les circonstances particulières de sa qu’il est épris d’elle. Le prince troyen vient déclarer son amour à Didon et la cour célèbre le triomphe création : Didon et Énée aurait été joué pour la première fois au pensionnat de jeunes filles de l’amour et de la beauté. du chorégraphe Josias Priest à Chelsea, en 1689, comme en atteste la plus ancienne édition de son livret. Mais des thèses plus récentes suggèrent que l’ouvrage a été créé quelques années auparavant à la Acte II cour de Charles II ou à celle de Jacques II, à l’instar de Vénus et Adonis de John Blow. Premier tableau Dans leur repaire, l’Enchanteresse et ses sœurs fomentent la chute de Didon qu’elles haïssent, Le livret de Nahum Tate reprend les grandes lignes du Chant IV de l’Énéide de Virgile, mais il remplace et l’effondrement de Carthage : un Esprit se présentera devant Énée sous les traits de Mercure – le les dieux de l’Olympe par des sorcières maléfiques. Au cours des errances qui suivent sa fuite de Troie, messager des dieux – et lui ordonnera de reprendre la mer pour rejoindre l'Italie et y fonder une Énée aborde la rive africaine et s’éprend de Didon, reine de Carthage. Avides de faire le mal, les nouvelle Troie. Les sorcières se réjouissent de ce stratagème et décident de gâcher la partie de chasse sorcières lui dépêchent un esprit qui, déguisé en Mercure, lui ordonne de quitter les lieux. Énée obéit. entreprise par la cour en provoquant aussitôt une tempête. Didon est terrassée par la douleur. Dans la nouvelle production du Festival d'Aix 2018, un prologue parlé, écrit par Maylis de Kerangal, remplace le prologue mythologique originel, dont la musique a été Deuxième tableau perdue. Ce nouveau prologue retrace le passé de Didon avant la fondation de Carthage. Dans un bosquet, Didon et sa suite se reposent de la chasse, tandis qu’Énée est fier de la proie qu’il a abattue. Lorsque le ciel s’obscurcit et que la foudre tombe, tous s’enfuient vers le palais. Énée, resté La partition de Purcell mêle habilement les influences de l’opéra français et du mask anglais, forme seul, est interpellé par l’Esprit qui lui ordonne de quitter Carthage. Le cœur déchiré, il s’y résigne. musico-dramatique dominante dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Elle se présente comme une pièce de théâtre avec de longs dialogues parlés, ponctués de divertissements chantés et dansés sans lien Acte III nécessaire avec l’intrigue principale. Si Purcell a donné ses lettres de noblesse à cette forme avec Dans le port, un marin enjoint ses camarades de lever l’ancre et de prendre congé de leurs compagnes. des œuvres comme King Arthur ou Fairy Queen, Didon et Énée appartient au genre de l’opéra anglais L’Enchanteresse et les autres sorcières se réjouissent de voir les Troyens sur le départ et prévoient de qui apparaît quelques années avant sa composition, avec la création de Vénus et Adonis de John Blow déchaîner une tempête contre Énée. (1684). À la différence du mask, l’opéra anglais est mis en musique du début à la fin, sans dialogue parlé. Il est directement inspiré du modèle de la tragédie lyrique, établi par Lully dès les années 1670 Énée vient annoncer à la reine que les dieux lui ont ordonné de partir. Didon l’accuse d’hypocrisie puis en France, et dont on retrouve naturellement l’influence dans Didon et Énée. La partition de Didon et le repousse quand il parle de rester malgré l’ordre de Jupiter. Énée parti, Didon prend une dernière Énée comprend ainsi une ouverture de type lulliste, de nombreux chœurs et des danses pour ponctuer fois la main de Belinda pour lui faire ses adieux car elle va désormais mourir, avec un dernier vœu : le drame. Si différents airs et duos se détachent de scènes reliées par d’éloquents récitatifs, on « souviens-toi de moi, mais oublie mon destin. » remarque tout particulièrement les deux airs de Didon construits sur des basses obstinées : le premier exprime l’angoisse du cœur qui n’a pas encore déclaré sa flamme ; le deuxième exhale la détresse de la femme abandonnée qui se prépare à mourir. Appelée ground en anglais, la basse obstinée est l’un des principes formels les plus étonnants de la musique baroque. Il consiste à construire un air sur une phrase mélodique de la basse répétée en une sorte de mouvement perpétuel. 8 9
Didon et Énée recèle un étonnant pouvoir émotionnel. Qu’est-ce qui contribue musicalement à une telle puissance dramatique ? Je crois que le traitement du thème de Didon et Énée par Purcell doit sa puissance à une expression Photo © Petra Hajská intensément condensée, et à son ingénieuse simplicité qui dissimule en réalité un grand raffinement. Aucune note n’est superflue. Toute la musique est mise au service du texte : les chanteurs n’ont pas la moindre latitude pour afficher leur virtuosité, et l’on n’y trouve pas d’expérimentation compositionnelle. Tout est authentique, direct et équilibré. Une histoire très profonde et dramatique nous est donnée à vivre dans un espace minimal. Certaines versions de Didon et Énée influencent-elles votre direction ou vous tenez-vous délibérément à distance des autres interprétations ? Étant donné que la partition complète de Didon et Énée ne nous est pas parvenue (la musique du prologue et d’autres numéros dansés sont perdus), les chanteurs et les chefs d’orchestre sont libres de créer leurs propres concepts. Cependant, aucune des versions que j’ai pu entendre ne m’a convaincu – que les passages manquants soient composés à la façon de Purcell, ou qu’ils soient remplacés par des « emprunts » à d’autres œuvres de lui. C’est peut-être parce qu’il n’est personne de comparable à Purcell aujourd’hui… Il m’a semblé plus excitant et plus intéressant de confronter son opéra à un style musical radicalement différent, et d’ouvrir ainsi à l’imagination de l’auditeur une perspective nouvelle sur l’histoire de Didon. Sommet de l’œuvre, le chant de Didon mourante est une lamentation sur une figure de basse obstinée qui ne laisse personne indifférent. Comment Purcell laisse-t-il libre cours à une telle effusion sentimentale ? Je dois dire que je ne trouve pas du tout sentimentale la Lamentation de Didon. Il s’agit bien entendu du point culminant de l’opéra, du plus long morceau de l’œuvre et du seul passage où une soliste est accompagnée par l’orchestre au complet. Mais sa puissance tient moins à l’ingéniosité de sa composition qu’au concept dramaturgique global : Purcell ne laisse jamais l’auditoire oublier les douloureuses vicissitudes de la relation entre Didon et Énée. L’inquiétude de Didon et son refus, Chaque mot, chaque note, chaque geste la tension qui tourmente Énée entre l’amour et le devoir, toutes leurs rencontres qui sont autant est chargé de sens d’occasions manquées… Tout cela est condensé dans un espace si resserré que les émotions n’ont pas le temps de s’évaporer. Vient alors cette plainte déchirante, pure, humaine et dénuée de faux sentiments – telle qu’auraient pu en écrire les plus grand maîtres de l’opéra. Dans ce contexte, je ne ENTRETIEN AVEC VÁCLAV LUKS, DIRECTEUR MUSICAL peux m’empêcher d’évoquer l’œuvre d’un autre compositeur, d’une époque très différente : celle de mon compatriote Leoš Janáček. Pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec l’ouvrage Didon et Énée de Purcell ? Scènes intimistes et pièces chorales s’enchaînent en permanence dans cet opéra de chambre Il se trouve que j’ai découvert Didon et Énée par le biais du tout premier enregistrement de cette œuvre qui alterne moments de profonde douleur intérieure et d’exubérance joyeuse. Que faites-vous avec des « instruments d’époque », réalisé par Andrew Parrott et le Taverner Consort and Players. de tous ces contrastes ? J’étais encore étudiant à ce moment-là, et je commençais à approcher la musique baroque avec un Comme je l’ai dit, le génie de cette œuvre réside dans le fait que chacun des morceaux est à la fois peu plus de profondeur. Mais je ne peux pas dire que çe fut le coup de foudre ; Jean-Sébastien Bach est succinct et complet, toujours cohérent. Mais cette concision présente un défi important aux musiciens. certainement mon premier amour musical. Lorsque je repense à ce premier contact avec Didon et Énée, Les chanteurs n’ont qu’une poignée de secondes pour poser l’atmosphère d’une scène, exprimer une je me souviens avoir été surpris par la spécificité du langage musical de Purcell, par sa simplicité, son profondeur émotionnelle ou suggérer l’évolution psychologique de leur personnage. Le chœur joue naturel et sa concision. également un rôle pivot dans Didon et Énée, très différent de la fonction essentiellement décorative qui est la sienne dans la plupart des opéras baroques. Les très brèves interventions chorales sont comme des piliers qui étayent la structure formelle de l’œuvre, mais contribuent aussi à façonner l’atmosphère 10 11
de chaque scène. On imagine aisément que Purcell avait à l’esprit le dispositif du théâtre grec antique dans lequel le chœur jouait un rôle significatif, d’une importance équivalente à celle des personnages. Au temps de Purcell, les grands spectacles dramatiques, musicaux et chorégraphiques appelés mask régnaient en maître sur les scènes britanniques. Qu’est-ce que la présence de la danse apporte à Didon et Énée et en quoi Purcell s’affranchit-il du « masque » pour atteindre l’opéra ? Nous ne savons pas précisément quand cet opéra a été composé ou créé. Nous savons cependant qu’il a été joué en 1689 à Londres, à l’école pour jeunes filles de Josias Priest, qui est probablement son commanditaire originel. Priest était le plus important maître de danse, danseur et chorégraphe de son époque. John Blow lui-même, le maître de Purcell, avait composé Vénus et Adonis (1684) pour son école. Il va de soi qu’en termes de faste et de grandeur les productions de Priest ne pouvaient rivaliser avec ce qu’on appelait les masques, ces divertissements de cour qui bénéficiaient d’un soutien financier incomparablement plus large. Il est pourtant vraisemblable et cohérent que les danses aient joué un rôle important dans cet opéra. Certaines de ces danses ont survécu, d’autres sont perdues – en un mot, nous n’avons aucune idée précise de la conception d’ensemble de l’œuvre. Nous ne pouvons donc pas affirmer que Purcell a introduit l’opéra en Angleterre, au sens et sous la forme que nous lui connaissons en France ou en Italie à cette période. Georg Friedrich Haendel fut le premier véritable compositeur d’opéra des îles britanniques, même si l’on peut noter que dans Rinaldo, son premier opéra londonien écrit en 1711, celui-ci rend hommage à son prédécesseur en reprenant délibérément certains aspects du travail de Purcell, tels que la scène des sorcières ou encore un aria conçu sous une forme polyphonique. Didon et Énée représente quant à lui un genre musical et dramaturgique unique et singulier, influencé par l’opéra, le théâtre antique et la tradition anglaise. Malgré sa brièveté, Didon et Énée a tout d’un véritable opéra et mêle magistralement comédie et tragédie. Sa concision est telle qu’il n’y a pas un instant de répit pour le chef... Il est vrai que le chef d’orchestre n’a pas un instant de répit, mais il en va de même pour l’ensemble des participants. Tout se succède dans un laps de temps minimal, et nous ne disposons que de quelques instants pour esquisser une situation ou communiquer un sentiment. Chaque mot, chaque note, chaque geste et chaque détail est chargé de sens. Tout ici est extraordinairement fragile et vulnérable. Propos recueillis par Aurélie Barbuscia Photo © Ferrante Ferranti. 12 13
Photo © Laurent Champoussin Au royaume des belles abandonnées, la gloire de Didon, c'est cette mort pleine de courage et de Photo © Fernando Sancho dignité, ce refus de survivre au départ de l'homme qu'elle s'était enfin autorisée à aimer. Les peintres sont là par légions qui ont représenté cet instant tragique, où l'héroïsme féminin semble trouver son paroxysme dans le martyre. Et pourtant, lorsque Didon chante « When I am laid in earth » (« Lorsque je reposerai en terre »), il y a quelque chose dans la musique de Purcell qui semble demander encore et encore, obstinément : « de quoi meurt-elle ? ». Et dès le début, dès la première scène, Didon apparaît affligée, « oppressée par des tourments impossibles à confesser », inaccessible, réfractaire à la gaieté que Belinda tente en vain de lui insuffler. Comme Cléopâtre, comme Ariane, Didon ne peut se résumer à sa fin tragique : il y a toute une vie avant, tout un parcours qui l'a menée là, il y a une Didon avant Énée et même avant Carthage. Cette vie, on peut l'imaginer, la reconstituer, à travers différentes sources, dont l'Énéide de Virgile est la plus connue, mais pas la seule : d'autres historiens romains racontent les premières années de la princesse de Tyr et de son frère Pygmalion, tandis qu'une tradition se prolonge jusque dans la Tunisie d'aujourd'hui pour conserver le souvenir de celle que l'on nomme aussi Élissa, « la reine vagabonde » selon la formule de Fawzi Mellah. Que Nahum Tate, auteur du très beau livret sur lequel Purcell composa son opéra, n'ait retenu qu'une partie de cette histoire – la fin –, comme la plupart des autres librettistes et artistes inspirés par Didon, donne envie d’en savoir plus sur cette femme capable en une nuit de quitter sa patrie phénicienne sur un bateau rempli presque exclusivement d'hommes et d'errer longtemps sur la mer avant de fonder Carthage. Ce qu'Énée part réaliser en Italie, elle l'a déjà accompli elle-même, ce qui n'est pas si fréquent dans l'Histoire ni même dans les légendes. Avant Énée, Didon a connu le deuil, la violence, les hommes, la folie du pouvoir, les mauvais rêves qui disent de partir tout de suite, avant que le jour se lève, les rivages qui se dressent comme des murailles et repoussent vers le large ces êtres en fuite dont personne ne veut. Carthage naît de cette errance, de ce désir de survivre et de reconstruire ailleurs une vie qui s'est brisée sur le sol natal. Ses ruines racontent la fragilité de cette renaissance. Didon sur les rivages de l'exil Ainsi bruissent des échos qu'on ne soupçonnait peut-être pas entre les murs du « couvent anglais et protestant » : de Tyr à Carthage en passant par Chypre, puis Rome, c'est une histoire née de la VINCENT HUGUET, METTEUR EN SCÈNE Méditerranée, une histoire d'exils, de gens qui prennent la mer coûte que coûte, vendent leur âme ou leur corps, bravent les tempêtes, se rencontrent au gré de circonstances exceptionnelles mais doivent presque aussitôt se séparer, qui parfois se tendent la main et parfois se trahissent violemment et qui, Si de plus en plus d’incertitudes entourent la genèse de Dido and Aeneas, la seule chose dont on est à souvent, meurent. Didon n’est pas une sainte et pour survivre, elle a pris des risques immenses mais peu près sûr est que l'œuvre a été représentée en 1689 à Londres, dans un pensionnat pour jeunes filles elle a aussi asservi, menti ; pour fonder Carthage, elle a berné la communauté qui vivait là puis a refusé nobles de Chelsea. À l'issue de cette représentation, une certaine Lady Dorothy Burke aurait déclamé l'assimilation, dont Rome saura à l'inverse tirer une grande partie de sa puissance. La haine que lui un épilogue, écrit non sans malice par Thomas d'Urfey, qui devait tirer la morale de cette histoire, au vouent les « sorcières », d'où provient-elle ? Elles ont sûrement une raison de vouloir lui faire du mal, cas où elle ne serait pas apparue assez clairement à ces « innocentes [à] l'esprit en paix grâce au Ciel » : ces Sabines avant les Sabines, mais leurs destins sont liés. On sent, tout au long de l'opéra de Purcell, se protéger de « la suprême perfidie des hommes ». On ne sait pas si ces mots firent l'effet de gouttes une relation forte entre la reine et le chœur, c'est-à-dire cette communauté hybride qui l'entoure, d'eau sur pierres brûlantes ou s'ils jetèrent un peu plus d'huile sur le feu du bûcher où Didon expirait qui a fondé cette nouvelle ville, cette « colonie » avec elle, et qui est joyeuse, versatile, mélancolique, d'un amour absolu, tyrannique, tel qu'on l'imagine ou le découvre à l'adolescence, le rose aux joues, le frondeuse, voire fiévreuse, comme les mercenaires réunis « à Mégara, faubourg de Carthage, dans cœur en flammes. les jardins d’Hamilcar » au début de la Salammbô de Gustave Flaubert. Ce peuple d'exilés est à la fois sa mémoire, son identité et sa mauvaise conscience, comme le miroir qui lui révèle la grandeur et la L'histoire de la reine de Carthage se raconte très vite chez Purcell, comme le sable pris sur la plage coule vanité du pouvoir qu'elle a acquis. Face à eux, face à ces « sorcières » ivres de vengeance, Didon fait entre les doigts : à peine un amour réciproque à demi avoué, le tonnerre gronde, Énée, manipulé, a une face à sa propre vie, puis à sa mort. raison sérieuse de lever l'ancre – fonder Rome – et voici déjà Didon en proie aux ténèbres et à la mort. « Souviens-toi de moi ! mais, ah ! oublie mon destin. » : c'est déjà fini, une heure n'est pas passée. 14 15
Et l'amour ? Est-il permis à une reine d'aimer ? Purcell, qui dans les années qui suivirent la création de Dido and Aeneas mit en musique tout le court règne de la reine Mary, jusqu'à sa mort, en savait certainement beaucoup sur le cœur des princesses, utilisées dès leur enfance pour tisser des alliances, mariées sans leur consentement à des cousins ou des vieillards, envoyées loin de chez elles du jour au lendemain. Sur les rivages foulés par Didon, au pied des mêmes murailles ou d'autres plus lointaines, passent encore des cohortes de reines sans couronne, femmes yézidies, lycéennes nigérianes, subissant la violence de conflits qui ne leur laissent quasiment aucun échappatoire. Comme elles, Didon a été capable de surmonter les pires épreuves ; elle est toujours en vie, mais hantée par les choix qu'elle a dû faire, peut-être détruite par ce qu'elle a vécu. Énée serait alors comme une dernière chance, une petite flamme, mais faible, comme Purcell l'a composé : aucun duo d'amour exalté, presque seulement les doutes, les suppliques puis les adieux. Purcell semble exprimer moins une grande histoire brutalement rompue qu'un sentiment qui n'arrive pas à prendre. Avant même que les « sorcières » ne fomentent le départ d'Énée, Didon refuse les avances du Troyen et elle le chasse quand, malgré l'ordre reçu, il parle de rester auprès d'elle. Pas d'époux, pas de mariage, pas d'enfant, pas de descendance. Fin de son histoire. Mais c'est elle qui a décidé de s'arrêter là, de ne pas transmettre, de mourir en faisant des adieux qui viennent de très loin, qui sidèrent parce qu'ils distinguent la femme de son destin. Ce que demande Didon, c'est exactement l'inverse de ce qui se passera à Rome à l'époque impériale, où après la mort on divinisera l'empereur tout en oubliant l’homme. Seule la femme reste, qui en se défaisant de tout ce qu’elle a conquis, devient une de ces autres femmes, une de ces naufragées : sa voix devient la leur. Page de droite : photo © Mitch Epstein, Clouds #94, New York City, série Rocks & Clouds, 2015 © Black River Production, Ltd / Mitch Epstein Courtesy of Galerie Les Filles du calvaire, Paris. Used with permission. All rights reserved. Double page suivante: page de gauche photo © Ferrante Ferranti page de droite photo © Ferrante Ferranti, Carthage 16
Photos © Ferrante Ferranti.
Didon avant Carthage NOTE DRAMATURGIQUE DE LOUIS GEISLER Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il faut détruire parvenue que par l’intermédiaire des historiens son frère Pygmalion fait assassiner Acherbas, Par sa situation géographique, Chypre a toujours Carthage. grecs et romains. Ces sources sont d’ailleurs pour s’assurer la maîtrise du pouvoir et tenter de subi les invasions des puissances environnantes, Formule attribuée à Caton l’Ancien très minces, puisque seulement deux textes mettre la main sur ses richesses. Sans succès : le notamment celle des Phéniciens. Il n’est donc Plutarque, Vie de Marcus Caton nous permettent véritablement d’esquisser son trésor reste introuvable et lui échappe. Après ce pas étonnant que cette île soit la première E portrait. Le premier est un ouvrage anonyme meurtre, Élissa prépare méticuleusement son destination d’Élissa. Cet épisode n’est pas daté de l’époque hellénistique, rédigé d’après départ pour sauver sa vie. Il ne s’agit pas d’une fuite une simple escale : c’est une tentative avortée l’œuvre perdue de Timée de Tauroménion (-350 sans lendemain : elle a pour ambition de fonder d’installation. Derrière les termes de l’alliance n détruisant Carthage et en chantant / - 260). Il fixe en quelques lignes lapidaires les Qart Hadasht, nom phénicien de Carthage qui se cachent les conditions d’un traité de paix : sa défaite, les Romains lui ont principales étapes de la légende de celle qui ne signifie « nouvelle ville ». Elle réussit à tromper Élissa accepte de quitter Chypre en échange d’un offert l’éternité. De l’antique cité s’appelle pas encore Didon mais Élissa : Pygmalion et à prendre la mer avec des sénateurs tribut symbolique – le sacerdoce de Jupiter – et punique qui passait pour être la ville (fonction politique) et des soldats (fonction d’un tribut humain – les quatre-vingt jeunes la plus riche du monde, il ne reste Son nom en langue phénicienne était, selon Timée, militaire) restés fidèles, emportant avec elle les filles destinées à épouser les Tyriens. Malgré que quelques ruines, rien de spectaculaire. Élissa. Elle était sœur de Pygmalion, roi des Tyriens et richesses de son époux et les objets sacrés du toute la violence qu’il suppose, le mariage par Ni temple, ni palais somptueux. Elle continue c’est elle qui fonda Carthage en Libye1 : après le meurtre temple de Melqart (fonction religieuse), soit les enlèvement est un motif récurrent dans les récits pourtant de hanter la mémoire de l’Occident de son époux par Pygmalion, elle plaça son argent fondements symboliques de toute société. Mais une antiques, associé à la notion de victoire militaire. et d’incarner un certain rêve d’Orient. Delenda dans des embarcations et s’enfuit avec quelques-uns telle entreprise nécessite également de trouver une L’allusion à la prostitution sacrée est en revanche Carthago ! « Il faut détruire Carthage ! ». C’est de ses concitoyens. Apres beaucoup de vicissitudes, elle terre d’accueil, et surtout des femmes qui pourront atypique. L’existence de tels rites dans le monde ainsi que Caton l’Ancien concluait à la veille atteignit la côte de Libye (…). Lorsqu’elle eut fondé la assurer la descendance de la colonie. antique fait d’ailleurs débat. Pour certains de la troisième guerre punique chacun de ses ville dont il a été question plus haut, le roi des Libyens historiens, il s’agit d’une pratique attestée en discours devant le sénat romain, quel qu’en voulut l’épouser, mais elle s’y opposa puis, sous la L’enlèvement des femmes de Chypre Mésopotamie qui s’est diffusée dans certaines soit le sujet. Ce dernier conflit est fatal pour contrainte conjuguée de ses concitoyens, elle prétendit Justin nous apprend que la flotte d’Élissa réussit à régions méditerranéennes, à Chypre et Corinthe Carthage. Après trois années d’affrontements, la qu’elle devait accomplir une cérémonie rituelle pour la éviter les représailles de Pygmalion et met le cap notamment. Pour d’autres, il s’agit d’une pure ville est entièrement brûlée en -146, ses ruines dégager de ses serments, prépara un bucher immense en direction de Chypre : invention destinée à calomnier des peuples rasées, sa population massacrée et les survivants près de son palais et, l’ayant allumé, se précipita de sa vaincus ou « barbares ». Dans tous les cas, ces réduits en esclavage. Lors de la reddition des maison dans le feu. Ils touchèrent terre en premier à l’île de Chypre, où le jeunes femmes chypriotes servent de monnaie troupes, la femme du général Hasdrubal maudit Anonyme, De Mulieribus Calaris in Bello prêtre de Jupiter, avec son épouse et ses enfants, s’offre d’échange pour sauver leur cité d’origine et sont le peuple carthaginois qui déposait les armes, à Élissa, sur l’ordre du dieu, comme compagnon et arrachées à leur terre natale pour avoir croisé la et se jette avec ses enfants dans les flammes de L’historien Justin dans son Abrégé des Histoires associé à sa fortune, après avoir négocié pour lui et sa route d’Élissa. sa maison en feu, sous les yeux de son mari. Ce philippiques de Trogue Pompée complète ces descendance la dignité perpétuelle de la prêtrise du geste, rapporté par l’historien Florus au Ier siècle, différents épisodes et nous livre un récit beaucoup dieu. La clause fut acceptée comme un présage évident. L’errance sur les mers et la fondation de réactive de manière saisissante la mémoire du plus détaillé des circonstances qui ont conduit Il était de coutume à Chypre d’envoyer sur le rivage de la Carthage sacrifice de Didon, comme si le récit mythique de cette princesse à fuir son pays pour fonder une mer les vierges avant leurs noces, à dates déterminées, Après une longue errance sur laquelle Justin ne la fondation de Carthage contenait les prémices nouvelle cité de l’autre côté de la Méditerranée. pour chercher dans la prostitution l’argent de leur dot ; nous donne aucun détail, la flotte d’Élissa finit de sa destruction future. elles acquittaient des offrandes à Vénus au nom du par accoster sur les rives de l’actuelle Tunisie. La fuite de Tyr reste de leur pudeur. Donc, Élissa ordonne de mettre Les habitants de cette contrée l’accueillent et Une mémoire presque effacée Selon Justin, Élissa est la fille du roi de Tyr, ville sur les navires environ quatre-vingts vierges enlevées de lui donnent le nom de Didon, « l’errante » en Carthage ne nous a légué aucun ouvrage écrit. phénicienne de l’actuel Liban marquée par le cette troupe, afin que les jeunes gens puissent se marier langue numide, en souvenir de son périple à Les volumen de sa fabuleuse bibliothèque ont souvenir de la révolte de ses esclaves. Elle a pour et la ville avoir une progéniture. travers les mers. Ils proposent de lui vendre été disséminés lors du sac de la ville avant d’être époux son oncle Acherbas, grand prêtre du dieu Justin, un lopin de terre de la grandeur d’une peau de perdus. L’histoire de sa fondatrice ne nous est Melqart assimilé à Hercule. À la mort de leur père, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, Livre XVIII bœuf. Didon accepte : elle fait découper cette 20 21
peau en fines lanières qui, mises bout à bout, J’écris avec, sur la poitrine, une épée troyenne, délimitent un vaste territoire sur lequel est Les larmes coulent sur mes joues édifiée Carthage. La prospérité rapide de la jusqu’à l’épée que je serre ville attire la convoitise des souverains voisins, Et qui sera sous peu, à la place des larmes, notamment celle du roi numide Hiarbas qui baignée de sang. souhaite épouser Didon. Celle-ci s’y refuse, Comme ton cadeau convient bien à mon destin ! pour préserver l’indépendance de sa cité et Tu prépares à peu de frais ma pierre tombale demeurer fidèle à la mémoire d’Acherbas. Mais Et mon cœur n’est pas frappé ici face à la pression d’Hiarbas et de son propre pour la première fois : peuple, Didon fait mine d’accepter. Elle fait Il est le lieu d’une blessure du cruel Amour. ériger un immense bûcher sous le prétexte Anne ma sœur, ma sœur Anne, d’une cérémonie religieuse et se jette finalement complice de ma faute, dans le brasier. Par cet acte, Didon est devenue Tu donneras bientôt à mes cendres l’incarnation de l’épouse vertueuse et fidèle chez les derniers honneurs certains penseurs chrétiens, qui trouvaient dans Et je ne serai pas incinérée en tant qu’Élissa, ses intentions le rachat de son geste infamant. La épouse de Sychée2 postérité a pourtant retenu une image totalement Mais sur le marbre du tombeau il y aura ces vers : opposée de Didon : celle d’une amante qui se “Énée lui a fourni le motif de sa mort et le glaive ; donne la mort après son abandon par le héros C’est de sa propre main que Didon est tombée.” troyen Énée. Ovide, Héroïdes Traduction de Danièle Robert L’amante abandonnée paru dans Lettres d’amour, lettres d’exil, Virgile est le premier auteur à réunir les destins de Actes Sud, 2006 Didon et Énée dans l’Énéide. Composée entre -29 et -19, cette œuvre monumentale est une épopée Le lourd destin d’une femme blessée sur les origines mythiques de Rome dans laquelle Carthage trouve donc ses origines dans le poète fait délibérément allusion à certains l’installation d’une colonie sur une terre événements historiques ou contemporains de étrangère, mais à la différence de nombre de son époque. Elle a pour personnage central cités antiques, sa fondation n’est pas le fait d’un Énée, prince rescapé de la guerre de Troie, à dieu ou d’un héros, mais d’une femme. Timée qui les dieux ont confié la mission de rejoindre et Justin nous racontent le destin d’une reine l’Italie pour fonder Rome. Au début de son qui se sacrifie par devoir. Virgile, la fin d’une périple, il échoue en Afrique, où il est recueilli amante qui meurt d’amour. En reliant ces deux par Didon, qui tombe éperdument amoureuse de traditions, une troisième histoire peut émerger : lui suite à l’intervention de Vénus et de Cupidon. celle d’une femme au destin trop lourd, qu’une Mais le prince doit accomplir sa destinée et ultime blessure amoureuse finit par achever. reprend son voyage. En reliant le suicide de Didon à son abandon par Énée, Virgile anticipe Souviens-toi de moi, mais oublie mon destin. symboliquement la défaite finale de Carthage Didon à Belinda, extrait du lamento final de Didon et Énée face à Rome et imagine en même temps une de Purcell histoire d’amour tragique qui va profondément marquer et inspirer la production artistique des 1.Nom donné par les Grecs et les Romains à tout le siècles suivants, jusqu’à la Renaissance et au- continent africain 2. Nom donné par Virgile et Ovide à Acherbas, le delà. À peine quelques années après la mort de premier époux de Didon. Virgile, Ovide reprend ce thème et imagine dans ses Héroïdes la lettre d’adieu que Didon aurait pu écrire à Énée juste après son départ : 22 Rasafe, Syrie © Ferrante Ferranti
Je viens de Phénicie EXTRAIT DU NOUVEAU PROLOGUE DE DIDON ET ÉNÉE MAYLIS DE KERANGAL (2018) « Je viens de Phénicie, de l’autre côté de la mer. D’une cité qui n’a guère connu que la violence, les guerres. La révolte des esclaves, le joug des Perses, Je suis Didon, fille de Straton, roi de Tyr. Donné en mariage à mon oncle Acherbas, Un homme riche, un grand prêtre, Un personnage puissant, le rival d’un roi. Et mon corps de princesse en gage d’alliance. Devenu roi à la mort de mon père, Mon frère Pygmalion a fait tuer mon mari dont il convoitait l’or. Il a exigé que je revienne à Tyr, vivre avec lui, en son palais. Ma sœur, toi et moi dans la chambre Ma sœur, toi et moi du même sang. Veuve et sans protection, j’ai dû ruser pour fuir. Sourire, séduire, feindre de me soumettre. Dissimuler ma peur sous un masque serein. Réunir les objets sacrés d’Hercule, rassembler mes biens. Abandonner ma terre, les oiseaux, les jardins, et partir dans la nuit. Je suis montée sur le navire armé par mon frère. Captive et sous escorte. Et j’ai vu la nuit se refermer sur moi. Alors, j’ai retourné les hommes, Détourné les bateaux. Égarée, j’ai prétendu tout connaître du ciel, Vulnérable, j’ai outré ma force. Photo © Thierry Cohen de la série « Sea Level», Courtesy Galerie Esther Woerdehoff, Paris et l'artiste J’ai promis une cité, des femmes, des fêtes, des terres grasses et des sources claires, Ils se méfiaient de moi, ils vomissaient de peur, Mais ces anciens ennemis sont devenus les miens, J’ai trahi mon sang, je me suis exilée. » 24 25
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