Dossier spécial - Brussels Game Festival
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
017 Août 2 l Ludiris Asb N°2 blicat ion de u Une p spéc ial ossier r s i D t é d i v e ux L a s l e s j e dan + Guide des sorties ludiques à Bruxelles 2€
SOMMAIRE #1 AU FIL DE L’HISTOIRE 7 Les écoles du jeu : cultures et influences 12 Les petits chevaux ou l’histoire d’un vol culturel 16 Cartes à jouer d’Issy et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui #2 TRAVAUX EN COURS 23 Pow-Wow : un jeu qui rassemble et confronte nos visions de l’espace public 26 Vers une expression vidéoludique citoyenne 31 Avoir le jeu à portée de main 32 Cinq jours pour déconstruire nos préjugés #3 DES JEUX À TOUT ÂGE 37 Le jeu intergénérationnel : un outil de lutte contre la fracture numérique 40 Un âge, un jeu ? Un enfant, un jeu ! 44 Jouer, ça ne sert à rien ? Une fausse idée #4 QUESTIONS DE GENRE 49 Dis-moi à quoi tu joues et je te dirai qui tu es ! 51 Le football se donne-t-il un genre ? 56 Les femmes à l’avant-plan du jeu de rôle 60 Le jeu vidéo et la dévalorisation des productions culturelles pour les filles #5 DES OUTILS ET DES JEUX 65 Pas Touch! 68 Kroiroupa, le jeu qui vous dit tout (ou presque) sur les religions et la laïcité 71 Le jeu du migrant #6 LE GUIDE DES SORTIES LUDIQUES À BRUXELLES 77 Ludothèques 82 Boutiques spécialisées 84 Clubs et associations ludiques 86 Animations et soirées jeux 88 Escape games 88 Outils pédagogiques 3
LE BGF MAG EST UNE PUBLICATION DU PÔLE CULTURE DU BRUSSELS GAMES FESTIVAL EDITO Cette année, Bruxelles célèbre sa diversité avec le programme Mixity, piloté par visit.brussels et le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle. Avec ses 183 nationalités, Bruxelles est la deuxième ville la plus cosmopolite au monde et la première en Europe selon le World Migration Report 2015. Outre les 2 langues officielles (le français et le néerlandais), une centaine d’autres langues y sont parlées, un Bruxellois sur trois possède une nationalité étrangère, plus de la moitié de la population qui y vit peut revendiquer des origines dont les ramifications s’étendent au-delà des frontières du royaume. C’est la capitale d’un pays aux identités multiples, « zinneke » dans l’âme, impossible à cataloguer, et où bat chaque jour le cœur de l’Europe. Ce mélange unique a façonné, petit à petit, la marque de fabrique de Bruxelles. Par son histoire et sa position géographique, Bruxelles est devenue un Coordination : carrefour du monde qui fait d’elle un point de rencontre où se concentre un échantillon de toute Tanju Goban, Laetitia Severino l’humanité. Ont contribué à ce numéro : Editeur responsable : Tanju Goban Bruxelles ne sera vivante et rayonnante que dans la mise en valeur de ses richesses humaines les Pascaline Adamantidis, Leticia Andlauer, plus larges. La multiculturalité de notre ville, prévisible mais non prévue, présente pourtant au- Asmae asbl, Jean-Emmanuel Barbier, Centre Ludiris asbl jourd’hui davantage le visage d’une dualisation de celle-ci que de la mixité défendue et encouragée d’Education à la Citoyenneté (CCLJ), Dcalk, Avenue de Stalingrad 24 par les pouvoirs publics. La Ville-Monde, terre d’échanges et de confrontations des différences, ne Capucine Delwart, Arnaud Dubuc, Bika 1000 Bruxelles peut masquer les inégalités socio-économiques, les discriminations, les stigmatisations vécues par Gemis van Enckevor, Guillaume Gigleux, +32 (0)2 289 70 63 certaines catégories de la population. Le projet d’une société pleinement interculturelle présente la Astrid Goubin, Pierre-Yves Hurel, Fanny info@brusselsgamesfestival.be saveur des utopies de demain. Il nous invite à créer des passerelles, plutôt que des murailles, des Huygue, Bonaventure Kagné, Olivier www.brusselsgamesfestival.be zones d’intérêts communs et d’identités partagées, plutôt que la mise en exergue des conflits de Monseur, Alicia Novis, Laetitia Severino, civilisation. Arnaud Van Hecke, Maxime Verbesselt, Michel Van Langendonckt, Audrey © Tous droits réservés Au BGF Mag, nous portons cette conviction : le jeu, comme créateurs de liens, doit aussi prendre Windszauer. part aux enjeux de société. Vecteur de sociabilité, le jeu est un formidable outil de cheminement vers l’autre. Le jeu est une valeur universellement partagée, il rassemble, il est convivial, populaire, Conception graphique : Vincent Joassin il se transporte aisément et contrairement à d’autres loisirs, il est peu onéreux. Le jeu permet aux Illustrations originales : Florence Bolsée jeunes de se construire en sortant du cadre purement scolaire, il stimule les rencontres intergéné- Traductions : Cindy Doria Tilleux, Jo rationnelles et interculturelles par une activité de loisirs partagés. Lefebure, Jessica Prins, Sabrina Prins, Jurgen Roman, Steven Vanhoren. Dans ce numéro spécial sur les (en)jeux de la diversité, nous avons élargi notre champ de vision Relectures et corrections : Pascaline au-delà des questions de nationalité, de culture ou de religion. La diversité, c’est aussi l’accessibilité Adamantidis, Anne Brunelle, Charlotte Van pour les personnes en situation de handicap, c’est l’égalité des genres, c’est la place des jeunes et Driessche. des personnes âgées. Ces questions sont traitées de manière transversale dans les 5 chapitres qui S composent le dossier. On y parle de jeux de société bien sûr, de jeux de rôle, mais on s’aventure aussi Merci à Gregory de Backer, Sabine De Bakker, O N S OR sur d’autres terrains d’expérimentation ludique, comme le jeu vidéo. Et, pour pousser encore plus SP Eric Coët (Wanna Play), Julie Goeseels, Hamel loin les limites, nous avons décidé de battre en brèche cette citadelle de la virilité triomphante : le Puissant, Virginie Tacq. football. Le Pôle Culture du Brussels Games Festival est une initiative Enfin, dans la sixième et dernière partie de ce volume, vous trouverez le Guide des sorties ludiques, de Ludiris asbl, en partenariat avec le Centre Bruxellois avec des dizaines d’adresses et d’informations pratiques qui traduisent tout le dynamisme du sec- d’Action Interculturelle, le collectif Ludilab, Action et teur du jeu à Bruxelles. Recherche Culturelles asbl, Ludo asbl et Boitecast TV. Bonne lecture. Le Brussels Games Festival est soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région de Bruxelles-Capitale, la Commission communautaire française, la Ville de Bruxelles, Bruxelles Environnement et visit.brussels. 4 5
#1 Photo : Cyrus Pâques Chapitre 1 LES ÉCOLES DU JEU : CULTURES ET INFLUENCES L L’être humain a cette manie de vouloir classer les choses, qu’il s’agisse d’espèces AU F I O I R E ou de styles musicaux. Le jeu de société n’échappe pas à cette règle, et c’est tout IS T naturellement qu’on regroupe les jeux en catégories, ce qui nous permet des rac- D E L ’ H courcis utiles (« Je n’aime pas tel type de jeux », « Si vous avez aimé ceci, alors vous aimerez ca »), mais réducteurs. L’origine socio-culturelle (et donc liée à l’histoire et la géographie) des jeux peut servir à classer en catégories distinctes différentes philosophies de jeux. Mais pourquoi diable classerait-on les jeux choisi ces 4 origines, ce n’est pas par hasard. par origine géographique ? Il y a des critères Elles sont représentatives de quatre grandes sans doute plus éclairants, et plus objectifs, « écoles » du jeu. A travers ce panorama, je comme le nombre de joueurs, la durée, l’âge tenterai d’offrir une vision simplifiée (sans minimum, ou même le matériel (on parle être simpliste, je l’espère) des différences volontiers de jeux de cartes ou de jeux de principales entre ces courants. figurines). Ce sont là des éléments importants pour le public, mais secondaires, comparés En Allemagne, le jeu est ancré dans la culture aux sensations ressenties durant la partie. Et traditionnelle familiale, notamment chez les pour aller vers ces sensations, l’origine du jeu, adultes. Leur histoire nationale a par ailleurs ou plutôt son « école », est importante, sinon eu un impact majeur sur leur manière d’abor- fondamentale. der le jeu. Après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont éprouvé un profond dégoût Ce serait enfoncer des portes ouvertes que de du militarisme, et ont accepté une démilitari- dire qu’Allemands, Français, Asiatiques ou sation complète de leur société. Le choc a été Américains ne partagent pas la même histoire. si grand qu’un jeu comme Risk a même failli Cela a forcément une influence sur la manière être interdit, en raison de sa mécanique belli- dont on envisage la création d’un jeu. Si j’ai queuse. Dès lors, dans les jeux, les Allemands 6 7 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
Risk Game of Thrones USAopoly Albert Lamorisse 2-7 14+ 120’ ont privilégié à l’agression une concurrence pacifique et indirecte. L’un des plus grands succès de cette école est sans conteste Les Colons de Catane, de Klaus Teuber (1). Dobble Star Wars Asmodee Les Colons de Catane, ou plus récemment Agricola et ses avatars symbolisent très bien Denis Blanchot la philosophie des jeux dits « à l’allemande » 2-8 (parfois aussi baptisés eurogames) : gestion de 6+ ressources, transformation ou vente de celles- 15’ ci, débouchant sur l’acquisition de points de Les Colons de Catane victoire. Les mécaniques à l’œuvre seront sou- vent la pose d’ouvriers, le placement, ou Filosofa encore la capitalisation de ressources. Klaus Teuber La mécanique dans ce genre de jeu est Michael Menzel essentielle, au contraire du thème, 3-4 rarement prédominant, et le plus 10+ souvent, très générique. On gère sou- 75’ vent un village lambda, une exploi- tation agricole quelconque, ou encore n’importe quelle région médiévale. de la mécanique d’un « améritrash », mais ce bénéficié d’un contexte économique favorable serait exagéré. Malgré tout, on a bien là l’idée grâce à l’influence positive d’Asmodee dans la Une seconde grande école du jeu, qui nous que le thème est plus important que la méca- distribution et le marketing (2). Les traits prin- vient des Etats-Unis est celle dite « améritrash », nique, et que des règles spécifiques peuvent cipaux de cette dernière sont plus difficiles à qui désigne habituellement les jeux à thème parfois renforcer l’immersion dans la partie, définir. Cependant, la philosophie de l’école fort (zombies, exploration spatiale, mythes contrairement aux jeux « à l’allemande ». française serait axée sur le plaisir. Le plaisir lovecraftiens, etc.), dans lequel le hasard est de jouer, mais également de posséder, de fort présent. On trouvera logiquement sous Bien plus récente, l’école « française » est montrer, d’acheter. Ainsi, un soin particulier cette bannière de nombreux jeux à licences tout doucement en train de s’imposer comme se retrouve dans l’illustration, le matériel, la tirés d’univers forts : Le Trône de Fer, Star Wars, reine de sa catégorie, avec une génération rédaction des règles, mais aussi l’ambiance de etc. d’auteurs de jeux et d’éditeurs reconnus mon- la partie. Souvent, les thèmes forts mais non dialement. Sans remettre en cause les qualités clivants et les mécaniques variées mais acces- On peut trouver une origine à cette école intrinsèques de cette école, nul doute qu’elle a sibles seront privilégiés. dans le succès phénoménal du Monopoly, qui demande aux joueurs de lancer des dés, dépla- Enfin, la quatrième école est asiatique. Émer- cer des pions et appliquer l’effet des cartes. Les gente sur les grands salons depuis quelques mauvaises langues diront qu’on a là l’essentiel années, elle arrive à surprendre et à se popu- lariser par son alchimie originale en Occident. 8 9 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
s note (1) Andrew Curry, « Catane : aux origines du meilleur jeu de société du monde », Ulyces, http://www.ulyces.co/andrew-curry/ les-colons-de-catane-a-un-plan-pour-tuer-le- monopoly/, consulté le 26/04/17 (2) « Le marché des jeux de société », Businesscoot, http://www.businesscoot.com/ le-marche-des-jeux-de-societe-524/, consulté le 26/04/17. (3) Izobretenik, « Du minimalisme japonais Deep Sea Adventure dans les jeux, réponse à Bruno Faidutti », blog Oink Games Gus&Co, https://gusandco.net/2013/12/29/ Jun & Goro Sasaki du-minimalisme-japonais-reponse-a-bru- Jun & Goro Sasaki no-faidutti/, consulté le 26/04/17. 2-6 8+ R 30’ EU L’ AUT Arnaud Van Hecke est ludothé- caire à la Toupie à Ganshoren, Le point le plus marquant de cette école est Ce bref panorama ne doit pas vous faire mais aussi animateur et formateur souvent son minimalisme. On trouvera ainsi oublier qu’il existe une grande variété dans le ludique indépendant. Il anime rarement de grandes boîtes, de plateaux ou monde des jeux de société. On trouve en effet chaque semaine le mercredi de figurines gigantesques, ni de quantité de nombreux hybrides, que ce soit des jeux, entre 18h et 19h sur BXFM une extravagante de cubes et pions. Plusieurs des auteurs ou encore des écoles, sans oublier chronique consacrée aux jeux de raisons expliquent ce choix, qui souvent n’en de vraies spécificités locales. Les grands évé- société, Mise en boîte, mais aussi est pas un. On pourra citer pêle-mêle les petits nements qui permettent à ces horizons diffé- Les Soirées Terribles un mercredi logements, les habitudes culturelles codifiées rents de se côtoyer ne peuvent que bénéficier à par mois à la Table Food & Games qui poussent peu aux réceptions chez soi, chacun de par la richesse qu’ils peuvent nous à Bruxelles. Il est également et surtout l’absence d’un marché structuré apporter. impliqué dans le KLET (Kollectif du jeu de société, qui incite les auteurs à Ludique Extra Tof), une asso- s’autoéditer, et donc à réduire au maximum Arnaud Van Hecke ciation d’auteurs de jeux belges. leurs coûts. Loin de limiter l’intérêt du jeu, ce Il s’intéresse à la création et la genre de contraintes permet au contraire de le culture, ainsi qu’à leurs aspects doter d’une richesse intense, du moins quand théoriques et juridiques. l’alchimie prend, ce qui n’est pas garanti à tous les coups (3). @VHArnaud sur Twitter 10 11
LES PETITS CHEVAUX ET LE VOL CULTUREL La période de la colonisation en particulier Coup sur coup, les Anglais avec le Ludo (1896), a vu naître des rapports très inégaux entre puis les Allemands avec le T’en fais pas (Mensch © Michel Van Langendonckt groupes culturels. Certaines pratiques, mises ägere Dich nicht - 1910) vont produire leur en question depuis la décolonisation, ont ainsi propre jeu, en adaptant légèrement les règles. été critiquées à l’aide de concepts tels que celui Pour la France, l’affaire est plus complexe, car d’appropriation (ou parfois vol) culturelle. il y a peu de traces. On retrouve de multiples éditions des jeux précédemment mentionnés, Ce concept décrit une forme d’emprunt parti- légèrement adaptées pour le public français, culier où une culture dominante s’approprie dont certaines avec des figurines en forme de des éléments d’une culture minoritaire ou do- chevaux. Il faudra attendre 1930 pour que l’on minée en le dépouillant de tout le sens et de retrouve la première trace des Petits chevaux Pachisi indien (XXe siècle) - collection Jean-Michel Delire tous les enjeux qu’il représente dans la culture dans les catalogues des grands magasins. Chapitre 1 d’origine, en allant à contresens de sa signifi- LES PETITS CHEVAUX cation initiale ou bien parfois en effaçant com- plètement l’origine de cet emprunt. À travers toutes ces éditions et rééditions concurrentes, l’origine indienne du jeu a com- OU L’HISTOIRE D’UN VOL CULTUREL Dans le monde du jeu, un exemple de vol plètement disparu sans qu’aucune référence ne soit faite au pachisi, en particulier dans le culturel peut être observé dans l’histoire des nom. À vrai dire, pour l’époque, peu se sou- L’un des apports majeurs de l’anthropologie sociale est le constat qu’aucune petits chevaux. Car oui, les petits chevaux ont cient réellement de cette origine, l’Inde étant culture n’est un vase clos. Toute société échange constamment culturellement un point commun avec le jeu d’échecs : s’ils une colonie anglaise et sa population encore représentent pour beaucoup d’entre nous une largement méprisée et exploitée. D’autres jeux avec les groupes qui lui sont extérieurs autant qu’avec ceux qui la composent. part de « l’identité culturelle » de notre socié- indiens se voient édités de la même façon tel Les jeux n’échappent pas à cette règle. Activités culturelles s’il en est, regarder té, il s’agit à l’origine d’un jeu indien : le Pachisi. que le moksha-patamu, plus connu sous le nom l’histoire ou l’actualité des jeux, c’est aussi regarder l’histoire de ces rencontres de Serpents et échelles. Ces jeux auront un suc- entre groupes sociaux. L’histoire du jeu des petits chevaux est pour- cès important au point de figurer aujourd’hui tant plus récente que celle du jeu d’échecs. dans les « anciens » et autres « classiques » Nous sommes en 1867 et un Américain, John jeux de familles européens que certains qua- LES ÉCHECS ET Hamilton, devant le récent développement lifient parfois de traditionnels… L’EMPRUNT CULTUREL des industries du jeu, décide de se lan- cer dans l’aventure. Il reprend alors les Beaucoup de petits Européens ont grandi en Il est sans doute arrivé aux mains euro- règles du jeu indien qu’il adapte et pu- croisant régulièrement ces boîtes de jeux co- péennes sous forme de cadeaux, d’échanges blie sous le nom de Parcheesi. C’est un lorées regroupant des jeux réputés classiques entre nobles ou soldats, ou encore lors de l’éta- succès, mais bientôt, les industries eu- comme les petits chevaux, les échelles et ser- blissement de relations commerciales. ropéennes du jeu, alors opposées dans pents, les jeux de dames, les échecs, etc. Pour- des concurrences farouches et nationa- tant, chacun de ces jeux possède une histoire, Durant le Moyen Âge, ce jeu va connaître de listes de brevets sur les jeux, décident à parfois plus récente qu’on ne le suppose. nombreuses variantes, et connaître locale- leur tour de s’emparer du concept. ment des variations dans le nom des pièces, Les échecs tout d’abord, dont une partie pour peu à peu s’homogénéiser pendant la Re- d’entre vous connaît peut-être l’origine extra naissance et ce jusqu’à la fin du 19e siècle, pour Les petits chevaux européenne. Ce jeu, parti d’Inde, a circulé à enfin devenir le jeu célèbre d’aujourd’hui. A l’origine, un jeu travers le monde, modifié à chaque étape pour indien : le Pachisi satisfaire au goût d’un groupe ou de l’autre. Au Ces emprunts impliquent une relation d’éga- terme d’une longue histoire, le jeu arrive en lité, ou tout du moins de réciprocité entre Collection Michel Boutin Europe après l’an mil, lors de la Reconquista groupes culturels. Parfois, cependant, ces 2-4 en Espagne ou des croisades en Palestine. échanges se font dans des contextes bien plus 8+ problématiques et unilatéraux. 30’ 12 13 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
Time’s up! Repos Production Peter Sarret 4-12 12+ 40’ Parcheesi Version américaine des petits chevaux dérivés du Pachisi indien. Junior Edition, Selchow & Righter (1945-50). Collection Michel Boutin. ET AUJOURD’HUI ? entretient le mélange entre cultures aztèque Avec les changements de nos sociétés, nous et maya tant dans son plateau de jeu que dans sommes en apparence moins confrontés à ces l’articulation des éléments thématiques et mé- formes spectaculaires de vol culturel. Seuls les caniques. jeux à tradition orale se voient encore transiter de la sorte, le plus souvent au sein même d’une culture et plus rarement de l’une à l’autre. Ces Cela n’en fait pas de mauvais jeux et l’ob- jectif n’est pas ici de lancer une chasse aux A lire jeux qui circulent oralement se retrouvent sorcières. Après tout, comme indiqué en in- édités et vendus en marque déposée, comme troduction, les emprunts culturels sont néces- T EU R le Time’s Up !, tiré du jeu du chapeau, ou le Jungle Speed, très inspiré de jeux comme le jeu du bou- chon (1). Les éditeurs font cependant de plus en saires à l’activité humaine et permettent aux sociétés d’évoluer. Mais pointer ces emprunts unilatéraux est surtout l’occasion de réfléchir L’ AU CAZEAUX J.-L., Les échecs sous un autre angle : L’odyssée des jeux d’échecs, éditions PRAXEO, plus attention à mentionner l’origine de ces à ce qu’ils signifient, à renforcer la réciprocité Paris, 2010. jeux. de ces échanges, et surtout à être plus respec- Jean-Emmanuel Barbier est tueux des autres cultures lorsque l’on y fait doctorant en Anthropologie à CAPECE A., Le grand livre de l’histoire des échecs, Aujourd’hui, on observe plutôt une appropria- référence. L’EHESS (Lias-IMM), professeur Editions de Vecchi, 2001. tion culturelle plus indirecte. Généralement, invité en socio-anthropologie celle-ci va se retrouver dans la thématisation Jean-Emmanuel Barbier du jeu pour la spécialisation en BOUTIN M., « Les jeux de pions à la Belle des jeux, se référant parfois à un folklore mal sciences et techniques du jeu de Époque », in Board Games Studies, n° 7, 2005. représenté d’une société dominée dont les pra- (1) Voir l’article de Michel Van Langendonckt, la Haute Ecole Bruxelles-Brabant tiques culturelles centrales seront réduites et « Cartes à jouer d’Issy et d’ailleurs, d’hier et d’au- (HE2B), membre du Laboratoire VAN LANGENDONCKT M. (éd.), Art et savoir simplifiées. Par exemple, Dojo Kun qui reprend jourd’hui », page 16. Jeux & Mondes Virtuels (Lab- de l’Inde. Actes du colloque « Jeux indiens et une série de concepts des arts martiaux orien- JMV) et de Ludilab. originaires d’Inde » organisés dans le cadre taux (Ki, Dojo, Sensei...) sans véritablement d’Europalia India, 2 vol., Editions HEB, 2015. respecter leurs sens d’origine, ou Tzolk’in qui 14 15 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
tout les subtilités des rapports et de la psycho- UN MATÉRIEL PRATIQUE logie humaine. « Pour connaître une société et ses ET DÉMOCRATIQUE rapports sociaux, il n’y a rien de mieux que d’analyser ses jeux », disait Pierre Bourdieu. C’est d’autant Mais les cartes à jouer constituent avant tout plus valable pour les jeux de cartes comme des jeux traditionnels peu onéreux et peu en- l’illustre L’argent de la vieille, le chef d’œuvre du combrants, aux mille règles de tradition orale, © Michel Van Langendonckt cinéaste Luigi Comencini (1972). libres de droits, pratiqués dès lors aux quatre coins du monde par la plupart des gens de Pit, Trivial Pursuit, Taboo, Cluedo, Jungle Speed, Uno, tous âges et conditions. La filière commerciale Citadelles, Dobble, Timeline, 7 Wonders, Saboteur, actuelle préfère favoriser les jeux vidéo ou le Hanabi, Unlock, etc., les cartes constituent le renouveau lucratif des jeux d’édition en boîte matériau exclusif ou privilégié d’une majorité en Occident. Il est d’autant plus important de des jeux cognitifs contemporains. Dans la plu- pérenniser ce patrimoine culturel en jouant Atelier de fabrication de cartes ganjifas indiennes - Sawantwadi Palace (Maharashtra, 2015) part des jeux d’édition dits « à l’allemande », aux cartes en famille comme en ludothèque les joueurs sont au moins autant tapeurs de ou à l’école. Chapitre 1 cartons que pousseurs de pions. David Parlett, l’auteur du premier Spiel Des Jahres (1), Le Lièvre La diffusion initiale en Europe a été fulgu- CARTES À JOUER D’ISSY ET et la Tortue (2), est d’ailleurs avant tout le grand spécialiste anglophone des jeux de cartes. Bien rante. Elle inclut une forte présence en Bel- gique et en Allemagne avant 1400. Les ducs D’AILLEURS, D’HIER ET D’AUJOURD’HUI avant les premiers jeux d’auteurs édités, cer- tains peintres-cartiers signent leurs œuvres de Brabant et de Bourgogne jouent avec de magnifiques cartes peintes à la main dès les tel Rodrigo Borges à Perpignan dès 1380 puis années 1390 (Tummers, 1976). D’abord objets Michel Van Langendonckt nous propose un périple à travers l’espace et le temps à Barcelone, ou comme en Italie et en Alle- de luxe à enluminures, dès la fin du XVe, le à la découverte des cartes à jouer. De l’Inde au plat pays, en passant par l’Egypte magne au XVe, les tarots de la famille Visconti côté pratique l’emporte et les enseignes des ou encore l’Angleterre, ces objets de jeux réellement interculturels n’auront plus et les œuvres du Spielkartenmeister actif dans la cartes se figent selon deux ou trois designs ré- de secret pour vous ! vallée du Rhin entre 1430 et 1450. currents de quatre séries de 13, 12 ou 10 cartes. Les cartes à jouer apparaissent en Europe cartes rappelant des tickets de métro pari- au milieu du XIVe siècle. Depuis l’Inde ? Pas siens, puis également sous forme de dominos. vraiment ! Reflets de la culture riche et di- Même si Marco Polo n’en dit mot, les cartes à versifiée du subcontinent indien, les ma- jouer seraient donc parvenues en Europe par gnifiques anciennes cartes rondes Ganjifas la route de la Soie via les Mongols et les Ma- peintes à la main seraient d’origine perse et melouks d’Egypte qui commerçaient avec adoptées en Inde seulement à partir du XVIe la République de Venise. Dans l’Empire du siècle, à la cour des rois Moghols. Les séries Milieu, en marge du Mah jong ou du Tichu, se hindoues Dashavatara Ganjifa figurent quant perpétuent beaucoup de jeux de cartes spéci- à elles les dix avatars de Vishnou. Elles n’ont fiques joués par un quart de la planète, mais été pratiquées qu’en Inde, où elles sont hélas sans grande influence en Europe, en Inde ou aujourd’hui devenues, comme ailleurs, uni- au Japon. quement de précieux objets de collection pour amateurs éclairés (Beuchet, 2017). Comme le souligne Girolamo Cardano dès 1564 (Liber Ludo alea), la véritable caractéris- Avant même la Perse, les premières cartes tique ludique commune à quasi tous les jeux à jouer semblent être apparues au IX e siècle de cartes est qu’ils délivrent des informations en Chine (dynastie Tang), peut-être dérivées incomplètes aux joueurs. Voici l’ouverture à de dés indiens. Depuis le XIe siècle (dynastie la probabilité et plus encore au bluff. Davan- Song), des jeux de hasard pur, de hasard rai- tage que les échecs ou la plupart des wargames, Ronda, un jeu de cartes d’Afrique du Nord (Maroc, Algérie). sonné et même de réflexion pure sont en tout de telles informations cachées simulent à mer- cas attestés en Chine sous la forme de petites veille les situations de guerre, mais aussi et sur- 16 17 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
“La vie est comme un jeu de tournaisiens au XVe, anversois au XVIe, namu- rois au XVIIe, puis ils se développent aux s note cartes. La main que vous XVIIIe et XIX e siècles également à Bruxelles, Bruges, Liège et enfin Turnhout où la produc- recevez est déterminisme, la tion de carte à jouer commença en 1826, peu de temps avant la naissance de la Belgique. façon dont vous la jouez est (1) NDLR. Attribué depuis 1979, le Spiel des Jahres Turnhout abrite aujourd’hui à la fois le siège (Jeu de l’année en allemand) est le prix le plus libre-arbitre.” du plus grand producteur mondial, Carta prestigieux pour les jeux de société. Jawaharlal Nehru, père de l’Inde moderne. Mundi, et le Musée belge de la Carte à jouer, (2) Réédité sous le titre Le tour du monde en 80 jours en où l’on peut notamment voir d’intéressantes 2016 par Purple Brain Creations. machines du XIX e siècle. D’autres musées spé- cifiques témoignent de l’histoire des cartes à jouer en France (Issy-les-Moulineaux), en Espagne (musée Fournier dans la province blason, grelot) s’est maintenue jusqu’à au- basque d’Alava), en Allemagne (à Leifenden, Gang of Four jourd’hui. On peut voir le miroir de la socié- près de Stuttgart), au Grand-Duché (musée Days of Wonder té médiévale dans chaque type d’enseigne. A Dieudonné à Grevenmacher), en Inde (musée Lee F. Yih titre d’exemple : Coeur = Clergé, Pique = No- de Sawantwadi Palace au Maharashtra) et au Cyrille Daujean, blesse, Carreau = Bourgeoisie, Trèfle = Pay- Japon (à Fukuoka sur Kyushu). Souvent ma- Franck Achard sannerie. Ce sont les enseignes françaises gnifiques et situés dans d’anciens foyers car- 3-4 Tichu au portrait de Rouen qui se sont imposées en tiers, ce sont des hauts lieux de culture à (re) 10+ Filosofia Angleterre et dans l’Empire britannique puis découvrir. 30’ 4 un peu partout, excepté en Extrême Orient et 10+ en Amérique latine. Outre les cartes chinoises Fondée en 1970, la société Carta déjà évoquées, mentionnons enfin les 12 séries Mundi a décollé dans les années 60’ de 4 cartes florales japonaises Hanafuda qui ‘90, gagnant la production ex- permettent de nombreux jeux populaires au clusive des cartes à collection- Japon, en Corée, mais aussi à Hawaï, à la fa- ner Magic, puis Pokemon et Des jeux stambouliotes trouvés au Palais de veur de la célèbre société Nintendo, créée en Yu-Gi-Ho. Sacré manager de Topkapi figurent déjà le design des quatre sé- 1889 pour les commercialiser. l’année 2015 en Belgique, ries latines : bâtons, épées, coupes, deniers. son CEO Chris Van Doors- Certaines cartes datent du XIIe ou XIIIe siècle, Initialement, le dos blanc des cartes euro- laer a reçu la visite du ce qui désigne les Mamelouks d’Egypte comme péennes servait de bloc-notes puis de support couple royal en février ancêtres et passeurs probables des cartes en publicitaire avant de devenir abstrait au XX e 2016. Côte à côte avec EU R L’ AUT Italie via Venise puis en Espagne et au Portu- siècle. La tendance promotionnelle est en re- les géants des jeux gal via Barcelone où on jouait déjà à El Hombre crudescence. Les cartes à « double têtes » afin vidéo ou du jouet comme Hasbro, Mattel et en 1380. La Vénétie joue toujours avec les por- de ne pas dévoiler les figures en les plaçant à Légo, Carta Mundi possède des usines au Ja- traits latins du XVe et, au musée Fournier dans l’endroit dans notre main sont une innovation pon et en Inde, au Brésil et au Mexique, aux la ville basque baptisée Vittoria par Alphonse bruxelloise du milieu du XVIIIe siècle. L’ar- USA, en Pologne et au Royaume-Uni (rachetés X le Sage, on peut voir certaines de ces cartes rondi des coins est un procédé français qui notamment à Hasbro). Depuis 2015, elle est Michel Van Langendonckt est anciennes. Les enseignes latines demeurent date de 1858 (Depaulis, 1997) et les jokers sont leader mondial non seulement des cartes à président de LUDO asbl (www. omniprésentes en Italie et dans les mondes une adjonction de la fin du XIX e siècle. jouer, mais également des jeux de société avec ludobel.be), coordinateur péda- hispaniques et lusitaniens. respectivement 200 millions et 40 millions de gogique du diplôme de spéciali- LEADER MONDIAL DE LA jeux produits par an. Quantitativement loin sation en sciences et techniques Les 4 séries de 13 cartes à enseignes françaises FABRICATION DES CARTES À JOUER… devant de gros éditeurs de jeux comme Asmo- du jeu (Haute Ecole de Bruxelles- (trèfle, pique, cœur, carreau) et allemandes ET DES JEUX DE SOCIÉTÉ ! dée, Carta Mundi produit désormais les Mono- Brabant), membre du jury de (gland, feuille, cœur, grelot) se fixent dès le La fabrication de cartes à jouer est une tradi- poly, Risks et autres Cluedo notamment. l’As d’or jeu de l’année en France début du XVIe. En Suisse alémanique, une tion très ancienne et jamais démentie dans depuis 2009. intéressante version spécifique (gland, fleur, nos régions. Les cartiers sont essentiellement Michel Van Langendonckt 18 19 AU FIL DE L’HISTOIRE #1
ses cartes cette fois sur un tas commun. Le A lire jeu Uno en est la version commerciale la plus connue aujourd’hui. es Très joués en Scandinavie, les jeux d’échanges BEUCHET Gwénael, L’Inde et les Ganjifas. Les m i l l où celui qui se retrouve avec une carte défavo- cartes à jouer indiennes miroirs d’une civilisation. fa rable (Le Valet de pique, le Pouilleux, etc.) a perdu, Catalogue de l’exposition au Musée ES ont beaucoup de succès auprès des enfants. Le Francais de la Carte à Jouer, Issy-Les- N D Coucou est joué avec des cartes spéciales depuis Moulineaux, 25/1-23/4/2017. GR A le XVIIIe siècle en Italie puis en Autriche, en 16 Bavière, au Danemark, en Suède et en Norvège BEUCHET Gwénael, « Rudolph Leiden et sous divers noms et variantes. les Ganjifa » in VAN LANGENDONCKT (s.d.) Art et savoir de l’Inde. Actes du Colloque Les jeux de combinaisons sont relativement « Jeux indiens et originaires de l’Inde », vol. récents en ce compris le Mah Jong chinois ou 2, Editions HEB, Bruxelles, 2015. les jeux des familles, qui se développent sous noms d’auteurs à partir du XIXe siècle en An- BRIGARNIER Patrick, Jouer aux cartes. Spécialiste francophone des cartes à jouer, s’ils semblent avoir de plus en plus de mal gleterre (Dr Busby) puis aux USA (Happy Families L’univers fascinant des jeux du monde entier, Thierry Depaulis, dénombre six grandes fa- à rivaliser avec le Bridge au festival des jeux puis Pit) et sous forme traditionnelle en France Fabbri, revue hebdomadaire (une quinzaine milles comportant chacune de nombreux jeux de Cannes. Le Bridge se démocratise quelque (7 familles). Le Jeu du bouchon dont s’inspirent de numéros parus), 1999. au mécanisme général et à l’objectif principal peu notamment aux Pays-Bas, mais dans les notamment Jungle speed, Halli Galli et même spécifiques. pubs anglais et les bistrots belges, on joue tou- Dobble appartient à cette famille. Jeu de com- CAILLOIS Roger, Des jeux et des hommes. Les jours davantage au Whist et au Napoléon (ou au binaison mondialement connu (à partir de masques et le vertige, 1958. Dans les jeux de paris, il s’agit de parier sur la Chasse-cœur), proche de la Belote. En Espagne 1920), le Rami consiste à reclasser toutes ses sortie d’une carte, d’un nombre ou d’une com- et plus encore en Amérique du Sud, le monde cartes après échanges avec ses voisins ou avec DEPAULIS Thierry, Histoire du bridge, binaison. Simples jeux de hasard au départ hispanique joue à El Truco, et en Vendée et Gi- la pile. Le jeu turc Okey ou israélien Rummikub Bornemann, 1997. (Lansquenet, Bassette ou Pharaon) puis incluant ronde, à des variantes nommés Vache ou Aluette. en sont dérivés. A la Canasta uruguayenne, du bluff (Flux, Prime), ils ont la cote aux XVe et Dans ces jeux de levées, on distille des signes seules les valeurs numérales comptent, ce DEPAULIS Thierry, « Jeux de cartes », in XVIe siècle. Ils déclinent ensuite, avant leur verbaux et non verbaux pour renseigner ses qui inspira, au milieu du XXe siècle, de nom- Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté grand retour au siècle dernier sous la forme de partenaires, ce que Roger Caillois (1958) as- breuses déclinaisons thématiques d’auteurs le 12 mars 2017. http://www.universalis.fr/ jeux de casino aujourd’hui mondialisés tels le simile à de la triche institutionnalisée. En dont le célèbre Mille Bornes du français Edmond encyclopedie/jeux-de-cartes/. Black Jack, le Baccara et plus encore aujourd’hui Russie, on joue au Durak (proche du Président, Dujardin. Plus récemment, ce dernier inspira le Poker. Ce sont en général des jeux d’argent. encore appelé Trouduc ou Grand Dalmuti). Le jeu à son tour l’américain Richard Garfield pour GERVER Frans, Le guide marabout de tous les La Bataille et autres duels d’atouts thématisés vietnamien Tieng Len également pratiqué aux Magic, puis le belge Frédéric Moyersoen pour jeux de cartes, Verviers, 1976. en sont des dérivés rudimentaires. Etats-Unis ou le Tichu chinois qui a inspiré le Saboteur. jeu d’édition Gang of Four sont du même acabit. HJALMAR, Cartes à jouer, des objets qui Parfois très élaborés, les jeux de levées (plis) A ces familles, on pourrait ajouter les réus- racontent l’Histoire, EMCC, Lyon, 2007. sont également anciens. Ils sont de plus en Les jeux de capture sont méditerranéens ; on sites et les jeux de cartes à collectionner déjà plus pratiqués partout en Europe à partir du les joue en Turquie, en Afrique du Nord, en évoqués, surtout pratiqués dans les pays in- LHOTE Jean-Marie, « Cartes à jouer », in XVIIe siècle. A de rares exceptions près (Piquet Espagne et plus encore en Italie. Leur objec- dustrialisés. Au-delà des spécialités continen- Dictionnaire des jeux de société, Flammarion, en France, Tressette en Italie), ce sont aussi des tif est de se débarrasser le plus vite possible tales observées, chaque pays, chaque région 1994, pp. 99-102. jeux d’atout. L’atout naît en Italie dès le début de ses cartes de même valeur ou images par a ses jeux favoris. Quant aux règles, elles va- du XVe siècle avec le Tarot ou jeu des Triomphes rapport à ce qui est visible. La Scopa italienne rient souvent de village à village. La diversité PARLETT David Oxford, A-Z of Card Games, (notons que les tarots divinatoires n’appa- que joue Bette Davis dans L’argent de la vieille est culturelle se reflète pleinement dans ces jeux Oxford University Press, 2004. raissent qu’au XVIIIe siècle). Citons la Manille, le jeu le plus emblématique de cette famille. traditionnels du monde entier et leurs avatars le Skat, le Klaverjas, le Jass et le Tute, respecti- Le jeu japonais Karuta des « cent poèmes » est commerciaux, mais les études locales poin- TUMMERS Louis et VAN AUTENBOER vement populaires en France, en Allemagne, en quelque sorte un jeu de capture basé sur la tues font défaut. L’ethno-ludisme a bien du Eugeen, « Historique de la carte à jouer aux Pays-Bas, en Suisse et en Espagne. Les jeux mémoire, la rapidité et l’observation visuelle. pain sur la planche. belge (1379 à 1826) et l’industrie des cartes d’enchères demeurent les plus prisés. Le Tarot à jouer de Turnhout (1826 à 1976) », in mais aussi la Belote « contrée » qui ont détrô- Les jeux d’élimination tels Le Nain jaune ou Chroniques belges N°309, Ministère des né la Manille en France depuis l’entre-deux le Pochspiel joué en Allemagne depuis le XVe Affaires étrangères et de la Coopération au guerres demeurent les plus populaires, même siècle, proposent de se débarrasser de toutes développement, 1976. 20 21
#2 POW-WOW : UN JEU QUI RASSEMBLE ET Chapitre 2 CONFRONTE NOS VISIONS DE L’ESPACE PUBLIC L’espace public est en perpétuelle mutation, nous dit-on : consultation, planification, VAU X développement, requalification, sécurisation, etc. Le jeu, qu’il soit mutin et intrusif, TRA EN COURS ou synthétique et didactique, semble pouvoir offrir des clefs de lecture de cet espace urbain de plus en plus arcanique. C’est le chantier qu’a engagé l’association Dcalk, avec la compagnie d’art de rue grecque Motus Terrae, pour créer le jeu de cartes Pow-Wow, en tentant de répondre à la question : comment utiliser le jeu comme un langage commun pour engager la discussion sur nos définitions des lieux publics ? LE JEU EN ATELIER : UN LANGAGE de plateau). L’association anime également des COMMUN DANS DES CONTEXTES « ateliers de découverte » : des formats d’une BIGARRÉS ou deux séances de trois heures, pour s’initier au game design qui aboutissent à des prototypes Si l’association Dcalk a démarré son activité de papier. autour de la création de jeux conceptualisés par ses membres et micro-édités au sein de L’atelier de co-création de jeux, dans un autre la structure, très vite, l’envie et les possibi- pays, en langue étrangère (l’anglais comme lités d’ouvrir l’espace de création à d’autres langue intermédiaire avec des participants contextes et publics se sont présentées. grecs et intervenants français), avec un pu- blic mixte (ados et adultes) est une expérience Des premiers « ateliers de co-création de jeux » nouvelle à laquelle nous nous sommes frottés voient le jour avec des collégiens en région pa- avec EleusisBox, projet de recherche et créa- risienne sur le « devenir utopique de la ville » tion par le jeu sur le thème de l’espace pu- (création d’un parcours ludico-narratif dans blic, mené en 2016 et 2017 entre Dcalk (Tours, l’espace public) et dans l’agglomération nan- France) et Motus Terrae (Elefsina, Grèce). taise, sur le thème de la sécurité routière (jeu 22 23 TRAVAUX EN COURS #2
ESPACE PUBLIC, SORTIE D’ATELIERS ET PROTOTYPAGE GAME DESIGN & INTERCULTURALITÉ Trois propositions émergent de l’atelier : de Liées par des interrogations communes sur brillantes idées, mais aussi des fragilités de des notions de mobilisation et débat d’idées, mécaniques apparaissent, sans parler du tra- nos deux structures se sont donné pour ob- vail de traduction trilingue qui nous attend jectif de co-créer un jeu de cartes facilitateur (anglais, français, grec)… Quelle valeur ou d’expressions, de narrations et de projections quel équivalent pour chaque témoignage ? autour de l’espace public. Quel mot-clé pour résumer ou regrouper ? En quête de re-définitions, compréhension et in- C’est dans la ville post-industrielle d’Elefsina à terprétations, tous ces « allers-retours séman- 20 kilomètres d’Athènes que le projet démarre tiques » entre nos deux structures finiront par en avril 2016, avec une soirée jeux en guise de guider le gameplay de Pow-Wow pour en de- teaser du workshop. Dans le hangar de Motus venir l’essence : l’interprétation empathique Terrae transformé pour l’occasion en bar à pour créer une discussion entre les joueurs. jeux, plusieurs tables attendent le public pour découvrir… une collection de jeux au format Ces fructueux échanges ont lieu du printemps Print’n Play et sous licence Creative Commons à l’automne et nous permettent d’envisager (jeux de cartes, jeux de plateau 3D, jeux ur- en décembre un ultime remodelage de la bains, jeux d’ambiance) issus de la ludothèque mécanique avec deux complices de la sphère (1) NDLR. Print’n Play : jeux mis librement à disposi- numérique de Dcalk, la Ludobox. Cette pre- ludique : Virginie Tacq (Ludilab) et Aurélien tion sur Internet par leurs auteurs, généralement + mière approche, dans la convivialité, permet Lefrançois (Prismatik). De cette session, nous sous forme de fichiers PDF à télécharger. de familiariser le public à des créations in- rendons cohérent le jeu sur une base linguis- VO I R EN SA dépendantes ou Do It Yourself (DIY), souvent tique anglophone afin de bordurer le matériel diffusées sur Internet, en marge du circuit final, le travail d’édition et d’illustration. ON traditionnel et commercial. Et de donner le O CIATI ton ! Nous visons la création d’un jeu en Print’n En janvier 2017, Dcalk est attendu à Elefsina L’ ASS Play(1) et diffusé sous une licence libre, pour en pour une restitution auprès des habitants, LA LUDOBOX faciliter la circulation, le remix, la discussion. des partenaires du projet (MitOst - Tandem Europe) et d’une trentaine de collègues eu- La Ludobox est une biblio- De cette soirée, découle l’atelier, préparé en ropéens lauréats du programme Tandem. thèque de fichiers numériques anglais avec une facilitatrice grecque à nos C’est l’occasion de présenter notre recherche Dcalk est née du projet collectif d’édi- hébergés dans un routeur. côtés. Le contexte interculturel nous pousse (ressources accessibles via une bibliothèque tion Les Chiens de l’Enfer. Réunie en Accessible en wifi, elle propose évidemment à adapter nos méthodes, voire en de contenus « EleusisBox ») et faire tester le 2011 autour de la création et de l’édi- une sélection de jeux de société proposer de nouvelles. Nous travaillons no- jeu Pow Wow dans un contexte propice à l’in- tion du jeu Borgia, ayant pour thème - en Print’n Play - à imprimer tamment à partir de jeux de cartes au format terculturalité. Nous recueillons de précieux les relations de pouvoir au sein du (du jeu de cartes au jeu de kits. Nous introduisons par exemple Failles de feedbacks (sur l’écriture des règles, idée de ver- Vatican médiéval, l’association s’ins- plateau), des publications, des la Smart City, qui permet de brainstormer sur la sion éducative pour enfants, etc.) et le projet crit dans une tradition de réflexion plans pour fabriquer soi-même ville de demain ou encore les Mécanicartes, une fait même naître des envies de traduction chez critique et esthétique sur le rôle du jeu ses jouets, boîtes de rangement boîte à outils ludique qui permet d’identifier une structure slovène. de société. ou aires de jeu dans l’espace les mécaniques à l’œuvre dans la conception public. Porté par Dcalk, ce pro- d’un jeu. Les participants ont ainsi été amenés Nos prochains chantiers ? L’édition d’un fi- Débats, ateliers de création, installa- jet se construit avec l’appui de à analyser les différents « ingrédients » d’un chier trilingue en Print’n Play mis à disposi- tions dans l’espace public, médiation partenaires du secteur ludique, jeu pour inventer de nouvelles recettes/règles tion sur un site web dédié, une micro-édition numérique et édition de jeu en série numérique et éducatif. Il vien- et créer le leur de A à Z, avec pour contrainte sérigraphiée de Pow Wow et la création d’une limitée participent à l’animation d’un dra s’enrichir à la rentrée 2017 créative le thème de l’espace public. typographie ré-exploitable pour modifier les réseau international d’auteurs, ar- d’un site ouvert à la collabora- fichiers à sa guise et les traduire... en finnois tistes, collectifs, partenaires culturels tion pour archiver des jeux et pourquoi pas ! et institutions autour de l’association. matériaux open source. L’équipe de Dcalk www.dcalk.org http://ludobox.net/ 24 25 TRAVAUX EN COURS #2
Chapitre 2 VERS UNE EXPRESSION VIDÉOLUDIQUE CITOYENNE 1 La première phase a consisté à intro- duire la thématique, à la discuter et à analyser ses applications vidéoludiques. Basés 2 Pour la deuxième phase, nous sommes ensuite passés à une initia- tion à l’utilisation du logiciel Construct 2, qui En 1996, Samuel Huntington publie son essai d’analyse politique Le choc des sur des interventions de Roland De Bodt et des permet de faciliter la création de jeux vidéo, analyses de jeux vidéo populaires (Civilization, notamment en se passant de l’apprentissage civilisations, qui essentialise les différences culturelles et les considère comme Call of Duty, etc.) ou indépendants (Dys4ia, This d’un langage informatique de programma- déterminantes pour expliquer les conflits entre les nations. Vingt ans plus tard, une War of Mine, Papers Please, etc.), les débats s’arti- tion. Au cours d’une dizaine de séances de 4 quinzaine de néophytes en programmation de différents horizons se rassemble culaient autour de différentes questions : Com- heures, les participants ont d’abord suivi pour déconstruire ce mythe. Ils créent ensemble des jeux qui proposent un point ment dépasser la vision « cliché » du jeu vidéo quelques tutoriels pour acquérir au plus vite de vue radicalement différent sur les relations entre les cultures, en privilégiant (supposément une occupation puérile, addic- les bases, avant d’être invités à créer et penser tive et violente) ? Comment le jeu vidéo porte- de petits projets personnels. En peu de temps, une approche basée sur le dialogue, l’échange et la solidarité. Une initiative t-il un discours ? En observant les mécaniques nous avons pu ainsi aborder les aspects élé- d’Arts&Publics asbl. et le contenu de différents jeux connus, nous mentaires de la conception de jeu : créer des avons cherché à débusquer les présupposés qui éléments, les animer et les programmer pour Ce projet s’inscrit dans la continuité de la thé- A la fin de l’été 2016, des hommes et des les structurent et qui véhiculent symbolique- qu’ils réagissent aux interactions du joueur. matique « Rives d’Europe » et s’appuie sur un femmes se réunissent pour exprimer leur ment certaines visions socioculturelles. Cela On commence par avoir un point qui peut al- travail de fond déjà bien avancé : Arts&Pu- point de vue sur l’interculturalité. Ils ont entre passe notamment par l’analyse collective des ler à gauche ou à droite, puis qui peut sauter, blics (association de médiation culturelle) et 15 et 55 ans, sont des joueurs aguerris ou sim- nombreux facteurs qui entrent en compte : des agir sur son environnement en ramassant ou l’écrivain Roland De Bodt ont déjà travaillé plement curieux, actifs dans la société civile raisons économiques (le marché vidéoludique en détruisant d’autres objets. Nous avons pu cette question du choc des civilisations - ce ou intéressés de loin par la thématique en dé- est apparu après le début de la mondialisation, ainsi balayer rapidement quelques styles fon- qui a entre autres débouché sur la publication bat. Ils ont d’abord discuté et débattu des no- ses acteurs sont parmi les industries cultu- damentaux du jeu vidéo (plateforme, aven- d’un livre en 2009, co-édité avec l’association tions de présupposés, d’échanges, de conflits, relles les plus concentrées), des raisons cultu- ture, etc.). Notre objectif était de viser une cer- Culture et Démocratie(1). Désirant expérimen- d’identités et de représentations médiatiques relles (les éditeurs anticipent les attentes de taine autonomie dans le chef des participants ter d’autres formes médiatiques, ils décident dans les jeux vidéo. En seulement cinq mois, leur public comme devant correspondre à une en leur transmettant des connaissances et des d’utiliser un média qu’ils connaissent peu : ils ont transformé ces réflexions en petits pro- représentation consensuelle du monde) et des usages les aidant dans ce processus d’expres- le jeu vidéo. Un partenariat a été conclu avec totypes vidéoludiques artisanaux. raisons ludiques (un jeu, vidéo ou pas, met sion vidéoludique. Action Média Jeunes et, ensemble, nous avons souvent en scène des conflits (2)). Dès ces pre- mené ce projet expérimental à la croisée de la L’expérience s’est déroulée sur un total d’en- miers ateliers, nous avons invité les partici- médiation culturelle et de l’éducation aux médias. viron 120 heures, et a demandé un investis- pants à adopter une posture créative : com- sement important de la part des participants. ment changerions-nous tel jeu pour que son Quatre phases se sont succédées. message soit différent ? Comment exprimer une vision du monde à travers un jeu ? 26 27 TRAVAUX EN COURS #2
Vous pouvez aussi lire