EVELYNE DE LA CHENELIÈRE LA VIE UTILE - précédé de - LES HERBES ROUGES / scène-s - Numilog
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EVELYNE DE LA CHENELIÈRE LA VIE UTILE précédé de ERRANCE ET TREMBLEMENTS LES HERBES ROUGES / scène-s
Collection « scène_s » La vie utile précédé de Errance et tremblements d’Evelyne de la Chenelière est le dixième titre de cette collection dirigée par Sylvain Lavoie.
De la même auteure Au bout du fil, théâtre, Montréal, Éditions Élaeis, 1999. Théâtre (Des fraises en janvier / Au bout du fil / Henri & Margaux / Culpa), théâtre, Saint-Laurent, Fides, 2003. Au bout du fil / Bashir Lazhar, théâtre, Paris, Éditions Théâtrales, 2004. Désordre public / Aphrodite en 04 / Nicht retour, mademoiselle, théâtre, Saint-Laurent, Fides, 2006. Éloges, essai, avec des textes et des photos d’Ariane Émond et de Martine Doucet, Outremont, Les Éditions du Passage, 2007. L’héritage de Darwin, théâtre, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, 2008. L’imposture, théâtre, Montréal, Leméac, 2009. Les pieds des anges ou De l’inquiétude existentielle à travers la représentation des anges, et de l’apparition de leurs pieds dans l’art de la Renaissance, théâtre, Montréal, Leméac, 2009. Le plan américain (avec Daniel Brière), théâtre, Montréal, Leméac, 2010. Bashir Lazhar, théâtre, Montréal, Leméac, 2011. La concordance des temps, roman, Montréal, Leméac, 2011. La chair et autres fragments de l’amour, théâtre, Montréal, Leméac, 2012. Lumières, lumières, lumières / Septembre, théâtre, Montreuil, Éditions théâtrales, 2015.
EVELYNE DE LA CHENELIÈRE La vie utile théâtre précédé de Errance et tremblements essai LES HERBES ROUGES
Les Herbes rouges remercient le Conseil des arts du Canada, le Fonds du livre du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec pour leur soutien financier. Les Herbes rouges bénéficient également du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec. © 2019 Éditions Les Herbes rouges Dépôt légal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2019 ISBN : 978-2-89419-686-1 (pdf)
Errance et tremblements
PREMIÈRE PARTIE ÉCRIRE SUR UN MUR Je me demande si ce que nous appelons poésie n’est pas en vérité quelque chose qui ne cesse d’habi- ter, de travailler et de sous-tendre la langue écrite pour la restituer à cet illisible dont elle provient et vers lequel elle nous maintient en marche. GIORGIO AGAMBEN Le feu et le récit La vie utile a été créée au printemps 2018 à Espace GO, après une résidence de trois ans qui allait, je l’ignorais au départ, ébranler profondément ma pratique et ma conception de l’écriture. Telles qu’imaginées par la directrice artistique Ginette Noiseux, les résidences à Espace GO veulent favoriser un dialogue soutenu entre le théâtre et l’artiste invitée. Pendant trois saisons, la résidente est appelée, d’une part, à initier et à inspirer des créations dans la programmation principale ; d’autre part, à investir un espace en marge de la saison régulière en développant des formes qui correspondent à ses questionnements et à ses désirs artistiques, puis en invitant, le cas échéant, d’autres artistes à se joindre à elle. Quand cette résidence
10 errance et tremblements m’a été offerte, j’ai été prise de vertige face à l’éventail des possibles, et j’ai eu le pressentiment que ce serait l’en- droit d’un conflit intérieur important, celui qui oppose le dehors et le dedans. C’est que, ironiquement, on m’invi- tait à occuper un lieu alors même que je me demandais dans quel endroit je vivrais mieux. Je tenais, avant de m’engager, à chercher en moi- même par quelle approche je pourrais nourrir cette rési- dence tout en étant en phase avec mes préoccupations les plus profondes, les plus vitales. Il fallait surtout que je trouve l’élan, le sursaut d’énergie, car, il faut bien le dire, cette invitation arrivait à un moment où j’éprouvais une grande fatigue morale par rapport à ce qu’on appelle cou- ramment le métier ou, de façon plus imagée, le milieu. Comment trouver une nécessité à mon travail quand le monde hurle et court à sa perte ? Comment croire encore en l’impact de l’art quand on ne fait plus de dis- tinction entre le poète et le publicitaire, entre une soirée au théâtre et une sortie au restaurant ? Comment, devant ce qui ressemble à une sorte de censure par l’excès, espérer tenir une parole qui ne soit pas immédiatement neutralisée ? « On dit que le sauvage en nous a disparu, que la civilisation touche à sa fin, que tout a déjà été dit et que nous venons trop tard pour être ambitieux 1 », déclarait en 1926 Virginia Woolf dans son essai Le cinéma. Bien que nous puissions déceler dans cette phrase une subtile et délicieuse ironie, je crois que ce qu’elle évoque est un sentiment douloureux commun à toutes les générations depuis toujours, celui d’être né trop tard. Pourtant, cette impression d’une irréparable rupture entre soi et le monde 1. Virginia Woolf, « Le cinéma », Essais choisis, trad. de Catherine Bernard, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2015, p. 296.
écrire sur un mur 11 a peu à voir avec l’époque ou avec l’année de notre naissance ; elle vient selon moi d’un décalage entre notre interprétation du réel et la manière dont il nous est présenté depuis l’enfance. Voilà la rupture qui, au moment où Ginette Noiseux m’offrait de devenir artiste résidente, me semblait grandir inexorablement. Avant d’accepter l’invitation, j’ai donc entamé un processus de réflexion qui m’a menée dans des endroits où j’évitais soigneusement de m’attarder jusque- là, des zones où je craignais de voir s’éteindre à tout jamais mon désir d’écrire. Car c’est de cela qu’il s’agit : maintenir en vie un désir de plus en plus chancelant. L’écriture qui domine la place publique, et particuliè- rement celle qui prend corps sur nos scènes, est souvent terriblement loin de ce que j’attends d’elle. Elle est deve- nue un espace qui s’apparente de plus en plus au tribunal, à la chaire et au confessionnal. On y fustige, on y accuse avec un aplomb qui me déconcerte, on y prêche au nom de vertus qui m’ennuient, enfin on y fait des aveux et des confessions à n’en plus finir, sans retenue, dans une quête d’absolution qui me met mal à l’aise. Je vois
12 errance et tremblements dans cette recherche de cautionnement un symptôme de notre époque en manque de garanties morales. Or ce qui nous maintient ensemble dans la médiocrité et le renon- cement, c’est le cautionnement généralisé. Le théâtre serait lentement devenu assujetti à son sujet, assimilable par une déclaration ; un art hygiénique, une subversion conformiste, arrogante, consommable, indiscutable qui, contrairement à ce qu’elle prétend, nourrit notre déni. Quelle place reste-t-il pour l’écoute, l’inquiétude, le doute, le désir, l’ambiguïté, le mystère, l’opacité, l’incer- titude ? Y a-t-il encore un espace vacant à investir ? En quel lieu ? Comment ? Pourquoi ? Pour qui ? Où se situe la véritable résistance ? Le milieu théâtral est-il condamné à être un entre-soi ? Me suis-je perdue dans une soumis- sion heureuse à laquelle je dois ma place dans cet entre- soi ? Suis-je vouée à redouter sans cesse la perte de cette place que l’on m’a faite ou que j’ai prise ? Ne vaudrait-il pas mieux essuyer un rejet définitif de la part du milieu plutôt que de tenter désespérément de lui correspondre pour m’y maintenir en vie ? Pourquoi m’arrive-t-il de souhaiter une exclusion qui ne me permettrait aucune réinsertion, qui ne me laisserait aucun espoir de pouvoir un jour le réintégrer ? Est-ce précisément l’espoir qui nous rend esclaves du pouvoir ? Devrais-je cesser à tout jamais d’espérer pour être enfin paria, enfin disqualifiée pour de bon, bref enfin libre ? Un peu comme quand, petite, je rêvais d’avoir ma place parmi les belles, les craintes, les désirables, les redoutables de la cour d’école dont le pouvoir me faisait envie : j’étais prête à tout pour obtenir leurs faveurs, pour qu’elles me tendent la main et me fassent une place dans leur lumière. Pourtant, s’il m’arrivait de gagner cette place, je m’y sentais aussitôt malheureuse parce que je
écrire sur un mur 13 savais qu’elles pouvaient me la confisquer sans raison, sans explication, et que cette place avait un prix : celui de ma liberté. Faut-il être bannie pour être affranchie, pour être à même de voir la possibilité d’un ailleurs ? Faut-il être en dehors ? Et jusqu’à quelle frontière suis-je prête à aller pour ne pas être tout à fait dedans ? Pour ne pas déve- lopper l’habileté d’adapter ma parole au goût du jour ? Pour ne pas devenir une artiste de circonstance ? Pour ne pas voir mon imagination canalisée, prise d’avance par ce qui ressemble de plus en plus aux lois intériorisées de l’offre et de la demande ? Pour ne pas être tentée de par- ticiper au jeu des gagnants, des vainqueurs, des décorés du théâtre, des belles de la cour d’école, et pour ne pas devenir aveugle à la violence de ce jeu ? Comment se fait- il que le théâtre, qui depuis le début de son histoire est un lieu où sont mis en cause les mécanismes de la domina- tion, participe aujourd’hui à la diffusion du dogme de la compétition, à la lutte pour le pouvoir auquel il prétend résister ? Ce sont ces questions, entre autres, que j’ai tenté d’arrimer à ma résidence, plutôt que les fuir. Pour que je puisse m’engager auprès d’Espace GO, il fallait absolument que je trouve une manière de me pro- jeter dans un geste signifiant – et toutefois incertain –, un endroit qui permette l’épanouissement de l’imprévisible, car, dans l’état où je me trouvais, je ne savais plus rien prévoir. J’ai donc proposé à Ginette Noiseux de fabriquer une forme qui se déploierait pendant toute ma résidence, et j’ai présenté mon projet en ces termes : Je souhaite déployer un geste artistique ample et lent. Je souhaite donner au mot résidence son sens
14 errance et tremblements littéral en m’installant au théâtre comme dans une demeure d’écriture. Je souhaite déplacer le geste de l’écriture, changer d’axe et de perspective, pour conquérir de nouvelles libertés. Je souhaite explorer les manières de rendre compte de la transformation, de l’effacement, de la progression de l’écriture, et rendre visibles les suppressions, les ratures, les corrections, de cette écriture mouvante. Je souhaite m’engager dans un geste dont je ne connais pas encore la signification exacte, et demeurer à l’affût du surgissement de sens. Je souhaite écrire « en transparence », sur des supports visibles, surdimensionnés, pour que le poème s’épanouisse dans l’édifice. Je souhaite maculer les lieux de mots, en donnant une dimension sensible et matérielle à l’écriture. Je souhaite que l’écrit soit ainsi « iconisé », et que les mots renvoient autant à leur image mentale qu’à leur image graphique et acoustique. Je souhaite que cette écriture, devenue inscription du langage, mette en relation l’éternité (traces de l’écriture) et l’instant (geste de l’écriture).
écrire sur un mur 15 Je souhaite que l’écriture, devenue graphie, soit en lien avec l’espace, le temps et la durée. Je souhaite enfin résister à la multiplication d’événements artistiques appelant chaque fois la promotion, la rentabilité, le commentaire, en me concentrant sur une seule démarche évolutive. J’ai nommé cela un chantier d’écriture, ma résidence artistique étant consacrée à écrire sur un long mur qui constitue un lieu de passage et de transition : le café-bar d’Espace GO. Ces trois années d’écriture ont pris forme en autant de couches, dont chacune cachait partiellement la précédente – tel un palimpseste. La première année, j’ai composé un montage de mots et de collages sur une surface en bois ; la deuxième année, j’ai poursuivi le travail sur une feuille de plexiglas qui a été posée à quelques centimètres de la surface en bois ; la troisième année, enfin, un tissu de tulle tendu, sur lequel j’ai cousu des formes et des mots, est venu compléter le mur. Inspi- rée des cocons et des chrysalides, cette dernière couche était pour moi une manière de mettre en latence les deux couches précédentes, tout en faisant ressentir leur potentiel. Il me semblait alors que, devant l’image fixe du mur, on pouvait avoir la sensation d’être face à des réalités temporelles multiples : le passé, peuplé d’icônes et de fantômes ; le présent, dont la perception est forcé- ment chaotique ; le futur, temps des possibles et de la fabrication.
16 errance et tremblements Je recommence Le 13 août 2014, j’ai pris un pinceau, je l’ai trempé dans la peinture rouge, j’ai grimpé sur un petit escabeau et j’ai tracé, sur le mur blanc, des lettres qui disaient « Je recommence ». Ainsi débutait ma résidence, par un geste que je voyais comme une courbe interminable, inachevable. Commencer ce mur me pétrifiait ; je ne pouvais me résoudre à le maculer d’une tache qui représenterait le commencement de quelque chose. En revanche, si la tache se désignait elle-même comme un recommence- ment, c’est-à-dire comme participant à une chose plus vaste et déjà en marche, je sentais que je serais soudaine- ment capable d’écrire. Oui, recommencer agissait en moi comme un moteur puissant, un mouvement transformé en but, un principe directeur qui allait, sans relâche – du moins, je l’espérais –, renouveler mon impulsion d’écrire en lui donnant des possibilités infinies. Et depuis ces premières lettres tracées, un objet singulier s’est fabriqué que j’essaie toujours de comprendre. Ce qui m’a galvanisée dans ce qui est devenu le titre du mur, Je recommence, c’est aussi sa valeur d’échec annoncé – car je conçois le recommencement comme une impossibilité fondamentale, une promesse indécente. J’emploie ici le mot recommencement en y injectant la notion de renouveau, et non pas simplement comme une récidive. Il ne s’agit pas seulement de réitérer, mais bien de re-commencer, c’est-à-dire de revenir à un état qui a précédé l’habitude du regard que l’on pose sur les choses. Pour tendre vers cette idée fantasmatique du re- commencement qui nécessite une reconfiguration totale du réel, je me suis projetée dans un désapprentissage radical fondé sur la mémoire et l’oubli, comme si la
écrire sur un mur 17 refonte de mon imaginaire devait d’abord passer par la réactivation, puis la réaffirmation de notre mémoire collective, transmise à travers le temps. J’ai donc choisi deux livres fondateurs, édificateurs de mon imaginaire et de mon rapport au réel, qui deviendraient les sources principales de mon exploration d’une mémoire enfouie : la Bible et le Précis de grammaire française. Pourquoi la Bible ? Que l’on pratique ou non une religion, que l’on soit de telle ou telle confession, notre héritage religieux est lourd et déterminant. Le sort de notre âme et son salut pèsent comme une malédiction muette sur toutes les consciences. Nous portons, depuis des millénaires, des processions d’images se divisant essentiellement en deux pôles : celles, terrifiantes, des cadavres, corps gonflés ou explosés, dévorés par les bêtes ou rongés par les flammes ; celles, sublimes, d’une promesse de repos, de béatitude, d’extase. Peut-être que ces pôles agissent comme deux bornes inconscientes qui nous permettent de tolérer l’intolérable du réel, de vivre tout en sachant l’horreur ordinaire de notre monde des vivants, de ne pas devenir fous devant les images meurtrières qui nous parviennent de partout, de nous berner nous-mêmes en envisageant la violence comme le fruit d’événements extérieurs quand elle fait partie de nous ; les images situées entre ces deux pôles constituent une sorte de vide ne laissant que peu d’em- preintes dans notre imaginaire. Paradoxalement, il s’agit d’un vide saturé, un creux plein. Ce qui m’intéresse d’explorer par l’écriture, c’est clairement cette rupture dans un régime d’images
18 errance et tremblements extrêmes, cet endroit que nous habitons, sorte de compromis iconique entre, d’un côté, la vue de notre propre décomposition et, de l’autre, cette contemplation extatique que les religions nous promettent. Comment investir cet espace – celui de notre existence terrestre – entre ce qu’on répugne à imaginer et ce dont on ose à peine rêver ? Mon travail veut envisager autrement cet endroit, le relire, le réinventer, en renouveler nos représentations ; le recommencer. Pourquoi la grammaire française ? Un arrachement, accidentel ou volontaire, est souvent le point de départ de cet état de réinvention auquel je tente d’accéder, ou, comme l’exprime Bernard-Marie Koltès, d’une « compréhension parfaite » du monde qui précé- derait tous les apprentissages, y compris – et peut-être surtout – celui de la langue. Comme si la langue avait le défaut, en désignant le monde, de justifier l’injusti- fiable, de nommer l’innommable : « Il s’agit de retrou- ver les facultés de perception premières, et d’autant plus profondes qu’elles sont premières. Il s’agit de chercher la compréhension parfaite, c’est-à-dire celle qui ignore l’exégèse et la justification 2. » L’exil serait une condition nécessaire à nos « facultés de perception premières », l’arrachement, la fuite comme opposition active au statu quo et à l’inertie, l’errance investie comme un projet nous permettant de quitter un territoire connu, familier jusqu’à l’aveuglement. 2. Bernard-Marie Koltès, Les amertumes, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 10.
écrire sur un mur 19 J’ai doublement appliqué cette notion d’exil sur mon mur d’écriture. D’abord, j’ai quitté une sorte de terre natale, le lieu où j’écris depuis l’enfance : la page. Je me suis arrachée à cette page où je suis née comme écri- vaine, dans l’espoir d’un renouvellement du regard que je pose sur le monde, et par le fait même de ma manière d’y répondre par l’écriture. Sans que je quitte Montréal, mon lieu d’écriture m’est devenu inconnu. J’ai aussi voulu m’exiler de ma propre langue, en partant du principe que la langue première non seulement désigne le réel, mais le moule et le scelle. J’ai donc cherché à m’en emparer comme d’une langue étrangère, ne serait-ce qu’en changeant mon rapport avec la calligraphie de ma langue maternelle ; en redécouvrant les dessins que trace son écriture. Écrire de toutes ses forces À l’entrée du théâtre, en guise de présentation de mon objet qui prenait forme, j’ai posé ces mots : Il n’y a pas longtemps, j’ai ressenti une émo- tion très vive devant un petit garçon de deux ans qui me racontait quelque chose. Je ne me sou- viens pas de la teneur de ses propos, mais je me souviendrai toute ma vie de son engagement dans l’exercice du langage. Je me souviens que j’ai pensé, alors qu’il reprenait son souffle : il parle de toutes ses forces. Ce n’était pas seulement le volume de sa voix qui était fort (au maximum de ce que lui
20 errance et tremblements permettaient son souffle et ses cordes vocales, me semblait-il), c’était la force de son corps tout entier investi dans l’effort de dire, c’était une force vitale incommensurable, c’était l’énergie déployée pour trouver le mot qui ferait de lui un être entendu, compris, c’était comme une main tendue par la langue, c’était la recherche difficile du chemin, ce parcours mental du combattant qui relie le désir au concept, le concept au mot, le mot à la phrase, la phrase à son élocution. Chaque morceau de phrase prononcé était une ébauche, une tentative, le contraire du désespoir. Chacune des parcelles de son être semblait être sollicitée pour rendre possible la parole éclatante, vibrante, pleine. J’ai le désir d’être comme ce petit garçon. J’ai le désir d’écrire de toutes mes forces. L’engagement corporel réquisitionné par l’action d’écrire sur un mur fut pour moi une manière de rendre visible et sensible la signification de mon engagement envers la création. J’ai eu la sensation d’écrire l’écriture, c’est-à-dire de la tracer, de la peindre, de la coller, de lui donner une matérialité, voire une démesure qui trans- cende la pensée elle-même. Écrire debout, couchée, perchée, en faisant le pari qu’un corps investi dans l’écriture peut arracher la langue à son propre système d’aliénation, de banalisation, d’assujettissement. Comme si seul le corps pouvait rétablir l’étrangeté des mots, les dégager de toute valeur
M Collection « scène_s » Collection « s « Et je vivrais ainsi, perchée, dans «ceEt véritable je vivraischantier, ainsi, perchée, un da chantier d’écriture qui ressemblerait chantier à un jardin d’écriture suspendu… qui ressemble » Durant trois ans, Evelyne de la Chenelière Durant atrois écritans, sur Evelyne un mur de la C d’Espace GO, construisant de jour en d’Espace jour la résidence GO, construisant artis- de jo tique qui allait ébranler profondémenttique sa pratique. qui allaitElle ébranler raconte profondém ce parcours de création dans l’essai ce parcours Errance de création dans l’es et tremblements. La pièce La vie utile est issue de La cette pièce résidence. La vie utileJeanne est issue s’affaire dans son appartement quand s’affunairehomme dans son apparaît appartement : c’est la Mort. En même temps, Jeanne c’estenfant la Mort.fait En unemême chutetemps, mortelle à cheval. On ne sait pas quelle mortelle Jeanne à cheval. rêve deOn l’autre, ne sait pas laquelle meurt vraiment. En même temps, laquelle le meurt père de vraiment. Jeanne,En mêm présence spectrale, parle de la mort.présence En mêmespectrale, temps, devantparle de la m l’agonie de son père, Jeanne enfantl’agonie décide de ne sonpaspère,croire Jeanne en en Dieu. En même temps, lors d’une enpromenade Dieu. En même en forêt, la lors d temps, mère de Jeanne lui enseigne maladroitement mère de Jeanne les grands lui enseigne prin- ma cipes de l’existence. En même temps, cipes les de motsl’existence. tombent, En telsmême te des flocons de neige, en désordre. des flocons de neige, en désordr La vie utile allie la reconstitution anarchique du passé La vie utile allie laà reconstitution la fabri- a cation d’un avenir incertain, tempscation superposés d’un avenir comme incertain, les tem différentes couches du mur d’écriture diffde érentes l’artiste. couches Une œuvre du mur d’éc palimpseste où la mémoire devient spectacle. palimpseste où la mémoire devie Formée en littérature et en jeu, Evelyne Formée de la enChenelière littérature et esten jeu, écrivaine et comédienne. La finesseécrivaine de son œuvre et comédienne. prolifique La fine fait d’elle l’une des figures les plus fait d’elle significatives l’une desde filagures le dramaturgie québécoise. dramaturgie québécoise. ISBN 978-2-89419-683-0 9 7828 9 4 19 6 8 3 0
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