Filières d'accès à l'interruption volontaire de grossesse en France : approches qualitative et quantitative

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© Masson, Paris, 2003.                                                      Rev Epidemiol Sante Publique, 2003, 51 : 631-647

Filières d’accès à l’interruption volontaire de grossesse en France :
approches qualitative et quantitative
Access to health care for an induced abortion: qualitative and quantitative approaches

N. BAJOS(1), C. MOREAU(1), M. FERRAND(2), J. BOUYER(1)
(1) INSERM-INED U569/IFR 69, Hôpital de Bicêtre, 94276 Le Kremlin-Bicêtre. Email : bajos@vjf.inserm.fr
(Tirés à part : N. Bajos).
(2) IRESCO-CNRS/INED, 59, rue Pouchet, 75017 Paris.

  Background: Despite recent studies showing evidence that the organisation of the French health
care system raises some problems concerning access to abortion, far little is known on the reality of
access conditions and the views of women on the difficulties they experience when they attend an
abortion clinic. In this article, we discuss the complementarity of materials from two surveys one
qualitative, the other quantitative in the study of patterns of care for an abortion.
  Methods: The qualitative survey included 51 women who reported a history of induced abortion,
selected from a qualitative study on unintended pregnancy in France. The quantitative survey included
480 women, who had an abortion in the past 10 years. These women were selected from a represen-
tative sample of 2863 women aged 18 to 44, who participated in a study on contraception and
abortion.
  Results: The variety of patterns of care for an abortion, the rareness of dysfunctions in the health
care system and the importance of the first professional women contacted, demonstrated in the quali-
tative survey, were confirmed in the quantitative survey. The quantitative survey enabled quantifying
the distribution of the different patterns of care. It also permitted to identify factors associated with
the choice of first professional contacted and with the type of subsequent patterns of care. The quali-
tative survey permitted to explore these patterns of care and to highlight the interaction between the
women’s request and the representation of the legitimacy of their request. Difficulties of access seemed
to be linked to the lack of support women experienced in the process of finding an abortion clinic.
Results suggest that general practitioners are less well informed of the procedures required for an
abortion than other professionals. However, the qualitative survey also shows that problems of access
cannot be reduced to the lack of information of professionals, as their practice was also linked to their
own representation of abortion, and their perception of the legitimacy of the women’s request.
  Conclusion: Our results underline the need for the definition of a clear health policy that should
include two priorities: the improvement of the visibility of health care supply for an abortion and the
promotion of information delivered to health care professionals.
Induced abortion. Access to health care. Patterns of care. Qualitative survey. Quantitative survey.

  Position du problème : Alors que des études récentes font état de dysfonctionnement dans le système
de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, les conditions concrètes d’accès au
système de soins et les points de vue des femmes sur les difficultés qu’elles rencontrent restent largement
méconnues. L’objet de cet article est de discuter la complémentarité de matériaux issus de deux enquêtes

Texte reçu le 16 juin 2003. Acceptation définitive le 8 septembre 2003.
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sur la contraception et l’avortement, l’une quantitative, l’autre qualitative, pour étudier les filières
d’accès au système de soins.
   Méthodes : L’enquête qualitative a porté sur 51 femmes ayant eu une interruption volontaire de
grossesse et qui ont participé à une enquête sur les grossesses non prévues en France. L’enquête quan-
titative porte sur 480 femmes ayant eu une interruption volontaire de grossesse dans les 10 ans. Les
femmes ont été recrutées dans le cadre d’une enquête sur la contraception et l’avortement, conduite
auprès d’un échantillon aléatoire représentatif de 2 863 femmes de 18-44 ans.
   Résultats : La diversité des filières suivies par les femmes, le faible niveau de dysfonctionnement et
l’importance du premier interlocuteur mis en évidence dans l’enquête qualitative ont été confirmés par
l’enquête quantitative. Cette dernière a permis de quantifier la répartition des différents parcours – et
de mettre en évidence un certain nombre de facteurs associés au choix du premier interlocuteur et au
type de filière suivie. L’approche qualitative a permis d’explorer ces filières et de mettre à jour les
conditions de l’interaction entre la demande des femmes et les représentations de la légitimité de leur
demande. Les problèmes rencontrés apparaissent ainsi liés à l’absence d’encadrement de la femme
dans ses démarches pour trouver le centre d’interruption volontaire de grossesse. Les résultats
suggèrent que les généralistes semblent moins bien informés sur les procédures à suivre. L’enquête
qualitative montre toutefois qu’on ne peut réduire les problèmes de prise en charge au seul manque
d’information des acteurs concernés car leurs pratiques renvoient aussi à leurs représentations en la
matière.
   Conclusion : Les résultats montrent l’absence d’une politique sanitaire claire, où se dégageraient
deux priorités : celle d’une meilleure visibilité de l’offre du système de soins en matière d’interruption
volontaire de grossesse et celle d’une meilleure information des praticiens.
Interruption volontaire de grossesse. Filières de soins. Approche qualitative. Approche quantitative.

INTRODUCTION                                                     la pratique contraceptive permettra l’éradication),
                                                                 l’interruption volontaire de grossesse est un acte
  L’interruption volontaire de grossesse (IVG)                   peu gratifiant sur le plan professionnel. Quelles
n’est pas perçue comme un acte médical comme
                                                                 que soient les techniques utilisées (chirurgicales
les autres ; elle engage des questions éthiques et
                                                                 et encore plus médicamenteuses), l’acte lui-
philosophiques spécifiques : le droit à la vie, le
                                                                 même est considéré par les praticiens comme un
droit de disposer de son corps, le rapport à la
                                                                 geste médical relativement simple, qui ne pré-
maternité et au désir d’enfant, les rapports de
couple, etc. La loi dépénalisant sa pratique dans                sente pas d’enjeux scientifiques ou techniques
certaines conditions tient compte de cette spécifi-              particuliers. Les IVG sont d’ailleurs générale-
cité : la décision de la légitimité de l’intervention            ment confiées à des médecins ayant souvent un
est laissée explicitement à la femme que « sa                    statut précaire. Cette désaffection se concrétise
grossesse met en état de détresse » et cette singu-              par des difficultés de recrutement des personnels
larité est compensée par la possibilité offerte au               médicaux et paramédicaux dans les centres
praticien de refuser de pratiquer cet acte, en invo-             d’IVG qui dépassent largement la question de la
quant « la clause de conscience ». Cette double                  baisse démographique du nombre de spécialistes
particularité a généré, notamment au moment du                   en gynécologie obstétrique [2]. Elle participe du
vote (1974) et de la révision de la loi (1979), une              dysfonctionnement du système de prise en charge
certaine « crise déontologique, avec la remise en                des IVG en France récemment mis en évidence à
cause de la fonction traditionnelle du médecin,                  partir d’une analyse de l’offre de soins [3], ana-
crise aussi dans la pratique concrète par la                     lyse qui souligne également l’attitude moralisa-
modification apportée à la relation praticien-                   trice et culpabilisante, adoptée par certains
patiente » [1].                                                  personnels soignants, qui augmente les obstacles
                                                                 et les difficultés rencontrées par les femmes.
  Toujours quelque peu stigmatisée socialement
(au mieux reconnue comme un ultime recours,                        Les conditions concrètes de prise en charge
dont on espère toujours que le développement de                  des IVG et les points de vue des femmes sur les
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG                                                      633

difficultés qu’elles rencontrent lors de leur         définitif de sa décision [7]. Dans cette perspec-
demande d’IVG restent largement méconnus.             tive, le « colloque singulier peut être le lieu de
L’objet de cet article est d’explorer ces parcours    production d’un discours normatif en matière de
d’accès, à partir de matériaux issus de deux          procréation » [1, 8], qui peut faciliter, ou à
enquêtes sur la contraception et l’avortement,        l’inverse entraver, les démarches que la femme
l’une quantitative, l’autre qualitative, et de mon-   doit ensuite entreprendre. Étant donnée la lour-
trer la complémentarité de ces deux approches.        deur du dispositif légal, un médecin hostile ou
Nous ne traiterons pas ici de la manière dont les     simplement mal informé peut placer la femme
femmes ont vécu cet événement ni de la manière        dans une situation de « dérive institutionnelle »
dont elles déclarent avoir été accueillies.           en allongeant sensiblement ses démarches.
                                                      L’attitude du premier interlocuteur serait ainsi
  Les déterminants classiquement retenus pour
                                                      d’autant plus importante que la femme dispose
analyser les inégalités d’accès aux soins, notam-
                                                      moins de ressources personnelles lui permettant
ment ceux relatifs à l’appartenance sociale [4],
                                                      de se réorienter facilement.
ne sont pas forcément les seuls pertinents dans
le cas de l’IVG, compte tenu de la spécificité           C’est ce point, le choix et le rôle du premier
de cet acte, évoquée précédemment. Dans le            interlocuteur, que nous allons particulièrement
contexte de relative complexité juridique qui         étudier ici. Après avoir rappelé les grandes lignes
encadre le recours à l’IVG (annexe 1), et dans la     méthodologiques de l’enquête qualitative et de
mesure même où toute publicité était interdite        l’enquête quantitative, nous analyserons dans un
jusqu’en juillet 2001 et où l’avortement n’est        premier temps quel est le premier interlocuteur
pas une pratique considérée comme anodine, on         contacté en fonction des ressources dont dispo-
peut penser que la manière dont les femmes            sent les femmes. Dans un second temps, nous
vont mener leurs démarches est fortement déter-       étudierons les filières suivies selon les caractéris-
minée par les ressources, notamment relation-         tiques de ce premier interlocuteur. Ces différen-
nelles, qu’elles peuvent mobiliser. Ces               tes analyses sont basées sur une lecture conjointe
ressources sont d’ailleurs socialement marquées       des matériaux issus de deux recherches conçues
s’agissant de la parole sur la vie affective et       d’emblée comme complémentaires, traitant l’une
sexuelle [5]. Certaines femmes sont bien infor-       et l’autre des pratiques et des représentations
mées, soit parce qu’elles ont déjà vécu cet évé-      en matière de contraception et d’avortement.
nement, soit parce qu’une personne de leur            L’enquête quantitative vise à décrire et quantifier
entourage connaît les filières d’accès : on peut      toutes les filières suivies par les femmes pour
alors penser que l’accès à l’IVG sera plus direct     accéder au système de soins et à identifier les
et rapide. D’autres, jamais confrontées au pro-       facteurs liés à ces différents parcours. L’appro-
blème, vont tenter de trouver de l’aide auprès        che qualitative a été conçue pour étudier le sens
d’un professionnel de santé qui n’est d’ailleurs      que les femmes donnent à leurs pratiques (en
pas nécessairement leur médecin habituel. Si ce       matière de contraception et de rapport à la mater-
professionnel n’assure pas la prise en charge de      nité) et aux événements auxquels elles sont con-
la demande, alors les réseaux familiaux, ami-         frontées : leur système de valeurs, leurs repères
caux ou professionnels peuvent s’avérer déter-        normatifs, leur lecture de leurs propres expérien-
minants.                                              ces [9]. L’enquête qualitative a aussi été utilisée
                                                      pour concevoir le questionnaire de l’enquête quan-
   La femme qui consulte pour une grossesse
                                                      titative.
qu’elle veut interrompre peut aussi se trouver
face à un praticien qui n’approuve pas ce type de
pratique. Selon Friedson [6], un conflit de pers-     MÉTHODOLOGIE
pectives est latent ou présent, à des degrés
divers, dans toute relation médecin-patient. Bien     L’ENQUÊTE QUALITATIVE :
que la décision d’IVG relève de la femme, elle        CONSTITUTION DE L’ÉCHANTILLON,
reste dépendante du praticien qui va l’aider à        GUIDE D’ENTRETIEN ET MÉTHODE D’ANALYSE
s’orienter et qui doit « informer la femme des           L’objectif de l’enquête qualitative est de saisir, à travers les
risques qu’elle prend » et s’assurer du caractère     récits des femmes, les logiques structurantes à l’œuvre dans
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leurs pratiques contraceptives et abortives en tenant compte         Entretiens
de leurs trajectoires sociales, affectives, relationnelles et
contraceptives1 .                                                       Les entretiens, de type semi-directif à orientation biogra-
                                                                     phique, ont tous été effectués en 1999 et 2000 par les membres
Échantillon                                                          de l’équipe, sur la base d’un guide d’entretien commun éla-
                                                                     boré à partir de quelques entretiens libres exploratoires. Après
   Afin d’assurer la diversité socio-démographique du                une brève présentation des objectifs de l’enquête, la femme
corpus2, plusieurs pistes ont été poursuivies [11]. Des affiches     était invitée à décrire le contexte et l’ensemble des événe-
sollicitant des témoignages de femmes confrontées à une              ments ayant entouré la survenue de sa grossesse non prévue.
grossesse non prévue dans les cinq dernières années ont été          Des relances spécifiques étaient prévues, portant notamment
déposées dans des cabinets de gynécologie et dans des centres        sur les conditions d’accès au système de soins : sollicitation
du Planning Familial. Des annonces ont par ailleurs été              de l’entourage, type de premier interlocuteur, déroulement
publiées dans des mensuels féminins (Cosmopolitan, Girls,            des démarches, difficultés éventuelles, conditions de prise en
Jeune et Jolie) qui touchent un lectorat très diversifié tant du     charge. Les entretiens (questions et réponses) ont été enregis-
point de vue social que géographique. Des pistes supplémen-          trés et intégralement retranscrits. Ils ont tous été anonymisés.
taires ont dû être explorées pour contacter des femmes issues
de l’immigration maghrébine et des femmes s’étant trouvées           Analyse
hors délai légal d’IVG3.
                                                                        Pour traiter de l’accès aux soins, nous avons retenu, dans
   Au total, 73 femmes ont été interrogées dans différentes          les entretiens, la séquence qui va du moment de la prise de
régions françaises. Sur les 73 femmes, 12 ont moins de               décision de recourir à l’IVG à celui de la réalisation de
20 ans, 32 entre 21 et 30 ans, et 29 plus de 30 ans. Près de la      l’acte. Nous traiterons ici des démarches, des temporalités
moitié des femmes étaient en couple au moment de la surve-           et des interlocuteurs identifiés au long de ce parcours. En
nue de la grossesse (32 sur 73) et 35 avaient déjà des enfants.      approfondissant les dysfonctionnements, les blocages et les
Moins d’une sur deux (34) avait un niveau d’études supérieur         lenteurs de certains parcours, il est possible de mettre au
au baccalauréat, 8 avaient le niveau baccalauréat, 26 un             jour les points de fragilité du dispositif de prise en charge.
niveau inférieur et 5 d’entre elles aucun diplôme. La majorité       Ce sont ainsi les cas les plus extrêmes 4 qui nous ont permis
(54/73) habitait dans une grande agglomération (Paris, proche        de saisir l’importance fondamentale du premier profession-
banlieue ou grande ville de Province). Au total, 51 ont eu           nel, pour la facilité et la rapidité de l’accès au centre
recours à l’IVG et 22 ont poursuivi la grossesse (annexe 2).         d’IVG, et de la dimension relationnelle de la consultation
                                                                     médicale. Ces éléments nous ont conduits à élaborer une
                                                                     analyse plus globale s’appuyant sur une typologie des par-
                                                                     cours en fonction du degré d’implication du premier pro-
                                                                     fessionnel contacté dans l’enquête qualitative, et à articuler
                                                                     l’analyse quantitative autour du rôle joué par ce premier
     1                                                               professionnel.
        La recherche GINE a été conduite par une équipe
composée de chercheuses de l’INSERM, du CRESP, du CNRS
et de l’Université : N Bajos, A Bachelot, D Cèbe, P Donati,          L’ENQUÊTE QUANTITATIVE :
S Durand, M Ferrand, D Hassoun, C Philippe, R Turki,                 CONSTITUTION DE L’ÉCHANTILLON,
F Vatin.                                                             QUESTIONNAIRE ET MÉTHODE D’ANALYSE
      2
         Selon les techniques habituelles de constitution d’un
échantillon qualitatif, ce n’est pas la représentativité de la          Les données sont issues de l’enquête COCON (Cohorte
population dans son ensemble qui a été recherchée mais plu-          Contraception), enquête socio-épidémiologique de cohorte
                                                                     sur les pratiques contraceptives et le recours à l’IVG en
tôt une diversification [10]. Il s’agit avant tout de ne pas lais-
                                                                     France5. Le questionnaire de cette enquête à été élaboré en
ser de côté des cas de figure significatifs sociologiquement,        s’appuyant sur les premières analyses de l’enquête qualita-
même si certaines configurations sociales peuvent ne pas être        tive, de façon à, d’une part, pouvoir comparer le type de maté-
présentes.                                                           riau recueilli par l’une ou l’autre approche, et faire, d’autre
     3
        Les femmes issues de l’immigration maghrébine ont été
contactées grâce à plusieurs techniques. La méthode « boule              4
de neige », qui consiste à demander à une femme interrogée                  Comme le souligne Baudelot, « si la statistique incarne
les coordonnées d’autres femmes s’étant trouvées dans la             souvent la force du destin en sociologie (…), les minorités sta-
même situation, s’est révélée assez efficace. Mais nous nous         tistiques recèlent sous une forme concentrée des trésors de
sommes aussi adressées à des associations d’aide aux tra-            propriétés sociales qui informent davantage sur la structure
vailleurs étrangers et à un centre d’IVG amené à prendre             du système, la logique de son fonctionnement… L’insignifiant
souvent en charge des femmes étrangères. Quant aux femmes            statistique est sociologiquement significatif » [12].
                                                                          5
ayant dépassé le délai légal de recours à l’IVG, des contacts               L’équipe de recherche COCON est composée de cher-
ont été pris, en région parisienne ou en province, avec plu-         cheurs de l’INSERM, de l’INED et du CNRS : N Bajos, N Job-
sieurs centres du Planning Familial qui les orientent vers des       Spira, J Bouyer, B Ducot, M Ferrand, H Goulard, D Has-
structures de soins d’autres pays européens où la législation        soun, M Kaminski, N Lelong, H Leridon, C Moreau, P Oustry,
quant au délai est plus souple.                                      N Razafindratsima, C Rossier, J Warszawski.
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG                                                         635

part, dialoguer les analyses, permettant ainsi complémentarité      lation ou de succession entre les différents intervenants. Deux
et approfondissement des deux techniques.                           types de filières ont été définies [14] :

Échantillon                                                            – les filières « directes » correspondent à un parcours pour
                                                                    lequel il n’existe pas d’intervenant intermédiaire entre le pre-
   Un échantillon représentatif de 2 863 femmes, âgées 18 à         mier interlocuteur professionnel contacté et le centre prati-
44 ans et vivant en France, a été interrogé par téléphone entre     quant les IVG ; certaines filières dites directes peuvent
septembre 2000 et janvier 2001. L’échantillonnage a été élaboré     toutefois compter plusieurs contacts avec différents établisse-
selon un plan de sondage complexe, visant à sur-représenter         ments pratiquant des IVG, ce qui traduit un problème de place
certaines catégories de femmes, celles qui avaient eu une           ou d’organisation au sein des établissements et non un pro-
grossesse non prévue et/ou une IVG au cours des 5 années            blème d’articulation entre les différents types de profession-
précédant l’enquête, de façon à pouvoir étudier l’accès aux         nels contactés ; à titre d’exemple, les parcours suivants sont
soins pour un recours à l’IVG sur un (sous)-échantillon suffi-      classés parmi les filières directes : la femme qui s’adresse en
samment grand [13].                                                 premier lieu à l’hôpital et ne contacte pas d’autres interve-
                                                                    nants ; celle qui contacte un médecin libéral (généraliste ou
   L’analyse prend en compte ces probabilités d’inclusion iné-
                                                                    spécialiste) puis directement un centre pratiquant les IVG,
gales en attribuant à chaque femme un poids égal à l’inverse de
                                                                    sans autre intervenant contacté ;
sa probabilité d’être sélectionnée. Dans cet article, les résul-       – les filières « indirectes » se caractérisent par des trajectoi-
tats sont présentés en rapportant systématiquement les effec-       res au cours desquelles, après le premier interlocuteur, un ou
tifs bruts et les pourcentages pondérés.                            plusieurs autres intervenants ont été sollicités avant de contac-
Questionnaire                                                       ter un centre d’IVG ; à titre d’exemple, on considère comme
                                                                    une filière indirecte, un parcours dans lequel le premier inter-
   Le module du questionnaire de l’enquête Cocon traitant de        locuteur contacté est un généraliste, puis la femme consulte
l’accès aux soins visait à recueillir un certain nombre d’infor-    un gynécologue, et enfin s’adresse à une structure pratiquant
mations sur le parcours des femmes demandant une IVG. Les           les IVG.
femmes étaient d’abord interrogées sur les différents contacts         Dans 8 % des cas, les informations fournies sur les diffé-
pris avec les professionnels médicaux ou sociaux à l’occasion       rents contacts n’étaient pas suffisantes pour savoir si les
de leur demande d’IVG, et en particulier sur le premier inter-      médecins contactés étaient des médecins libéraux ou hospita-
locuteur contacté. Les questions permettaient d’identifier le       liers. Ces situations (n = 35) n’ont donc pas été retenues dans
type et le nombre de professionnels contactés, mais ne resti-       l’analyse des filières.
tuaient pas la chronologie exacte du parcours, trop complexe
à obtenir avec cette méthode à distance de l’événement. Dif-           L’analyse univariée a été effectuée selon les méthodes sta-
férence notable avec l’approche qualitative, le questionnaire       tistiques habituelles (test de χ2 pour les pourcentages et ana-
ne renseignait pas sur les raisons des contacts ultérieurs, et en   lyse de variance pour les moyennes). L’analyse multivariée a
particulier, il n’était pas possible de savoir si ces rencontres    fait appel à la régression logistique polytomique, le facteur à
avaient été induites par le premier interlocuteur ou si elles       expliquer (le premier interlocuteur contacté) comportant
relevaient de l’initiative de la femme. De même n’étaient pas       4 classes. Pour toutes les analyses multivariées, ont été rete-
différenciés les contacts par téléphone de ceux en face à face.     nues dans les modèles les variables dont l’association univa-
Le questionnaire permet de dater le terme de la grossesse au        riée avec la filière avait un degré de signification inférieur ou
moment du premier contact ainsi qu’au moment de l’interven-         égal à 25 %.
tion, donnant ainsi le laps de temps correspondant à la prise           L’analyse des matériaux qualitatifs et quantitatifs a été
en charge. Le questionnaire a intégré les différentes expres-       conduite en privilégiant une logique thématico-temporelle :
sions et dimensions relevées dans le discours des femmes lors       les déterminants de l’entrée dans une filière puis l’analyse des
de l’enquête qualitative afin de tenir compte de leurs repré-       filières suivies.
sentations sur l’IVG.

Analyse                                                             RÉSULTATS ET DISCUSSION
   L’analyse de l’accès aux soins porte sur les 480 femmes
qui déclarent une IVG au cours des 10 dernières années et qui       RESSOURCES SOCIALES
répondent aux questions sur l’accès aux soins. Nous avons           ET PREMIER PROFESSIONNEL CONTACTÉ
choisi de limiter notre étude aux 10 dernières années afin de
limiter le biais de mémoire et de diminuer l’impact de l’évo-          Les facteurs associés au choix du premier inter-
lution du dispositif de prise en charge sur les modalités du        locuteur étant apparus différents selon l’âge de la
recours aux soins, tout en conservant un échantillon suffisam-      femme au moment de l’IVG, l’analyse quantita-
ment important pour l’analyse.                                      tive a été conduite séparément pour les femmes
   Une variable de filière de soins a été élaborée qui prend en     ayant moins de 30 ans au moment de l’IVG et
compte l’ensemble des contacts effectués par la femme avec          pour les femmes plus âgées (tableaux I et II). Les
des acteurs médicaux ou sociaux, entre le moment où elle            femmes de moins de 30 ans qui ne sont pas sui-
prend la décision de recourir à l’IVG et celui où elle est reçue
dans un centre pouvant la prendre en charge pour son IVG.
                                                                    vies régulièrement par un médecin s’adressent
En s’appuyant sur les observations recueillies dans l’enquête       plus souvent à un centre médico-social que les
qualitative, cette variable rend compte des logiques d’articu-      autres (généralement au planning familial). Celles
636                                          N. BAJOS ET COLLABORATEURS

TABLEAU I. — Premier interlocuteur contacté selon les caractéristiques des femmes ayant moins de 30 ans au moment de l’IVG
(N = 263) (Enquête COCON).

                                             Structure         Centre
                                                                              Gynécologue       Généraliste          Total
                                            hospitalière    médico-social
          Total                               n = 56            n = 45           n = 106           n = 56          N = 263
Âge à l’IVG(années) p = 0,49 (univariée)
  < 20                      (n = 35)          29,9 %           25,1 %            29,4 %           15,6 %            100 %
  20 à 24                   (n = 109)         25,1 %           18,3 %            35,7 %           21,0 %            100 %
  25 à 29                   (n = 119)         24,1 %            9,4 %            45,1 %           21,4 %            100 %
                                                                     a
Niveau d’éducation p = 0,08 (univariée ) -> p = 0,03 (multivariée) *
  < bac                     (n = 107)         23,0 %           11,5 %            38,1 %           27,4 %            100 %
  Bac                       (n = 59)          14,9 %           21,5 %            48,4 %           15,2 %            100 %
  > bac                     (n = 97)          34,7 %           17,9 %            37,4 %           10,0 %            100 %
                                                        a
Revenu p = 0,21 (univariée) -> p = 0,16 (multivariée) *
  Bas                       (n = 97)          25,6 %           15,9 %            30,1 %           28,4 %            100 %
  Moyen                     (n = 77)          17,0 %           15,2 %            49,5 %           18,3 %            100 %
  Élevé                     (n = 79)          28,2 %           13,1 %            48,6 %           10,1 %            100 %

Situation professionnelle p = 0,30 (univariée)
  Active                    (n = 135)         25,2 %            9,7 %            42,0 %           23,0 %            100 %
  Étudiante                 (n = 67)          25,9 %           24,0 %            34,1 %           16,0 %            100 %
  Au chômage                (n = 28)          40,7 %           17,2 %            22,4 %           19,8 %            100 %
  Non active                (n = 33)          10,5 %           14,2 %            54,2 %           21,0 %            100 %
Avait au moins un enfant avant l’IVG p = 0,50 (univariée)
  Oui                       (n = 97)          22,3 %           10,7 %            43,2 %           23,8 %            100 %
  Non                       (n = 166)         27,3 %           17,9 %            36,6 %           18,2 %            100 %
Antécédents d’IVG p = 0,05 (univariée) -> p = 0,16 (multivariée) a
  Oui                       (n = 39)          24,2 %           29,7 %            21,6 %           24,5 %            100 %
  Non                       (n = 224)         25,3 %           12,1 %            42,7 %           19,9 %            100 %
Utilisation d’une contraception au moment de la conception p = 0,11 (univariée ) -> p = 0,15 (multivariée) a
  Oui                       (n = 149)         23,5 %           10,5 %            46,2 %           19,8 %            100 %
  Non                       (n = 101)         27,2 %           20,8 %            27,8 %           24,2 %            100 %
Suivi gynécologiqueb p = 0,01 (univariée ) -> p = 0,003 (multivariée) a
  Pas de suivi              (n = 26)          16,9 %           29,8 %            26,4 %           26,8 %            100 %
  Gynécologue               (n = 190)         22,6 %           10,9 %            47,2 %           19,2 %            100 %
  Généraliste               (n = 43)          40,7 %           23,0 %            11,8 %           24,4 %            100 %
n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba-
bilité d’inclusion et le redressement).
a
  Pour toutes les variables incluses dans le modèle multivarié (régression polytomique), les résultats de l’analyse multivariée
(valeurs de p) sont indiqués en complément des valeurs de p de l’analyse univariée.
b
  Les items de la variable suivi gynécologique sont exclusifs. Une femme suivie à la fois par un gynécologue et un généraliste,
est classée dans la catégorie « suivi par un gynécologue ».
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG                                                     637

TABLEAU II. — Premier interlocuteur contacté selon les caractéristiques des femmes de 30 ans et plus au moment de l’IVG
(N=187) (Enquête COCON).

                                                    Structure        Centre
                                                                                Gynécologue        Généraliste       Total
                                                   hospitalière   médico-social
               Total                                  n = 22            n = 19       n = 94          n = 52         N = 187

Âge à l’IVG (années) p = 0,41

    30 à 34                          (n = 99)        13,5 %          12,6 %          38,1 %          35,8 %          100 %
    35 et +                          (n = 88)         7,8 %             5,4 %        44,3 %          42,4 %          100 %
                                                                    a
Niveau d’éducation p = 0,15 (univariée) -> p = 0,23 (multivariée)
    < bac                            (n = 88)         8,4 %          11,4 %          36,9 %          43,3 %          100 %
    Bac                              (n = 42)         2,2 %             8,8 %        35,4 %          26,7 %          100 %
    > bac                            (n = 57)         8,5 %             3,9 %        60,9 %          34,1 %          100 %
Revenu p = 0,19 (univariée) -> p = 0,04 (multivariée) a
    Bas                              (n = 59)        12,4 %          16,2 %          30,4 %          40,9 %          100 %
    Moyen                            (n = 43)        11,4 %             5,2 %        59,6 %          23,9 %          100 %
    Élevé                            (n = 73)        10,7 %             4,3 %        44,4 %          40,6 %          100 %

Situation professionnelle p = 0,64 (univariée)
    Active                          (n = 137)        10,0 %             7,2 %        41,9 %          40,9 %          100 %
    Chômage / non active             (n = 50)        13,4 %          14,3 %          38,3 %          34,1 %          100 %
                                                                                          a
Avait au moins un enfant avant l’IVG p = 0,01 (univariée) -> p = 0,005 (multivariée)
    Oui                             (n = 162)        10,5 %             7,3 %        40,7 %          41,4 %          100 %
    Non                              (n = 25)        15,9 %          29,0 %          40,5 %          14,6 %          100 %

Antécédent d’IVG p = 0,03 (univariée ) -> p p = 0,03 (multivariée)

    Pas de suivi                     (n = 19)        17,0 %          18,9 %          27,2 %          36,9 %          100 %
    Gynécologue                     (n = 145)        10,7 %             9,3 %        46,3 %          33,7 %          100 %
    Généraliste                      (n = 19)         4,6 %             1,8 %        19,0 %          74,6 %          100 %
n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba-
bilité d’inclusion et le redressement).
a
  Pour toutes les variables incluses dans le modèle multivarié (régression polytomique), les résultats de l’analyse multivariée
(valeurs de p) sont indiqués en complément des valeurs de p de l’analyse univariée.
b
 Les items de la variable suivi gynécologique sont exclusifs. Une femme, suivie à la fois par un gynécologue et un généraliste,
est classée dans la catégorie « suivi par un gynécologue ».
638                                    N. BAJOS ET COLLABORATEURS

qui sont suivies par un gynécologue s’adressent         niveau d’éducation élevé, ce type de recours,
préférentiellement à celui-ci, tandis que celles qui    habituellement peu utilisé en première instance,
sont suivies par un généraliste contactent souvent      serait l’expression d’une plus grande autonomie
directement l’hôpital. Les femmes plus âgées qui        par rapport au système sanitaire. Ces femmes
n’ont pas de suivi régulier ont plus souvent            auraient mieux intégré l’idée que la décision de
recours au planning familial que les autres. En         recourir à l’IVG leur appartient et s’adresseraient
revanche, à la différence des plus jeunes, les fem-     directement au centre pratiquant les IVG, dans
mes de plus de 30 ans suivies par un généraliste        une logique première d’efficacité.
font principalement appel à lui.
                                                           Les femmes qui ont déjà vécu l’expérience de
  D’autres facteurs sont associés au choix du pre-      l’IVG s’adressent plus volontiers que les autres à
mier interlocuteur chez les femmes de plus de           des structures professionnelles spécialisées, la
30 ans, comme le fait de ne pas avoir d’enfant et       relation étant moins marquée chez les plus jeunes
le niveau de revenu. Les femmes ayant de faibles        (l’opposition « structure médicalisée » / « méde-
revenus privilégient plus souvent le recours au         cin libéral » conduit à trouver un OR de 0,4 (0,2-
centre médico-social et moins souvent le recours        1,1) pour les femmes de moins de 30 ans et un
au spécialiste que les autres.
                                                        OR de 0,2 (0,06-0,4) pour les femmes de plus de
   Au-delà des différences enregistrées entre les       30 ans).
deux groupes (celles qui font référence à l’exis-
                                                           Les entretiens qualitatifs montrent que l’accès
tence d’un suivi médical sont délicates à interpré-
                                                        direct à une structure hospitalière est souvent le
ter car le suivi évoqué dans le questionnaire
concerne les 12 mois précédents l’enquête et            fait de femmes qui connaissent la procédure, soit
donc non nécessairement la période pendant              personnellement, soit grâce à une personne de
laquelle a eu lieu l’IVG), l’enquête quantitative       leur entourage bien informée. Ainsi, Prisca,
met en évidence deux facteurs influant sur le           27 ans, secrétaire, a déjà eu deux avortements et
recours direct à une structure hospitalière : le fait   connaît la démarche à suivre : « Je me suis dit
d’avoir déjà eu une interruption volontaire de          tout de suite, il faut prendre rendez-vous. […] Le
grossesse et le niveau d’études. Si les entretiens      premier avortement ça a été à l’hôpital X… […]
montrent bien l’influence de l’expérience anté-         Et depuis bon j’avais gardé leur numéro de télé-
rieure de l’IVG, ils ne nous ont pas permis de dif-     phone ». En revanche, Fernande, 35 ans, gérante
férencier le choix du premier contact selon le          d’un bar, ignore tout des démarches à suivre. En
niveau d’études, ce que met en évidence, en             situation de grande précarité sociale et affective,
revanche, l’approche quantitative. Pour les femmes      très isolée, elle se tourne vers sa belle-sœur qui
de moins de 30 ans, on observe une courbe en            travaille dans un hôpital et qui va la faire prendre
forme de U selon le niveau d’éducation. Les             en charge sur son lieu de travail « ma belle-sœur
femmes qui n’ont pas le bac et celles qui sont les      en a donc parlé à l’hôpital d’X qui eux ont dit
plus diplômées recourent davantage directement          non il n’y a pas de problème, c’est faisable
à une structure hospitalière que les autres. Par        quoi. ».
ailleurs, les femmes qui ont un niveau d’étude
inférieur au bac s’adressent plus souvent que les         La plupart des femmes qui ignorent la marche
autres à leur généraliste. La distribution en U         à suivre se tournent vers leur médecin personnel,
selon le niveau d’éducation se retrouve, bien que       quand elles en ont un. Ainsi Natacha, secrétaire
de manière moins marquée, chez les femmes de            de direction de 44 ans, sollicite spontanément sa
plus de 30 ans qui d’une manière générale ont un        gynécologue. Dès qu’elle s’aperçoit de sa gros-
recours hospitalier d’emblée plus limité. Pour les      sesse, elle prend rendez-vous : « trois jours après
femmes d’un faible niveau d’études, qui bénéfi-         je suis allée la voir et elle avait un appareil on
cient moins souvent d’un suivi médical par un           pouvait faire carrément tout de suite l’échogra-
spécialiste, l’hôpital serait, dans le cadre d’une      phie, elle avait ça chez elle et elle m’a confirmé
demande d’IVG comme pour d’autres enjeux de             immédiatement la chose, ça se voyait, on voyait
santé [4, 15], un mode d’accès aux soins plus fré-      comme une bulle elle m’a dit “oui il y a quelque
quent, alors que pour les populations ayant un          chose ” ».
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG                                                   639

  À l’inverse, Amélie, 19 ans, serveuse, pari-                           Ces deux derniers extraits d’entretien souli-
sienne récente, ne connaît pas de médecin. Elle                        gnent le désarroi auquel peuvent être confrontées
cherche de l’aide dans son entourage professionnel :                   des femmes qui ne disposent pas des ressources
« (il y a) une assistante de direction à qui j’en ai                   sociales nécessaires pour s’orienter dans le sys-
parlé parce que j’étais complètement seule, donc                       tème actuel. Or, comme nous allons le voir, la
on a pris tout de suite rendez-vous avec un gyné-                      longueur des démarches pré-IVG va dépendre
cologue à côté, que j’ai été voir le lendemain,(..)                    fortement de la manière dont le premier interlo-
et puis voilà il m’a fait un examen, il m’a fait un                    cuteur contacté répond à la demande de la
diagnostic … et comment dirais-je…. je cherche                         femme.
le mot, il m’a dit qu’effectivement il y avait gros-
sesse […]. » Également désarmée face à la surve-                       FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG : L’IMPLICATION
nue d’une grossesse qu’elle ne souhaitait pas,                         DÉTERMINANTE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ
Karima, lycéenne de 17 ans, vivant sa sexualité
dans une complète clandestinité, n’a d’autre                             La majorité des femmes de l’étude quantitative
recours que d’interroger une animatrice dans une                       ont eu un accès direct au centre d’IVG ; seules
maison de jeunes qu’elle connaît un peu. Cette                         31 % d’entre elles décrivent un itinéraire indirect
dernière prend rendez-vous, pour elle, chez un                         (tableau III).
généraliste : « Ben … C’était la panique … parce                          Les résultats généraux des approches qualita-
qu’on ne savait pas trop comment faire, comment                        tive et quantitative convergent : les parcours sui-
s’y prendre … Donc j’ai pris contact avec une                          vis diffèrent selon le premier interlocuteur
animatrice dans une maison de jeunes (…) et                            contacté. L’analyse quantitative permet de préci-
donc… On a téléphoné un peu partout … Pour                             ser que le généraliste est plus souvent associé à
savoir comment ça pouvait se passer et tout ça …                       des filières de soins indirectes. Une femme sur 3
Et on a pris rendez-vous chez un médecin géné-                         (36 %) ayant d’abord contacté un généraliste,
raliste … ».                                                           rencontre ensuite un gynécologue avant d’être

TABLEAU III. — Description des conditions d’accès selon le premier interlocuteur (Enquête COCON).

                                 Structure              Centre
                                                                             Gynécologue      Généraliste        Total
                                hospitalière         médico-social
                                   n = 78               n = 64                 n = 200         n = 108         N = 450
Filières de soins p < 0,001
  Directe          (n = 282)      56,2 %                62,0 %                 77,9 %           39,3 %          61,0 %
  Indirecte        (n = 133)      22,1 %                36,0 %                 19,5 %           51,1 %          30,8 %
  Inconnues        (n = 35)       21,8 %                1,9 %                   2,6 %           9,6 %           8,2 %
                                   100 %                100 %                   100 %           100 %           100 %
Délai moyen entre le 1er contact et l’IVG (en semaines) (n = 421) p = 0,07
                                    2,4                   2,7                    1,9              2,8             2,4
                                             a                     a                      a                a
                                 [1,8-2,9]             [2,1-3,3]              [1,5-2,3]        [2,0-3,7]       [2,0-2,7]a
Lieu de l’IVG p < 0,001
  Secteur public   (n = 283)      74,9 %                82,0 %                 41,4 %           69,7 %         61,9 %
  Secteur privé    (n = 156)      25,1 %                17,9 %                 58,6 %           30,3 %         39,1 %
                                   100 %                100 %                   100 %           100 %           100 %
n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba-
bilité d’inclusion et le redressement).
a
  95 % intervalle de confiance.
640                                     N. BAJOS ET COLLABORATEURS

orientée sur un centre pratiquant les IVG. La             grossesses. Ainsi, Paule, 32 ans, secrétaire en
plupart des femmes (92,8 %) n’ont contacté qu’un          congé parental, ne sachant que faire, appelle
seul centre, celui dans lequel elles sont prises en       immédiatement sa gynécologue : « Ben en fait,
charge pour leur IVG, 6,6 % ont contacté 2 centres        elle a son cabinet de gynécologue dans cette cli-
et 1,4 % ont contacté plus de deux centres.               nique, c’est la clinique qui est pas très loin de …
                                                          et donc j’avais pas besoin de chercher une clini-
   Le temps que prennent les démarches est éga-
                                                          que, elle a facilité les choses. Elle m’a dit, non
lement différent selon la porte d’entrée dans le
                                                          mais de toute façon, elle allait pas m’envoyer
système (p = 0,07, tableau III). En effet, si le
                                                          ailleurs, elle m’a dit, mais moi, accouchements,
terme de la grossesse au premier contact ne dif-
                                                          IVG, je fais de toute façon, et vous êtes ma
fère pas selon le premier interlocuteur, il apparaît
                                                          patiente, y a pas de problème ». Le médecin
significativement différent au moment de l’IVG,
                                                          généraliste de Khadija, femme de ménage de
ce qui traduit un délai de prise en charge diffé-
                                                          27 ans, lui rédige une lettre à l’intention de son
rent. Ce délai est plus court lorsque la femme
                                                          confrère hospitalier tout en indiquant précisément
s’adresse à un gynécologue, il est plus long quand
                                                          à la jeune femme les démarches à suivre. Dans ce
elle a recours à un centre médico-social ou à un
                                                          cas de figure, la méconnaissance des démarches
généraliste. Ceci s’explique en partie par le fait
                                                          est compensée par une prise en charge quasi-
que le gynécologue, à la différence des autres
                                                          totale du médecin. Comme si le professionna-
interlocuteurs, oriente préférentiellement les fem-
                                                          lisme des médecins contactés remplaçait « l’habi-
mes sur le secteur privé, lequel répond dans un délai
                                                          tus médical » dont les femmes ne disposaient pas
inférieur à celui du secteur public (2,0 semaines
                                                          dans ce domaine. Ces femmes n’ont ensuite ren-
entre le premier contact et la réalisation de l’IVG
                                                          contré aucun problème particulier, caractéristique
versus 2,6 semaines). Enfin, le délai d’accès
                                                          des filières dites directes, même si certaines
n’apparaît pas lié au type de filière suivi, même
                                                          auraient souhaité que l’intervention ait pu se faire
si l’on s’en tient aux femmes qui n’ont contacté
                                                          plus rapidement.
qu’un seul centre (résultat non présenté) ; la mul-
tiplicité des acteurs contactés ne semble donc pas          L’exemple de Delphine, enseignante de 40 ans,
augmenter le temps de parcours.                           montre toutefois que même si le médecin sait où
                                                          orienter la femme, le fait qu’il ne l’accompagne
   La comparaison avec des expériences étrangères
                                                          pas de près dans sa démarche peut lui faire perdre
est délicate car les dispositifs législatifs de recours
                                                          du temps. Delphine s’adresse spontanément à son
à l’IVG sont différents et les indicateurs utilisés
                                                          généraliste « J’ai déjà vu mon généraliste parce
n’appréhendent pas les mêmes délais. Il est
                                                          que j’ai eu confiance ». Celui-ci l’informe de
toutefois intéressant de constater que le temps
                                                          l’obligation de l’entretien prè-IVG et lui suggère
moyen de prise en charge de la demande d’IVG
                                                          d’aller voir l’assistante sociale de la mairie. Cette
(2,4 semaines) n’est pas très différent de celui
                                                          dernière la renvoie au planning familial où elle
observé récemment aux États-Unis où 87 % des
                                                          rencontre finalement une autre assistante sociale.
femmes ont attendu moins de deux semaines
                                                          Elle se rend ensuite à la clinique pour l’IVG.
entre le premier contact avec une structure et
                                                          L’assistante sociale de la mairie, pourtant habili-
l’acte lui-même [16].
                                                          tée à délivrer un certificat réoriente néanmoins
  L’analyse qualitative montre qu’au-delà des             Delphine vers une autre structure, ce qui rallonge
compétences professionnelles, c’est le degré              les délais. L’exemple de Delphine illustre le cas
d’implication du premier interlocuteur contacté,          d’une filière que nous avons qualifiée d’indirecte.
quand les femmes ne se rendent pas directement
                                                            L’histoire de Sophie, adolescente de 14 ans,
dans une structure médicalisée qui pratique des
                                                          montre quant à elle que la spécialisation profes-
IVG, qui augure du type de filière suivie par les
                                                          sionnelle n’est pas garante d’une prise en charge
femmes.
                                                          directe. Sophie informe sa cousine dès qu’elle
   De nombreuses femmes ont trouvé un soutien             découvre sa grossesse. Celle-ci lui conseille d’en
actif chez leur premier interlocuteur. C’est              parler à sa mère qui lui prend tout de suite un ren-
notamment le cas quand le médecin contacté pra-           dez-vous chez une gynécologue : « Le lendemain
tique lui-même des interruptions volontaires de           nous nous sommes levées à 6 heures, elle a raté
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG                                           641

une journée de boulot et nous sommes allées chez         prescrite. L’histoire de Reine, 38 ans, responsable
une gynécologue qui a dit ‘‘moi je ne peux rien          de boutique, illustre bien ce type de situation.
faire, ce qu’il faut c’est aller voir quelqu’un          Enceinte sous stérilet, elle se rend directement
d’autre’’. Mais elle nous a pas donné de nom ».          chez sa gynécologue qui lui fait faire une prise de
Finalement elles ont vu un autre gynécologue             sang : « J’ai eu tout de suite un rendez-vous avec
puis la gynécologue de la mère : « en fait ma            ma gynéco, qui m’a tout de suite envoyée faire
mère elle avait honte d’aller voir sa gynéco pour        une prise de sang. Donc je l’ai faite le matin, j’ai
ça alors on a été voir un autre, c’était un homme,       téléphoné le soir, j’ai eu tout de suite le résultat ».
il m’a dit “mais vous avez vraiment le temps pour        Elle la revoit et celle-ci téléphone elle-même dans
avorter…” mais ma mère elle voulait tout de              une clinique où elle a un ami gynécologue qui
suite et finalement on s’est quand même retrou-          pratique les IVG et lui prend un rendez-vous :
vées chez la gynéco de ma mère et elle a dit “non        « Donc en quittant le cabinet de ma gynécologue,
non il faut le faire tout de suite… il faut aller voir   j’avais le rendez-vous ». Reine, grâce à sa gyné-
une assistante sociale” pour faire un papier             cologue, n’a pas eu d’entretien : « Elle m’a déjà
sinon on peut pas avorter ». Enfin, Sophie voit la       fait éviter les entretiens qui sont de cours je crois
conseillère, et la gynécologue de sa mère les envoie     à ce moment-là » et l’IVG est effectuée très rapi-
dans une clinique où elle a une IVG à 9 semaines         dement. Cet exemple montre qu’un soutien actif,
de grossesse. Le fait que le premier gynécologue         ici du gynécologue, permet d’accélérer la procé-
consulté ne leur ait donné aucune adresse et             dure, et même d’éviter à la femme l’entretien et
qu’elles aient dû en consulter deux autres avant         le délai de réflexion pourtant obligatoires quand
d’obtenir une adresse de clinique, a contribué à         il n’y a pas d’urgence.
rallonger les délais et à placer Sophie dans une
filière indirecte d’accès à l’IVG.                         L’histoire de Rose, laborantine de 29 ans, met
                                                         en évidence une autre logique, celle qui renvoie à
   Dans une enquête réalisée auprès de femmes            la nécessaire « réparation » d’un déni de gros-
finlandaises qui ont eu recours à l’IVG, 10 % de         sesse. Rose découvre tardivement sa grossesse
celles qui l’ont eu dans les 5 ans déclarent avoir       suite à une erreur de diagnostic de son médecin :
rencontré des problèmes d’orientation pour accé-         « Je me suis retrouvée avec des douleurs abdomi-
der à une structure de soins [17]. Ce chiffre peut       nales atroces, avec des seins énormes, mais
être mis en perspective avec le pourcentage de           comme je venais d’allaiter ma fille, ça ne me
31 % de filière indirecte de l’enquête française,        traumatisait pas tant que ça. Donc j’ai été suivie
toutes ces situations ne traduisant pas toutefois un     par un médecin de famille qui m’a dit au début
« problème » d’orientation. Dans la moitié des           que je faisais des crises de spasmophilie parce
cas, les finlandaises qui ont eu un problème             que j’allais reprendre mon travail, que je faisais
d’orientation se sont trouvées confrontées à un          le baby blues, ce qui pouvait aussi paraître logi-
médecin qui a refusé de leur donner les coordon-         que. Quand je posais des questions en disant, je
nées d’une structure susceptible de prendre en           n’ai toujours pas eu de retour de couches, il me
charge leur demande ou qui a tenu des propos             disait c’est normal puisque vous venez d’arrêter
qu’elles ont estimé être culpabilisants. C’est aussi     d’allaiter. Jusqu’au jour où on a fait venir un
le cas de certaines femmes en France et nos résul-       médecin de garde de nuit parce que je ne tenais
tats montrent qu’au-delà de leur insertion dans          plus debout, qui m’a fait des intraveineuses
des réseaux professionnels et de leur degré de           contre la spasmophilie et qui m’a dit “pour moi
connaissance sur les démarches à entreprendre, la        c’est un ulcère au colon qui est en train de
manière dont les interlocuteurs contactés perçoi-
                                                         s’ouvrir”. Je suis rentrée à l’hôpital le lendemain
vent leur demande et la légitimité de leur démar-
                                                         matin (…). Je suis arrivée à l’échographie, et au
che va fortement influer sur la nature de la
                                                         moment de la prise de sang, je discutais avec le
réponse qu’ils vont leur apporter.
                                                         radiologue qui devait me faire l’échographie, et
  Nous avons ainsi rencontré des situations où le        je lui explique que j’avais mal au ventre, que je
soutien des professionnels vise en définitive à          n’avais pas de retour de couches … C’était une
pallier une erreur, un retard de diagnostic de gros-     dame d’une trentaine d’années, qui m’a dit “mais
sesse ou un échec de la méthode contraceptive            vous êtes sûre que vous n’êtes pas enceinte ?”
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