Filières d'accès à l'interruption volontaire de grossesse en France : approches qualitative et quantitative
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© Masson, Paris, 2003. Rev Epidemiol Sante Publique, 2003, 51 : 631-647 Filières d’accès à l’interruption volontaire de grossesse en France : approches qualitative et quantitative Access to health care for an induced abortion: qualitative and quantitative approaches N. BAJOS(1), C. MOREAU(1), M. FERRAND(2), J. BOUYER(1) (1) INSERM-INED U569/IFR 69, Hôpital de Bicêtre, 94276 Le Kremlin-Bicêtre. Email : bajos@vjf.inserm.fr (Tirés à part : N. Bajos). (2) IRESCO-CNRS/INED, 59, rue Pouchet, 75017 Paris. Background: Despite recent studies showing evidence that the organisation of the French health care system raises some problems concerning access to abortion, far little is known on the reality of access conditions and the views of women on the difficulties they experience when they attend an abortion clinic. In this article, we discuss the complementarity of materials from two surveys one qualitative, the other quantitative in the study of patterns of care for an abortion. Methods: The qualitative survey included 51 women who reported a history of induced abortion, selected from a qualitative study on unintended pregnancy in France. The quantitative survey included 480 women, who had an abortion in the past 10 years. These women were selected from a represen- tative sample of 2863 women aged 18 to 44, who participated in a study on contraception and abortion. Results: The variety of patterns of care for an abortion, the rareness of dysfunctions in the health care system and the importance of the first professional women contacted, demonstrated in the quali- tative survey, were confirmed in the quantitative survey. The quantitative survey enabled quantifying the distribution of the different patterns of care. It also permitted to identify factors associated with the choice of first professional contacted and with the type of subsequent patterns of care. The quali- tative survey permitted to explore these patterns of care and to highlight the interaction between the women’s request and the representation of the legitimacy of their request. Difficulties of access seemed to be linked to the lack of support women experienced in the process of finding an abortion clinic. Results suggest that general practitioners are less well informed of the procedures required for an abortion than other professionals. However, the qualitative survey also shows that problems of access cannot be reduced to the lack of information of professionals, as their practice was also linked to their own representation of abortion, and their perception of the legitimacy of the women’s request. Conclusion: Our results underline the need for the definition of a clear health policy that should include two priorities: the improvement of the visibility of health care supply for an abortion and the promotion of information delivered to health care professionals. Induced abortion. Access to health care. Patterns of care. Qualitative survey. Quantitative survey. Position du problème : Alors que des études récentes font état de dysfonctionnement dans le système de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, les conditions concrètes d’accès au système de soins et les points de vue des femmes sur les difficultés qu’elles rencontrent restent largement méconnues. L’objet de cet article est de discuter la complémentarité de matériaux issus de deux enquêtes Texte reçu le 16 juin 2003. Acceptation définitive le 8 septembre 2003.
632 N. BAJOS ET COLLABORATEURS sur la contraception et l’avortement, l’une quantitative, l’autre qualitative, pour étudier les filières d’accès au système de soins. Méthodes : L’enquête qualitative a porté sur 51 femmes ayant eu une interruption volontaire de grossesse et qui ont participé à une enquête sur les grossesses non prévues en France. L’enquête quan- titative porte sur 480 femmes ayant eu une interruption volontaire de grossesse dans les 10 ans. Les femmes ont été recrutées dans le cadre d’une enquête sur la contraception et l’avortement, conduite auprès d’un échantillon aléatoire représentatif de 2 863 femmes de 18-44 ans. Résultats : La diversité des filières suivies par les femmes, le faible niveau de dysfonctionnement et l’importance du premier interlocuteur mis en évidence dans l’enquête qualitative ont été confirmés par l’enquête quantitative. Cette dernière a permis de quantifier la répartition des différents parcours – et de mettre en évidence un certain nombre de facteurs associés au choix du premier interlocuteur et au type de filière suivie. L’approche qualitative a permis d’explorer ces filières et de mettre à jour les conditions de l’interaction entre la demande des femmes et les représentations de la légitimité de leur demande. Les problèmes rencontrés apparaissent ainsi liés à l’absence d’encadrement de la femme dans ses démarches pour trouver le centre d’interruption volontaire de grossesse. Les résultats suggèrent que les généralistes semblent moins bien informés sur les procédures à suivre. L’enquête qualitative montre toutefois qu’on ne peut réduire les problèmes de prise en charge au seul manque d’information des acteurs concernés car leurs pratiques renvoient aussi à leurs représentations en la matière. Conclusion : Les résultats montrent l’absence d’une politique sanitaire claire, où se dégageraient deux priorités : celle d’une meilleure visibilité de l’offre du système de soins en matière d’interruption volontaire de grossesse et celle d’une meilleure information des praticiens. Interruption volontaire de grossesse. Filières de soins. Approche qualitative. Approche quantitative. INTRODUCTION la pratique contraceptive permettra l’éradication), l’interruption volontaire de grossesse est un acte L’interruption volontaire de grossesse (IVG) peu gratifiant sur le plan professionnel. Quelles n’est pas perçue comme un acte médical comme que soient les techniques utilisées (chirurgicales les autres ; elle engage des questions éthiques et et encore plus médicamenteuses), l’acte lui- philosophiques spécifiques : le droit à la vie, le même est considéré par les praticiens comme un droit de disposer de son corps, le rapport à la geste médical relativement simple, qui ne pré- maternité et au désir d’enfant, les rapports de couple, etc. La loi dépénalisant sa pratique dans sente pas d’enjeux scientifiques ou techniques certaines conditions tient compte de cette spécifi- particuliers. Les IVG sont d’ailleurs générale- cité : la décision de la légitimité de l’intervention ment confiées à des médecins ayant souvent un est laissée explicitement à la femme que « sa statut précaire. Cette désaffection se concrétise grossesse met en état de détresse » et cette singu- par des difficultés de recrutement des personnels larité est compensée par la possibilité offerte au médicaux et paramédicaux dans les centres praticien de refuser de pratiquer cet acte, en invo- d’IVG qui dépassent largement la question de la quant « la clause de conscience ». Cette double baisse démographique du nombre de spécialistes particularité a généré, notamment au moment du en gynécologie obstétrique [2]. Elle participe du vote (1974) et de la révision de la loi (1979), une dysfonctionnement du système de prise en charge certaine « crise déontologique, avec la remise en des IVG en France récemment mis en évidence à cause de la fonction traditionnelle du médecin, partir d’une analyse de l’offre de soins [3], ana- crise aussi dans la pratique concrète par la lyse qui souligne également l’attitude moralisa- modification apportée à la relation praticien- trice et culpabilisante, adoptée par certains patiente » [1]. personnels soignants, qui augmente les obstacles et les difficultés rencontrées par les femmes. Toujours quelque peu stigmatisée socialement (au mieux reconnue comme un ultime recours, Les conditions concrètes de prise en charge dont on espère toujours que le développement de des IVG et les points de vue des femmes sur les
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG 633 difficultés qu’elles rencontrent lors de leur définitif de sa décision [7]. Dans cette perspec- demande d’IVG restent largement méconnus. tive, le « colloque singulier peut être le lieu de L’objet de cet article est d’explorer ces parcours production d’un discours normatif en matière de d’accès, à partir de matériaux issus de deux procréation » [1, 8], qui peut faciliter, ou à enquêtes sur la contraception et l’avortement, l’inverse entraver, les démarches que la femme l’une quantitative, l’autre qualitative, et de mon- doit ensuite entreprendre. Étant donnée la lour- trer la complémentarité de ces deux approches. deur du dispositif légal, un médecin hostile ou Nous ne traiterons pas ici de la manière dont les simplement mal informé peut placer la femme femmes ont vécu cet événement ni de la manière dans une situation de « dérive institutionnelle » dont elles déclarent avoir été accueillies. en allongeant sensiblement ses démarches. L’attitude du premier interlocuteur serait ainsi Les déterminants classiquement retenus pour d’autant plus importante que la femme dispose analyser les inégalités d’accès aux soins, notam- moins de ressources personnelles lui permettant ment ceux relatifs à l’appartenance sociale [4], de se réorienter facilement. ne sont pas forcément les seuls pertinents dans le cas de l’IVG, compte tenu de la spécificité C’est ce point, le choix et le rôle du premier de cet acte, évoquée précédemment. Dans le interlocuteur, que nous allons particulièrement contexte de relative complexité juridique qui étudier ici. Après avoir rappelé les grandes lignes encadre le recours à l’IVG (annexe 1), et dans la méthodologiques de l’enquête qualitative et de mesure même où toute publicité était interdite l’enquête quantitative, nous analyserons dans un jusqu’en juillet 2001 et où l’avortement n’est premier temps quel est le premier interlocuteur pas une pratique considérée comme anodine, on contacté en fonction des ressources dont dispo- peut penser que la manière dont les femmes sent les femmes. Dans un second temps, nous vont mener leurs démarches est fortement déter- étudierons les filières suivies selon les caractéris- minée par les ressources, notamment relation- tiques de ce premier interlocuteur. Ces différen- nelles, qu’elles peuvent mobiliser. Ces tes analyses sont basées sur une lecture conjointe ressources sont d’ailleurs socialement marquées des matériaux issus de deux recherches conçues s’agissant de la parole sur la vie affective et d’emblée comme complémentaires, traitant l’une sexuelle [5]. Certaines femmes sont bien infor- et l’autre des pratiques et des représentations mées, soit parce qu’elles ont déjà vécu cet évé- en matière de contraception et d’avortement. nement, soit parce qu’une personne de leur L’enquête quantitative vise à décrire et quantifier entourage connaît les filières d’accès : on peut toutes les filières suivies par les femmes pour alors penser que l’accès à l’IVG sera plus direct accéder au système de soins et à identifier les et rapide. D’autres, jamais confrontées au pro- facteurs liés à ces différents parcours. L’appro- blème, vont tenter de trouver de l’aide auprès che qualitative a été conçue pour étudier le sens d’un professionnel de santé qui n’est d’ailleurs que les femmes donnent à leurs pratiques (en pas nécessairement leur médecin habituel. Si ce matière de contraception et de rapport à la mater- professionnel n’assure pas la prise en charge de nité) et aux événements auxquels elles sont con- la demande, alors les réseaux familiaux, ami- frontées : leur système de valeurs, leurs repères caux ou professionnels peuvent s’avérer déter- normatifs, leur lecture de leurs propres expérien- minants. ces [9]. L’enquête qualitative a aussi été utilisée pour concevoir le questionnaire de l’enquête quan- La femme qui consulte pour une grossesse titative. qu’elle veut interrompre peut aussi se trouver face à un praticien qui n’approuve pas ce type de pratique. Selon Friedson [6], un conflit de pers- MÉTHODOLOGIE pectives est latent ou présent, à des degrés divers, dans toute relation médecin-patient. Bien L’ENQUÊTE QUALITATIVE : que la décision d’IVG relève de la femme, elle CONSTITUTION DE L’ÉCHANTILLON, reste dépendante du praticien qui va l’aider à GUIDE D’ENTRETIEN ET MÉTHODE D’ANALYSE s’orienter et qui doit « informer la femme des L’objectif de l’enquête qualitative est de saisir, à travers les risques qu’elle prend » et s’assurer du caractère récits des femmes, les logiques structurantes à l’œuvre dans
634 N. BAJOS ET COLLABORATEURS leurs pratiques contraceptives et abortives en tenant compte Entretiens de leurs trajectoires sociales, affectives, relationnelles et contraceptives1 . Les entretiens, de type semi-directif à orientation biogra- phique, ont tous été effectués en 1999 et 2000 par les membres Échantillon de l’équipe, sur la base d’un guide d’entretien commun éla- boré à partir de quelques entretiens libres exploratoires. Après Afin d’assurer la diversité socio-démographique du une brève présentation des objectifs de l’enquête, la femme corpus2, plusieurs pistes ont été poursuivies [11]. Des affiches était invitée à décrire le contexte et l’ensemble des événe- sollicitant des témoignages de femmes confrontées à une ments ayant entouré la survenue de sa grossesse non prévue. grossesse non prévue dans les cinq dernières années ont été Des relances spécifiques étaient prévues, portant notamment déposées dans des cabinets de gynécologie et dans des centres sur les conditions d’accès au système de soins : sollicitation du Planning Familial. Des annonces ont par ailleurs été de l’entourage, type de premier interlocuteur, déroulement publiées dans des mensuels féminins (Cosmopolitan, Girls, des démarches, difficultés éventuelles, conditions de prise en Jeune et Jolie) qui touchent un lectorat très diversifié tant du charge. Les entretiens (questions et réponses) ont été enregis- point de vue social que géographique. Des pistes supplémen- trés et intégralement retranscrits. Ils ont tous été anonymisés. taires ont dû être explorées pour contacter des femmes issues de l’immigration maghrébine et des femmes s’étant trouvées Analyse hors délai légal d’IVG3. Pour traiter de l’accès aux soins, nous avons retenu, dans Au total, 73 femmes ont été interrogées dans différentes les entretiens, la séquence qui va du moment de la prise de régions françaises. Sur les 73 femmes, 12 ont moins de décision de recourir à l’IVG à celui de la réalisation de 20 ans, 32 entre 21 et 30 ans, et 29 plus de 30 ans. Près de la l’acte. Nous traiterons ici des démarches, des temporalités moitié des femmes étaient en couple au moment de la surve- et des interlocuteurs identifiés au long de ce parcours. En nue de la grossesse (32 sur 73) et 35 avaient déjà des enfants. approfondissant les dysfonctionnements, les blocages et les Moins d’une sur deux (34) avait un niveau d’études supérieur lenteurs de certains parcours, il est possible de mettre au au baccalauréat, 8 avaient le niveau baccalauréat, 26 un jour les points de fragilité du dispositif de prise en charge. niveau inférieur et 5 d’entre elles aucun diplôme. La majorité Ce sont ainsi les cas les plus extrêmes 4 qui nous ont permis (54/73) habitait dans une grande agglomération (Paris, proche de saisir l’importance fondamentale du premier profession- banlieue ou grande ville de Province). Au total, 51 ont eu nel, pour la facilité et la rapidité de l’accès au centre recours à l’IVG et 22 ont poursuivi la grossesse (annexe 2). d’IVG, et de la dimension relationnelle de la consultation médicale. Ces éléments nous ont conduits à élaborer une analyse plus globale s’appuyant sur une typologie des par- cours en fonction du degré d’implication du premier pro- fessionnel contacté dans l’enquête qualitative, et à articuler l’analyse quantitative autour du rôle joué par ce premier 1 professionnel. La recherche GINE a été conduite par une équipe composée de chercheuses de l’INSERM, du CRESP, du CNRS et de l’Université : N Bajos, A Bachelot, D Cèbe, P Donati, L’ENQUÊTE QUANTITATIVE : S Durand, M Ferrand, D Hassoun, C Philippe, R Turki, CONSTITUTION DE L’ÉCHANTILLON, F Vatin. QUESTIONNAIRE ET MÉTHODE D’ANALYSE 2 Selon les techniques habituelles de constitution d’un échantillon qualitatif, ce n’est pas la représentativité de la Les données sont issues de l’enquête COCON (Cohorte population dans son ensemble qui a été recherchée mais plu- Contraception), enquête socio-épidémiologique de cohorte sur les pratiques contraceptives et le recours à l’IVG en tôt une diversification [10]. Il s’agit avant tout de ne pas lais- France5. Le questionnaire de cette enquête à été élaboré en ser de côté des cas de figure significatifs sociologiquement, s’appuyant sur les premières analyses de l’enquête qualita- même si certaines configurations sociales peuvent ne pas être tive, de façon à, d’une part, pouvoir comparer le type de maté- présentes. riau recueilli par l’une ou l’autre approche, et faire, d’autre 3 Les femmes issues de l’immigration maghrébine ont été contactées grâce à plusieurs techniques. La méthode « boule 4 de neige », qui consiste à demander à une femme interrogée Comme le souligne Baudelot, « si la statistique incarne les coordonnées d’autres femmes s’étant trouvées dans la souvent la force du destin en sociologie (…), les minorités sta- même situation, s’est révélée assez efficace. Mais nous nous tistiques recèlent sous une forme concentrée des trésors de sommes aussi adressées à des associations d’aide aux tra- propriétés sociales qui informent davantage sur la structure vailleurs étrangers et à un centre d’IVG amené à prendre du système, la logique de son fonctionnement… L’insignifiant souvent en charge des femmes étrangères. Quant aux femmes statistique est sociologiquement significatif » [12]. 5 ayant dépassé le délai légal de recours à l’IVG, des contacts L’équipe de recherche COCON est composée de cher- ont été pris, en région parisienne ou en province, avec plu- cheurs de l’INSERM, de l’INED et du CNRS : N Bajos, N Job- sieurs centres du Planning Familial qui les orientent vers des Spira, J Bouyer, B Ducot, M Ferrand, H Goulard, D Has- structures de soins d’autres pays européens où la législation soun, M Kaminski, N Lelong, H Leridon, C Moreau, P Oustry, quant au délai est plus souple. N Razafindratsima, C Rossier, J Warszawski.
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG 635 part, dialoguer les analyses, permettant ainsi complémentarité lation ou de succession entre les différents intervenants. Deux et approfondissement des deux techniques. types de filières ont été définies [14] : Échantillon – les filières « directes » correspondent à un parcours pour lequel il n’existe pas d’intervenant intermédiaire entre le pre- Un échantillon représentatif de 2 863 femmes, âgées 18 à mier interlocuteur professionnel contacté et le centre prati- 44 ans et vivant en France, a été interrogé par téléphone entre quant les IVG ; certaines filières dites directes peuvent septembre 2000 et janvier 2001. L’échantillonnage a été élaboré toutefois compter plusieurs contacts avec différents établisse- selon un plan de sondage complexe, visant à sur-représenter ments pratiquant des IVG, ce qui traduit un problème de place certaines catégories de femmes, celles qui avaient eu une ou d’organisation au sein des établissements et non un pro- grossesse non prévue et/ou une IVG au cours des 5 années blème d’articulation entre les différents types de profession- précédant l’enquête, de façon à pouvoir étudier l’accès aux nels contactés ; à titre d’exemple, les parcours suivants sont soins pour un recours à l’IVG sur un (sous)-échantillon suffi- classés parmi les filières directes : la femme qui s’adresse en samment grand [13]. premier lieu à l’hôpital et ne contacte pas d’autres interve- nants ; celle qui contacte un médecin libéral (généraliste ou L’analyse prend en compte ces probabilités d’inclusion iné- spécialiste) puis directement un centre pratiquant les IVG, gales en attribuant à chaque femme un poids égal à l’inverse de sans autre intervenant contacté ; sa probabilité d’être sélectionnée. Dans cet article, les résul- – les filières « indirectes » se caractérisent par des trajectoi- tats sont présentés en rapportant systématiquement les effec- res au cours desquelles, après le premier interlocuteur, un ou tifs bruts et les pourcentages pondérés. plusieurs autres intervenants ont été sollicités avant de contac- Questionnaire ter un centre d’IVG ; à titre d’exemple, on considère comme une filière indirecte, un parcours dans lequel le premier inter- Le module du questionnaire de l’enquête Cocon traitant de locuteur contacté est un généraliste, puis la femme consulte l’accès aux soins visait à recueillir un certain nombre d’infor- un gynécologue, et enfin s’adresse à une structure pratiquant mations sur le parcours des femmes demandant une IVG. Les les IVG. femmes étaient d’abord interrogées sur les différents contacts Dans 8 % des cas, les informations fournies sur les diffé- pris avec les professionnels médicaux ou sociaux à l’occasion rents contacts n’étaient pas suffisantes pour savoir si les de leur demande d’IVG, et en particulier sur le premier inter- médecins contactés étaient des médecins libéraux ou hospita- locuteur contacté. Les questions permettaient d’identifier le liers. Ces situations (n = 35) n’ont donc pas été retenues dans type et le nombre de professionnels contactés, mais ne resti- l’analyse des filières. tuaient pas la chronologie exacte du parcours, trop complexe à obtenir avec cette méthode à distance de l’événement. Dif- L’analyse univariée a été effectuée selon les méthodes sta- férence notable avec l’approche qualitative, le questionnaire tistiques habituelles (test de χ2 pour les pourcentages et ana- ne renseignait pas sur les raisons des contacts ultérieurs, et en lyse de variance pour les moyennes). L’analyse multivariée a particulier, il n’était pas possible de savoir si ces rencontres fait appel à la régression logistique polytomique, le facteur à avaient été induites par le premier interlocuteur ou si elles expliquer (le premier interlocuteur contacté) comportant relevaient de l’initiative de la femme. De même n’étaient pas 4 classes. Pour toutes les analyses multivariées, ont été rete- différenciés les contacts par téléphone de ceux en face à face. nues dans les modèles les variables dont l’association univa- Le questionnaire permet de dater le terme de la grossesse au riée avec la filière avait un degré de signification inférieur ou moment du premier contact ainsi qu’au moment de l’interven- égal à 25 %. tion, donnant ainsi le laps de temps correspondant à la prise L’analyse des matériaux qualitatifs et quantitatifs a été en charge. Le questionnaire a intégré les différentes expres- conduite en privilégiant une logique thématico-temporelle : sions et dimensions relevées dans le discours des femmes lors les déterminants de l’entrée dans une filière puis l’analyse des de l’enquête qualitative afin de tenir compte de leurs repré- filières suivies. sentations sur l’IVG. Analyse RÉSULTATS ET DISCUSSION L’analyse de l’accès aux soins porte sur les 480 femmes qui déclarent une IVG au cours des 10 dernières années et qui RESSOURCES SOCIALES répondent aux questions sur l’accès aux soins. Nous avons ET PREMIER PROFESSIONNEL CONTACTÉ choisi de limiter notre étude aux 10 dernières années afin de limiter le biais de mémoire et de diminuer l’impact de l’évo- Les facteurs associés au choix du premier inter- lution du dispositif de prise en charge sur les modalités du locuteur étant apparus différents selon l’âge de la recours aux soins, tout en conservant un échantillon suffisam- femme au moment de l’IVG, l’analyse quantita- ment important pour l’analyse. tive a été conduite séparément pour les femmes Une variable de filière de soins a été élaborée qui prend en ayant moins de 30 ans au moment de l’IVG et compte l’ensemble des contacts effectués par la femme avec pour les femmes plus âgées (tableaux I et II). Les des acteurs médicaux ou sociaux, entre le moment où elle femmes de moins de 30 ans qui ne sont pas sui- prend la décision de recourir à l’IVG et celui où elle est reçue dans un centre pouvant la prendre en charge pour son IVG. vies régulièrement par un médecin s’adressent En s’appuyant sur les observations recueillies dans l’enquête plus souvent à un centre médico-social que les qualitative, cette variable rend compte des logiques d’articu- autres (généralement au planning familial). Celles
636 N. BAJOS ET COLLABORATEURS TABLEAU I. — Premier interlocuteur contacté selon les caractéristiques des femmes ayant moins de 30 ans au moment de l’IVG (N = 263) (Enquête COCON). Structure Centre Gynécologue Généraliste Total hospitalière médico-social Total n = 56 n = 45 n = 106 n = 56 N = 263 Âge à l’IVG(années) p = 0,49 (univariée) < 20 (n = 35) 29,9 % 25,1 % 29,4 % 15,6 % 100 % 20 à 24 (n = 109) 25,1 % 18,3 % 35,7 % 21,0 % 100 % 25 à 29 (n = 119) 24,1 % 9,4 % 45,1 % 21,4 % 100 % a Niveau d’éducation p = 0,08 (univariée ) -> p = 0,03 (multivariée) * < bac (n = 107) 23,0 % 11,5 % 38,1 % 27,4 % 100 % Bac (n = 59) 14,9 % 21,5 % 48,4 % 15,2 % 100 % > bac (n = 97) 34,7 % 17,9 % 37,4 % 10,0 % 100 % a Revenu p = 0,21 (univariée) -> p = 0,16 (multivariée) * Bas (n = 97) 25,6 % 15,9 % 30,1 % 28,4 % 100 % Moyen (n = 77) 17,0 % 15,2 % 49,5 % 18,3 % 100 % Élevé (n = 79) 28,2 % 13,1 % 48,6 % 10,1 % 100 % Situation professionnelle p = 0,30 (univariée) Active (n = 135) 25,2 % 9,7 % 42,0 % 23,0 % 100 % Étudiante (n = 67) 25,9 % 24,0 % 34,1 % 16,0 % 100 % Au chômage (n = 28) 40,7 % 17,2 % 22,4 % 19,8 % 100 % Non active (n = 33) 10,5 % 14,2 % 54,2 % 21,0 % 100 % Avait au moins un enfant avant l’IVG p = 0,50 (univariée) Oui (n = 97) 22,3 % 10,7 % 43,2 % 23,8 % 100 % Non (n = 166) 27,3 % 17,9 % 36,6 % 18,2 % 100 % Antécédents d’IVG p = 0,05 (univariée) -> p = 0,16 (multivariée) a Oui (n = 39) 24,2 % 29,7 % 21,6 % 24,5 % 100 % Non (n = 224) 25,3 % 12,1 % 42,7 % 19,9 % 100 % Utilisation d’une contraception au moment de la conception p = 0,11 (univariée ) -> p = 0,15 (multivariée) a Oui (n = 149) 23,5 % 10,5 % 46,2 % 19,8 % 100 % Non (n = 101) 27,2 % 20,8 % 27,8 % 24,2 % 100 % Suivi gynécologiqueb p = 0,01 (univariée ) -> p = 0,003 (multivariée) a Pas de suivi (n = 26) 16,9 % 29,8 % 26,4 % 26,8 % 100 % Gynécologue (n = 190) 22,6 % 10,9 % 47,2 % 19,2 % 100 % Généraliste (n = 43) 40,7 % 23,0 % 11,8 % 24,4 % 100 % n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba- bilité d’inclusion et le redressement). a Pour toutes les variables incluses dans le modèle multivarié (régression polytomique), les résultats de l’analyse multivariée (valeurs de p) sont indiqués en complément des valeurs de p de l’analyse univariée. b Les items de la variable suivi gynécologique sont exclusifs. Une femme suivie à la fois par un gynécologue et un généraliste, est classée dans la catégorie « suivi par un gynécologue ».
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG 637 TABLEAU II. — Premier interlocuteur contacté selon les caractéristiques des femmes de 30 ans et plus au moment de l’IVG (N=187) (Enquête COCON). Structure Centre Gynécologue Généraliste Total hospitalière médico-social Total n = 22 n = 19 n = 94 n = 52 N = 187 Âge à l’IVG (années) p = 0,41 30 à 34 (n = 99) 13,5 % 12,6 % 38,1 % 35,8 % 100 % 35 et + (n = 88) 7,8 % 5,4 % 44,3 % 42,4 % 100 % a Niveau d’éducation p = 0,15 (univariée) -> p = 0,23 (multivariée) < bac (n = 88) 8,4 % 11,4 % 36,9 % 43,3 % 100 % Bac (n = 42) 2,2 % 8,8 % 35,4 % 26,7 % 100 % > bac (n = 57) 8,5 % 3,9 % 60,9 % 34,1 % 100 % Revenu p = 0,19 (univariée) -> p = 0,04 (multivariée) a Bas (n = 59) 12,4 % 16,2 % 30,4 % 40,9 % 100 % Moyen (n = 43) 11,4 % 5,2 % 59,6 % 23,9 % 100 % Élevé (n = 73) 10,7 % 4,3 % 44,4 % 40,6 % 100 % Situation professionnelle p = 0,64 (univariée) Active (n = 137) 10,0 % 7,2 % 41,9 % 40,9 % 100 % Chômage / non active (n = 50) 13,4 % 14,3 % 38,3 % 34,1 % 100 % a Avait au moins un enfant avant l’IVG p = 0,01 (univariée) -> p = 0,005 (multivariée) Oui (n = 162) 10,5 % 7,3 % 40,7 % 41,4 % 100 % Non (n = 25) 15,9 % 29,0 % 40,5 % 14,6 % 100 % Antécédent d’IVG p = 0,03 (univariée ) -> p p = 0,03 (multivariée) Pas de suivi (n = 19) 17,0 % 18,9 % 27,2 % 36,9 % 100 % Gynécologue (n = 145) 10,7 % 9,3 % 46,3 % 33,7 % 100 % Généraliste (n = 19) 4,6 % 1,8 % 19,0 % 74,6 % 100 % n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba- bilité d’inclusion et le redressement). a Pour toutes les variables incluses dans le modèle multivarié (régression polytomique), les résultats de l’analyse multivariée (valeurs de p) sont indiqués en complément des valeurs de p de l’analyse univariée. b Les items de la variable suivi gynécologique sont exclusifs. Une femme, suivie à la fois par un gynécologue et un généraliste, est classée dans la catégorie « suivi par un gynécologue ».
638 N. BAJOS ET COLLABORATEURS qui sont suivies par un gynécologue s’adressent niveau d’éducation élevé, ce type de recours, préférentiellement à celui-ci, tandis que celles qui habituellement peu utilisé en première instance, sont suivies par un généraliste contactent souvent serait l’expression d’une plus grande autonomie directement l’hôpital. Les femmes plus âgées qui par rapport au système sanitaire. Ces femmes n’ont pas de suivi régulier ont plus souvent auraient mieux intégré l’idée que la décision de recours au planning familial que les autres. En recourir à l’IVG leur appartient et s’adresseraient revanche, à la différence des plus jeunes, les fem- directement au centre pratiquant les IVG, dans mes de plus de 30 ans suivies par un généraliste une logique première d’efficacité. font principalement appel à lui. Les femmes qui ont déjà vécu l’expérience de D’autres facteurs sont associés au choix du pre- l’IVG s’adressent plus volontiers que les autres à mier interlocuteur chez les femmes de plus de des structures professionnelles spécialisées, la 30 ans, comme le fait de ne pas avoir d’enfant et relation étant moins marquée chez les plus jeunes le niveau de revenu. Les femmes ayant de faibles (l’opposition « structure médicalisée » / « méde- revenus privilégient plus souvent le recours au cin libéral » conduit à trouver un OR de 0,4 (0,2- centre médico-social et moins souvent le recours 1,1) pour les femmes de moins de 30 ans et un au spécialiste que les autres. OR de 0,2 (0,06-0,4) pour les femmes de plus de Au-delà des différences enregistrées entre les 30 ans). deux groupes (celles qui font référence à l’exis- Les entretiens qualitatifs montrent que l’accès tence d’un suivi médical sont délicates à interpré- direct à une structure hospitalière est souvent le ter car le suivi évoqué dans le questionnaire concerne les 12 mois précédents l’enquête et fait de femmes qui connaissent la procédure, soit donc non nécessairement la période pendant personnellement, soit grâce à une personne de laquelle a eu lieu l’IVG), l’enquête quantitative leur entourage bien informée. Ainsi, Prisca, met en évidence deux facteurs influant sur le 27 ans, secrétaire, a déjà eu deux avortements et recours direct à une structure hospitalière : le fait connaît la démarche à suivre : « Je me suis dit d’avoir déjà eu une interruption volontaire de tout de suite, il faut prendre rendez-vous. […] Le grossesse et le niveau d’études. Si les entretiens premier avortement ça a été à l’hôpital X… […] montrent bien l’influence de l’expérience anté- Et depuis bon j’avais gardé leur numéro de télé- rieure de l’IVG, ils ne nous ont pas permis de dif- phone ». En revanche, Fernande, 35 ans, gérante férencier le choix du premier contact selon le d’un bar, ignore tout des démarches à suivre. En niveau d’études, ce que met en évidence, en situation de grande précarité sociale et affective, revanche, l’approche quantitative. Pour les femmes très isolée, elle se tourne vers sa belle-sœur qui de moins de 30 ans, on observe une courbe en travaille dans un hôpital et qui va la faire prendre forme de U selon le niveau d’éducation. Les en charge sur son lieu de travail « ma belle-sœur femmes qui n’ont pas le bac et celles qui sont les en a donc parlé à l’hôpital d’X qui eux ont dit plus diplômées recourent davantage directement non il n’y a pas de problème, c’est faisable à une structure hospitalière que les autres. Par quoi. ». ailleurs, les femmes qui ont un niveau d’étude inférieur au bac s’adressent plus souvent que les La plupart des femmes qui ignorent la marche autres à leur généraliste. La distribution en U à suivre se tournent vers leur médecin personnel, selon le niveau d’éducation se retrouve, bien que quand elles en ont un. Ainsi Natacha, secrétaire de manière moins marquée, chez les femmes de de direction de 44 ans, sollicite spontanément sa plus de 30 ans qui d’une manière générale ont un gynécologue. Dès qu’elle s’aperçoit de sa gros- recours hospitalier d’emblée plus limité. Pour les sesse, elle prend rendez-vous : « trois jours après femmes d’un faible niveau d’études, qui bénéfi- je suis allée la voir et elle avait un appareil on cient moins souvent d’un suivi médical par un pouvait faire carrément tout de suite l’échogra- spécialiste, l’hôpital serait, dans le cadre d’une phie, elle avait ça chez elle et elle m’a confirmé demande d’IVG comme pour d’autres enjeux de immédiatement la chose, ça se voyait, on voyait santé [4, 15], un mode d’accès aux soins plus fré- comme une bulle elle m’a dit “oui il y a quelque quent, alors que pour les populations ayant un chose ” ».
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG 639 À l’inverse, Amélie, 19 ans, serveuse, pari- Ces deux derniers extraits d’entretien souli- sienne récente, ne connaît pas de médecin. Elle gnent le désarroi auquel peuvent être confrontées cherche de l’aide dans son entourage professionnel : des femmes qui ne disposent pas des ressources « (il y a) une assistante de direction à qui j’en ai sociales nécessaires pour s’orienter dans le sys- parlé parce que j’étais complètement seule, donc tème actuel. Or, comme nous allons le voir, la on a pris tout de suite rendez-vous avec un gyné- longueur des démarches pré-IVG va dépendre cologue à côté, que j’ai été voir le lendemain,(..) fortement de la manière dont le premier interlo- et puis voilà il m’a fait un examen, il m’a fait un cuteur contacté répond à la demande de la diagnostic … et comment dirais-je…. je cherche femme. le mot, il m’a dit qu’effectivement il y avait gros- sesse […]. » Également désarmée face à la surve- FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG : L’IMPLICATION nue d’une grossesse qu’elle ne souhaitait pas, DÉTERMINANTE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ Karima, lycéenne de 17 ans, vivant sa sexualité dans une complète clandestinité, n’a d’autre La majorité des femmes de l’étude quantitative recours que d’interroger une animatrice dans une ont eu un accès direct au centre d’IVG ; seules maison de jeunes qu’elle connaît un peu. Cette 31 % d’entre elles décrivent un itinéraire indirect dernière prend rendez-vous, pour elle, chez un (tableau III). généraliste : « Ben … C’était la panique … parce Les résultats généraux des approches qualita- qu’on ne savait pas trop comment faire, comment tive et quantitative convergent : les parcours sui- s’y prendre … Donc j’ai pris contact avec une vis diffèrent selon le premier interlocuteur animatrice dans une maison de jeunes (…) et contacté. L’analyse quantitative permet de préci- donc… On a téléphoné un peu partout … Pour ser que le généraliste est plus souvent associé à savoir comment ça pouvait se passer et tout ça … des filières de soins indirectes. Une femme sur 3 Et on a pris rendez-vous chez un médecin géné- (36 %) ayant d’abord contacté un généraliste, raliste … ». rencontre ensuite un gynécologue avant d’être TABLEAU III. — Description des conditions d’accès selon le premier interlocuteur (Enquête COCON). Structure Centre Gynécologue Généraliste Total hospitalière médico-social n = 78 n = 64 n = 200 n = 108 N = 450 Filières de soins p < 0,001 Directe (n = 282) 56,2 % 62,0 % 77,9 % 39,3 % 61,0 % Indirecte (n = 133) 22,1 % 36,0 % 19,5 % 51,1 % 30,8 % Inconnues (n = 35) 21,8 % 1,9 % 2,6 % 9,6 % 8,2 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % Délai moyen entre le 1er contact et l’IVG (en semaines) (n = 421) p = 0,07 2,4 2,7 1,9 2,8 2,4 a a a a [1,8-2,9] [2,1-3,3] [1,5-2,3] [2,0-3,7] [2,0-2,7]a Lieu de l’IVG p < 0,001 Secteur public (n = 283) 74,9 % 82,0 % 41,4 % 69,7 % 61,9 % Secteur privé (n = 156) 25,1 % 17,9 % 58,6 % 30,3 % 39,1 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % n = nombre de femmes interrogées dans chaque catégorie. Les pourcentages sont pondérés (ils prennent en compte la proba- bilité d’inclusion et le redressement). a 95 % intervalle de confiance.
640 N. BAJOS ET COLLABORATEURS orientée sur un centre pratiquant les IVG. La grossesses. Ainsi, Paule, 32 ans, secrétaire en plupart des femmes (92,8 %) n’ont contacté qu’un congé parental, ne sachant que faire, appelle seul centre, celui dans lequel elles sont prises en immédiatement sa gynécologue : « Ben en fait, charge pour leur IVG, 6,6 % ont contacté 2 centres elle a son cabinet de gynécologue dans cette cli- et 1,4 % ont contacté plus de deux centres. nique, c’est la clinique qui est pas très loin de … et donc j’avais pas besoin de chercher une clini- Le temps que prennent les démarches est éga- que, elle a facilité les choses. Elle m’a dit, non lement différent selon la porte d’entrée dans le mais de toute façon, elle allait pas m’envoyer système (p = 0,07, tableau III). En effet, si le ailleurs, elle m’a dit, mais moi, accouchements, terme de la grossesse au premier contact ne dif- IVG, je fais de toute façon, et vous êtes ma fère pas selon le premier interlocuteur, il apparaît patiente, y a pas de problème ». Le médecin significativement différent au moment de l’IVG, généraliste de Khadija, femme de ménage de ce qui traduit un délai de prise en charge diffé- 27 ans, lui rédige une lettre à l’intention de son rent. Ce délai est plus court lorsque la femme confrère hospitalier tout en indiquant précisément s’adresse à un gynécologue, il est plus long quand à la jeune femme les démarches à suivre. Dans ce elle a recours à un centre médico-social ou à un cas de figure, la méconnaissance des démarches généraliste. Ceci s’explique en partie par le fait est compensée par une prise en charge quasi- que le gynécologue, à la différence des autres totale du médecin. Comme si le professionna- interlocuteurs, oriente préférentiellement les fem- lisme des médecins contactés remplaçait « l’habi- mes sur le secteur privé, lequel répond dans un délai tus médical » dont les femmes ne disposaient pas inférieur à celui du secteur public (2,0 semaines dans ce domaine. Ces femmes n’ont ensuite ren- entre le premier contact et la réalisation de l’IVG contré aucun problème particulier, caractéristique versus 2,6 semaines). Enfin, le délai d’accès des filières dites directes, même si certaines n’apparaît pas lié au type de filière suivi, même auraient souhaité que l’intervention ait pu se faire si l’on s’en tient aux femmes qui n’ont contacté plus rapidement. qu’un seul centre (résultat non présenté) ; la mul- tiplicité des acteurs contactés ne semble donc pas L’exemple de Delphine, enseignante de 40 ans, augmenter le temps de parcours. montre toutefois que même si le médecin sait où orienter la femme, le fait qu’il ne l’accompagne La comparaison avec des expériences étrangères pas de près dans sa démarche peut lui faire perdre est délicate car les dispositifs législatifs de recours du temps. Delphine s’adresse spontanément à son à l’IVG sont différents et les indicateurs utilisés généraliste « J’ai déjà vu mon généraliste parce n’appréhendent pas les mêmes délais. Il est que j’ai eu confiance ». Celui-ci l’informe de toutefois intéressant de constater que le temps l’obligation de l’entretien prè-IVG et lui suggère moyen de prise en charge de la demande d’IVG d’aller voir l’assistante sociale de la mairie. Cette (2,4 semaines) n’est pas très différent de celui dernière la renvoie au planning familial où elle observé récemment aux États-Unis où 87 % des rencontre finalement une autre assistante sociale. femmes ont attendu moins de deux semaines Elle se rend ensuite à la clinique pour l’IVG. entre le premier contact avec une structure et L’assistante sociale de la mairie, pourtant habili- l’acte lui-même [16]. tée à délivrer un certificat réoriente néanmoins L’analyse qualitative montre qu’au-delà des Delphine vers une autre structure, ce qui rallonge compétences professionnelles, c’est le degré les délais. L’exemple de Delphine illustre le cas d’implication du premier interlocuteur contacté, d’une filière que nous avons qualifiée d’indirecte. quand les femmes ne se rendent pas directement L’histoire de Sophie, adolescente de 14 ans, dans une structure médicalisée qui pratique des montre quant à elle que la spécialisation profes- IVG, qui augure du type de filière suivie par les sionnelle n’est pas garante d’une prise en charge femmes. directe. Sophie informe sa cousine dès qu’elle De nombreuses femmes ont trouvé un soutien découvre sa grossesse. Celle-ci lui conseille d’en actif chez leur premier interlocuteur. C’est parler à sa mère qui lui prend tout de suite un ren- notamment le cas quand le médecin contacté pra- dez-vous chez une gynécologue : « Le lendemain tique lui-même des interruptions volontaires de nous nous sommes levées à 6 heures, elle a raté
FILIÈRES D’ACCÈS À L’IVG 641 une journée de boulot et nous sommes allées chez prescrite. L’histoire de Reine, 38 ans, responsable une gynécologue qui a dit ‘‘moi je ne peux rien de boutique, illustre bien ce type de situation. faire, ce qu’il faut c’est aller voir quelqu’un Enceinte sous stérilet, elle se rend directement d’autre’’. Mais elle nous a pas donné de nom ». chez sa gynécologue qui lui fait faire une prise de Finalement elles ont vu un autre gynécologue sang : « J’ai eu tout de suite un rendez-vous avec puis la gynécologue de la mère : « en fait ma ma gynéco, qui m’a tout de suite envoyée faire mère elle avait honte d’aller voir sa gynéco pour une prise de sang. Donc je l’ai faite le matin, j’ai ça alors on a été voir un autre, c’était un homme, téléphoné le soir, j’ai eu tout de suite le résultat ». il m’a dit “mais vous avez vraiment le temps pour Elle la revoit et celle-ci téléphone elle-même dans avorter…” mais ma mère elle voulait tout de une clinique où elle a un ami gynécologue qui suite et finalement on s’est quand même retrou- pratique les IVG et lui prend un rendez-vous : vées chez la gynéco de ma mère et elle a dit “non « Donc en quittant le cabinet de ma gynécologue, non il faut le faire tout de suite… il faut aller voir j’avais le rendez-vous ». Reine, grâce à sa gyné- une assistante sociale” pour faire un papier cologue, n’a pas eu d’entretien : « Elle m’a déjà sinon on peut pas avorter ». Enfin, Sophie voit la fait éviter les entretiens qui sont de cours je crois conseillère, et la gynécologue de sa mère les envoie à ce moment-là » et l’IVG est effectuée très rapi- dans une clinique où elle a une IVG à 9 semaines dement. Cet exemple montre qu’un soutien actif, de grossesse. Le fait que le premier gynécologue ici du gynécologue, permet d’accélérer la procé- consulté ne leur ait donné aucune adresse et dure, et même d’éviter à la femme l’entretien et qu’elles aient dû en consulter deux autres avant le délai de réflexion pourtant obligatoires quand d’obtenir une adresse de clinique, a contribué à il n’y a pas d’urgence. rallonger les délais et à placer Sophie dans une filière indirecte d’accès à l’IVG. L’histoire de Rose, laborantine de 29 ans, met en évidence une autre logique, celle qui renvoie à Dans une enquête réalisée auprès de femmes la nécessaire « réparation » d’un déni de gros- finlandaises qui ont eu recours à l’IVG, 10 % de sesse. Rose découvre tardivement sa grossesse celles qui l’ont eu dans les 5 ans déclarent avoir suite à une erreur de diagnostic de son médecin : rencontré des problèmes d’orientation pour accé- « Je me suis retrouvée avec des douleurs abdomi- der à une structure de soins [17]. Ce chiffre peut nales atroces, avec des seins énormes, mais être mis en perspective avec le pourcentage de comme je venais d’allaiter ma fille, ça ne me 31 % de filière indirecte de l’enquête française, traumatisait pas tant que ça. Donc j’ai été suivie toutes ces situations ne traduisant pas toutefois un par un médecin de famille qui m’a dit au début « problème » d’orientation. Dans la moitié des que je faisais des crises de spasmophilie parce cas, les finlandaises qui ont eu un problème que j’allais reprendre mon travail, que je faisais d’orientation se sont trouvées confrontées à un le baby blues, ce qui pouvait aussi paraître logi- médecin qui a refusé de leur donner les coordon- que. Quand je posais des questions en disant, je nées d’une structure susceptible de prendre en n’ai toujours pas eu de retour de couches, il me charge leur demande ou qui a tenu des propos disait c’est normal puisque vous venez d’arrêter qu’elles ont estimé être culpabilisants. C’est aussi d’allaiter. Jusqu’au jour où on a fait venir un le cas de certaines femmes en France et nos résul- médecin de garde de nuit parce que je ne tenais tats montrent qu’au-delà de leur insertion dans plus debout, qui m’a fait des intraveineuses des réseaux professionnels et de leur degré de contre la spasmophilie et qui m’a dit “pour moi connaissance sur les démarches à entreprendre, la c’est un ulcère au colon qui est en train de manière dont les interlocuteurs contactés perçoi- s’ouvrir”. Je suis rentrée à l’hôpital le lendemain vent leur demande et la légitimité de leur démar- matin (…). Je suis arrivée à l’échographie, et au che va fortement influer sur la nature de la moment de la prise de sang, je discutais avec le réponse qu’ils vont leur apporter. radiologue qui devait me faire l’échographie, et Nous avons ainsi rencontré des situations où le je lui explique que j’avais mal au ventre, que je soutien des professionnels vise en définitive à n’avais pas de retour de couches … C’était une pallier une erreur, un retard de diagnostic de gros- dame d’une trentaine d’années, qui m’a dit “mais sesse ou un échec de la méthode contraceptive vous êtes sûre que vous n’êtes pas enceinte ?”
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