Flore intestinale et pathologie infectieuse humaine - OIE
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Rev. sci. tech. Off. int. Epiz., 1989, 8 (2), 405-415. Flore intestinale et pathologie infectieuse humaine C. TANCRÈDE * Résumé: L'intestin de l'homme et sa flore microbienne constituent un écosystème complexe dont l'équilibre est un exemple remarquable d'adaptation réciproque. Les bactéries intestinales jouent un rôle important dans le développement du système immunitaire. La flore intestinale normale exerce des fonctions de résistance à la colonisation par des micro-organismes exogènes pathogènes. Elle constitue néanmoins un réservoir de bactéries potentiellement pathogènes au contact immédiat de l'hôte. Ces bactéries sont responsables d'infections opportunistes en cas de déficit immunitaire. Les perturbations de l'équilibre de la flore par les antibiotiques sont à l'origine d'infections dues à la prolifération de bactéries pathogènes résistantes. La flore intestinale et ses interactions avec les aliments jouent également un rôle dans d'autres domaines tels que la nutrition et la survenue de cancers du côlon. M O T S - C L É S : Flore intestinale - H o m m e - Pathologie infectieuse - Translocation bactérienne. INTRODUCTION Un simple épithélium sépare l'intérieur de l'organisme, stérile, d'un des écosystèmes bactériens les plus peuplés de la planète : la lumière intestinale. L'épithélium de 2 l'intestin «mis à plat» représenterait une superficie de plus de 200 m . Cette interface 13 14 isole les 10 cellules eucaryotes de l'organisme hôte des 10 cellules bactériennes vivantes - appartenant à environ 450 espèces différentes - qui composent la flore microbienne du tractus digestif. Il existe des différences majeures dans la composition de la flore intestinale de chaque espèce animale et de l'homme, mais chez tous les sujets d'une même espèce cette composition est très stable et étroitement adaptée à l'hôte. On qualifie de «flore normale», ou encore autochtone, ou endogène, l'ensemble des espèces présentes de façon constante dans l'écosystème intestinal et capables de s'y multiplier sans entraîner de manifestations pathologiques chez l'hôte. Il est pratiquement impossible d'en donner une définition exhaustive. Les études qualitatives et quantitatives de la flore intestinale permettent de définir le profil général de ces populations. On observe d'importantes variations en fonction de l'étage du tube digestif avec un gradient croissant dans le sens oro-anal. Après une importante réduction du nombre des bactéries ingérées par l'acidité gastrique, 4 on trouve peu de bactéries dans le duodénum (environ 10 ufc/ml). Il s'agit surtout de bactéries anaérobies facultatives, telles que Escherichia coli et streptocoques. * Institut Gustave-Roussy, Service de Microbiologie médicale, 39, rue Camille Desmoulins, 94805 Villejuif Cedex, F r a n c e .
406 L'adhésion à la muqueuse permet à une population de se maintenir dans cette zone à transit rapide. Au long de l'intestin grêle, la densité de population augmente 7 progressivement pour atteindre 10 ufc/ml dans l'iléon terminal où l'on trouve une majorité de bactéries anaérobies strictes. C'est après la valvule de Bauhin, dans le 11 caecum et le côlon, qu'on dénombre 10 cellules bactériennes vivantes. Le concept d'écosystème, «ensemble de toutes les populations vivantes et de tous les composants inertes interférant dans une région de l'espace et du temps», s'applique au tube digestif et aux populations microbiennes qu'il abrite. Il s'agit d'un écosystème hautement intégré aux interactions multiples. Toute modification de l'un ou l'autre de ses constituants est susceptible de perturber l'équilibre et le fonctionnement de l'ensemble de l'écosystème, avec les conséquences pathologiques qui peuvent en découler. La masse vivante des bactéries intestinales représente une activité métabolique d'une importance quantitativement comparable à celle du foie. On a longtemps pensé que les bactéries de l'intestin étaient indispensables à la vie de l'hôte, qu'elles intervenaient dans les processus de la digestion des aliments et que, sans elles, la plupart de ceux-ci ne pourraient pas être assimilés. Cette conception était compatible avec les découvertes de Pasteur sur le rôle des micro-organismes dans les fermentations. Metchnikoff ne voyait au contraire dans la flore intestinale qu'une source de morbidité, d'infection chronique, de «toxémie» susceptible d'abréger la longévité de l'hôte. L'idée que l'implantation de certains lactobacilles dans le tube digestif de l'homme pourrait contrebalancer les effets néfastes de la flore dite de «putréfaction» fut même très en vogue au début de ce siècle. La compréhension des interactions entre l'hôte et sa flore a beaucoup progressé au cours des dernières décennies grâce à la reconnaissance des caractères de pathogénicité des bactéries et des mécanismes de réponse de l'hôte à la présence de ces bactéries dans son tube digestif. Le modèle expérimental privilégié que constituent les animaux axéniques («germ-free») et gnotoxéniques (n'hébergeant qu'une ou plusieurs espèces microbiennes connues) a été un apport considérable dans ce domaine. On sait aujourd'hui que la vie est possible sans germes : les souris axéniques présentent quelques caractéristiques physiologiques qui les différencient de leurs congénères pourvues d'une flore normale. Leur longévité est plus grande, mais on sait aussi que la flore joue un rôle protecteur en s'opposant à la colonisation de l'hôte par des micro- organismes exogènes pathogènes et que les perturbations de cette flore exposent à des accidents. L'impact écologique des antibiotiques sur la flore, les déficits immunitaires de l'hôte, spontanés ou consécutifs à une thérapeutique, sont autant de facteurs qui perturbent l'équilibre harmonieux entre l'homme et ses bactéries intestinales. Les circonstances ainsi créées peuvent amener une bactérie réputée non pathogène à être responsable d'une authentique infection. La notion d'opportunisme en pathologie infectieuse s'est considérablement développée. L'infection n'est pas le seul exemple dans lequel les interactions entre l'hôte et sa flore revêtent une grande importance. Nutrition, cancer, sont des domaines dans lesquels ces interactions ont un intérêt de plus en plus reconnu. FLORE I N T E S T I N A L E ET INFECTIONS Réaction de l'hôte aux bactéries pathogènes intestinales Un raisonnement anthropocentrique considère traditionnellement la bactérie comme l'agresseur de l'hôte dans le conflit infectieux. Il est tout aussi objectif de
407 constater que c'est la nature de la réaction de l'hôte qui permet d'observer le pouvoir pathogène d'un micro-organisme qui pénètre dans son tube digestif. Sans cette réaction, on ne pourrait d'ailleurs pas définir ce pouvoir pathogène. Les principales modalités de réponse de l'hôte à une bactérie présente dans la lumière intestinale comportent : - La présence sur les entérocytes de récepteurs permettant la fixation de structures de surface de la bactérie (pili, fimbriae...). L'adhésion de la bactérie à la muqueuse autorise sa multiplication in situ, sans être entraînée par le transit intestinal. Si cette bactérie élabore une exotoxine, celle-ci est libérée au contact immédiat de l'entérocyte. Si de surcroît celui-ci offre un récepteur à cette toxine, celle-ci peut exercer son effet néfaste sur le fonctionnement de l'entérocyte et provoquer une diarrhée. - La phagocytose de la bactérie par une cellule intestinale constitue la première étape d'un processus invasif. Le devenir ultérieur de la bactérie dans l'espace intra- épithélial dépend de son aptitude à survivre et éventuellement à se multiplier dans les cellules phagocytaires (macrophages). La bactérie parvenue vivante dans le ganglion lymphatique mésentérique a la possibilité de gagner d'autres organes, foie, rate, et la circulation générale. - Les réponses immunologiques de l'hôte à un antigène bactérien qui a franchi l'épithélium intestinal comportent la production d'immunoglobulines spécifiques et le développement d'une immunité cellulaire. La réaction ultérieure de l'hôte à la présence de la même bactérie dans son tube digestif sera ainsi modifiée et s'exprimera par des réponses immunitaires spécifiques. Si la bactérie ne suscite aucune de ces réponses de la part de l'hôte, son avenir est strictement intraluminal et ne comporte pas d'événements pathologiques. Les principales maladies bactériennes du tube digestif Pratiquement, c'est la reconnaissance d'un dysfonctionnement intestinal, ou d'une atteinte d'autres organes, ou de l'organisme dans son ensemble qui exprime la réaction de l'hôte à la présence d'une bactérie qui sera considérée comme pathogène. On peut classer schématiquement les principales bactéries pathogènes pour l'intestin de l'homme en fonction du mécanisme de leur pathogénicité, c'est-à-dire du mode de réponse de l'hôte à leur présence (7). - Les atteintes non inflammatoires de l'intestin touchent essentiellement le grêle proximal. Elles sont dues à des entérotoxines produites par les bactéries. Le principal symptôme est une diarrhée aqueuse qui peut entraîner une déshydratation. L'exemple type est le choléra. Vibrio cholerae adhère aux entérocytes et peut ainsi se multiplier abondamment à la surface du grêle. Un glycolipide de surface des entérocytes, le ganglioside GMI, sert de récepteur à la toxine cholérique qui provoque une hypersécrétion de suc entérique dont l'expression finale est la diarrhée. D'autres bactéries provoquent des symptômes analogues par des mécanismes comparables : Vibrio parahaemolyticus, E. coli producteurs d'entérotoxine thermolabile (LT) très voisine de celle de V. cholerae, ou thermostable (ST), certaines Salmonella spp. - Les atteintes inflammatoires de l'intestin, avec processus invasif de la muqueuse, touchent principalement le côlon et se manifestent par une dysenterie. La présence de leucocytes polynucléaires, de cellules intestinales, d'hématies dans les selles reflète la nature invasive du processus. L'exemple type est représenté par les shigelles. La caractéristique d'une souche virulente de Shigella sp. est sa capacité d'envahir les
408 entérocytes du côlon. D'un autre point de vue, cette souche pathogène présente une structure de surface qui suscite la phagocytose par l'entérocyte. Il a été démontré que cette structure était codée par un plasmide (5). D'autres bactéries provoquent des atteintes semblables de la muqueuse colique : E. coli entéro-invasifs, Campylobacter jejuni-coli, Salmonella enteritidis... et aussi Clostridium difficile qui sera évoqué à propos des conséquences de l'antibiothérapie. - Les «fièvres entériques» concernent essentiellement l'iléon terminal, la région des plaques de Peyer. Elles sont dues à des bactéries qui ont la capacité de pénétrer jusqu'au ganglion lymphatique mésentérique et de là dans le foie, la rate et la circulation générale. Le passage de bactéries viables de la lumière du tube digestif dans les lymphatiques mésentériques et dans d'autres organes a été dénommé «translocation». Le rôle qu'il peut jouer dans le développement de l'immunité contre les bactéries intestinales, mais aussi dans la survenue d'infections opportunistes chez les immunodéficients, sera envisagé plus loin. La bactérie par excellence capable de translocation chez l'homme est Salmonella typhi. Plus que la multiplication du germe dans des foyers septiques secondaires, c'est le relargage de lipopolysaccharide de S. typhi dans l'organisme qui conditionne les manifestations d'intoxication par l'endotoxine caractéristiques de la fièvre typhoïde. Rôle de la flore intestinale dans la survenue des infections Ces infections bactériennes intestinales, dues à des bactéries spécifiquement pathogènes pour l'homme, sont observées avec une grande fréquence dans les pays de la zone intertropicale où le climat et les mauvaises conditions d'hygiène favorisent leur transmission. Les diarrhées restent une des premières causes de mortalité par déshydratation et par malnutrition secondaire, en particulier chez les enfants de moins de cinq ans, dans de nombreux pays. La célèbre «diarrhée des voyageurs» est l'expression de ces infections chez les sujets de pays à hygiène développée qui se rendent en zone intertropicale. Ces bactéries spécifiquement pathogènes pour l'homme ne font pas partie de la flore intestinale normale qui manifeste à leur encontre des «effets de barrière» écologiques. Le rôle protecteur de la flore intestinale n'est cependant pas évident contre ces infections. En effet, les fortes densités de bactéries anaérobies qui exercent la fonction de résistance à la colonisation par des micro-organismes exogènes siègent dans le côlon et le point d'action - ou la porte d'entrée - de ces germes pathogènes est généralement situé en amont, dans le grêle, où les populations de bactéries résidentes sont beaucoup moins denses. L'acidité gastrique joue un rôle protecteur important en réduisant par un facteur 3 de l'ordre de 1 0 - le nombre des bactéries potentiellement infectantes ingérées. Ce rôle est bien démontré dans le cas de Vibrio cholerae vis-à-vis duquel les sujets qui ont une achlorhydrie gastrique sont particulièrement réceptifs. D'autres facteurs pourraient expliquer les très grandes variabilités dans la sensibilité individuelle à V. cholerae observées au cours d'études chez des volontaires. Il pourrait s'agir de différences génotypiques comme cela a été mis en évidence chez l'animal (14). L'identification de caractères génétiques conditionnant des facteurs de risque est une perspective intéressante qui permettra dans le futur de reconnaître dans une population les sujets dont le génotype serait associé à un haut risque d'infection.
409 FLORE INTESTINALE ET TRANSLOCATION BACTÉRIENNE Le rôle de la flore intestinale est cependant loin d'être négligeable : son rôle modulateur dans la translocation des bactéries intestinales a clairement été mis en évidence chez les animaux gnotoxéniques (2). Arguments expérimentaux Le contrôle du ganglion lymphatique mésentérique (GLM) de souris hébergeant une flore normale exempte d'organismes pathogènes spécifiques (EOPS) ne permet qu'exceptionnellement d'isoler des bactéries viables. Les principaux facteurs qui favorisent la survenue d'une translocation ont été étudiés : - pouvoir pathogène de la bactérie pour l'hôte, - taille de sa population dans le caecum, - perméabilité de la muqueuse intestinale, - état immunitaire de l'hôte. Le pouvoir pathogène de la bactérie pour l'hôte joue un rôle déterminant : une heure après l'administration orale d'un inoculum modéré de Salmonella typhimurium chez des souris EOPS en bonne santé, des bactéries viables sont déjà présentes dans le GLM, malgré la réduction importante par l'acidité gastrique du nombre de bactéries vivantes ingérées. Dans les mêmes conditions, malgré un inoculum plus important, on n'observe pas de translocation avec d'autres entérobactéries, comme E. coli. Pour obtenir la translocation de E. coli et d'autres bactéries de la flore normale de l'hôte, il faut avoir recours à des souris axéniques qui ont un système immunitaire moins développé que les animaux conventionnels, du fait de l'absence de contact antérieur avec des bactéries. Dans ce modèle expérimental, on peut établir un classement hiérarchique des espèces bactériennes en tenant compte de la fréquence de la translocation (3). Pour diverses entérobactéries et Pseudomonas la fréquence dépasse 80 % avec une moyenne de plus de 50 bactéries par GLM. Les chiffres sont de 45 % avec 10 bactéries par GLM pour Streptococcus faecalis, Lactobacillus brevis, Staphylococcus epidermidis ; ils tombent à 30 % avec une bactérie par GLM pour des anaérobies stricts tels que Bacteroides spp., Fusobacterium, Bifidobacterium bifidum. Ce classement correspond dans l'ensemble au pouvoir pathogène potentiel exprimé par ces différents germes vis-à-vis de l'hôte lorsqu'on provoque un déficit immunitaire. La taille de la population d'une bactérie dans la lumière du caecum influe sur la translocation de celle-ci vers le GLM (17). Dans l'exemple précédent des souris monoxéniques à E. coli : a) l'implantation préalable d'une flore intestinale complexe de souris normale 5 9 limite le nombre de E. coli dans le contenu caecal (10 /g au lieu de 10 ) et empêche la translocation de cette bactérie vers le GLM ; s b) l'adjonction d'antibiotiques actifs sur les anaérobies dominants (l 10 cellules/g de contenu caecal) de la flore et inactifs sur E. coli fait réapparaître une population élevée de E. coli et on observe à nouveau une translocation de cette bactérie vers le GLM. Ces démonstrations expérimentales soulignent deux faits dont l'importance est largement reconnue en pathologie infectieuse humaine :
410 - La flore anaérobie stricte dominante du tube digestif exerce des effets de barrière écologique qui limitent l'implantation des bactéries exogènes potentiellement pathogènes. Cette fonction de résistance à la colonisation (la colonisation étant le stade qui précède l'infection) joue un rôle important dans la défense de l'hôte contre l'infection, aux côtés du système immunitaire de l'hôte (13). Il s'agit bien du rôle de bactéries vivantes car ni un contenu caecal chauffé, ou formolé, ni un filtrat abactérien de contenu digestif n'exercent la moindre fonction de résistance à la colonisation vis-à-vis de E. coli (1). - Les traitements antibiotiques qui ont un impact écologique important sur la flore anaérobie et diminuent ses effets de barrière exposent à la colonisation puis à l'infection par des bactéries opportunistes. L'intégrité de la muqueuse intestinale est un important moyen de défense contre la pénétration des bactéries intestinales. Les altérations de la perméabilité de l'épithélium intestinal favorisent la translocation de bactéries de la lumière intestinale vers le GLM, le péritoine, le foie, la rate, la circulation générale. Ceci a été démontré tant après irritation chimique (16) qu'après irradiation de l'abdomen (6). Les bactéries qui profitent des lésions intestinales pour pénétrer dans l'organisme sont des germes aérobies et anaérobies facultatifs : entérobactéries, Pseudomonas, qui possèdent un important pouvoir pathogène potentiel. Les lésions traumatiques, chirurgicales, de la muqueuse intestinale permettent d'observer la translocation de bactéries anaérobies strictes. Ceci est à rapprocher des infections à Bacteroides spp. observées chez l'homme après chirurgie digestive. Le système immunitaire de l'hôte joue un rôle capital dans le contrôle de la translocation. Les modalités de traversée de l'épithélium intestinal par les bactéries ne sont pas entièrement élucidées. Cependant, des travaux récents ont mis en évidence le rôle d'entérocytes membraneux («M cells») (10). Ces cellules spécialisées de l'épithélium qui recouvre les plaques de Peyer et d'autres follicules lymphoïdes de la muqueuse absorbent des bactéries de la lumière intestinale et les mettent en contact avec les macrophages et les lymphocytes intraépithéliaux, initiant ainsi la réponse immunitaire. Ce phénomène semble bien concerner une grande diversité de bactéries pathogènes mais non reconnues comme invasives (par exemple Vibrio cholerae), et aussi des germes non pathogènes et normalement présents dans la lumière intestinale. Seules quelques bactéries pathogènes particulières demeurent viables après leur traversée de l'épithélium intestinal. Elles échappent à la destruction par les macrophages par des mécanismes incomplètement élucidés. Elles ont alors la possibilité de gagner le ganglion lymphatique mésentérique et la circulation générale (S. typhi chez l'homme, S. typhimurium chez la souris). Le rôle du système immunitaire de l'hôte pour limiter la translocation de bactéries intestinales a été bien mis en évidence chez l'animal : la suppression de la fonction phagocytaire provoque la translocation de E. coli. C'est le cas également des traitements corticoïdes. Le rôle de l'immunité cellulaire a été mis en évidence chez la souris Nude (11) : la translocation de E. coli est spontanément beaucoup plus fréquente et importante chez les souris homozygotes athymiques (nu/nu) que chez leurs congénères hétérozygotes (nu/ + ). La greffe de thymus chez les homozygotes les protège contre la translocation. La mise en évidence du rôle des plasmocytes sécréteurs d'IgA est plus complexe. La réponse immunitaire des animaux axéniques, sans contact antérieur avec des antigènes bactériens, est plus lente à obtenir que chez les animaux EOPS ou conventionnels qui possèdent à l'avance des plasmocytes
411 sécréteurs d'IgA. Pour cette raison, la translocation pourrait survenir plus facilement chez des souris monoxéniques que chez des souris EOPS. Cependant, l'immunisation par une souche de E. coli tuée par la chaleur ne modifie pas chez la souris monoxénique la translocation de cette souche vivante administrée ultérieurement (4). Observations cliniques humaines Pour des raisons éthiques évidentes, on possède moins de données explicites chez l'homme. Cependant, nombre d'observations illustrent le rôle de l'état immunitaire et celui de la flore intestinale, mis en exergue par les perturbations qu'elle subit sous l'effet de traitements antibiotiques. Une étude prospective quantitative et qualitative de la flore fécale de malades leucémiques en aplasie post-chimiothérapie a permis d'identifier les clones dominants d'entérobactéries normalement présentes dans le côlon et de les comparer aux souches isolées par hémocultures lors de bactériémies survenant dans les cinq jours consécutifs (18). Dans 82 % des cas de bactériémies documentées, il y avait identité entre le clone de bacille Gram-négatif le plus représenté dans la flore fécale et celui isolé par hémoculture. La cohérence avec les observations expérimentales précitées porte sur les points suivants : la translocation a concerné des bactéries «sélectionnées» par leur pouvoir pathogène potentiel pour l'hôte - E. coli et autres entérobactéries - alors que les anaérobies stricts dominants de la flore intestinale, bien que beaucoup plus nombreux, n'ont pas été isolés par hémoculture. La taille de population a joué un rôle, même si elle était normale pour l'espèce dans une flore humaine, dans la mesure où c'est la souche dominante parmi la population totale d'entérobactéries qui a pénétré dans l'organisme. Enfin, le déficit de la fonction phagocytaire a joué un rôle déterminant dans ces translocations. Cette étude illustre bien l'équilibre permanent mais précaire des relations entre hôte et flore : une faille dans les moyens de défense apparaît et les bactéries de la flore les plus aptes à profiter de l'opportunité passent à l'offensive. On estime que plus de 85 % des infections qui surviennent chez des malades en aplasie sont dues à des bactéries de la flore endogène «normale» du patient. On pourrait multiplier à l'infini les exemples illustrant le caractère opportuniste des infections. A chaque type de déficit immunitaire correspond une catégorie particulière d'agents pathogènes ou seulement potentiellement pathogènes. On observe, chez les malades atteints de syndrome de déficit immunitaire acquis dû au VIH, des infections à Salmonella spp. et à d'autres germes ayant une aptitude particulière à la survie intracellulaire, des diarrhées à Cryptosporidies, organismes très peu pathogènes chez le sujet sain, des colonisations importantes de l'œsophage par Candida spp. avec invasion de la muqueuse, alors que la présence de ces levures dans le tractus digestif est banale et n'entraîne pas de pathologie. Le rôle protecteur de la flore contre les infections est indirectement mis en évidence lorsqu'elle est l'objet de perturbations qui donnent lieu à des accidents infectieux. Les traitements antibiotiques sont la principale cause de ces perturbations. L'exemple de pathologie induite par les antibiotiques le mieux documenté est celui de la colite pseudomembraneuse à Clostridium difficile observée après traitement par la clindamycine mais aussi par d'autres antibiotiques (15). La perturbation de la flore colique par l'antibiotique permet la prolifération de C. difficile qui produit une entérotoxine et une cytotoxine. La maladie comporte diarrhée et invasion de la muqueuse du côlon. Les rechutes fréquemment observées après traitement par la vancomycine ou le metronidazole seraient explicables par la persistance du déséquilibre de la flore, autorisant à nouveau la prolifération de C. difficile.
412 La perturbation de la flore intestinale par un antibiotique pourrait favoriser chez l'homme la translocation de bactéries pathogènes résistantes à l'antibiothérapie, comme cela a été observé expérimentalement chez l'animal. La fréquence accrue et la gravité particulière de l'infection chez les sujets traités pour une autre raison par une ampicilline ont été récemment rapportées au cours d'une épidémie à Salmonella newport résistante à cet antibiotique (8). L'antibiothérapie sélectionne dans la flore intestinale des bactéries potentiellement pathogènes résistantes (entérobactéries, Pseudomonas, etc.) et favorise aussi l'implantation de micro-organismes exogènes résistants en diminuant la résistance à la colonisation de la flore. En milieu hospitalier, ces germes sont souvent responsables d'infections nosocomiales chez des malades immunodéficients. Après un traitement antibiotique, le sujet peut rester porteur de bactéries résistantes, en particulier de bacilles Gram-négatifs capables de transférer leurs résistances plasmidiques à d'autres espèces bactériennes, éventuellement plus aptes à se maintenir dans l'écosystème intestinal et donc susceptibles d'être transmises à d'autres sujets. Ainsi, au-delà des sujets traités, la collectivité est-elle concernée. Quelques études ont montré que des sujets sains non traités étaient porteurs intestinaux d'entérobactéries résistantes à des antibiotiques largement utilisés en thérapeutique anti-infectieuse humaine et/ou vétérinaire (19). Ces bactéries sont généralement sous-dominantes parmi la population totale des entérobactéries. Elles sont susceptibles de devenir majoritaires sous l'influence de la pression sélective d'un traitement antibiotique et d'être responsables d'infections opportunistes secondaires résistantes. On a proposé ces dernières années de réaliser une décontamination sélective du tube digestif chez les malades aplasiques exposés à l'infection par les bacilles Gram- négatifs potentiellement pathogènes de leur flore intestinale : l'objectif est d'éliminer par un antibiotique approprié les entérobactéries - éventuellement les Pseudomonas — sans altérer la flore anaérobie responsable de la résistance à la colonisation par d'autres micro-organismes exogènes. Diverses molécules répondent plus ou moins parfaitement à cet objectif : polymyxines, triméthoprime-sulfaméthoxazole, érythromycine, fluoroquinolones, etc. L'étude de ces molécules chez des volontaires sains permet d'observer l'élimination de la flore fécale du groupe bactérien visé, la sélection de souches résistantes, ou une colonisation intercurrente, l'absence ou non de modifications qualitatives et quantitatives de la flore anaérobie. Un modèle expérimental apporte des informations plus précises : des souris axéniques maintenues en isolateur sont associées à une flore humaine normale. On reproduit ainsi le même équilibre entre populations bactériennes que chez le donneur humain : nombre total d'anaérobies et composition qualitative de la flore dominante, entérobactéries et streptocoques aérotolérants en populations sous-dominantes. Ce modèle permet d'étudier, en présence ou en l'absence de l'antibiotique, l'implantation de souches bactériennes diverses volontairement introduites dans le tube digestif des animaux, la comparaison entre souris monoxéniques et souris associées à la flore humaine, traitées ou non traitées ; il permet en outre d'individualiser l'action respective de l'antibiotique et de la flore sur une souche bactérienne cible (12). Le rôle de la flore intestinale n'est pas toujours protecteur contre la colonisation par des agents pathogènes d'origine exogène. Par exemple, les bactéries intestinales favorisent l'implantation à'Entamoeba histolytica dans le tube digestif et pourraient même fournir à ce protozoaire les facteurs de virulence responsables de son passage à la forme invasive (20).
413 FLORE I N T E S T I N A L E ET AUTRES PROBLÈMES P A T H O L O G I Q U E S Les interactions entre l'hôte et ses bactéries ne se limitent pas au domaine de la pathologie infectieuse. Le rôle de la flore intestinale dans la nutrition de l'hôte n'apparaît pas aussi essentiel chez l'homme et les monogastriques que chez les ruminants. Chez ces derniers les activités métaboliques des micro-organismes du rumen sont en effet indispensables à l'utilisation des polysaccharides des plantes. Les bactéries de la flore intestinale sont capables de synthétiser un certain nombre de vitamines, telles que K, B12, folates, pyridoxine, biotine, pantothénate, riboflavine. Cette contribution n'a pas été démontrée comme indispensable chez l'homme. Par contre, la destruction de vitamine B12 par les bactéries au cours de proliférations bactériennes du grêle peut entraîner une carence en vitamine B12 chez l'homme. Dans les mêmes conditions, la perturbation du métabolisme des sels biliaires provoque une malabsorption des lipides. Les syndromes de malabsorption sont très répandus chez les sujets exposés à des infections bactériennes intestinales itératives dans les pays tropicaux. Chez ces mêmes sujets, une déficience de l'activité lactase de l'intestin grêle est très souvent constatée. Elle les prive de leur principale source de protéines et d'autres nutriments essentiels en leur interdisant le lait. L'utilisation de lait fermenté par Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus (yogourt) permet l'utilisation du lactose grâce à l'activité de la ß-galactosidase de ces bactéries (9). Ces faits récemment confirmés donnent un nouvel intérêt aux travaux de Metchnikoff ! Momentanément, à défaut de pouvoir implanter de façon durable des bactéries utiles dans l'écosystème intestinal, on peut tirer profit de leur activité enzymatique pour la préparation de l'aliment lacté. Un certain nombre d'arguments conduisent à suspecter le rôle de la flore intestinale dans la survenue du cancer du côlon. - Il existe une corrélation entre une alimentation riche en graisses (en particulier d'origine animale) et pauvre en fibres et une plus grande fréquence de ce cancer. - Le régime alimentaire est susceptible de modifier l'activité métabolique de la flore intestinale et peut-être sa composition. - Le cancer du côlon peut être provoqué par des substances carcinogènes élaborées ou activées par des bactéries intestinales. L'activité des substances carcinogènes peut être influencée par le régime alimentaire. Si les bactéries intestinales jouent un rôle, elles ne sont certainement pas le seul facteur déterminant dans la survenue de ce cancer. En conclusion, les relations entre l'hôte et sa flore intestinale sont ambiguës. Dans le sens favorable à la santé de l'hôte, la flore joue un rôle important dans l'initiation du système immunitaire. Par ses fonctions de résistance à la colonisation, elle le protège contre l'intrusion de micro-organismes exogènes pathogènes. Dans un sens défavorable, la flore intestinale constitue un réservoir de bactéries potentiellement pathogènes prêtes à devenir infectantes si la moindre déficience apparaît dans les systèmes de défense de l'hôte. Les perturbations de la flore ont des conséquences pathologiques de mieux en mieux connues, en particulier en ce qui
414 concerne l'impact écologique des traitements antibiotiques. Il nous appartient d'apprendre à gérer cet environnement microbien. * * * T H E INTESTINAL FLORA IN RELATION TO H U M A N INFECTIOUS DISEASES. - C. Tancrède. Summary: The human intestine and its microbial flora constitute a complex ecosystem, the equilibrium of which is a remarkable example of reciprocal adaptation. Intestinal bacteria play an important role in the development of the immune system. The normal intestinal flora is responsible for resistance to colonisation by exogenous pathogenic micro-organisms. Nevertheless, it also constitutes a reservoir of potentially pathogenic bacteria in close contact with the host. These bacteria are responsible for opportunistic infections in immuno- deficient persons. The equilibrium of thefloracan be upset by antibiotics, leading to infections as a result of proliferation of antibiotic-resistant pathogenic bacteria. The intestinal flora and its interactions with food also play a role in other fields, such as nutrition and the occurrence of colonic carcinoma. K E Y W O R D S : Bacterial translocation - Infectious diseases - Intestinal flora - Man. * * * FLORA INTESTINAL Y P A T O L O G Í A INFECCIOSA H U M A N A . - C. Tancrède. Resumen: El intestino del hombre y su flora microbiana constituyen un ecosistema complejo cuyo equilibrio es un ejemplo notable de adaptación recíproca. Las bacterias intestinales cumplen un importante papel en el desarrollo del sistema inmunitario. La flora intestinal normal ejerce funciones de resistencia a la colonización por organismos exógenos patógenos. No obstante, esta flora constituye un reservorio de bacterias potencialmente patógenas en contacto inmediato con el huésped, que son responsables de infecciones oportunistas en caso de déficit inmunitario. Las perturbaciones del equilibrio de lafloradebidas a los antibióticos son la causa de infecciones provocadas por la proliferación de bacterias patógenas resistentes. La flora intestinal y sus interacciones con los alimentos también desempeñan un papel en otros campos, como la nutrición y la aparición de cánceres del colon. P A L A B R A S C L A V E : Flora intestinal - H o m b r e - Patología infecciosa - Translocación bacteriana. * BIBLIOGRAPHIE 1. BERG R . D . ( 1 9 8 0 ) . - Inhibition of Escherichia coli translocation from the gastrointestinal tract by n o r m a l cecal flora in gnotobiotic or antibiotic decontaminated mice. Infect. & Immunity, 29, 1073-1081.
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