FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°217 - « Beatlestone » • Prix des Postiers écrivains 2021 > fév. 2021 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier : « Beatlestones, Un duel, un vainqueur » de Yves Delmas (Prix des Postiers écrivains) et Charles Gancel. 02. Édito 03. Entretien avec Yves Delmas 06. Extraits choisis - Beatlestones 07. Portrait croisé : John Lennon et Brian Jones 09. Michel Leiris et Marcel Jouhandeau. Correspondance 11. Dernières parutions 13. Agenda Photo et conception graphique N. Jungerman
Édito « Beatlestones, Un duel, un vainqueur » Prix des Postiers écrivains 2021 Nathalie Jungerman Avec un propos érudit dont le ton est à la fois sérieux, vivant, amusé ou ironique, une écriture qui aime jouer avec les mots, Beatlestones, Un duel, un vainqueur, paru aux éditions Le mot et le reste, est captivant : le lecteur n’interrompt sa lecture que pour écouter les chansons dont les paroles sont examinées ou pour regarder concerts enregistrés, do- cumentaires et interviews évoqués. Yves Delmas* a reçu pour ce livre le prix des Postiers écrivains lors de la cérémonie des vœux du Président du Groupe La Poste en janvier dernier. Beatlestones est le deuxième ouvrage qu’il a écrit avec Charles Gancel, chef d’entreprise, musicien collectionneur de guitares, auteur d’un roman et de plusieurs recueils de nouvelles. Le premier s’intitulait Protest Song, la chanson contestataire dans l’Amérique des sixties, publié en 2005 chez Textuel et réédité au Mot et le reste en 2012. Ces deux grands amateurs de rock signent un livre documentaire qui explore « les parallélismes mais surtout les in- tersections dans l’itinéraire des Beatles et des Rolling Stones sous à peu près tous les angles possibles (...) ». Yves Delmas et Charles Gancel dé- cortiquent le travail des musiciens, leurs prestations scéniques, étudient la relation entre eux, leurs influences, leurs orientations politiques et religieuses, comparent les différents musiciens ou chanteurs, analysent leurs pochettes d’albums, évoquent la drogue, le sexe, les guitares... Complétée en annexe par les classements de la presse spécialisée et par une bibliographie conséquente, cette étude comparative, entre les deux groupes britanniques qui ont marqué l’histoire du rock, est balancée et électrique ! * Chief Operating Officer Europe / Executive Vice President at GeoPost / DPD Group 02
N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 Entretien avec Yves Delmas Propos recueillis par Nathalie Jungerman Vous cosignez avec Charles Gan- ils peuvent encore exercer leur droit cel, Beatlestones, Un duel, un de réponse. vainqueur, publié aux éditions Le mot et le reste pour lequel vous Écrire est généralement un acte avez reçu en janvier le prix des solitaire. Qu’est-ce qui vous a Postiers écrivains. Que représen- décidé de vous lancer dans une te pour vous ce prix littéraire ? écriture à deux, dès votre pre- mier ouvrage intitulé Protest Yves Delmas Une joie certaine, Song, la chanson contestataire parce que je sais que nous avons dans l’Amérique des sixties ? de prestigieux prédécesseurs et Yves Delmas que de nombreux postiers écrivent, Y.D. Un concours de circonstances. Photo © Éric Huynh, janvier 2021 mais aussi car ce prix nous a dans le Charles et moi faisions partie d’un même temps permis de procéder à groupe informel d’amoureux de rock Yves Delmas est COO (Chief un deuxième tirage du livre, pour la et un ami nous a un jour dit avoir Operating Officer) Europe / grande joie de notre éditeur. rencontré une éditrice qui souhaitait Executive VP (Vice President) at GeoPost / DPD Group. Il a publier un livre sur la chanson con- publié Protest Song - La chanson Qu’est-ce qui a motivé l’écriture testataire « écrit par des aficionados contestataire dans l’Amérique de ce livre qui confronte ces deux et pas des journalistes ». Comme des sixties, co-écrit avec Charles Gancel, (Textuel, 2005, Le mot groupes britanniques, les Beatles on était en terrain pas mal connu et le reste, 2012) et Vietnam, la et les Rolling Stones ? Une ques- et beaucoup aimé, chacun avec ses première guerre rock de l’histoire co-écrit avec Charles Gancel, dans tion à laquelle vous répondez préférences musicales au cœur de « Musiques populaires underground d’ailleurs à la toute fin du livre... la période, on a décidé de relever le et représentations du politique», défi à deux, en y prenant beaucoup E.M.E, collection Proximités sociologie,18 septembre 2007. Y.D. L’envie de trancher de la façon de plaisir. la plus documentée possible, bien qu’évidemment subjective, un éter- Est-ce que cette collaboration nel débat enflammé de fin de repas s’arrête à la phase de prépara- auquel je me suis souvent adonné tion, de recherches, ou concer- avec passion et qui n’avait éton- ne-t-elle également une rédac- namment fait l’objet d’aucun livre au tion commune ? moment où nous avons commencé à écrire Beatlestones. L’histoire du Y.D. Chacun lit et cherche de son rock aime nous rappeler que l’on ne côté mais nous partageons bien sûr peut être à la fois Stones et Beat- le fruit de nos recherches. Nous éta- les. Il faut choisir, être apparem- blissons ensemble la structure du li- ment conservateur ou rebelle, sage vre, puis chacun rédige ses propres ou turbulent, déluré ou taciturne, chapitres, tout en laissant évidem- sexuel ou romantique, rock ou pop... ment à l’autre le soin d’amender, Au-delà des préférences que chacun proposer, corriger la partie de l’autre. peut avoir, nous souhaitions surtout La susceptibilité n’a pas de mise. Ça tordre le cou à ces clichés et malme- ne va pas toujours de soi mais c’est ner les frontières érigées souvent de la clé, et le regard et l’exigence de façon caricaturale entre les uns et les l’autre permettent de bonifier notre Yves Delmas - Charles Gancel autres. travail... Beatlestones J’avais aussi la volonté présomp- Un duel, un vainqueur Éditions Le mot et le reste tueuse de clouer une fois pour toutes Comment avez-vous pensé, le bec à mes contradicteurs... mais élaboré la construction de Prix des Postiers écrivains 2021 03
N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 Beatlestones qui prend appui cristallise le mieux la nature de Entretien avec Yves Delmas sur quantité de documents, et se leur relation, avec ses tensions compose de dix-huit chapitres ? et ses moments de communion aussi. Mais les chansons ne nais- Y.D. Le fil conducteur était d’explorer sent pas hors-sol et les lieux sont les parallélismes mais surtout les in- fondamentaux. Malgré les détours tersections dans l’itinéraire des deux importants par Liverpool, creuset groupes sous à peu près tous les an- des Beatles, qu’ils chanteront dans gles possibles (le sexe, les drogues Penny Lane et Strawberry Fields la religion, la musique, les paroles, Forever, par les États-Unis qui la politique, leurs prestations scéni- consacrent les deux groupes ou Charles Gancel ques, leurs guitares, les relations au par l’Inde qui éveille les Fab Four Photo © Éd. Le mot et le reste sein de chacun des groupes ou entre à l’Orient, c’est surtout le Swinging Charles Gancel est chef d’entreprise, eux, la comparaison entre les diffé- London des années soixante qui est musicien collectioneur de guitares et rents musiciens ou chanteurs) tout le théâtre le plus structurant de ces auteur d’un roman et de plusieurs recueils de nouvelles. en faisant progressivement se déga- deux belles aventures collectives. ger notre vainqueur dont le triomphe Les Stones y deviennent les aca- n’apparaît de façon irrémédiable – et démiciens du blues et du rock, les éclatante - qu’à la fin du livre. Beatles y créent la pop la plus poly- Il était surtout important pour nous phonique, inventive et débridée de de prendre parti, de façon tendre ou la décennie. narquoise, dans ce débat qui reste musical et finalement pacifique. Vous avez réussi à faire un récit qui peut être lu par tout le monde Parfois, vous choisissez une date, tout en étant précis, pointu, que un moment ou un lieu et à partir ce soit sur une partition, une mé- de là vous vous concentrez sur lodie, ou par exemple une intro deux personnalités opposées, que vous découpez pour expli- deux styles de vie ou de jeu mu- quer qu’un son a été inventé et sical... qu’il est difficilement reproduc- tible... Est-ce une volonté de Y.D. Nous nous sommes notamment s’adresser à la fois à des spécia- intéressés aux moments de bascule listes et au grand public ? où la vie de deux groupes comme les nôtres est marquée par le ha- Y.D. C’était un grand écart difficile sard, par ces coïncidences qui font à opérer. La controverse Beatles vs que le destin semble plutôt choisir Rolling Stones est la plus marquante le bon côté. Paul rencontre John le de l’histoire du rock mais devient de 6 juillet 1957 au concert de la pa- plus en plus, les années passant, roisse St Peter à Woolton auquel il un débat de niche et, disons-le, de s’est rendu parce qu’il pensait qu’il « boomers » plus que de quadras... y aurait des filles... Mick adresse la Le lectorat visé était donc en premier parole à Keith en gare de Dartford lieu les fans des deux groupes, ce qui le 25 octobre 1960 parce que ce nous a permis de faire l’économie du dernier a des disques de blues sous rappel de leurs biographies respec- les bras... Quelle serait aujourd’hui tives, mais nous avons aussi pensé la physionomie du rock anglais « aux autres » en prenant parfois soin des années soixante s’il avait plu de rappeler qui étaient quelques per- le 6 juillet 1957 ou si Keith avait sonnages clés ou d’expliciter certains pris le train d’après, nul ne le sait. moments évoqués dans le livre. Yves Delmas - Charles Gancel Mais rendons grâce à l’alignement Protest Song - La chanson contestataire dans l’Amérique des sixties des planètes rock pour avoir rendu Les Rolling Stones ont été créés Éditions Le mot et le reste, 2012 possibles ces rencontres. à l’initiative de Brian Jones, mais Éditions Textuel, 2005 Il y a beaucoup de moments clés, Mick Jagger s’est imposé... Pou- de lieux cultes ou de témoins pri- vez-vous nous en dire quelques vilégiés évoqués dans le livre, mots ? mais c’est probablement autour de l’histoire des chansons que se Y.D. Alexis Korner, célèbre blues- 04
N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 man britannique, aurait dit à Brian regroupement né de circonstances Entretien avec Yves Delmas Jones : « Prends-en un mais ne plus que de connivences, ne sont ja- prends pas les deux » lorsque ce mais parvenus à s’épanouir en solo. dernier venait de rencontrer Mick Jagger et Keith Richards. Jones n’a Adolescents, écoutiez-vous da- pas suivi les conseils de son aîné et vantage les Beatles ou les Rolling les « Glimmer Twins » se sont vite Stones ? Est-ce que vos goûts ont imposés, par leur charisme, leur ta- évolué à force d’écoutes ? lent et leur ambition, face à un Jones qui était brillant musicien mais Y.D. J’ai écouté beaucoup plus les incapable de composer et qui s’est Beatles, toujours aimé les Stones, The Beatles vite perdu dans la consommation ef- mais ce que les Beatles ont réussi frénée de psychotropes... Puis, c’est à produire en sept ans d’enregistre- incontestablement Jagger, chanteur ments, a fortiori si on le compare hors pair doublé d’un businessman aux soixante ans de production mu- implacable, qui a été le moteur des sicale des Stones, me conforte tou- Stones et l’artisan de leur longévité, jours dans mes préférences adoles- particulièrement durant les longues centes... années que Richards a passées dans Je découvre toujours de nouveaux les bras de Morphine. Mais les Stones sons, de nouvelles sources d’intérêt ne seraient jamais devenus ce qu’ils dans la musique des deux groupes. sont sans les riffs de Richards. Je suis un éternel promeneur musical, avec encore des émerveillements de L’idée de groupe et de fraternité touriste. The Rolling Stones est plus forte chez les Beatles que chez les Rolling Stones... Y.D. Les Beatles – « hydre à qua- tre têtes » selon certains – ont vécu Membres du jury une formidable histoire d’amitié fu- du prix des Postiers sionnelle pendant près de 10 ans. écrivains : Un groupe dont chacun connaissait le nom des quatre membres, sans Président : • Alain Absire, Écrivain, Membre préséance ni chanteur attitré. Leur du Conseil d’Administra- rupture n’en a été que plus violente tion de la Sofia (Société et amère et le fait qu’ils ne se soient Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit) jamais revus tous les quatre, ensem- • Philippe Bajou, Secré- ble, après leur séparation, est proba- taire Général, Directeur blement l’illustration que leur aven- Général Adjoint du ture collective avait été trop belle et Groupe La Poste • Georges-Olivier Château- intense pour pouvoir être reprisée reynaud, Écrivain • ou cicatrisée. Les Stones ne se sé- Robert Cottard, Lauréat Yves Delmas et Philippe Wahl, Président du Groupe La Poste, pareront jamais car ils n’ont jamais 2020 du prix des Postiers lors des vœux 2021 et de la remise du prix des Postiers écrivains, Facteur à Cri- vraiment été « ensemble », ils sont écrivains. Photo © Éric Huynh quetot l’Esneval (76280)- davantage une communauté d’inté- Retraité • Bénédicte des rêts business qu’un groupe uni. Mazery, Écrivaine et journaliste • Valérie Decaux, Directrice Générale Adjointe, Jones a été rapidement isolé – ni Mick Directrice des Ressources Humaines et des Relations Sociales • Benjamin Fogel, Mention spéciale du jury 2020 du prix des Postiers écrivains, Directeur projet Bran- ni Keith n’ont d’ailleurs assisté à son che numérique • Jean-Luc Manet, Assistant d’études (Branche Services Courriers enterrement –, Bill Wyman et Charlie Colis) • Anne Nicolas, Directrice du musée de La Poste Watts ont toujours cultivé leur indé- pendance et les liens personnels qui les ont unis à Jagger et Richards, aussi anciens soient-ils, ont toujours été lâches. Paradoxalement, le grou- pe le plus uni a laissé ensuite s’expri- Sites Internet mer, avec des bonheurs divers, des carrières solos souvent extraordinai- Éditions Le mot et le reste res alors que les Stones, fruit d’un https://lemotetlereste.com/musiques/beatlestones/ 05
N°199 - Nathalie Léger et Bertrand Schefer > déc. 2018 N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 Extraits choisis KEITH, GEORGE ET BRIAN, SUR LES CORDES RAIDES Page 40 « Beatlestones, un duel, un vainqueur » Extraits choisis - Beatlestones C’est autour de Brian Jones, charmeur et charismatique, de Yves Delmas et Charles Gancel que se créent les Rolling Stones. Il impressionne Jagger et © Éditions Le mot et le reste Richards qui le voient jouer à l’Ealing Jazz Club en avril 1962. C’est lui qui trouvera le nom du groupe et en recrutera les membres. Saxophoniste chevronné et guitariste remarquable, il fait découvrir aux autres les accords ouverts et les arcanes MÉCHAMMENT BONS du blues. Partageur, il pousse Mick à jouer de l’harmonica et dégrossit le jeu de guitare de Keith. Élégant, il soigne son Page 15 apparence plus que les autres, fait la chasse aux nouveau- tés extravagantes et la guerre aux faux plis. Fraternel mais Invité à s’exprimer sur ce qui différencie Beatles et Rolling imprudent, il explique à Mick, avec force détails, comment s’y Stones, Mick Jagger confie en 1966 au Melody Maker : « Je prendre avec les filles. ne vois pas Ringo, par exemple, avec un flingue en main en train de tuer quelqu’un dans un film. Je crois que cela ne nous PAPA WAS A BEATLES surprendrait pas si c’était Brian... » L’opposition traditionnelle entre les gentils Beatles et les méchants Rolling Stones est Pages 191 essentielle dans l’histoire des deux groupes car c’est autour de ce positionnement initial, de cette frontière factice mais fon- Si les Beatles peuvent être facilement identifiés par le logo datrice, que ce sont façonnées les trajectoires publiques des d’Apple ou la façon novatrice dont leur nom était écrit à leurs uns et des autres ou les valeurs qu’ils ont incarnées, et que les débuts, les Stones disposent d’une identité graphique mon- Stones ont pu se démarquer de leurs encombrants devanciers. dialement reconnaissable à travers le célèbre Tongue and lips On doit à leurs managers respectifs ce Yalta originel qui ancre Logo, créé par John Pasche en 1970 et utilisé pour la première dans le paysage la dichotomie entre les supposés doux Beatles, fois sur Sticky Fingers l’année d’après. Pasche explique que à la destinée universelle et joyeuse, et les Stones, sales, durs c’est à la fois la déesse Kali et la bouche de Mick qui auraient et maussades, symbole de l’individualisme bohème et sexuel. été ses sources d’inspiration, le tout donnant un mélange très Le marketing rock se chargera de lustrer l’image des petites audacieux de révolte et de sensualité. Les esprits chagrins frappes de Liverpool et de noircir le regard du quintet bluesy mais documentés que nous sommes considèrent que c’est plu- d’extraction – partiellement – bourgeoise de la banlieue lon- tôt le cartoon qui illustre la chanson « Day Tripper » dans The donienne. Beatles Illustrated Lyrics d’Alan Aldridge, sorti un an aupara- [...] vant, en 1969, qui a été plagié sans vergogne. La comparaison Brian Epstein, amateur d’opéra qui a fréquenté les établisse- des deux dessins laisse peu de place au doute. ments privés de Liverpool, leur apprend malgré tout à lisser leur prononciation afin d’être mieux compris et acceptés. Son sens du marketing fait le reste en transformant en well educated men et gendres idéaux quatre voyous peu recom- mandables vêtus en teddy boys, habitués aux bagarres dans les salles de bal ou les impasses, aux filles faciles voire aux larcins. Leurs séjours à Hambourg entre 1960 et 1962 consa- crent leurs penchants de petites frappes, quelque marin ivre y est lâchement détroussé et les contacts avec les prostituées et les souteneurs remplissent leurs nuits sous amphétamines. « Il faut être un salaud pour réussir, c’est un fait. Et les Beat- les sont les plus grands salauds de la terre », déclare Lennon, orfèvre en la matière. Et personne n’en doute. Mais des © Beatles Illustrated © Rolling Stones salauds doués, drôles et ayant une capacité hors du commun 1969 1970 à se rendre aimables voire à le devenir vraiment. Page 30 JOHN ET MICK, DEUX ICÔNES « A Hard Day’s Night », la plus courte et la plus mémorable Page 215 intro des sixties : « Dzinnnng ! » Le titre de la chanson est ce que Lennon appelait un ringoism, ces mots ou phrases Deux personnalités, donc, et deux masques. Lennon parce absurdes parfois proférés par un Ringo dont le parler est alors qu’il est avant tout victime d’une Beatlemania de bubblegum, à la littérature ce que le fish and chips est à la gastronomie. Jagger parce qu’il est un bourgeois stable qui surfe tout au Avril 1964. Un accord, un seul, qui ouvre le film homonyme et long de sa carrière sur une violence et un érotisme astucieu- qu’on croit livré par Harrison sur sa douze-cordes électrique sement formatés pour ses cibles, mais aussi parce que le pre- Rickenbacker, quelques notes qu’aucun gratteux n’arrive à mier est auteur, compositeur, interprète et musicien et l’autre reproduire à l’identique. Est-ce un sol 4/7 barré à la troisième se contentera d’écrire, de chanter, et de bouger beaucoup. case ? Un fa 9 dont les sols sont joués sur la première et la sixième corde ? Dans ce cas, la basse de Paul, qui joue un CONCLUSION ré (cinquième case de la corde de la), ajoute une sixte. Et la guitare de John, joue-t-elle le même accord que George, mais Page 230 sur six cordes ? Ou bien un ré 4 ? Et le piano du producteur George Martin, qu’on ne découvre qu’en analysant le spectre Au cœur du phénomène, Beatles et Rolling Stones tiennent sonore, plaque-t-il simplement ré-sol-ré... ? Quant au coup de une position symbolique unique. Nés dans les ruines fuman- caisse claire et de charleston de Ringo, qui l’avait perçu ? tes d’une Europe exsangue, d’une Angleterre épuisée, d’un Empire éclaté, les boys semblent s’être assigné le modeste Un accord mystère, donc, dont le secret n’est percé qu’à la fin objectif de reconquérir le monde. Ils l’ont fait. Chacun avec du XXe siècle grâce à l’électronique, en séparant les instru- son style et son inspiration, ses heures sombres ou brillantes, ments et les notes joués, pourtant tous reportés sur deux des ils ont incarné et illustré les facettes multiples du mouvement quatre pistes du matériel rudimentaire d’Abbey Road à cette des esprits et des cœurs qui a affolé pendant des décennies la époque. Les experts en débattent encore. boussole de l’Histoire. 06
N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 John Lennon vé par sa tante. Adolescent, au lycée, il est fou de rock’n’roll , écoute Bill Haley, Buddy Holly, El- Brian Jones vis Presley. Il fonde les Quarrymen avec son ami Eric Griffith, joue de la guitare, compose, à ce Portrait croisé moment où le skiffle – cette musique folklorique d’influence jazz, country et blues qui incorpore aussi des instruments bricolés – déferle sur Li- Par Corinne Amar verpool. Ils se produisent dans des petites fêtes, et puis John rencontre Paul McCartney dans l’une d’elles. Il a tout juste quinze ans, mais impres- sionne déjà par sa maturité musicale. Lennon résume ainsi cette rencontre décisive : « C’est Imaginons que ce fut à partir du jour où j’ai rencontré Paul que les cho- Portrait croisé - John Lennon / Brian Jones votre époque : celle ses se sont mises à avancer. » ** Ensemble, ils de votre naissance ou vont être ce tandem d’auteurs compositeurs iné- de votre enfance ou galable, devenir, dès 1963, avec Please, please de votre adolescence Me, le premier album du groupe – auquel s’est ou encore, de votre ajouté George Harrison et, enfin, Ringo Starr –, âge adulte ; peut-être, l’un des plus grands phénomènes de l’histoire de qu’un jour la question l’industrie discographique, innovant musicale- vous est venue : Alors, ment, et mélangeant aussi bien les genres que plutôt Beatles ou plutôt les influences. Rolling Stones ? Plutôt Lennon occupera cette place centrale dans la John ou plutôt Brian ? réussite populaire du groupe, composant des œu- « Des controverses, il y vres majeures, et plusieurs albums vont se suc- en a eu et il y en aura céder à un rythme fou de près de deux disques toujours. Mais l’une par an, dont A Hard Day’s Night, un album de d’entre elles a marqué treize chansons sur lequel dix sont de Lennon. la fin du XXe siècle et C’est le début de la période hippie de Lennon. résonne encore : Beat- Le groupe va connaître son apogée avec les al- les ou Rolling Stones ? bums qui suivent, comme Revolver, en 1965 et Mieux qu’aucun autre, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, deux ans mais chacun à sa façon, plus tard. C’est l’époque où Lennon compose ses ces deux groupes ont in- chansons parmi les plus envoûtantes, de Straw- John Lennon (1940-1980) carné leur époque et la berry Fields Forever à Lucy in the Sky with Dia- Brian Jones (1942-1969) génération qui les a por- monds ou I Am the Walrus. Partie du Cavern Club tés : génie créatif, jeunesse, insolence, libération, de Liverpool, la beatlemania gagne tout le pays, sexe, drogue... » dès le début de 1961. Lorsqu’ils racontent de manière fouillée, docu- mentée, avec « tendresse pour ces deux géants » À quelques kilomètres de Liverpool, en 1963, – l’histoire des Beatles et des Rolling Stones, qu’ils dans la banlieue de Londres, le tout jeune Andrew intitulent Beatlestones, un duel, un vainqueur, Yves Loog Oldham, futur producteur, arrangeur et ma- Delmas et Charles Gancel révèlent autant d’humour nager, découvre les Rolling Stones dans un club. que de générosité, un sens rock’n’roll de la fête et Le groupe s’est formé un an plus tôt, par le gui- du sujet, bref, ils ont du talent. Et pour nous an- tariste et leader original, Brian Jones, le pianiste noncer qu’ils ne prendront pas parti d’emblée, les Ian Stewart, le chanteur Mick Jagger et le guita- auteurs commencent par évoquer ce mot de Mick riste Keith Richards. Leur musique plus agressive Jagger invité à s’exprimer sur ce qui différenciait et leur allure de bad boys rebelles est à l’exact les deux groupes – on est en 1966, au Melody opposé des Beatles. Face aux Beatles en pleine Maker : « Je ne vois pas Ringo, par exemple, avec gloire, Oldham mise sur le charisme sulfureux de un flingue en main en train de tuer quelqu’un dans Mick Jagger et l’outrance du groupe – à l’image un film. Je crois que cela ne nous surprendrait pas du guitariste Brian Jones – pour devenir le plus si c’était Brian... »* grand groupe de rock’n’roll du monde. Dans une interview avec Stéphane Davet pour Au cœur du groupe, il y a John Winston Lennon Le Monde (17/08/2017), le critique musical né en 1940 à Liverpool. Une enfance difficile, Philippe Manœuvre soulignait combien il était abandonné par le père, négligé par sa mère, éle- fasciné par l’arrogance de mauvais garçons des 07
N°217 - Beatlestones • Prix des Postiers écrivains > fév. 2021 Rolling Stones, à cette époque où les adolescents Lorsque Brian Epstein meurt en août 1967 et que John Lennon / Brian Jones aiment s’identifier aux histoires de ces bad boys les Beatles ont alors besoin d’un nouveau leader, de l’Amérique « qui racontent leur vécu et leur c’est Paul McCartney qui prend la relève. Lennon sexualité comme des fables ». Parmi ces jeunes vit très mal la situation, pratique la méditation, le gens passionnés par le blues, et sans doute, l’un yoga, cherche de plus en plus une paix intérieure, des plus visionnaires, il y a Lewis Brian Hopkins se rapproche d’une artiste japonaise d’avant-gar- Jones, dit Brian Jones, né le 28 février 1942, dans de, Yoko Ono (membre du mouvement Fluxus), une famille de classe moyenne supérieure, à Chel- rencontrée lors d’une exposition à l’Indica Gallery tenham, dans la banlieue londonienne. Il donne de Londres en 1966. Il divorce pour l’épouser. des concerts en solo sous le nom d’Elmo Lewis, Il a trouvé sa muse, c’est à prendre ou à lais- choisi en hommage au bluesman Elmore James, ser : il l’impose au sein du groupe et lors des et il a foi en l’ingéniosité de cette musique qui séances d’enregistrement. Poussé par elle, il se s’invente. Il mène une vie de bohème dans la ca- tourne vers des voies plus spirituelles et d’avant- pitale anglaise, accepte des petits boulots le jour garde, se désintéresse des Beatles, décide de sor- pour subsister et pour, la nuit, écouter du blues et tir du cadre restrictif des Fab Four, rompt avec rencontrer les musiciens de la jeune scène R’n’B. ses compagnons. Entre 1968 et 1969, il publie Il fonde les Rolling Stones, dont le nom fait réfé- trois albums de musique expérimentale attribués rence à un morceau de Muddy Waters. À partir de à « John Lennon et Yoko Ono ». 1964, et en l’espace de quatre ans, Brian Jones La vie de John Lennon s’arrête le 8 décembre a participé à l’enregistrement de tous les albums 1980 : il regagnait avec son épouse son apparte- des Rolling Stones dont Aftermath, Their Satanic ment dans New-York, lorsqu’il est abattu par Mark Majesties Request, Beggars Banquet, mais l’as- D. Chapman. cension du duo de songwriters Mick Jagger/Keith Richards se fait sentir sur le reste du groupe. Dès 1966, alors qu’il abuse des drogues et de l’alcool, l’état de santé de Brian Jones se détériore, sa vie * Yves Delmas, Charles Gancel, Beatlestones, Un duel, un vain- sentimentale connaît des déboires ; dépressif, queur, Le mot et le reste, 2021, p.15 ** Hunter Davies (trad. Jean-Luc Piningre), Les Beatles : la bio- il déserte de plus en plus les studios d’enregis- graphie, Le Cherche-midi, 2004. trement, accumule les problèmes judiciaires qui *** Bill Wyman, The Stones, archive sur Daily News. Los Ange- l’empêchent de participer aux futures tournées. Il les, CA: thefreelibrary.com, 27 octobre 2002 est alors évincé du groupe en juin 1969. Le bassiste original des Stones, Bill Wyman dira de Jones : « ... Il a créé le groupe. Il a choisi les membres. Il a nommé le groupe. Il a choisi la mu- sique qu’on jouait. Il nous a trouvé des concerts... Très influent, très important et puis il a perdu son pouvoir peu à peu – extrêmement intelligent – et il l’a gâché et tout s’est envolé. »*** Le 3 juillet 1969, Brian Jones disparaissait, noyé dans sa piscine, trop de drogue et trop d’alcool dans le corps. Il avait 27 ans. Sa mort préma- turée allait faire de lui l’une des icônes rock des années 60. 08
Florilettres > 217, fév. 2021 Michel Leiris amis. Mais alors que Leiris pacifie la relation dans des lettres plutôt courtes, Jouhandeau lui Marcel Jouhandeau adresse de plus longues missives où il revient sur l’effet qu’a eu sur lui leur moment d’intimi- Correspondance té. Il a cette formule pour qualifier l’état dans lequel ça l’a mis : une sorte de folie authenti- que. C’est une correspondance qui dépeint une 1923-1977 association étonnante. Passé le coup de foudre, l’évidence de la rencontre va se changer en son contraire et l’on verra évoluer le rapport de ces deux écrivains l’un envers l’autre. Les diver- Par Gaëlle Obiégly gences politiques y sont essentielles. À partir de l’été 1924, les échanges portent da- En 1923 Max Jacob in- vantage sur leurs écrits. Leiris envoient deux Michel Leiris, Marcel Jouhandeau - Correspondance troduit Marcel Jouhan- poèmes. Jouhandeau les lit et les commente, deau rue Blomet où il dit pourquoi il préfère l’un à l’autre. Le concer- rencontre Michel Leiris. nant, il raconte les conséquences de son livre Rue Blomet, c’est l’ate- Les Pincengrain. Il a de nombreux ennuis et sa lier de Masson où les famille, à cause de ce livre, a désormais « des amis de Max Jacob se re- myriades d’ennemis ». Peut-être exagère-t-il trouvent. Leiris s’est lié cette haine. On a pu observer, dans les lettres à eux en 1922. La même précédentes, ses interprétations excessives. année il commence à te- Février 1926. Leiris à Jouhandeau. Il range nir un journal. Jouhan- des papiers pour préparer son déménagement deau, lui, accumule des et relit les lettres que son ami lui a adressées « Notes-Journal » à par- deux ans auparavant. Leiris avoue s’être gal- tir de 1923. On en lira vaudé depuis. Est-ce une façon de dire qu’il une sélection dans les ne mérite pas les effusions de Jouhandeau ? annexes de la correspondance. Ce sont ici des La lettre entière est une plainte qui rappelle sortes d’aphorismes en rapport avec Michel Leiris. d’ailleurs le ton de Jouhandeau. Leiris se dépré- Ou bien des lettres qu’il n’a jamais envoyées. cie et parle de suicide, entrevoit sa vie comme C’est aussi un réservoir de formules et de pro- une « jolie ordure ». Il se dit « très dégoûté » pos qu’il recycle dans des courriers et dans ses de lui-même. Ce qui ne suscite pas de répon- œuvres. En 1923, Jouhandeau et Leiris ont une se de son ami dont la lettre suivante, envoyée relation passionnelle. Leiris a 23 ans, Jouhan- quelques mois plus tard, ne fait pas mention deau 36. Il dédicace à son cadet un exemplaire de l’état moral confessé par Leiris auquel il ne de La jeunesse de Théophile, histoire ironique demande rien d’autre que les adresses de Bre- et mystique. C’est son premier livre. Il lui écrit ton, Aragon, Desnos auxquels il veut adresser ceci : « À Michel Leiris. Puisse l’intimité de cet- son livre. te semaine envelopper une amitié sans fin. » Quelques lettres, pas plus de six, font entendre L’été 1927 commence une autre séquence de la fièvre de leur relation au printemps 1924. la relation et de la correspondance. Leiris com- Jouhandeau dit à son jeune ami n’avoir aupara- mence à voyager. Il envoie des cartes posta- vant été ému qu’une fois comme il l’est devant les du Caire puis de Tirynthe dans lesquelles il lui. Il a parlé de son infidélité à la solitude et évoque une promenade passionnante faite avec au silence auxquels il a préféré temporairement son ami le long de la Seine. Jouhandeau, lui, est Michel Leiris. Celui-ci, par retour de courrier, homme d’un seul lieu. Il se compare à un arbre. se montre à l’unisson. Il dit aussi la gêne que Pour Leiris, le déplacement est très important, lui procure sa chair. Cela va jusqu’à la maladie, aussi bien matériellement que spirituellement. qui, selon lui, vient le punir. Et Jouhandeau se Il établit une hiérarchie entre les types de dé- réjouit de ce « désir de pureté ». Mais l’instant placements et se reproche, en 1927 à Nauplie, qui suit, Leiris lui exprime sa haine. Après cette d’être plus touriste que voyageur. Le grade su- séquence, leur relation va vers l’amitié. L’ami- prême pour lui, comme pour Jouhandeau, étant tié est l’inverse de la possessivité qui caracté- celui de vagabond. Probablement en raison de rise l’amour, du point de vue de Leiris. Ce qui la force spirituelle que cette condition suppose. fait la noblesse de l’amitié, dit-il, c’est la liberté Tous deux sont attirés par l’Absolu, en l’abor- absolue qui doit régner dans les rapports des dant différemment. Mais alors qu’il est en Afri- 09
Florilettres > 217, fév. 2021 que, au début des années 1930, Leiris consi- de la tauromachie de Michel Leiris. Autour du mo- Michel Leiris, Marcel Jouhandeau - Correspondance dère que finalement lorsqu’on est en voyage il tif du risque inhérent à la littérature, leurs échan- vaut mieux ne pas trop se déplacer. Car séjour- ges reprennent. Peut-être Jean Paulhan est-il à ner vous permet de « pénétrer les gens et se l’origine de la réconciliation. Ils se font des vi- mettre sur leur plan ». Il fait part aussi de ses sites. Ils s’envoient mutuellement leurs livres et observations sur le comportement du Blanc des des lettres brèves. Pour ne plus s’écrire du tout ni colonies, « une indiscutable horreur ». se fréquenter jusqu’en 1966. On ne peut qu’ap- prouver les mots de Jouhandeau quand il exprime Au mois d’août 1933, Leiris en pleine lecture ce que lui fait de lire Leiris : « On se sent comme de Rousseau écrit à son ami qu’il a l’idée d’un arraché au train-train du jour et précipité où enfin « grand livre qui serait une totale mise à nu ». la bassesse, la vulgarité n’ont plus cours ». Il parle de quelque chose d’innocent sans in- tention de scandale. Face à cela, Jouhandeau, reprenant la composition d’une lettre de Leiris envoyée d’Afrique, inventorie en les numéro- Michel Leiris tant les points importants de son existence ac- Marcel Jouhandeau tuelle. Il dit que « la simplicité des bêtes lui Correspondance 1923-1977 donne leçon ». Il vient de prendre un chat. À Édition de Denis Hollier et Louis Yvert. l’inverse de Leiris, il vit une vie de plus en plus Préface de Denis Hollier Collection de la NRF. champêtre et sédentaire. Les deux hommes ont Éditions Gallimard, 21 janvier 2021. trouvé la forme de vie qui leur convient, ils sont aux antipodes. Ils évoquent leurs moments en- semble : promenades le long de la Seine. Ces promenades passées les animent encore ; ils en envisagent de futures. Le 8 octobre 1936, Jouhandeau publie « com- ment je suis devenu antisémite » dans L’Action française. Le lendemain même, Leiris lui envoie une lettre de rupture. C’est une lettre importante où son rejet est argumenté. L’antisémitisme y est qualifié d’ « absurdité démagogique ». Et les propos de Jouhandeau, qui dépassent la simple boutade, trahissent une malhonnêteté intellec- tuelle. « Car faire le procès d’un homme en re- levant comme charge la plus grave sa race ou sa nationalité [...] est une méprisable tricherie. » Le reste de la lettre expose avec clarté l’ineptie des théories soutenues par Jouhandeau. Et au milieu de la correspondance de deux individus aussi dis- semblables, c’est la noblesse et l’esprit de dis- cernement de Leiris qui l’emporte. Nul débat ne s’ensuit. Jouhandeau prend acte de la rupture et précise qu’il avait lui-même rompu depuis long- temps avec celui qu’il appelle néanmoins « mon cher Michel ». Ils renoueront deux ans plus tard. En juillet 1938 précisément, quand paraît Miroir 10
Florilettres > 217, fév. 2021 réalisateur). Elles sont bonnes ou mau- Dernières vaises, il s’en moque, il trouve où dor- mir, de quoi manger, il est beau garçon, il couche sans scrupule. Il traîne dans la parutions ville, dort le jour, sort le soir, vit la nuit, se montre dans les soirées parisiennes où il croise André (Téchiné, justement) qui veut lui présenter Roland (Barthes), lequel se prend d’affection amoureuse pour lui ; il fréquente les clubs homo- sexuels à la mode de Saint-Germain- Par Élisabeth Miso et Corinne Amar des-Prés, fuit les histoires d’amour, ne couche pas avec les vieux, se débrouille. On lui a prêté une chambre dans un appartement. « L’hiver, les charges, rue des Haudriettes, aug- mentent, il y a le chauffage en plus, je ne récupère pas assez Correspondances d’argent. Je ne m’y prends pas si bien que ça, il faudrait que je travaille, qu’est-ce que je peux faire, je ne sais rien faire ». Dernières parutions Plus loin, comme une touche d’espoir et de lucidité : « Ma vie Ariane Ascaride, Bonjour Pa’. Lettres est noire encore, mais je ne suis pas un voyou, ce sont les jours au fantôme de mon père. Au printemps que je vis qui le sont. » Et c’est ainsi, quand tout est possible, dernier, quand le Covid-19 a ébranlé nos mais que la vie est flottement, sans prise sur rien, sans projet, certitudes et nous a plongés dans un con- sans certitude, de rencontres improbables en amitiés improba- finement tout droit sorti d’un inquiétant bles, et pourtant. Le récit égrène une époque, des souvenirs, il film de science-fiction, Ariane Ascaride a séduit par un ton à la fois cru et mélancolique, profondément ressenti le besoin d’écrire à son père, dis- littéraire, complètement doué. Éd. Mercure de France, 144 p., paru depuis plus de vingt ans. Ce père 15 €. Corinne Amar qui n’autorisait personne d’autre que lui à l’approcher quand elle était malade enfant et qui l’entourait de ses bras protecteurs. Emmanuel Guibert, Mike. En temps Dans ses lettres, la comédienne entrelace normal, il est dessinateur. L’auteur livre des souvenirs de son enfance de fille d’im- avec Mike, pour la première fois, un récit migré italien à Marseille et des considéra- sans images sur l’histoire d’une amitié, tions sur notre époque, sur ce qui lui est essentiel, sur ce que la et raconte un pan de la vie de deux hom- pandémie a révélé de l’absurdité de notre société de consommation mes qui avaient les mêmes affinités. et des ravages du néolibéralisme. Au fil des jours, elle confie ses « J’ai eu un ami, Mike, architecte amé- angoisses, sa difficulté à tenir à distance les êtres qui lui sont chers, ricain, qui partageait son temps entre à appréhender l’autre comme un danger potentiel. La privation de le Minnesota, le Nouveau-Mexique et de tendresse physique avec ses deux filles lui pèse tout particulière- nombreux voyages avec sa femme, Glo- ment. L’individualisme, la bêtise ou l’inconscience de certains la ria, rencontrée au jardin d’enfants quand perturbent. La comédienne, connue pour ses rôles engagés, no- ils avaient six ans. Ce qui nous unissait tamment dans les films de son mari Robert Guédiguian, s’insurge le plus étroitement, c’était notre prati- contre les inégalités et la précarité en pleine explosion avec la crise que commune du dessin d’observation. sanitaire, contre cette logique du profit qui déshumanise tout. Mal- Se mêler le plus possible à la vie alentour, carnet et crayon gré l’anxiété et les frustrations, le calfeutrement forcé lui apparaît en main, et la représenter. » Ils s’étaient rencontrés à Paris bénéfique car propice à la réflexion. « Ce temps d’arrêt nous oblige lors d’un dîner, grâce à une amie commune, et ils s’étaient pris à nous regarder dans la glace et à nous questionner. » Ariane As- comme d’affection – en tous cas, d’une estime sûre – l’un pour caride savoure les sons habituellement étouffés par la rumeur de la l’autre, et se revoyaient une ou deux fois par an, lorsque Mike ville : le chant des oiseaux, les voix des voisins échappées des fenê- venait à Paris. Et puis, Mike tombe gravement malade d’un can- tres ouvertes qui la rassurent et lui rappellent avec délice Venise ou cer, se bat, comprend que ses jours sont véritablement comp- le Marseille de son enfance. Elle redoute le retour à la cacophonie tés. Souvent, à Paris, tous les deux avaient évoqué cette envie urbaine, au monde d’avant. « Allons-nous accepter de reconnaître commune de partager leur pratique du dessin, sans avoir eu que quelque chose a changé en nous et dans ce qui nous entoure, le temps, l’occasion de s’y livrer. Lorsque Mike lui fait part de ou foncerons-nous tête baissée dans nos anciennes habitudes ? » son compte à rebours, de son vœu de dessiner ensemble, l’ami Elle veut croire qu’un autre modèle sociétal pourrait advenir, qu’une prend l’avion, et pendant les trois jours qu’ils passeront côte autre forme de vie, davantage centrée sur l’humain et l’environne- à côte, il fera comme Mike voulait : dessiner une dernière fois ment, est possible. « Ce temps arrêté doit nous renvoyer à nos ra- ensemble. Et en cette année 2011, du 31 décembre au 2 jan- cines, à ceux qui ont fait que nous existons, tout simplement parce vier, à Minneapolis, dans l’hiver glacé du Minnesota, ils vont qu’il nous oblige à nous arrêter et à être juste là, sans bouger, sans échanger leurs carnets, chacun esquissera deux dessins dans le nous agiter frénétiquement pour fuir nos peurs. » Éd. Seuil, 128 p., carnet de l’autre, comme un ultime partage, forme d’au revoir. 15 €. Élisabeth Miso Dans ce récit de la compassion, de l’écoute de soi et de l’autre, dans cette plongée des profondeurs de l’âme humaine et de sa sensibilité, Emmanuel Guibert rapporte l’histoire d’une amitié Récits autobiographiques profonde, certes imparfaite mais entière, liée à l’art du dessin d’observation, et racontée avec pudeur et tendresse. Un récit, Philippe Mezescaze, Les jours voyous. Le récit se situe à la hommage à l’ami disparu. Éd. Gallimard, coll. Sygne, 272 p., 20 fin des années 70, à Paris. L’auteur a vingt ans. Les premières €. Corinne Amar pages nous parlent d’une traversée du désert dont on ne saura rien sinon que le narrateur sort d’une prison à Nice, qu’il a pris le premier train de nuit pour Paris, et qu’il erre, sans conseil, sans argent, sans but – il aime le cinéma et la chaleur des salles obs- cures, c’est bien son seul réconfort. Les images lui reviennent d’un film tout récent, Barocco, d’André Téchiné, qui l’obsède. Avec cet étrange sentiment que, lorsqu’on n’a rien à perdre et rien à donner, il arrive des choses, il fait des rencontres (dont ce 11
Florilettres > 217, fév. 2021 Romans l’adolescence. Le coup de vent, le jeune artiste qui ne voulait rien d’elle, le fils du présentateur, le pompier allumeur, le bran- leur, l’architecte de merde, le nain germanique, le psychiatre, Vincent Duluc, Carole & Clark. À la fin le parfait médecin, le chanteur fou, le vieil artiste qui l’écoutait Dernières parutions des années 1930, ils formaient le couple pendant des heures « sans vouloir (la) posséder parce que la de stars le plus glamour d’Hollywood, vie lui avait appris que tout était éphémère (...) » L’espace d’un une incarnation du rêve américain. Caro- chapitre, chaque amant vient illustrer la nature de ses relations le Lombard, une des actrices vedettes de avec les hommes, la longue liste de ses désillusions, des ses la screwball comedy, faisait tourner les tourments et espoirs amoureux. C’est cru et drôle, d’une grande têtes avec ses robes de déesse portées liberté et intimité sexuelle, terriblement révélateur des failles et à même la peau sans soutien-gorge, son des attentes des deux sexes et de la société israélienne. Le livre regard ensorcelant, son humour, sa fan- est beau et vif, Nano Shabtaï habille de sa sensibilité poétique la taisie. Son sens de la répartie et ses ju- rencontre des corps et la fragilité des âmes qu’elle dépeint. Sous rons de charretier l’avaient protégée des sa plume des images puissantes surgissent comme celles que pires prédateurs. Elle aimait provoquer, lui inspire ce vieil amant imparfait à la barbe épaisse, boiteux parlait sans fards et ne cachait rien de et marié, avec qui elle a vécu une passion ravageuse. « Quand ses nombreuses conquêtes masculines. nous avons couché ensemble la première fois, il m’est arrivé « Le plaisir souterrain de Carole était une chose que je n’ai éprouvée avec aucun autre homme. J’ai de terrifier les journalistes par sa franchise et de savoir que, cessé de voir le corps. Le mien et le tien. J’ai vu des choses, puisque les studios contrôlaient tout, rien ne serait imprimé. » oui, des choses d’autres mondes. Des montagnes noires comme Clark Gable, oscarisé pour New York-Miami (1934) et dont le le charbon et des grottes profondes, interminables. Des fruits charme viril irradiait le personnage de Rhett Butler dans Autant exotiques rouges, orange et jaunes. » Éd. Actes Sud, 208 p., en emporte le vent (1939), était le Roi incontesté d’Hollywood. 21,50 €. Élisabeth Miso Ils avaient partagé l’affiche d’Un mauvais garçon en 1932 mais n’étaient tombés dans les bras l’un de l’autre qu’en 1936. Une fois Gable divorcé de sa seconde épouse, ils avaient convolé secrètement le 29 mars 1939, en Arizona, loin des regards in- Revues discrets de la presse et des commères, Louella Parsons et Hedda Revue de littérature. Les Hopper. Ils avaient choisi d’abriter leur intimité dans l’ancien Moments littéraire, n°45. ranch de Raoul Walsh, à Encino, dans la vallée de San Fernando. « Diaristes belges franco- Carole Lombard préférait sa liberté aux conventions du mariage, phones ». Les Moments lit- mais ravir le cœur de la plus irrésistible des stars donnait à son téraires poursuivent la série existence un éclat encore plus singulier. « L’amour de l’homme des numéros « géographi- désiré de l’Amérique était aussi un amour de soi, une mesure ques » entièrement consa- commune du sentiment et de l’ambition. Elle aimait l’idée de crés aux diaristes franco- son couple ainsi que son image, ces murmures dans leur sillage phones d’un pays. Après les et ces étincelles sous leurs pas, cette mythologie à deux. » Ils écrivains suisses romands s’adoraient. Seule ombre au tableau, l’insatiable appétit sexuel (n°43, Amiel & Co, janvier de Gable pour ses partenaires et autres starlettes. Après l’atta- 2020), le numéro 45 est que de Pearl Harbour, les deux artistes souhaitèrent se rendre dédié aux diaristes belges utiles. Quelques jours avant la première de son dernier film, To francophones. Des carnets Be or Not To Be d’Ernst Lubitsch, Mme Gable partit pour l’India- d’un cinéaste (Luc Darden- na lever des fonds pour l’effort de guerre. Alors qu’elle rentrait ne) au journal graphique (Paul Mahoux), du journal daté (Henri en Californie, son avion s’écrasa le 16 janvier 1942. Brisé par ce Bauchau) au journal sans date (Caroline Lamarche), la richesse drame, Clark Gable s’abîma dans l’alcool et continua à alimenter de l’écrit intime belge transparait au travers des dix-huit textes sa légende cinématographique. S’appuyant sur un formidable sélectionnés. Un portfolio de huit autoportraits d’Anne De Gelas travail d’enquête, le journaliste Vincent Duluc braque les pro- complète le sommaire et montre l’apport de la photographie jecteurs sur l’histoire d’amour de ce couple magnétique et sur dans l’écriture de soi. l’envers du décor des studios hollywoodiens. Éd. Stock, 240 p., Après une introduction de Marc Quaghebeur (Directeur hono- 18,50 €. Élisabeth Miso raire des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles), ce numéro propose des extraits des journaux ou carnets intimes de Nano Shabtaï, Le livre des hommes. Henry Bauchau, Luc Dardenne, Anne De Gelas, Maurice De Wée, Traduction de l’Hébreu Rosie Pinhas- Luc Dellisse, Laurent Demoulin, José Dosogne, Marc Dugardin, Delpuech. « Alors j’ai écrit un petit livre Lydia Flem, François Houtart, Sara Huysmans, Caroline Lamar- pour exprimer ma détresse. Détresse de che, Stéphane Lambert, Marcel Lecomte, André Leroy, Maurice l’époque et détresse d’une femme. Dé- Maeterlinck, Diane Meur, Jean-Luc Outers. Hormis le journal de tresse de l’instant et détresse de l’heu- Maurice Maeterlinck, tous ces textes sont inédits. Les Moments re. Détresse de l’horloge et détresse de littéraire, n°45, 250 p., 16 € pour la France, 26 € pour l’étran- l’âme. » Ces quelques mots placés en ger. Parution : 15 février 2021. (Présentation de l’éditeur) exergue, contiennent à eux seuls tout http://lesmomentslitteraires.fr/ le motif du premier roman de Nano Shabtaï. La poétesse, dramaturge et metteuse en scène israélienne, fille du poète Aaron Shabtaï, y déroule avec lucidité et autodérision sa quête amou- reuse et son émancipation de femme, à travers une galerie de portraits des hommes qui ont croisé sa route depuis 12
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