FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA BIOÉTHIQUE CONTEMPORAINE: COMPARAISON AVEC VATICAN II - PRÉSENTÉ PAR PASCALE SALAMEH, PHARMD, MPH, PHD
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1 Fondements Philosophiques de la Bioéthique Contemporaine: Comparaison avec Vatican II Présenté par Pascale Salameh, PharmD, MPH, PhD
2 Index 1- Introduction........................................................................ 1 2- Développement.................................................................. 6 21- De la morale à l’éthique.............................................. 6 211- L’origine des théories éthiques.............................. 7 2111- La norme morale est extérieure à l’homme............... 7 2112- La découvete de l’homme......................................... 9 2113- La norme morale est posée par l’homme.................. 9 2114- L’homme en question................................................ 12 212- De la modernité à la post-modernité...................... 14 2121- L’ère du vide.............................................................. 14 2122- La mondialisation...................................................... 15 2123- La technique.............................................................. 16 2124- Revitalisation de l’éthique......................................... 17 2125- Dépassement de la sécularisation............................ 18 213- La société libanaise............................................... 19 22- Bases philosophiques de l’éthique contemporaine. 22 221- Les éthiques de l’hétéronomie............................... 22 2211- L’écoéthique ou téléologie transcendante naturelle.. 22 2212- L’utilitarisme ou téléologie du vivant social............... 22 2213- Le contextualisme ou tél’eologie immanente à 23 l’histoire des cultures et des sociétés.................................. 222- Les éthiques de l’autonomie.................................. 23 2221- L’autonomie pluraliste ou contractuelle..................... 23 2222- La théorie procédurale de la justice.......................... 24 2223- L’éthique procédurale de la communication.............. 24 223- Ethique et conflits................................................... 24 2231- Critique des philosophies contemporaines............... 24 2232- Ethique et droit.......................................................... 26 23- Vatican II....................................................................... 28 231- La liberté et la Loi................................................... 29 232- Dieu source de la morale....................................... 30 233- La Conscience et la Vérité..................................... 31 234- Morale et actes de volonté..................................... 33 235- Morale et Renouveau social et politique................ 34 236- Morale et respect du prochain............................... 35
3 24- Comparaison entre éthique contemporaine et Vatican II............................................................................. 37 241- Divergences........................................................... 37 2411- Eglise et relativisme.................................................. 37 2412- Eglise et positivisme.................................................. 38 2413- Eglise et conséquentialisme...................................... 38 2414- Eglise et personnalisme............................................ 38 242- Points de rencontre................................................ 39 25- Application à la bioéthique......................................... 42 251- Bioéthique et pluridisciplinarité.............................. 42 252- Champs de réflexion de la bioéthique.................... 43 253- Bases philosophiques séculières et bioéthique..... 43 2531- Difficultés d’unification des philosophies................... 43 2532- Philosophie de l’autre................................................ 44 2533- Principes admis en bioéthique.................................. 45 254- Bases philosophiques et principes en bioéthique 49 selon l’Eglise Catholique................................................ 26- Discussion générale.................................................... 49 3- Conclusion..................................................................... 52 4- Références..................................................................... 54
1 1- Introduction Le mot « bioéthique » désigne un ensemble de recherches, de discours et de pratiques, généralement pluridisciplinaires, ayant pour objet de clarifier ou de résoudre des questions à portée éthique suscitées par l’avancement et l’application des technosciences biomédicales. L’éthique biomédicale ou bioéthique étudie donc les dimensions morales des sciences de la vie [1]. L’éthique appartenait aux philosophes ; elle a été pendant longtemps le thème de leurs réflexions, mais l’éthique biomédicale acquiert peu à peu son indépendance : une indépendance très particulière, définie en quelque sorte par les échanges étroits établis entre biologie et philosophie [2]. La bioéthique, malgré son statut autonome, demeure donc liée à la morale, et par suite à la religion. L’éthique en général concerne la religion à deux niveaux : l’un est sur le plan des attitudes et des actes purement religieux, qu’on appelle éthique religieuse, et l’autre regarde notre conduite dans le monde profane, qui peut être réglée par une éthique entièrement séculière, ou par une éthique à affinité religieuse. La parenté de la religion et de l’éthique est donc, aux yeux de tous, une évidence. Il n’existe pratiquement pas de foi qui n’entraîne avec elle des impératifs pratiques qui la font rayonner sur le champ éthique [3]. Le changement des mentalités et des situations que peut vivre le monde mène souvent au scepticisme concernant les valeurs traditionnelles, religieuses entre autres, puisque les institutions, lois, mentalités et sentiments traditionnels ne sont pas toujours facilement applicables à la situation d’actualité. Pour les uns, l’esprit critique qui se développe purifie la religion du regard magique et des décantations légendaires, et implique une foi personnelle et efficace. Pour les autres, de nouvelles doctrines philosophiques les font éloigner de Dieu ; ceci entraîne un changement radical au niveau moral [4]. Ainsi, la ligne de plus grande pente en Occident a rendu indépendantes de la religion les différentes disciplines qui lui étaient soumises, ce qui a créé une série de tensions entre religion et sciences sécularisées. La tension a été et demeure dramatique avec les sciences de la vie, et le sommet du conflit est atteint avec la morale laïque de l’autonomie de la raison pratique. On reconnaît aujourd’hui que celle-ci diffère de la morale de l’Eglise Catholique, puisqu’elle ne se réclame pas de l’autorité divine. L’idée s’est largement répandue selon laquelle chacun peut se construire une morale, indépendamment du magistère de l’Eglise et loin des immoralistes systématiques [3]. Le premier cycle de sécularisation éthique allant de 1700 (début du siècle des Lumières) à 1950 (fin de la période moderne) a emprunté à la religion une de ses figures clés : la notion de dette infinie, le devoir absolu. Les
2 obligations supérieures envers Dieu n’ont fait qu’être transférées à la sphère humaine profane [5]. La base de la morale laïque est donc la tradition morale commune, fortement marquée par la religion, le christianisme en l’occurrence, mais sans référence chrétienne, et par là même sécularisée [3]. La promotion du Cogito cartésien a marqué l’entrée dans la modernité et a bien indiqué que désormais une vie morale qui se contenterait de suivre les coutumes serait suspecte de servilité et même d’immoralisme [6]. La sécularisation de l’éthique paraît alors évidente puisqu’elle devient affaire d’état et que les pouvoirs publics se préoccupent de la régir [3]. Weber l’a démontré quand il a développé le passage d’une éthique s’appuyant sur la foi à une éthique rationnelle, en montrant bien la différence entre une éthique de conviction et une autre de responsabilité [7]. Pour Tristam Engelhardt, la nature même de l’éthique est d’être séculière ; elle prend d’une part ses racines dans la philosophie des Lumières, et s’inscrit d’autre part dans la vision occidentale de la philosophie [8]. De toute façon, la situation actuelle fait rentrer l’Eglise en collision avec la société ; elle apparaît alors comme championne de la tradition contre la permissivité des mœurs, opposant la fermeté d’un certain respect de la personne humaine à l’humanisme qui prend en compte les situations de détresse [3]. Devant le refus grandissant des principes chrétiens dans le monde laïc, l’Eglise explique de plus en plus sa doctrine et les positions qu’elle prend concernant l’éthique. En effet, le Concile Vatican II a pour mission de mettre en lumière la mission de l’Eglise pour qu’elle soit plus accessible aux fidèles, et d’amener tous les hommes à rechercher et recevoir l’amour du Christ. Ce Concile s’addressant aussi à tous les hommes de bonne volonté, il ne devait pas d’abord condamner les erreurs de l’époque, mais s’attacher à montrer sereinement la force et la beauté de la doctrine de la foi. Il s’agit d’un renouveau de pensée, d’activité, de force morale, de joie et d’espérance [9]. Cependant, les actes du Concile Vatican II, comportant du neuf mais toujours basés sur de l’ancien, sont loin de faire l’unanimité des opinions en éthique. Nul ne songe à nier le pluralisme de fait existant dans nos sociétés ; il est la suite du régime normal d’exercice de la raison dans un contexte démocratique [6]. Le débat y est impossible sans le respect des convictions individuelles philosophiques et religieuses [3]. Mais le pluralisme légitime des attitudes semble avoir cédé la place a un pluralisme mou où « toutes les idées se valent » [10]. L’appel à la conscience devient vain, voire ridicule, dans les sociétés déstructurées [6]. Dans ce contexte fondamentalement pluraliste, la philosophie ne peut être une métaphysique, selon Engelhardt. Il est impossible d’y établir une hiérarchie canonique ou un fondement rationel des valeurs [8].
3 Pour quelques penseurs, l’effacement de la transcendance ne peut que coïncider à l’anarchie polythéiste des valeurs, aboutissant sur le long terme à un total relativisme par effondrement des bases de jugement tant spéculatif que moral. Ils vont même jusqu’à confirmer qu’on n’est plus capable de parler avec la moindre conviction du bien et du mal. Le fondement des valeurs ne peut être que transcendant, pour acquérir un caractère incontestable [11]. Quand les choses sont privées de leur conservateur divin, elles révèlent leur gratuité et leur ténuité : c’est le trivial moderne. C’est le « terrible vertige d’un homme soudain délesté de ses entraves et qui subit moins un désenchantement qu’une désorientation ; il ne connaît plus de destination » [12]. La philosophie contemporaine, quand elle a renoncé à chercher la vérité de l’Etre, a donc concentré sa recherche dans la connaissance humaine dans sa finitude [10]. Ainsi, à partir du moment où nous ne pouvons plus croire que le monde comme tel répond à une fin, à une unité ou à un être, nous sommes probablement renvoyés au nihilisme [11,13]. Comme la morale sert généralement à régulariser les rapports sociaux et l’équilibre dynamique entre la personne et son environnement, les sociétés faiblissent à mesure qu’elles deviennent anomiques, c’est-à-dire à mesure qu’elles mettent en cause leur code moral sans parvenir à se fixer d’autres orientations [14]. Pour survivre, l’humeur de nos sociétés contemporaines ne peut donc se passer de couverture éthique, mais celle-ci est totalement différente de la morale traditionnelle. Elle ne doit pas déranger la tranquillité hédoniste de son quant-à-soi, ou le moins possible [11]. Elle est proche de celle du « dernier homme » de Nietzsche, qui veut sa tranquillité, la satisfaction mesurée de ses désirs et de ses passions ; il n’est ni immoral, ni ennemi des valeurs. Il a même inventé le bonheur [13]. Pour d’autres penseurs, la sécularisation de l’éthique est une chance qui se présente à l’homme de s’émanciper et d’évoluer, mais là aussi, non sans risque. Dès que l’homme se substitue à Dieu comme fondement de la loi et que la religion se retire du domaine public pour devenir une affaire privée, le temps gagne une certaine autonomie. Il devient à la fois ce milieu où l’individu peut s’épanouir, et ce brouillard où il peut s’enliser ; la chance pour l’indépendance humaine de se déployer sans tutelle est concomitante au poids du quotidien qu’il faut porter à bout de bras [12]. La religion n’est plus là pour donner un sens à tout, à la vie, la mort , la douleur, ... Et ceci n’est pas facile à supporter par l’homme. Sommes-nous donc irrémédiablement livrés au relativisme moral, au repli communautaire dans une société éclatée, à la fin de l’universel, ou bien pour éviter le pire, doit-on prêter l’oreille aux appels à une instauration autoritaire de l’ordre ? [11]. Dans un contexte pluraliste comme le nôtre, la tentative de construire une philosophie de la médecine est-elle une entreprise utopiste ? [8]. Y aurait-il un moyen de concilier la morale de vérité absolue de l’Eglise avec l’éthique contemporaine, pour un monde meilleur ? [10].
4 2- Développement 21- De la Morale à l’Ethique La pensée occidentale contemporaine est marquée par le recul du religieux, qui, pendant des siècles, a fondé les valeurs morales : privées de ce fondement, les valeurs morales sont relativisées, fragilisées et contestées [15]. Les idées contemporaines tendent à ne plus accepter de vérité absolue, basées sur l’hypothèse que la vérité se révèle de façon équitable dans des doctrines diffférentes et même contradictoires [10]. C’est une idée de sens commun que celle d’un recul global des religions, l’esprit religieux paraissant peu compatible avec l’esprit d’une civilisation dominée par la technique. Cependant, parler de recul religieux est insuffisant et il faut préciser de quel aspect de la religion il s’agit. C’est dans le domaine de la morale que la question de la sécularisation se pose avec le plus d’acuité [3]. Selon Max Weber, l’époque moderne étant caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation, et surtout par le désenchantement du monde, elle a conduit les humains à bannir de la vie publique les valeurs dernières les plus hautes [3]. L’homme semblerait y avoir même perdu l’espérance de recevoir de la philosophie des réponses tranchantes concernant le sens de la vie humaine, pour se contenter parfois de vérités partielles et momentanées [10]. Cependant, l’individu moderne se trouve informé, sans qu’il le sache et avant même qu’il le sache, par une multiplicité de références pour sa conduite et son comportement : c’est ce qui s’appelle l’éthique, transmise et reçue à travers l’éducation et la vie commune. Le niveau éthique est donc celui où l’individu est informé par les moeurs qu’il se doit de juger pour leur conférer une moralité qu’elles n’ont pas forcément. Cette distinction entre éthique et morale constitue les conditions de l’expérience morale dans une société sortie de la certitude. L’éthique et la morale sont les deux segments intrinsèquement liés à toute décision droite, et c’est pourquoi l’éthique n’est nullement l’étape provisoire ou déficiente par rapport à la morale. Le niveau moral porte le poids de l’engagement personnel dans la décision, ce qui suppose un travail de discernement des valeurs et contre-valeurs rencontrées au niveau éthique ; il s’agit de l’investissement personnel sur une maxime apte à être universalisée [6]. Pour Ricœur, l’éthique est l’héritage aristotélicien caractérisé par sa perspective téléologique, alors que la morale est un héritage kantien défini par le caractère d’obligation de la norme et une perspective déontologique. La visée éthique est une visée de vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Elle devrait cependant passer par le crible de la norme morale. Cette dernière est universelle et formelle. La morale est la figure que revêt la sollicitude face à la violence et à la menace de la violence. De plus, Ricœur défend la légitimité d’un recours de la norme morale à la visée éthique, lorsque la norme conduit à des
5 conflits pour laquelle il n’est pas d’autre issue qu’une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations [16]. 211- L’origine des théories éthiques 2111- La norme morale est extérieure à l’homme Pour les Grecs, l’homme n’est qu’une partie de la nature, il doit connaître l’univers hiérarchisé et harmonieux et établir des lois justes pour construire une cité politique juste. En particulier pour Aristote, la finalité ultime de l’univers est le bien, auquel concourent tous les êtres par la réalisation harmonieuse de leur propre finalité. Il propose une théorie du bien comme ajustement toujours inachevé, avec une conception de la vertu du juste milieu, déterminée par la raison prudentielle au cas par cas, dans le cadre d’une nature qui indique à l’homme où est le bien : la prudence, l’occasion optimale et le moindre mal sont importants [17]. Pour Platon, l’homme ne peut mesurer toutes choses que s’il se sait lui- même mesuré, que s’il trouve sa place dans un ensemble lui-même structuré et intelligible, non s’il s’en tient à lui-même et à ses désirs propres. C’est donc plutôt la Divinité qui donne la mesure de toute chose [11]. La christianisation du monde romain entraînera le même type de pensée hétéronomique, avec la différence fondamentale que l’extériorité pour l’homme n’est plus la nature, mais Dieu, et que l’homme, créé à l’image de Dieu est une personne. Chaque homme, parce qu’il est créature de Dieu et aimé par Dieu, a une valeur fondamentale : il est unique et irremplaçable, doué d’une liberté, unité de conscience dans la connaissance et de volonté dans l’action. Tous les hommes, dans l’humanité passée, présente et future, sont solidairement responsables de l’Histoire. Le Christianisme associe une vision fondamentalement hétéronomique de l’homme et une morale déontologique, non conséquentialiste, définie par des principes fermes, absolus, universels et intemporels, découlant de leur origine divine [18,19]. Plus tard, au nom de la compassion et de la miséricorde de Dieu, une démarche téléologique y sera introduite vers le XIIe siècle : la casuistique [15]. Ainsi, si l’homme est conçu comme hétéronome (du grec, hétéros, autre, différent, et nomos, la loi), c’est-à-dire recevant d’un autre que lui-même les règles de son action dans un univers finalisé, l’action morale est conçue dès lors comme téléologique : elle s’inscrit dans cette finalité déjà présente et définie. L’action morale doit réaliser le bien [15].
6 2112- La découverte de l’homme Les hommes du XVIIe siècle passent avec Galilée du monde clos ordonné de la théologie médiévale à l’univers infini de la science moderne. Cette perte de repères, ajoutée aux guerres fratricides en Europe, fait découvrir à Descartes l’Homme. Amorcée par les grandes découvertes et les inventions techniques de la Renaissance, l’exaltation de la raison humaine se fait même dans le domaine de la responsabilité morale et de relation intime à Dieu [15]. Une nouvelle conception de l’homme le place à l’origine de la connaissance et au centre de l’univers mécanique qu’est la nature, elle- même donnée à sa maîtrise scientifique et sa disposition technique. Dans les Méditations, « je pense, donc je suis » va nous conduire d’idée en idée vers l’infini positif, à l’existence nécessaire de Dieu, à sa bonté, à la validité de la raison humaine et aux moyens d’éviter l’erreur. La sensation est ensuite validée, le monde retrouvé, et le corps réapproprié [15]. La raison humaine devient le centre de toutes les interrogations et de tous les pouvoirs, et le corps simple mécanisme parmi tous les mécanismes. Une valeur supérieure est donnée à la connaissance et la recherche scientifique, qui sera à l’origine du positivisme. Une rupture radicale entre ce qui est et ce qui doit être est entamée, l’être ne fondant plus le devoir être. La Nature et le Ciel étant muets, la raison humaine marquera l’entrée dans la modernité [15]. Un des effets de l’emprise des sciences sur les esprits a consisté à accréditer une distinction entre le fait rangé du côté de l’objectivité et la valeur mise au compte de la subjectivité [11]. Claude Bernard pense que la morale des hommes de science n’est pas la morale du commun et que ces deux morales feraient aussi bien de s’ignorer [2]. 2113- La norme morale est posée par l’homme L’homme des XVIIe et XVIIIe siècles se présente comme un homme conquérant, optimiste, avide de savoir, confiant dans sa raison et conscient de son pouvoir sur lui-même. L’homme est ainsi conçu comme autonome (du grec, autos, soi-même, et nomos, la loi), c’est-à-dire construisant lui-même les lois auxquelles il se plie, dans un univers mécanique, non finalisé, qui ne lui donne aucune indication. L’action morale consiste à faire son devoir, en fonction de principes posés par l’homme, qui ne tirent valeur que de leur rationalité et de leur universalité : il s’agit d’une morale déontologique [15]. L’humanité n’a plus de comptes à rendre qu’à elle-même. L’idée de progrès supplante celle d’éternité, le futur devient le refuge de l’espoir et le lieu de réconciliation de l’homme avec lui-même. La vertu et le plaisir, la morale et les instincts peuvent se conjuguer pour conduire l’homme sans effort au Devoir. Le bonheur et la loi sont désormais compatibles [12]. Le modernisme est donc ouverture et début de personnalisation, destruction des encadrements et critères antérieurs, et conquête d’espaces de plus en plus inouïs, dans une logique sociale dominante toujours disciplinaire [20].
7 Cette révolution de pensée trouve sa forme la plus achevée chez Kant. La démarche téléologique d’Aristote devient impensable pour les rationalistes : aucune finalité externe ne peut être normative ; on ne peut partir que de l’homme et du pouvoir de la raison humaine. Le déontologue (de deontos, en grec, ce qui doit être) considère comme morale l’action qui est faite par devoir, sans considération des conséquences. Il s’appuie sur certains grands principes fermes, définis, universels et intemporels du bien [15]. L’univers kantien est celui où la subjectivité prend le pas sur toute autre considération, sans pour autant verser dans le relativisme [11]; la personnalité y est le caractère d’un être qui a des droits et par suite une qualité morale [21]. Cependant, le kantisme est un effort d’analyse des rapports de l’activité et de la passivité. Si la fin de l’homme est transcendante, la conscience, non l’instinct, doit être juge de notre conduite [21]. Le moindre mal ne peut jamais être un bien. Dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, ce qui est bon pour la conscience est la bonne volonté ou la volonté d’agir par devoir, et non conformément au devoir [15]. La morale est à la portée de tous les hommes [21]. Par conséquent, la loi que nous respectons quand nous agissons par devoir se définit par sa conformité même à l’idée de loi universelle. L’impératif moral est donc catégorique, dont la formule est : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». La soumission à cette loi morale provient de l’autonomie de la volonté, fondée sur l’idée régulatrice de la liberté des hommes : être libre c’est agir moralement, et agir moralement c’est être libre. Kant fonde donc le courant déontologique, caractérisé par l’autonomie, le formalisme, l’antinaturalisme et le rigorisme ; les inclinations naturelles, le conséquentialisme, et le contextualisme sont à rejeter [22,23]. De plus, si les sciences sont souveraines dans leur domaine, elles n’ont strictement rien à dire sur la morale [11]. Pour lui, une raison en acte ou une action rationnelle, c’est une éthique [21] ; la valeur des valeurs est le sujet moral lui-même [11]. Au niveau de la réflexion politique, l’idée sur la faculté de se donner soi- même sa propre loi est inaugurée par Rousseau dans Du contrat social. La légitimité de l’autorité provient d’un contrat respectant la liberté de chacun des contractants. Le citoyen du contrat social qui obéit à la loi est un être vraiment libre, car il échappe aux lois asservissantes de la nature, pour obéir à une loi dont il est lui-même l’auteur [15]. La société politique est considérée comme issue du vouloir des individus qui renoncent à leur volonté individuelle [24]. Cependant, Rousseau suppose toujours une éducation de la conscience, sur la base d’une aptitude au bien inhérente à l’homme et sans laquelle celui-ci est réduit au rang d’animal dépravé [6]. Machiavel dans Le Prince affirme explicitement la rupture du divin et du politique. Pour lui, la réalisation de l’idéal, la constitution de la République, est le fruit de la passion et de l’égoïsme des hommes. Ainsi, le Bien
8 (l’Etat, le droit, la justice) se réalise par la méchanceté des hommes. Le prince, en d’autres termes la personne qui gouverne dans une société, ferait bien d’ignorer les règles morales, de se délaisser de ses engagements et de se faire craindre plutôt qu’aimer [25]. Le machiavélisme populaire s’est ensuite traduit par la perfidie et la scélératesse, et par la maxime connue - mais plus ou moins acceptée - « la fin justifie les moyens ». Peu à peu, l’homme se rend maître et possesseur de l’avenir en le pensant et en participant au progrès de la raison à l’œuvre dans le monde. La forme la plus achevée de cette vision totalisante se trouve dans le système hégélien. Hegel introduit cependant un soupçon concernant les passions et la ruse de la raison. L’homme des Droits de l’Homme et du Citoyen existe-t-il vraiment ? [26]. 2114- L’homme en question Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous sommes rentrés dans l’ère du soupçon sur la conscience de l’homme et sur sa volonté. L’homme sujet devient objet, manipulé par des réalités qui lui échappent. Il s’agit désormais de se questionner non plus sur l’homme, mais sur les mécanismes économiques et sociaux, sur l’inconscient et sur l’Etre [15]. Comment dans un contexte désenchanté, un être aussi peu fixé que l’homme, aussi livré à lui-même par la nature, aussi changeant et divers, peut-il prétendre trouver en lui une norme d’action fiable ? Quel est le rôle de l’instruction de la conscience morale ? Cette dernière peut-elle prendre le mal pour le bien, si elle perd la conscience du mal ? [6]. Pour Marx, la conscience est déterminée par l’existence sociale. C’est la réalité économique qui mène le monde, et non les idées. Les formes idéologiques sont déterminées elles-mêmes par les rapports de production, indépendamment de la volonté des hommes. Le droit, comme la morale, ne sont que des formes de la conscience sociale, celle de la classe dominante surtout ; les hommes sont appelés à les renverser pour construire une société sans classes, et éventuellement, sans Etat. Pour les communistes, « la religion est l’opium du peuple », et l’athéisme un des moyens précieux de la dictature du prolétariat [27]. Les violentes attaques de Nietzsche vont exprimer la crise par laquelle passe la pensée occidentale et renforcer la dépossession de l’homme : nihilisme, négation des valeurs et de toute transcendance (« Dieu est mort »), mise en cause donc absolue de l’éthique [15]. « Ce que je fais ou ne fais pas en ce moment est aussi important pour tout ce qui viendra que le plus grand évènement du passé : dans cette formidable perspective de l’effet toutes les actions sont également grandes et petites » [28]. Toute valeur est une invention des faibles, par ressentiment ou par lâcheté ; la conscience morale est un retournement de l’instinct de cruauté contre soi- même. Notre état psychophysiologique et notre volonté de puissance déterminent nos comportements et croyances [28].
9 Au versant contraire, le Surhomme, Zarathoustra sait qu’il n’y a pas de transcendance et vit à l’heure du midi ; il faut tenter de découvrir des voies nouvelles de pensée, indépendantes de tout système de référence ou d’adhésion, de toute soumission à tel ou tel impératif, de toute appartenance à tel ou tel ensemble, de toute inclusion dans une évolution historique. Nietzsche proclame la valeur du « je », tel qu’il se doit constituer lui-même par sa volonté, c’est-à-dire en surhumain libéré du bien et du mal [13]. « Suis tes meilleurs et tes pires penchants, et avant tout, va à ta perte ; dans les deux cas probablement tu favoriseras d’une façon ou d’une autre le progrès de l’humanité… toutes les éthiques, jusqu’ici ont été tellement folles, tellement contre nature que les moindres auraient fait périr l’humanité si elles l’avaient pénétrée… » [28]. Freud, de son côté, introduit la notion d’inconscient psychique, réalité à part entière, qui dirige l’homme. L’homme est divisé contre lui-même, ce qui donnera lieu à une interprétation anti-humaniste de Freud. Les constructions collectives symboliques, dont les règles morales, sont considérées comme des symptômes névrotiques. Elles sont une concrétisation de la domination du surmoi sur le moi, ce qui entraîne un refoulement de beaucoup de pulsions dans l’inconscient pour la résolution des conflits psychiques [15]. Heidegger critique la subjectivité des philosophies occidentales : ce qui est n’est pas l’homme, mais l’Etre, et l’homme n’est que «l’être-là de l’Etre ». Puis Lévi-Strauss prône le structuralisme ; le sens d’un élément, c’est sa place dans un système ; agir en donnant un sens à ce que nous faisons n’est qu’une illusion [15]. Ainsi, l’humanisme semble impossible selon ces penseurs, et nous ne pourrons plus fonder l’éthique. Nous sommes condamnés à la relativité et la perte de tout repère. 212- De la modernité à la post-modernité 2121- L’ère du vide L’humanisme du XVIIIe siècle sur lesquelles étaient fondées les valeurs laïques et républicaines communes est fortement ébranlé. Les théories de la « mort de l’homme » sont suivies pratiquement par un individualisme grandissant [15,20]. Nous sommes sortis de l’ère des grands récits comme le marxisme totalisant et finaliste ; nous sommes dans la mort des idéologies et des utopies [15]. C’est l’ère du nihilisme annoncée par Nietzche, et nous vivons dans une société pluraliste dans laquelle les valeurs ne sont plus partagées [15]. La culture post-moderne est un vecteur d’élargissement de l’individualisme ; en diversifiant les possibilités de choix, en liquéfiant les repères, en minant les sens uniques et les valeurs supérieures de la modernité, elle agence une culture personnalisée ou sur mesure permettant à l’atome social de s’émanciper du balisage disciplinaire révolutionnaire [20].
10 Avec le procès de personnalisation, l’individualisme devient aussi narcissisme : valeurs hédonistes, respect des différences, culte de la libération personnelle, de la décontraction, de l’humour et de la sincérité, psychologisme, expression libre, bref, une nouvelle expression de l’autonomie sévit dans la société post-moderne. La société post-moderne est celle où règne l’indifférence de masse, où le sentiment de ressassement et de piétinement domine, où l’autonomie privée va de soi, et où le futur n’est plus assimilé à un progrès inéluctable. Désormais, on veut vivre tout de suite, ici et maintenant, se conserver jeune et non plus forger l’homme nouveau. C’est désormais le vide qui nous régit, un vide pourtant sans tragique ni apocalypse. C’est aussi le triomphe de l’antimorale et de l’antiinstitutionnalisme, l’apothéose de la consommation, son extension jusque dans la sphère privée, jusque dans l’image et le devenir de l’égo [20]. Ceci a engendré une explosion de revendications de liberté qui se manifeste dans tous les domaines, comme dans la religion, la vie sexuelle, la famille et le monde médical [20]. Nous voici engagés dans le cycle postmoderniste des démocraties répudiant la rhétorique du devoir austère et intégral, couronnant les droits individuels à l’autonomie, au désir, et au bonheur. C’est une nouvelle phase de la culture individualiste qui n’exclut pas les revendications intransigeantes et leur aveuglement [5]. Il y a dévalorisation de l’universel, suivi logiquement par le cloisonnement individualiste [11]. Désormais, tout devrait être évalué sous l’angle du plaisir et du désagrément : c’est une assignation à l’euphorie et un devoir que d’être heureux. Le mot d’ordre émancipateur des Lumières est devenu un dogme. De plus, il y a une confusion entre argent, confort, bien-être et bonheur ; néanmoins, cette confusion semble paradoxalement entraîner une fuite du bonheur [12]. 2122- La mondialisation La mondialisation ou globalisation est un concept à la mode ; il fait partie de l’esprit du temps. Il y a un règne quasi sans partage du monde, fondé sur le libéralisme économique le plus étroit ; pensée unique pour une réalité unique. L’évangile de la compétitivité, l’intégrisme ultralibéral et le dogme de l’harmonie naturelle des intérêts s’impose, économiste et utilitariste. Ce fondamentalisme économique, intégralement présent déjà chez Adam Smith, s’impose enfin sans rival. Il habite l’homme unidimensionnel. Cette marchandisation du monde corrompt l’éthique et détruit les cultures, elle constitue un danger pour la planète. L’intégration abstraite de l’humanité dans le technosome par le marché mondial se fait au prix d’une désocialisation concrète et d’une décomposition du lien social [29]. 2123- La technique Nous sommes entrés dans le règne de la pensée instrumentale dans un monde de technique complexe, transformant notre rapport au monde et aux autres, au détriment des autres modes : affectif, sensoriel, esthétique, contemplatif… Nous instrumentalisons tout ce que nous
11 rencontrons, y compris autrui. La technique a même changé de nature : elle n’est plus utilisée comme moyen, elle est devenue un milieu, une deuxième nature, un technosome. L’homme n’est plus la mesure de la technique ; elle suit de son côté un développement incontrôlé dans une logique non éthique du « tout est possible » [30]. Le scientisme, qui domine encore sur plusieurs esprits, a pu s’imposer : ce qu’on sait ou doit savoir est ce qu’on doit faire. La « grenouille pensante » de Nietzsche croit que ses intérêts propres et ses préférences personnelles coïncident avec ceux de l’humanité entière ; elle croit aussi que la science peut et doit guider l’humanité [11]. Cependant, la soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès le plus grand défi pour l’être humain. Les Lumières se sont changées en leur contraire. Loin d’être le maître de la technique, l’homme est manipulé par elle. Ainsi, le problème qu’elle pose est fondamental et nouveau ; c’est celui de la sauvegarde de l’humanité de l’homme [31]. 2124- Revitalisation de l’éthique Malgré ce tableau plutôt décevant du postmodernisme, nous y assistons à une revitalisation paradoxale des valeurs dans quelques sociétés ; elles vont proclamant qu’il n’est plus d’utopie possible que la morale. L’éthique retrouve donc ses lettres de noblesse. Une nouvelle culture est en place qui n’entretient plus que le culte de l’efficacité et des régulations sages, de la réussite et de la protection morale. « Le XXIème siècle sera éthique ou ne sera pas ». Pour autant, il n’y a aucun retour de la morale traditionnelle. L’âge du devoir s’est éclipsé au bénéfice d’une culture inédite qui diffuse d’avantage les normes du bien-être que les obligations suprêmes de l’idéal, et qui métamorphose l’action morale en show récréatif. Désormais, le label éthique est partout, l’exigence de se dévouer nulle part [5]. Une nouvelle logique du procès de sécularisation de la morale fonctionne, qui ne consiste plus seulement à affirmer l’éthique comme sphère indépendante des religions révélées mais à dissoudre socialement sa forme religieuse : le devoir lui-même. C’est l’âge de l’après-devoir [5]. Puisqu’il n’y a plus de valeurs objectives, et que de toute façon la raison n’est pas capable de les connaître, la valeur acquiert une conception inversée qui satisfait les passions de l’homme [24]. Est-ce dire que nos sociétés n’ont plus aucun repère, que nous soyons condamnés au relativisme total des valeurs ? Oui et non. Tout est philosophiquement ouvert à la polémique, aux interprétations plurielles, aux perspectives concurrentes. Néanmoins, socialement, de fortes majorités recomposent des équilibres : tout n’est pas moralement admis [5]. Les démocraties s’agencent non « sans foi ni loi » mais selon une éthique faible et minimale, « sans obligation ni sanction ». Elles sont délestés des prédications maximalistes et n’accordent leur crédit qu’aux normes indolores de la vie éthique ; elles veulent concilier la vertu et
12 l’intérêt, la primauté de l’ego et la solidarité, les impératifs du futur et la qualité du temps présent. C’est une des manifestations exemplaires de la société dite postmoraliste [5]. « Dieu est mort », mais les critères du bien et du mal n’ont pas encore été totalement éradiqués de l’âme individualiste ; les idéologies globalisantes ont perdu leur crédit, mais pas les exigences morales minimales indispensables à la vie sociale et démocratique. La tolérance a été hissée au rang de valeur cardinale ; trouvant sa source dans le droit subjectif [5]. 2125- Dépassement de la sécularisation Nous assistons actuellement à l’essor parallèle et paradoxal de deux manières antimoniques de se rapporter aux valeurs : d’un côté une logique souple et dialoguée s’attachant à la construction graduée des limites, définissant des seuils et instituant dérogations et exceptions. De l’autre, des logiques strictement binaires et doctrinales n’ont pas cessé de s’exprimer. Il y a ainsi dissociation de la culture hors-devoir et dualisation des démocraties, produisant dans le même temps deux visages antagonistes de désorganisation et de réorganisation éthique ; c’est un « chaos organisateur » [5]. Oscillant d’un extrême à l’autre, les sociétés contemporaines cultivent deux discours apparemment contradictoires : d’un côté l’ordre moral revivifié, d’un autre le précipice décadentiel de l’individualisme cynique, prônant la fin de toute morale. Néanmoins, sous sommes témoins d’un basculement culturel majeur qui épouse les référentiels humanistes et instaure une éthique du troisième type ne trouvant plus son modèle ni dans les morales religieuses traditionnelles, ni dans celles, modernes, du devoir laïque, rigoriste et catégorique. La société actuelle tente de réhabiliter l’intelligence éthique, en se montrant moins soucieuse d’intentions pures que de résultats bénéfiques pour l’homme, qui n’exige pas l’héroïsme du désintéressement mais l’esprit de responsabilité et la recherche de compromis raisonnables [5]. De plus, au sein des institutions susceptibles de guider les organismes médicaux en dehors de toute dépendance confessionnelle, et à l’occasion de problèmes mettant en jeu la nature même de la vie humaine, nous voyons s’exprimer des conceptions religieuses et même prendre une place, partielle certe, mais inattendue [3]. Parlera-t-on d’un dépassement de la sécularisation ? En un sens oui, dans la mesure où la logique même d’une société séculière tolérant une multitude de convictions tend à donner une prime à certaines convictions à caractère subjectif, à exigences fortes et massivement représentées [3]. Ceci a parfois paradoxalement favorisé la revanche de la religion sur la science, puisque des positions éthiques parfois nationales ont été prises au nom de la tolérance pour ne pas heurter la conscience de groupes importants de croyants et entériner, avec certaines atténuations, les interdits qui sont les leurs [3]. Ce renouveau d’intérêt pour la théologie dans le champ de la bioéthique est actuellement manifeste, autant en Europe qu’aux Etats Unis [8].
13 213- La société libanaise La société libanaise est plus complexe qu’une société ordinaire ; elle constitue un des principaux points de rencontre du monde contemporain. Elle est fonction d’une volonté active et consciente sur les deux plans national et international, ordonnée au développement de la tolérance, en aidant les individus et les groupes où qu’ils soient, à se doter d’une capacité de génération de valeurs inaltérables dans leur sens profond mais pouvant avoir des formes d’expressions multiples parce qu’appartenant à des expériences différentes, provenant de confessions différentes [14]. En effet, dans la société libanaise, le fait religieux est à la fois source de problèmes et d’opportunités ; il est surtout considéré comme un principe de cohésion sociale, pouvant aller jusqu’au fanatisme. La société libanaise est un mélange, d’une part de groupes majoritaires à tendances traditionnelles, valorisant les vertus d’obéissance, d’honnêteté, de politesse, de bonnes manières et de générosité, et interdisant tout comportement qui met en cause la soumission à l’ordre naturel, religieux et social, et d’autre part de groupes faisant de plus en plus place à l’individu et aux collectivités associatives se prononçant plus pour des vertus d’indépendance, de créativité, de contrôle de soi, de respect de l’autre, de tolérance et d’altruisme [14]. Soixante treize pour cent des Libanais se déclarent moyennement ou très croyants, alors que 26% se déclarent peu ou pas croyants. Quarante quatre pour cent des Libanais considèrent le bien et le mal comme principe absolu, et 49% comme relatif. Paradoxalement, les Libanais montrent une forte adhésion à l’idée de progrès et d’innovation comme moyens d’améliorer la condition humaine [14]. D’une manière générale, les Libanais arrivent davantage à légitimer la transgression des interdits concernant l’utilisation de la violence offensive ou défensive, que celle qui atteste d’un affranchissement plus accentué de la personne vis-à-vis des règles du groupe, surtout celles ayant un caractère sexuel ou religieux [14]. Comme dans toute société traditionnelle, la famille y est la principale assise de la vie sociale. Non pas la famille nucléaire d’aujourd’hui, mais la famille élargie, faisant en outre partie intégrante de la communauté [29]. Cependant, une légère augmentation de la permissivité dans le domaine sexuel et religieux pourrait être en vue, favorisée par le laxisme ambiant et l’esprit de démission de l’après-guerre, un surplus d’éducation au profit des jeunes générations et des courants socioculturels occidentaux nouvellement importés [14]. De plus, on peut s’attendre à une transformation de la famille en famille moderne, qui a tendance à former un îlot de solidarité dans un océan d’indifférence, comme dans le monde occidental actuel [29].
14 Ainsi, nous déduisons que la société libanaise soit probablement en phase de transition entre le classicisme et le modernisme, avec des plages de post-modernisme apparaissant plus ou moins rapidement, selon l’intensité des contacts culturels avec le monde occidental d’une part et le monde arabe d’autre part. L’esprit de mondialisation, s’insérant progressivement dans les catégories de jeunes et d’éduqués, ne tardera probablement pas à s’y imposer.
15 22- Bases philosophiques de l’éthique contemporaine Dans le débat contemporain, nous retrouvons les deux grandes orientations déjà vues de l’hétéronomie et l’autonomie, le téléologique et le déontologique, mais sous des formes nouvelles. 221- Les éthiques de l’hétéronomie : 2211-L’éco-éthique ou téléologie transcendante naturelle : Pour Hans Jonas, c’est l’éthique de la nature qui s’impose. L’écologie refuse la vision cartésienne de l’homme « maître et possesseur de la nature ». Il faut restaurer l’équilibre rompu entre l’homme et la nature ; cette dernière est même indicatrice de valeurs pour l’homme. Jonas défend une éthique fondée sur le principe de la responsabilité à l’égard du plus fragile et du plus menacé, une éthique du futur en raison de la menace sur la totalité de l’espace et du temps. Il défend le concept d’une heuristique de la peur. « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre le plus longtemps possible ». Cela signifie que nous ne devons pas accomplir tout ce que nous sommes en mesure d’accomplir : il s’agit donc d’une éthique de la responsabilité et de la modération à l’égard de la nature, de la technique et de nous-même [31,32]. 2212-L’utilitarisme ou téléologie du vivant social : La version moderne extrême de la téléologie est l’utilitarisme, où l’acte est jugé par ses conséquences prévisibles, au cas par cas. Cette théorie part du fait objectif que la vie est une résistance à la mort, où il faut agir en évitant la douleur et recherchant le plaisir. Il s’agit d’une doctrine normative morale tant pour les choix personnels que pour les choix collectifs et politiques, fondant la moralité de l’action sur son aptitude à conduire au plus grand bonheur du plus grand nombre de personnes concernées. L’utilitarisme se construit contre l’intuitionnisme de Shaftesbury et Hutcheson, pour lesquels la moralité est objet d’un sens moral, chacun sachant bien par un discernement direct de sa conscience ce qui est bien et ce qui est mal. Bentham et Mill sont les pionniers de l’utilitarisme, apparu en parallèle avec les grands changements culturels du XIXème siècle : théories de l’évolution, industrialisation, problème de la justice et des inégalités, idéologie du progrès, en particulier scientifique. Au début du XXème siècle, l’utilitarisme prend la forme actuelle du prescriptivisme de Richard Hare et de l’utilitarisme des préférences de Peter Singer [15]. 2213-Le contextualisme ou téléologie immanente à l’histoire des cultures et des sociétés : La norme morale est toujours celle d’une société, d’un contexte, d’une « forme de vie partagée », qui est communiquée à l’individu qui y vit. Bernard Williams montre qu’il y a une objectivité possible de l’éthique fondée sur la vie sociale [33]. S’inspirant de Hegel, il s’oppose au fondamentalisme éthique de Kant et propose la « réflexion » comme idéal
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