GLOBAL AWARD FOR SUSTAINABLE ARCHITECTURE 2018 - CITÉ DE L'ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE - Cité de l'architecture
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GLOBAL AWARD FOR SUSTAINABLE ARCHITECTURE™ 2018 CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE Palais de Chaillot - 1, place du Trocadéro & du 11 novembre, Paris 16e
Le Global Award for Sustainable Architecture™ de l’architecture, du renouvellement urbain a été fondé en 2006 par l’architecte et de la responsabilité sociale académique. et professeur Jana Revedin, avec la Cité L’architecture y est définie comme un acteur de l’architecture & du patrimoine comme déterminant de l’émancipation des sociétés, partenaire culturel. et de la maîtrise de leur développement La Global Award Community rassemble et de leurs droits civiques dans l’espace habité. les lauréats : 60 architectes à ce jour, travaillant Le Global Award for Sustainable Architecture dans le monde entier, qui partagent a été placé en 2011 sous le patronage l’éthique d’une architecture durable. de l’unesco. La Global Award Community poursuit des travaux de recherche, d’expérimentation et de transmission dans les domaines CONTACTS CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE Département du Développement Culturel Marie-Hélène Contal, directrice marie-helene.contal@citedelarchitecture.fr Contacts presse CITÉ Fabien Tison Le Roux 01 58 51 52 85 06 23 76 59 80 fabien.tisonleroux@citedelarchitecture.fr Caroline Loizel 01 58 51 52 82 06 86 75 11 29 caroline.loizel@citedelarchitecture.fr citedelarchitecture.fr 2
sommaire L'architecture comme agent d'émancipation des citoyens par Marie-Hélène Contal P.4 Les lauréats 2018 P.8 BOONSERM PREMTHADA P.8 interview par Marie-Hélène Contal FRÉDÉRIC DRUOT, ANNE LACATON & JEAN-PHILIPPE VASSAL P.16 par Marie-Hélène Contal MARTA MACCAGLIA P.22 par Al Borde NINA MARITZ P.28 par Carin Smuts RAUMLABOR P.34 par Jana Revedin Bibliographie & Publications P.40 & 41 Fondateur & Mécènes P.42 Comité scientifique & Partenaires culturels P.44 Couverture : « Bathing Culture Project », sauna, Göteborg, Suède, raumlabor © raumlabor 3
Global Award 2018 : malléable et incrémental. Le nouveau paradigme demande une inscription dans L'architecture comme agent un horizon temporel plus large et des concepts de flexibilité et de résilience, d'émancipation des citoyens pour s’adapter à l’hétérogénéïté et au changement, et permettre aux habitants Architecture as an agent of civic empowerment de se réapproprier l’espace. »3 par Marie-Hélène Contal Mais nous entendons encore des questions dans les milieux de l’architecture internationale : quel rapport l’émancipation des citoyens peut-elle avoir avec le pic pétrolier ou l’adaptation au réchauffement climatique ? En quoi concerne-t-elle Empowerment : processus par lequel des architectes qui sont d’abord des 1. Le Programme des Nations unies un groupe de citoyens confrontés à constructeurs ? pour les établissements humains a été créé en 1978 pour améliorer un même enjeu de développement L'hypothèse polémique l’habitat précaire dans le monde. acquiert les moyens de renforcer 2. Joan Clos, Richard Sennett, Ricky de Bruno Latour Burdett, Saskia Sassen : “Towards an sa capacité d'action. Le terme reste difficile à traduire en français : Ce lien entre architecture et Open City : the Quito papers and the new urban agenda”, UN Habitat développement, le Global Award le traite émancipation, responsabilisation, III Forum, Quito 2016 depuis ses premières années. Des lauréats pouvoir-faire. 3. Ibid. venus du Sud (Carin Smuts, Francis Kéré) 4. « wet backs » est le nom Le thème d’un rétablissement du pouvoir- mais aussi d’Occident (Patrick Bouchain, donné aux migrants mexicains, Santiago Cirugeda) sont venus expliquer qui traversent le Rio Bravo pour faire des citoyens s’est imposé dans le parvenir aux USA et s’y installer, débat sur la ville durable. Le sommet d’UN que, là où ils agissent, tout est lié : crise sur le mode selon Teddy Cruz de Habitat1 à Quito, en 2016 a été conclu par écologique, conditions d’accès aux l’encroachment (empiètement). ressources, faisabilité des solutions, impact un texte-manifeste, les Quito Papers, des dérégulations sur l’espace public qui vaut, autant que par sa clarté, par la commun, équité urbaine... qualité de ses auteurs. Joan Clos, Richard Sennett, Ricky Burdett et Saskia Sassen2 Depuis lors, le Global Award observe ont mis toute leur autorité dans la balance comment ces architectes construisent pour affirmer qu’un développement l’une par l’autre expériences et théories durable et équitable n’est possible que du développement durable. Nous avons vu Teddy Cruz analyser si l’on abandonne le modèle urbain méthodiquement l’agglomération fonctionnaliste et qu’on restitue aux transfrontalière Tijuana-San Diego puis habitants la main sur leur habitat et leur formuler sa théorie du Political Equator. ville. Elle postule que le déséquilibre UN Habitat avait entamé cette mutation en économique global génère un conflit 1996 lors du Sommet d’Istanbul, intégrant urbain, entre villes nanties du Nord et villes le développement durable comme objectif, précaires du Sud, en même temps qu’il les lie par un échange inégal des ressources et sous la forme surtout de processus - dos mouillés4 de Tijuana contre déchets ouverts plutôt que de grands Plans. Vingt urbains de San Diego, par exemple. ans plus tard, les Quito Papers confirment Nous avons vu Balkrishna Doshi rétablir que le Fonctionnalisme tardif - cette idée entre habitat et développement un autre que les standards du développement paradigme, de nature anthropologique, industriel fordiste édictés au XXe siècle que celui du logement industrialisé restent valides, et pour la terre entière d’exportation occidentale : « l’habitat n’est - est obsolète : « Il faut encore travailler pas un produit mais un processus ». pour compléter le Nouvel Agenda Urbain, Mais il reste à décrire précisément aider à marquer un paradigme de la le chaînage entre crise écologique, rupture : quitter la rigidité du modèle démocratie et développement. On peut générique moderniste technocratique que chercher pour cela des appuis dans d’autres nous avons hérité de la Charte d’Athènes champs : économie, étude des sociétés pour aller vers un urbanisme plus ouvert, etc. On peut aussi dépasser la difficulté en 4
raisonnant par l’absurde : s’il reste difficile L'éco-architecture, privilège 5. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, d’établir les liens de causalité, on peut réservé ? Ed. La Découverte, 2017. observer comment ceux qui les nient, D’autres chercheurs observent des 6. Laudato Si (Vatican, 2015), articulent, eux, leur dénégation. évolutions semblables. En 2017, une l’encyclique écrite par un pape On discerne bien, par exemple, pourquoi d’origine argentine qui connaît enquête d’Evan Osnos11 raconte comment le major du pétrole Exxon Mobil a très bien la condition urbaine sud- la Silicon Valley a repéré, au terme américaine, développe clairement financé ACCF, instance de réfutation du d’études géo-climatiques, la Nouvelle- le lien entre pauvreté et désastre réchauffement climatique. On observe écologique. Zélande comme refuge anti-apocalypse. aisément, dans les mégapoles du Sud, 7. Où atterrir ? Comment s’orienter A l’instar de Reid Hoffman12 ou Peter comment les gated communities se en politique, Bruno Latour, Thiel13, ses tycoons y achètent des terres Ed. La Découverte, 2017. referment en ilôts verdoyants surveillés, à qu’ils aménagent en havres écologiques 8. Ibid. mesure que la dérégulation des politiques auto-suffisants, pour y vivre en cas de 9. « Our way of life is not urbaines et les inégalités croissantes crash planétaire – crash qu’ils imaginent negociable », George Bush Sr, rétablissent une équivalence milieux Sommet de Rio, 1992 plutôt humain (émeutes, divisions raciales précaires = classes dangereuses qu’on avait 10. Où atterrir ? Comment et autres failles « créées par le déclin du oubliée depuis la 1ère révolution industrielle s’orienter en politique, système démocratique »14…) qu’écologique. Bruno Latour, en Angleterre. Ed. La Découverte, 2017. Ce détour par l’enquête consolide, fut-ce Pour autant, cette approche en négatif 11. Evan Osnos, « Doomsday prep sombrement, l’hypothèse du lien structurel ne livrait jusqu’à peu qu’un assemblage for the super rich », entre transition écologique, démocratie The New Yorker, 30 janvier 2017 partiel des faits. Mais « il faut remercier et développement. Il éclaire aussi 12. Cofondateur de LinkedIn les soutiens de Donald Trump », écrit certaines lacunes dans les relations entre 13. Fondateur de PayPal Bruno Latour dans un essai incisif5, « d’avoir architecture, écologie et sociétés. 14. Evan Osnos, « Doomsday prep beaucoup clarifié ces questions en le L’hypothèse de Latour - une érosion for the super rich », poussant à se retirer, le 1er juin 2017, de The New Yorker, 30 janvier 2017 rapide, menée par le haut, des régulations l’accord de Paris sur le climat. Ce que le 15. Sur Paolo Soleri : Arcosanti: An et des liens sociaux - explique en partie militantisme de millions d’écologistes, ce Urban Laboratory? Mayer, AZ.: The pourquoi l’Europe voit progresser une Cosanti Press, 1993 que l’action de centaines d’industriels excellente architecture écologique, d’une n’ont pu obtenir, ce sur quoi même le part, sans que diminue d’autre part le pape François n’a pu attirer l’attention6, nombre des mal-logés. L’expérimentation Trump en a été capable : tout le monde sait des éco-quartiers ne se dissémine qu’à maintenant que la question climatique est l’horizontale dans la société. L’objectif au cœur de tous les enjeux géo-politiques d’élargir l’accès à l’habitat, lui, est bien et qu’elle est directement liée à celle des moins soutenu que la transition écologique injustices et des inégalités. »7 – parce que les autorités ne font pas le lien, Le trumpisme procurerait ainsi un lumineux parce que le monde de l’éco-construction contretype. En refusant une politique se glisse dans le système existant sans climatique multi-latérale et soucieuse s’interroger sur ses carences. d’équité, en fermant les frontières, en Elle explique aussi notre malaise devant accroissant la dérégulation, il rend clair la Masdar City d’Abou Dhabi, éco-cité qu’aux yeux de certaines élites dirigeantes, totale et expérimentale. Ce dernier terme « migrations, explosion des inégalités et signifiait, pouvait-on croire, qu’on finançait Nouveau Régime Climatique »8, tout est là le prototype d’un éco-urbanisme destiné bien lié, et menace un mode de vie qu’elles ensuite à tous ; que le choix d’une situation ne veulent pas changer9. Que devant cette extrême (une éco-cité dans le désert) menace, ces élites-là ne prétendent plus reprenait le fil des recherches de Paolo conduire les affaires publiques, facteurs de Soleri15. Mais en fait, Masdar n’est pas un solidarité ou de progrès, mais se mettre à modèle destiné à disséminer… l’abri car « il n’y aura pas de futur pour tout Ou alors horizontalement, dans le réseau le monde »10. des gated communities survivalistes. Cette évolution signerait la fin de l’idéal Leurs protagonistes sont-ils en train de (rooseveltien, gandhien, républicain etc.) devenir les meilleurs clients de l’éco- d’une élite éclairée, se sentant responsable architecture ? du bien général. Ce siècle serait celui de l’absence d’un monde commun à gouverner et à partager. 5
L'hypothèse provocatrice de Latour D’autres pratiquent l’innovation, c’est-à- 16. Ce projet latourien est un refuge aménagé dans un silo à demande aux architectes de proposer dire introduisent des éléments nouveaux missiles recyclé : « Le projet a été beaucoup plus, on le voit, qu’une éco- dans un pensée ancienne, comme dirigé par l’ingénieur et développeur architecture bien conçue. L’érosion de Lacaton & Vassal et Frédéric Druot, de software Larry Hall. Sa vision était l’idéal d’un progrès commun à tous dessine quand ils entreprennent en France de construire une structure qui soit parmi les solides et auto-suffisantes une mission plus large. d’amender les tours et barres – héritage qu’on ait jamais construites. » Les architectes du Sud l’ont déjà compris du fonctionnalisme d’Etat des années 1970, (survivalcondo.com) pour y « refaire société ». car ils sont témoins d’un décrochage vertigineux entre essor économique et D’autres pratiquent un auto- société - et le lieu où il s’effectue, ce sont développement presque complétement les villes. (Le même décrochage se profile sui generis, comme Nina Maritz en au Nord : net aux USA, atténué en Europe Namibie ou Marta Maccaglia au Pérou, par des politiques urbaines résistantes.) basé sur des ressources qui sont rares Quelle est alors aujourd’hui le rôle de et qu’il faut apprendre à valoriser, avec l’architecture ? des communautés qui savent le faire. Est-il de décliner la gamme des « green Et la scène 2018 du Global Award se gated communities » (qui commencerait boucle avec Boonserm Premthada, avec l’éco-quartier européen, encore mixte qui travaille à rétablir, en plein XXIe siècle, et poreux aux échanges, et finirait avec une économie artisanale de la le Survival Condo Project16) ? construction, pour que ses projets Ou est-il poursuivre le projet palladien de contribuent à un développement concevoir l’espace commun à tous, l’espace endogène, en même temps qu’ils à la mesure de tous ? renouent par leur beauté avec la culture thaïlandaise. Global Award 2018 : des architectes qui ont Enfin, le jury de ce Global Award 2018 placé sous le thème de l’émancipation élargi leur mission citoyenne par l’architecture a voulu La session 2018 du Global Award présente saluer le travail préfigurateur de grands cinq équipes qui ont clairement choisi pionniers : Yona Friedman, Lucien et leur enjeu : mobiliser le pouvoir-faire Simone Kroll. des habitants pour défendre ou recréer des en-commun. Un équipement, un immeuble de logement, un lieu de travail, un jardin public… peuvent construire ou reconstruire cet en-commun, si leur processus d’élaboration est mené au plus près des habitants et des ressources matérielles et immatérielles de leur lieu de vie. Ces démarches sont diverses, car le monde est très divers, quand l’architecte ne le regarde pas depuis un avion mais s’y investit à hauteur d’homme. Elles ont cependant un point commun. Pour que leurs actions émancipent les habitants, ces architectes ont commencé par s’émanciper eux-mêmes, comme le proposent les Quito Papers, de tout système de conception vertical et autoritaire, chacun à sa façon. Les uns mènent une critique sévère du message Moderne, comme les activistes de raumlabor, qui ne font plus des projets mais participent avec les citoyens à des dynamiques d’engendrement de projets. 6
Les lauréats du Global Award for Sustainable Architecture depuis 2007 2007 2013 Françoise-Hélène Jourda, Paris, France José Paulo Dos Santos, Porto, Portugal Wang Shu & Lu Wenyu, Hangzhou, Chine Ted Flato & David Lake, Lake-Flato, San Antonio, Hermann Kaufmann, Schwarzach, Autriche Texas, États-Unis Stefan Behnisch, Stuttgart, Allemagne Kevin Low, Kuala Lumpur, Malaisie Balkrishna Doshi, Ahmedabad, Inde Marie Moignot & Xavier De Wil, MDW, Bruxelles, Belgique 2008 Al Borde, Quito, Équateur Alejandro Aravena, Santiago de Chile, Chilie Fabrizio Carola, Naples, Italie 2014 Andrew Freear, Rural Studio, Auburn, Alabama, Christopher Alexander, Arundel, Royaume-Uni États-Unis Tatiana Bilbao, Mexico, Mexique Philippe Samyn, Bruxelles, Belgique Adrian Geuze, West 8, Rotterdam, Pays-Bas Carin Smuts, Le Cap, Afrique du Sud Bernd Gundermann, Auckland, Nouvelle-Zélande Martin Rajnis, Prague, République Tchèque 2009 Patrick Bouchain, Paris, France 2015 Thomas Herzog, Munich, Allemagne Marco Casagrande, Helsinki, Finlande Bijoy Jain, Bombay, Inde Santiago Cirugeda, Séville, Espagne Diébédo Francis Kéré, Berlin, Allemagne Jan Gehl, Copenhague, Danemark Sami Rintala, Bodo, Norvège Juan Roman, Talca, Chili Rotor, Bruxelles, Belgique 2010 Steve Baer, Albuquerque, Nouveau Mexique, États-Unis 2016 Phil Harris & Adrian Welke, Troppo, Darwin, Australie Patrice Doat, Grenoble, France Junya Ishigami, Tokyo, Japon Derek van Herden & Steve Kinsler, East Coast Giancarlo Mazzanti, Bogota, Colombie architects, Durban, Afrique du Sud Kjetil Thorsen, Snohetta, Oslo, Norvège Kengo Kuma, Tokyo, Japon Gion Antoni Caminada, Vrin, Grisons, Suisse 2011 Patama Roonrakwit, Case Studio, Bangkok, Thaïlande Shlomo Aronson, Jérusalem, Israël Carmen Arrospide Poblete, Patronate Machupicchu, 2017 Cuzco, Pérou Takaharu Tezuka + Yui Tezuka, Tokyo, Japon Teddy Cruz, San Diego, Californie, États-Unis Brian MacKay-Lyons & Talbot Sweetapple, Anna Heringer, Laufon, Suisse Halifax, Nouvelle-Écosse Vatnavinir, Reykjavik, Islande Assemble, Londres, Royaume-Uni Sonam Wangchuk, Leh, Laddak, Inde 2012 Paulo David, Funchal, Madère, Portugal Salma Samar Damluji, Beyrouth, Liban Anne Feenstra, Kaboul, Afghanistan, Dehli, Inde Andreas Gjersten & Yashar Hanstad, TYIN Tegnestue, Oslo, Norvège Philippe Madec, Paris, France Suriya Umpansiriratana, Bangkok, Thaïlande 7
BOONSERM PREMTHADA Fondateur de Bangkok Project Studio, Bangkok, Thaïlande interview réalisé par Marie-Hélène Contal, avril 2018 Boonserm Premthada est déjà reconnu Mais que serait la culture d’un architecte, en Occident. Il a reçu par exemple le Prix sans le bagage moderniste ? de l’International Brick Architecture1, qui Boonserm Premthada apporte un début vaut brevet d’écologie. Mais le présenter de réponse. Ce serait le composé d’une comme un jeune maître de la brique ne relecture critique des architectures suffirait pas à cerner ses apports. vernaculaires3 et d’une culture On oublierait d’abord que la brique contemporaine globalisée. n’est pas qu’un éco-matériau mais une Deux apports que l’on tamise pour chaque matrice immémoriale et universelle de projet, cherchant la bonne alliance. l’architecture. Dévaloriser la brique, Le Sud innove, dit-on dans le cercle c’est détruire une chaîne structurante du Global Award, dans les champs de productions, de savoirs et de valeurs. techniques, urbains... Une autre innovation En construisant en briques, « un matériau sera peut-être géo-culturelle : que des fabriqué sur place par des artisans, qui Premthada substituent à l’homogénéité n’est pas cher et solide »2, Boonserm moderniste un monde en archipels, chacun Premthada veut rétablir un pan de la riche d’une architecture appropriée à culture et de l’économie thaïlandaise, son histoire-géographie et, pour cela, dialoguer avec la beauté de l’architecture universelle. sacrée ou rurale de son pays. Vos travaux articulent l’architecture Dans une communauté du Global Award thaïlandaise avec une esthétique très ouverte au Sud, son parcours a une contemporaine. Avez-vous appris singularité - il n’a étudié qu’en Thaïlande, et l’architecture traditionnelle dans le cadre surtout l’architecture de son pays - qui fait de vos études ou en l’observant ? signe. J’ai appris les bases de l’architecture Car de Balkrishna Doshi à Francis Kéré, le traditionnelle ainsi que son histoire à propre des grands architectes du Sud est l’école. J’ai bien assimilé ses règles, ses jusqu’à présent d’avoir une double culture, modèles et leur valeur, mais je sentais que originaire et occidentale. Il fallait en passer ce n’était pas assez. J’ai complété mes 1. Grand prix de l’International par l’Ouest, pour étudier une architecture Brick Architecture 2014, Vienne. connaissances par moi-même. Je découvre moderne qui faisait autorité pour son 2. Interview de Boonserm beaucoup de choses en voyageant, Premthada par Marie-Hélène progressisme. Une telle éducation les en particulier l’atmosphère qui donne Contal, avril 2018. met très en phase avec la globalisation à chaque endroit son « humeur ». Mon 3. Cela n’exclut pas, espérons- - parfois plus que les occidentaux « mono- nous, Wright, Aalto ou Kahn de travail, c’est de dessiner le vent, les sons, culturels »... Mais nous observons, à la bibliothèque universelle… les odeurs, l’obscurité et la lumière, de les Mais il est peut-être temps pour travers la lunette du Global Award, qu’ils tout architecte de s’émanciper associer pour donner son atmosphère s’émancipent, aussi, du Modernisme d’un récit historique lui-même unique à un lieu. Pour aider les gens à souvent encore lissé par qu’elle perpétue. Pour au moins deux comprendre la valeur des choses, mes l’idéologie moderne et de choisir raisons : ils constatent son obsolescence, ses maîtres, pour entamer un bâtiments sont toujours reliés à la nature - face à la complexité des sociétés post- dialogue plus intime avec leur je fuis ce qui n’est qu’apparence extérieure. œuvre, au bon moment. industrielles ; cherchant des réponses à l’urgence climatique ou énergétique, ils les trouvent, rationnelles, dans le patrimoine, et cela réévalue des architectures jugées passéistes au XXe siècle. 8
Kantana Film and Animation Institute, Bangkok Project Studio, Nakhon Pathom, Thaïlande, 2011 © dr Entretenez-vous un lien avec certains la protection de l’environnement sont 4. Le moine et théologien maîtres de l’architecture occidentale des responsabilités fondamentales – en thaïlandais Prayudh Payutto est - Louis Kahn, Frank Lloyd Wright - ou plus de l’esthétique. La nature a donné un intellectuel et écrivain important. Une partie de son travail Laurie Baker ? aux hommes de nombreuses leçons, nous s’attache à étudier les rapports Je suis né et ai grandi dans un bidonville a mis en garde contre certaines de nos éthiques entre le bouddhisme et actions. Ces leçons m’ont montré comment les sciences écologiques. et je n’ai eu d’autre choix que d’étudier en Thaïlande. Le pays traversait alors une créer des bâtiments qui cœxistent avec la crise économique et j’ai dû tirer un trait sur nature et enseignent comment atteindre mes projets de bourses à l’étranger. Mais un équilibre avec elle. cela ne m’a pas découragé et le résultat Avez-vous étudié les textes de Prayudh c’est qu’aujourd’hui, mes travaux sont Payutto4 ? comme de l’eau distillée : purs, sans l’ombre Prayudh Payutto nous apprend à être d’une quelconque influence extérieure. Ce ascète, à vivre de façon modérée, tout en que j’ai appris des grands architectes, c’est accueillant le progrès. C’est l’essence du par la lecture, l’observation et l’imagination, bouddhisme : ce qui est déjà bien est bien et je comprends l’universalité et les mais nous pouvons le rendre meilleur. « chemins de l’architecture ». Mon travail s’accorde à ces idées mais je La cœxistence parfaite entre la nature et l’ajuste sans cesse pour qu’il convienne le bâti, ce sont les maisons des campagnes, au mode de vie moderne. J’utilise des construites par des architectes anonymes, technologies qui facilitent la construction qui me l’enseignent. Elles prouvent que et permettent de baisser les coûts. trop d’efforts et de manipulations dans la J’utilise la brique, un matériau fabriqué conception d’un projet ne donnent pas sur place, qui n’est pas cher et solide. forcément de bons résultats. Ainsi, mes travaux, comme par exemple la Vous ne proclamez pas que vos projet construction en brique armée, contribuent sont écologiques – mais ne le sont-ils pas ? à préserver les traditions. J’aime dire que Pour les architectes, l’efficacité mes projets incarnent une durabilité qui énergétique, la construction durable et regarde vers l’avant. 9
Comment les clients5 du Kantana Film matériaux, alors qu’elles durent beaucoup 5. Jareuk Kaljareuk, président Institute vous ont-ils choisi ? plus longtemps. Heureusement, mes du groupe Kantana Group, et le professeur Panadda Thanasathit, J’étais l’un des architectes invités à clients étaient plus sensibles à la sagesse président du Kantana Institute. exposer ses idées. J’ai proposé de de leurs ancêtres qu’au fait que le coût 6. Le site archéologique d’Ayutthaya, ancienne capitale de la Thaïlande, concevoir un lieu qui motive la créativité allait être un peu supérieur. est inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. des étudiants. Le matériau principal de N’y a-t-il pas ici un jeu, entre cet édifice calme est la brique artisanale, l’immatérialité de l’enseignement, du choisie pour lui permettre de se fondre cinéma et la matérialité de l’architecture ? dans le paysage vaste et plat qui l’entoure. J’enseigne, je sais que l’école est un lieu où Cette simplicité contraste avec les Page de droite : les étudiants, surtout en cinéma, passent Kantana Film technologies avancées qu’on utilise dans and Animation Institute, Bangkok au moins huit heures par jour. Elle doit Project Studio, la production de films ou l’animation. Ce Nakhon Pathom, Thaïlande, 2011 être leur deuxième maison, un endroit qui © dr bâtiment démontre qu’on peut enseigner les inspire, leur rappelle d’où ils viennent une technologie moderne en restant en et les encourage aussi à penser aux accord avec la nature. personnes qui ont moins de chance qu’eux. Pourquoi avoir construit avec des briques J’ai conçu l’Institut avec ces principes et produites sur place ? je crois que cela a permis d’en faire une Je n’ai recommandé aucune fabrique école de cinéma à part entière. Certains au client mais j’avais des spécifications étudiants ont remarqué les traces des précises. Les briques industrielles n’étaient doigts des fabricants sur les briques : cela pas acceptables. Les briques devaient être leur a donné l’idée de réaliser des films artisanales, façonnées et compressées par biographiques. des mains et des pieds humains, avec ces Vous aimez expérimenter sur mesures : 12x24x4 cm. les chantiers, vous démolissez, Cette brique est rarement utilisée de reconstruisez..., liberté hors de prix en nos jours. Comme je m’y attendais, Occident. Comment est-ce possible en la briqueterie retenue se trouvait à termes de temps et de coût ? Ayutthaya, ville où on produit des briques Je travaille sans les contraintes depuis toujours. On retrouve ce type de juridiques des pays développés mais ma brique dans les ruines6. Des générations responsabilité n’est pas moins importante d’artisans sont nées et ont grandi dans les que celles d’un architecte européen. Si briqueteries de la ville, se transmettant l’édifice a des problèmes, si le bâtiment est leur savoir-faire. Nous avions donc choisi livré en retard à cause de moi, je dois faire celle qui pouvait le mieux répondre à face sur le plan juridique, comme partout. nos besoins. Par ailleurs, ce monde des En Europe, un architecte doit faire avec de briquetiers se réduit de plus en plus ; nombreuses contraintes réglementaires. il était important de les rémunérer Dans mon pays, je dois faire avec une main correctement, pour leurs besoins et leurs d’œuvre peu qualifiée, je dois réfléchir familles. à des modes constructifs simples. Mes La brique n’était donc pas une nécessité contraintes sont économiques aussi, avec économique ? des budgets limités - c’est pourquoi les Construit autrement, l’Institut Kantana matériaux locaux sont une bonne solution. aurait été aussi beau. Mais j’ai expliqué J’ai aussi du mal à trouver des entreprises, au client l’importance de ce qui allait se de la main d’œuvre. passer si nous utilisions les briques et Beaucoup de jeunes architectes de ce qui disparaitrait si nous ne les européens viennent travailler dans le utilisions pas, si nous ne montrions pas Sud-Est asiatique, surtout en Thaïlande, aux jeunes architectes combien elles peut-être parce nous sommes un pays en conviennent aux bâtiments modernes. croissance. Peut-être aussi à cause de la Elles peuvent servir à bien plus que la crise économique en Europe : ils viennent restauration d’édifices historiques. Le coût des briques fabriquées à la main est à peine plus élevé que celui d’autres 10
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ici pour trouver du travail ou la liberté de Vous êtes aussi un artiste. 7. L’organisation professionnelle des architectes asiatiques construire des œuvres selon les théories Reliez-vous ces deux activités ? ARCASIA (Architects Regional qu’ils ont apprises à l’école. Ces jeunes J’utilise l’innovation pour relier Council Asia) propose des fonds aux architectes des pays asiatiques architectes finissent ensuite par retourner l’architecture, l’art, l’ingénierie et conduisant des recherches chez eux. couvrant leurs propres champs l’environnement. L’Institut Kantana, par d' intérêts. Moi, je suis un architecte thaïlandais et exemple, est une création qui utilise le je vivrai ici jusqu’à la fin de mes jours. silence pour stimuler la créativité chez Je resterai responsable de ce que j’ai les étudiants. Dans le restaurant Wine construit. Si certains bâtiments ont des Ayutthaya, j’ai donné aux escaliers une problèmes, quel que soit leur âge, je serai forme inédite, j’ai transformé leurs spirales là pour m’en occuper et les réparer. Et en de véritables sculptures et œuvres Ci-dessous et page de droite : Vue intérieure du bar The Wine je serai aussi là pour transmettre mon d’ingénierie. Le Stade des éléphants, du Ayutthaya, Bangkok Project Studio, Ayutthaya, Thaïlande, 2017 expérience à la prochaine génération projet Elephant World, réutilise la terre du © Spaceshift Studio d’architectes. site pour l’amphithéâtre intérieur. J’appelle totality design les innovations résultant de la combinaison de toutes ces choses, pour le bénéfice de tous. Parlez-nous de vos recherches sur le son de la brique (Sound Brick). Le projet Sound Brick est financé par ARCASIA7. Cette recherche sur les sonorités de l’architecture de brique en Thaïlande étudie la forme, l’espace, les dimensions et les proportions des constructions en briques, avec les sonorités différentes qu’elles produisent. On n’avait jamais étudié cela. Nous avons découvert que dans les édifices en briques, souvent refermés sur eux-mêmes, avec peu d’ouvertures, on utilise plus l’écoute que la vision. À l’intérieur, on entend différemment les sons selon la forme et la taille des pièces, la hauteur des plafonds, les ouvertures des toits. Quels principes éthiques transmettez- vous à vos étudiants ? Je cite toujours mon professeur, Silpa Bhirasri, pour qui il fallait « étudier la nature humaine avant d’étudier l’art. » Je dis toujours à mes élèves qu’un architecte est une personne ordinaire qui conçoit des bâtiments pour les gens ordinaires. Je les incite à être réalistes, honnêtes et à garder les pieds sur terre. Pour moi, une bonne architecture n’a pas besoin d’être plus grande que les humains. Elle doit par contre enseigner, leur faire prendre conscience de la nature humaine, et être attentive à la société et à l’environnement. 12
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Boonserm Premthada, né à Bangkok en Thaïlande, a été diplômé en design d’intérieur (mention très bien) en 1988 avant de recevoir son master d’architecture de l’université de Chulalongkorn en 2002. Il a fondé son agence, le Bangkok Project Studio, en 2003. Architecte et artiste, Boonserm Premthada occupe également un poste de professeur assistant à la faculté d’architecture de l’université de Chulalongkorn. Il donne régulièrement des conférences à l’étranger, notamment au RIBA de Londres, à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, à l’Indian Institute of Architects, à l’université de Tokyo, à l’université de Hong Kong, à l’université nationale de Singapour, etc. Il a reçu plusieurs Page de gauche : Kantana Film récompenses parmi lesquelles un AR+D and Animation Institute, Bangkok Project Studio, Award for Emerging Architecture Nakhon Pathom, Thaïlande, 2011 (Royaume-Uni, 2011), une nomination pour © dr le prix Aga Khan (2013) ainsi que le prix Ci-dessous : Vue extérieure The Wine Ayutthaya, international d’architecture en brique Bangkok Project Studio, Ayutthaya, Thaïlande, 2017 (Vienne, 2014). © Spaceshift Studio 15
FRÉDÉRIC DRUOT, ANNE LACATON & JEAN-PHILIPPE VASSAL Paris, France par Marie-Hélène Contal Les « grands ensembles de logements Cet échange commence à Bordeaux, collectifs » ont colonisé le monde, en 1995, lorsque Frédéric Druot apprend comme un des premiers faits de la qu’on va démolir la Cité lumineuse, barre globalisation urbaine. Ils furent, en de 360 logements. « Je me suis auto-saisi France, particulièrement investis d’une pour établir un autre diagnostic, global. mission de progrès. Le logement était la Une démolition, ce sont des centaines cage de l’ascenseur social français. de personnes qui quittent un quartier, Mais, plus qu’ailleurs à nouveau, ce des équipements, des commerces qui modèle lourdement industrialisé et se vident d’un coup… J’ai alerté tout le standardisé semble s’être ensuite monde, préfecture, mairie, personne n’a effondré, sous son propres poids et sa réagi, sauf Anne Lacaton et Jean-Philippe rigidité. On préfère le raser quand on Vassal. »3 La Cité est démolie mais les peut. Mais c’est le rôle émancipateur architectes poursuivent l’échange, chacun du logement qu’on détruit avec eux, suivant par ailleurs son propre parcours. objectent Anne Lacaton, Jean-Philippe L’agence Lacaton & Vassal réveille le débat Vassal et Frédéric Druot. Ils proposent des années 1990, avec une suite de maisons 1. Jacques Hondelatte (1942-2002), une alternative à cette énième tabula architecte français, professeur à à petit budget4 qui abandonnent, entre rasa, dans une double démarche de l'École d'architecture et de paysage autres, le mantra de l’habitat minimum. de Bordeaux (1969-2002), a été un continuité moderne et d’acceptation de grand éveilleur des consciences En 2004, leur projet pour la Cité-Manifeste de l’architecture en France, auprès la ville existante. de Mulhouse adresse le même message au de ses élèves : Lacaton & Vassal, Frédéric Druot, Christophe Hutin, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal et logement social : « il faut faire plus grand, Duncan Lewis… comme de ses amis : Jean Nouvel, Patrice Goulet, Frédéric Druot ont en commun d’avoir en faisant plus économique. » Rudy Riciotti. étudié l’architecture auprès de Jacques Du côté des grands ensembles, le 2. « Faire avec les situations, avec peu Hondelatte1. La démarche Lacaton & dynamitage, technique qui s’est répandue, de ressources. Que fait-on alors ? On regarde autour de soi. » Interview Vassal est reconnue dans le monde entier. devient politique publique en 2003 : A. Lacaton & J.-Ph. Vassal par Façonnée par leurs premières années en M.-H. Contal, mars 2018. la démolition-reconstruction5. 3. Interview Frédéric Druot par Afrique2, elle est processuelle, fondée Frédéric Druot alerte le ministre de la M.-H. Contal, mars 2018. sur l’analyse des situations et l’économie Culture, Jean-Jacques Aillagon : « il est 4. Id « À notre retour, notre désir était des moyens. Frédéric Druot mène, lui, un d’être architecte pour tout le monde, aberrant de démolir autant, alors que dans une économie et une écologie parcours en figures libres qui croise les nous manquons de logements, il y a des normale ». disciplines : design, musique, urbanisme, alternatives... » Une mission d'études lui est 5. Votée en 2003, la « loi d'orientation et de programmation pour la ville et architecture et recherche – car il prend confiée, qu'il mène avec Anne Lacaton et la rénovation urbaine » crée l’ANRU, souvent la liberté de réfléchir « hors Agence Nationale pour la Rénovation Jean-Philippe Vassal. Leur rapport, PLUS, Urbaine, avec ses missions : commande ». La question de l’habitat les est remis en 2004. destruction de 200 000 logements, réunit, par étapes, dans la réflexion et les résidentialisation de 400 000, remise à niveau de 200 000. expériences. 16
« Il s’agit de ne jamais démolir. » mais ses habitants ! Notre rapport a fait 6. PLUS, F. Druot, A. Lacaton & passer ces logements de la notion de pa- J.-Ph. Vassal, édition français/ Le rapport n’a aucun écho au ministère espagnol/ anglais, Éditions GG, 2006. de la Ville, qui lance alors le plan de trimoine, dégradé ou pas, à celle de bien 7. Consultation pour la rénovation de démolition de l'ANRU, mais il circule dans capable. »8 la barre Balzac, à la Courneuve - 2010. 8. Interview A. Lacaton & J.-Ph. Vassal le monde du logement6. Le propos, social, spatial, urbain… est par M.-H. Contal, mars 2018. Il réfute la démolition/reconstruction. dense. Peut-être parce que ses auteurs, 9. Interview Frédéric Druot par M.-H. Contal, mars 2018. « Que réhabiliter coûte plus cher n’est pas au seuil de la cinquantaine, enjambent une vérité mais une idéologie, dominante. deux générations de pensée : ils ont Aucun bailleur social ne souhaite démolir ! encore de l’empathie pour un héritage Cela lui coûte plus cher, nous avons fait moderne, qu’ils critiquent pour l’amender, souvent le calcul. À la Courneuve7, et ils pratiquent déjà l’écologie urbaine par exemple, réhabiliter aurait coûté 50 contemporaine. ou 60 000 euros par logement au lieu Empathie avec ce que les quartiers Ci-dessus : de 180 000 pour démolir-reconstruire. » peuvent contenir du message moderne : La vie intérieure dans les appartements rénovés et agrandis du Grand Parc Le texte critique aussi une « patrimoniali- « ils ont de très grands défauts mais qui à Bordeaux. Photographies et composition Philippe Ruault. sation » qui conserverait les beaux spéci- ne sont pas rédhibitoires. »9 Le principal © Philippe Ruault mens d’architecture moderne et livrerait est la petitesse, la rigidité des cellules. le reste des quartiers à la démolition, sans « Le plan libre condensait les fonctions s’émouvoir du sort des habitants. « Nous dans un bloc minimum, afin d’offrir autour défendons cet héritage au sens d’un bien, capable pour tous, pour tout. Le critère d’une préservation, ce n’est pas l’immeuble 17
espace, lumière, fluidité. Nous sommes Grand-Parc à Bordeaux (530 logements) 10. Interview A. Lacaton & J.-Ph. Vassal attachés à cette vision – celle du Corbusier dont ils ont remporté le concours. Rejoints par M.-H. Contal, mars 2018. 11. Créé en 1920, Aquitanis est de l’Immeuble-Villa. Dans les grands par Christophe Hutin, jeune architecte l’Office public de l’habitat de ensembles, on a fait le bloc et on a oublié proche de leur démarche, ils ajustent la Bordeaux Métropole. 12. « Les habitants ont très bien vécu l’espace. » D’autres défauts ou nuisances stratégie à la situation - trois immeubles l'intervention. Cela dépend beaucoup sont vus comme des atouts. Cette banals en béton. Les logements s'ouvrent de l'engagement des équipes, des ouvriers qui entrent chez eux. Je me architecture de chemin de grue offre par au Sud, agrandis par des extensions de souviens de Mme Ramos, une femme exemple des structures solides, simples, planchers devant les façades, gagnent extraordinaire qui disait : 'mon ami, c'est le temps. Il me suit partout' ». sur lesquelles on peut s’appuyer pour de la lumière, une vue imprenable sur la 13. Créé en 1920, Aquitanis est l’amender. ville et de l'espace à utiliser. La création l’Office public de l’habitat de Bordeaux Métropole. Car à l’empathie s’ajoute la vision de ces jardins d'hiver, espaces tampons d’architectes qui ont compris plus tôt climatiques, pemet aussi d'atteindre, par que d’autres que la ville XXIe n’est plus la de l'espace les performances énergétiques ville neuve rationnelle du fordisme mais optimales. Leur empilement forme un un milieu habité existant, un palimpseste meccano de béton, adossé à la façade. dont on soupèse et reprend chaque Grâce à une organisation minutieuse, élément. « Les grands ensembles sont les habitants restent sur place car là, ils font partie de la situation. Quand l’intervention finale sur leur intérieur on regarde autour de soi, pour chercher (sciage de l’ancienne façade et pose de la des ressources, on les voit, disponibles, nouvelle façade, une grande baie vitrée) recyclables. Notre approche, c’est ne dure que trois jours12. d’extraire les qualités de ce qui est déjà « Desserrons l’espace du logement, là, sans idéologie, pour apporter plus de rendons lui de la fluidité, de la lumière, de Page de droite : confort, de lumière, la vue la plus large. » l’habitabilité : l’espace public se portera Le processus de restructuration et extension de la tour Bois le Prêtre, Deux projets-manifestes mieux. » Paris, Lacaton&Vassal, Frédéric Druot. © Photographies Frédéric Druot Le manifeste PLUS fait son chemin. Cette démarche s’inscrit en continuité En 2006, le bailleur social Paris Habitat critique avec une générosité des lance un concours au titre surprenant : Modernes que le monde du logement Métamorphose de la tour Bois-Le-Prêtre. social aurait trahie. Elle rompt, aussi, Sous couvert de rénovation thermique, on avec des modalités qui sont un héritage demande une alternative à la démolition. des Modernes mais qui, restés figées, « Nous avons gagné le concours en freinent l’innovation. proposant de traiter la thermique et la Le refus de la table rase est la plus grande restructuration par l’ajout d’un espace rupture. Les architectes l’attribuent à leur habitable pour chaque logement et de saisie des situations, des ressources. transformer en site occupé, pour que les Il révèle aussi une mutation du rapport habitants de la tour aient le bénéfice de la au temps. « Bernard Blanc nous avait transformation. »10 consultés à Saint-Nazaire, en 2004, sur La refonte des intérieurs se prolonge ainsi le Petit Maroc, quartier paupérisé un par des loggias qui font tampon thermique peu hétéroclite qu’on devait démolir. et sont « des espaces libres ». Chaque Mais il faudrait 40 ans pour reconstituer logement est étudié avec ses habitants. Ils un tel tissu ! Nous avons proposé de le exposent leurs voeux, les architectes leurs conserver, en ajoutant des logements objectifs (lumière, surface en plus), une qui manquaient, en agrandissant. » Que fiche de travaux synthétise les choses. « Un des architectes cessent de croire, 100 ans immense tableau des fiches a géré tout après le plan Voisin, que l’immédiateté du le processus, de la programmation aux raser-projeter peut remplacer le temps est travaux. » À son achèvement, la rénovation une rupture théorique salutaire. rouvre le débat, prouve que réhabiliter Le concept d’espace en PLUS rompt, coûte moins et crée plus de valeurs. lui, avec le mythe de l’habitat minimum. En 2011, le directeur d’Aquitanis11, Bernard « Personne ne rêve d’habiter dans un Blanc, demande aux architectes de minimum ! Nous augmentons les surfaces, rénover trois immeubles à la cité du pour redonner de l’habitabilité. » 18
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Pour y parvenir à budget égal, il faut sortir Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, 13. Joan Clos, Richard Sennett, Ricky Burdett, Saskia Sassen : “Towards an de la logique totalement imprécise du prix diplômés de l’École d'architecture de Open City: the Quito papers and the au m2, cesser de penser espace = fonction. Bordeaux, 1980, ont créé l’agence Lacaton new urban agenda”, UN Habitat III Forum, Quito 2016. Les architectes opposent à cette équation & Vassal en 1987, après de premières 14. Interview Frédéric Druot par le concept d’appropriabilité : « Livrer de expériences, au Niger et à Bordeaux M.-H. Contal, mars 2018. auprès de Jacques Hondelatte. grandes surfaces, des espaces libres, des 15. Interview A. Lacaton & J.-Ph. Vassal par M.-H. Contal, mars 2018. façades transparentes. Les habitants, Principaux projets : Maisons Latapie, 16. 2016 PLUS + PARIS, F. Druot, ensuite, occupent, occultent : ils n’ont plus Cap-Ferret, Coutras, 1993-2000 ; A. Lacaton & J.-Ph. Vassal, édition transformation du Palais de Tokyo à Paris, finalisée, 2016. besoin de nous. Dans un espace/fonction, ils ne peuvent rien faire. » 2001 ; Cité Manifeste, Mulhouse, 2005 ; Cette équation nouvelle émancipation = École d'architecture de Nantes, 2009 ; espace libre est en profonde rupture avec FRAC Nord-Pas-de-Calais, 2013. le projet moderniste pour qui le progrès Parmi leurs récompenses : Albums de la était l’affaire d’un habitat normatif. Elle a jeune architecture, 1991 ; Prix Innovation, été posée, c’est la ruse de l’histoire, dans Habitat et Développement durable de la des grands ensembles qui furent conçus, Ville de Madrid, 2006, Grand prix national à Paris comme à Bordeaux, avec toute « la de l'architecture, 2008. rigidité du modèle générique moderniste Frédéric Druot, diplômé de l'école technocratique13. » d'architecture de Bordeaux, 1984, est architecte, designer et peintre. Page de droite : La démarche du Grand-Parc se dissémine Cité manifeste, Mulhouse, Associé d' Épinard Bleu, 1987-1990, Lacaton&Vassal, 2005. encore peu en France. Cela tient peut- © Photographies Philippe Ruault lauréat des Albums de la jeune être à l’altérité du processus : « Réhabiliter Architecture, 1990, il a fondé l'agence demande en fait une autre gestion du Frédéric Druot Architecture en 1991. temps. »14 On démolit quand même un peu Principaux projets : bureaux du Ministère moins. de la Culture, Paris, avec Francis Soler, « On démolit à moitié, pour désenclaver, 2006 ; salles d'accueil des publics, ouvrir une porte. On traite ces quartiers Château de Versailles, 2010 ; en raisonnant urbanisme plutôt restaurant de la Philarmonie de Paris, qu’habitabilité. Le monde du logement 2015 ; transformation de l’Hôpital Laennec devrait comprendre qu’il a constitué un pour les sièges de Kering et Balenciaga, patrimoine bâti, immense, disponible, et Paris, 2016. qu’il peut le valoriser de façon réaliste. »15 Les 3 architectes ont mené ensemble la Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal transformation de la tour Bois-le-Prêtre, poursuivent sur des programmes neufs Equerre d’argent 2011, et la régénération leur recherche de construire l’Immeuble- du quartier du Grand Parc à Bordeaux, Villa, « dans une économie et une écologie 2016. normales ». L’immeuble de logements et Anne Lacaton et Frédéric Druot jardins Neppert, à Mulhouse, achevé en enseignent à l’EPFL, Lausanne. 2015, en est bien proche. Jean-Philippe Vassal enseigne à la T.U. En 2008, la Consultation pour le Grand de Berlin. Paris lancée par Nicolas Sarkozy donne à Frédéric Druot l’idée d’un inventaire complet des grands ensembles de Paris et sa couronne16. Menée avec ses partenaires de recherche, l’enquête livre un bilan précis « sur la capacité d'actualisation et de densification de 1648 situations rbaines. Il existe 430 000 logements, sur des terrains appartenant déjà aux collectivité, déjà équipés. On pourrait y construire 135 000 logements nouveaux, sans rien bousculer, en utilisant simplement le déjà-là. » 20
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