GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
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GRANDEUR ET DÉCADENCE OPÉRA EN TROIS ACTES LIVRET DE BERTOLT BRECHT, D E L A V I L L E D E M A H AG O N N Y ASSISTÉ D’ELISABETH HAUPTMANN, CASPAR NEHER ET KURT WEILL CRÉÉ LE 9 MARS 1930 AU NEUES THEATER DE LEIPZIG AU F S T I E G U N D FA L L D E R S TA DT MAHAGONNY Direction musicale Esa-Pekka Salonen Leokadja Begbick Karita Mattila Spectacle en allemand surtitré en français et GRAND THÉÂTRE DE PROVENCE K U RT W E I L L Mise en scène Ivo van Hove Fatty, der “Prokurist” Alan Oke en anglais 6, 9, 11, 15 juillet 2019 20h ( 1 9 0 0 –1 9 5 0 ) Scénographie et lumière Dreieinigkeitsmoses 2h45 avec un entracte Jan Versweyveld Sir Willard White Retransmis Costumes Jenny Hill Nouvelle production en direct An d’Huys Annette Dasch Festival d’Aix-en-Provence le 11 juillet Vidéo Jim Mahoney En coproduction avec sur France Musique Tal Yarden Nikolai Schukoff Dutch National Opera, Dramaturgie Jack O’Brien/Tobby Higgins Amsterdam ; The Koen Tachelet Sean Panikkar Metropolitan Opera ; Bill, genannt Sparbüchsenbill Opera Ballet Vlaanderen, Assistante musicale Thomas Oliemans* Anvers / Gand ; Les et sur arteconcert Natalie Murray Beale Joe, genannt Alaskawoljoe Théâtres de la Ville de Chefs de chants Peixin Chen Luxembourg Jean-Paul Pruna Frédéric Calendreau Six Filles de Mahagonny Avec le soutien de la Assistant à la mise en Kristina Bitenc Fondation Kurt Weill pour scène Cathy-Di Zhang* la musique Frans Willem De Haas Thembinkosi Magagula Assistant aux décors Maria Novella Malfatti L'Arche est agent théâtral Bart Van Merode Leonie Van Rheden du texte représenté. Assistante aux costumes Veerle Sanders Angèle Mignot Assistant à la lumière Figurantes et figurants François Thouret Apollonia Crova, Leïla Assistant vidéo Flayeux, Suzy Deschamps, Christopher Ash Jeanne Chollier, Maëlle Cadreur Charpin, Daria Pouligo, Vadim Alsayed Angelica Tisseyre, Simon Copin, Selime Benama, Julien Degremont, Tibo Drouet, Laurent Ernst, Florian Haas, Simohamed Bouchra, Laurie Freychet Chœur Pygmalion Chef de Chœur Richard Wilberforce AVEC LE SOUTIEN DE LA FONDATION MEYER POUR LE DÉVELOPPEMENT CULTUREL ET ARTISTIQUE Orchestre Philharmonia Orchestra *ancien et ancienne artistes de l’Académie 2 3
ARGUMENT PREMIER ACTE Scènes n°5 et 6 | En ce temps-là vint, entre DEUXIÈME ACTE TROISIÈME ACTE Scène n°1 | Fondation de la ville de Mahagonny autres, dans la ville de Mahagonny, un certain Scène n°12 | Au tout dernier moment, Scène n°17 | Un jour maudit Accusés de proxénétisme et de fraude, la Jim Mahoney, et c’est son histoire que nous le cyclone contourne Mahagonny Jim a été arrêté et redoute son jugement veuve Begbick, Moïse la Trinité et Fatty le allons raconter Le cyclone a miraculeusement épargné la ville prévu le lendemain. Fondé de Pouvoir sont en cavale. Ils cherchent Les quatre compères sont accueillis par les dont la devise devient : « Tout est permis ». Scène n°18 | Les tribunaux de Mahagonny à rejoindre les gisements d’or de la côte-ouest fondateurs de la ville. Alors que Begbick et Scène n°13 | Grande animation à Mahagonny, n’étaient pas pires que les autres américaine, mais leur camion tombe en panne Jack marchandent le prix d’une passe et que peu après l’ouragan Le public se presse au tribunal comme au en plein désert. Begbick propose alors à ses Jim fait connaissance avec Jenny, certains Mahagonny reconnaît désormais quatre théâtre. Un homme accusé de meurtre est deux complices de fonder Mahagonny, une habitants commencent à quitter Mahagonny. droits inaliénables à ses habitants : se remplir acquitté, après avoir promis un pot-de-vin « ville-piège » dont la prospérité reposera Scène n°7 | Toutes les grandes entreprises la panse, faire l’amour, se battre et boire. au juge. Jim est quant à lui condamné à sur l’exploitation des vices et des plaisirs. ont leurs crises Sous les yeux de Jim qui l’encourage, Jack mort pour le plus grand de tous les crimes : Scène n°2 | Rapidement, dans les semaines Les habitants insatisfaits continuent de s’en mange jusqu’à en mourir. le manque d’argent. La lassitude gagne les qui suivirent, surgit une ville, et les premiers aller et la ruine menace Begbick, Moïse et Fatty. Scène n°14 | Faire l’amour habitants de Mahagonny. Ils rêvent d’une « requins » vinrent s’y installer Mahagonny serait-elle une mauvaise affaire ? Des hommes font la queue devant le bordel nouvelle ville idéale, Bénarès, mais apprennent Jenny et six autres filles de joie arrivent en La « ville-piège » manque d’un appât puissant. de Mandelay. Begbick et Moïse gèrent les sa destruction dans un tremblement de terre. ville, en quête de whisky, de dollars et de Scènes n°8 et 9 | Tous ceux qui cherchent entrées et sorties des clients et accueillent Scène n°19 | Exécution et mort de Jimmy nouveaux clients. vraiment sont déçus Jim, Joe et Bill. Mahoney Scène n°3 | La nouvelle de la fondation d’une Jim se sent malheureux et entravé : il a vu Scène n°15 | Combattre Jim est conduit à la potence. Il fait ses adieux cité paradisiaque atteint les grandes villes un panneau « défense de…». Mais ses amis Joe défie Moïse dans un combat de boxe. à Jenny et comprend que le bonheur promis Fatty et Moïse vantent la douceur de vivre de l’empêchent de partir. Il se souvient avec Jim mise ses dernières économies sur son par Mahagonny n’était qu’illusion : y Mahagonny. Au loin, les masses laborieuses nostalgie de sa vie laborieuse en Alaska. ami. Dès le premier coup, le bûcheron est succomber, c’était déjà mourir. se plaignent de la morosité et de la vacuité Scène 10 | Un cyclone se dirige sur Mahagonny mis K.O. et meurt. Scène n°20 | Jeu de Dieu à Mahagonny de l’existence dans les grandes villes. L’annonce d’une catastrophe naturelle crée la Scène n°16 | Boire Dieu apparaît à Mahagonny, mais sa colère Scène n°4 | Dans les années qui suivirent, les panique parmi les habitants. Jim paie une nouvelle tournée aux hommes est inutile : les hommes vivent déjà en enfer. mécontents de tous les continents affluèrent Scène 11 | Au cours de cette nuit d’épouvante, de Mahagonny alors qu’il n’a plus un sou. Il Si cette ville existe, c’est que le monde est à Mahagonny, la ville d’or un simple bûcheron du nom de Jim Mahoney s’imagine dans son ivresse prendre la mer mauvais. Mahagonny est ravagée par les flam Jim, Jack, Bill et Joe, quatre bûcherons venus découvrit les lois du bonheur humain avec Jenny et Bill, direction l’Alaska. Begbick mes. Alors que les habitants participent à de d’Alaska, font route vers Mahagonny. Ils ont Face au désastre, les règles de Mahagonny et Moïse le dégrisent : sans argent, son sort multiples manifestations pour des idéaux de l’argent et comptent bien s’amuser. semblent plus que jamais ridicules à Jim. est scellé. contradictoires, Jenny et les autres filles pré Il découvre que le vrai bonheur réside dans sentent la dépouille de Jim. Tous proclament la liberté absolue. Il convainc Begbick d’abolir la morale de l’histoire : « on ne peut rien pour tous les interdits. personne. » 4 5
SYNOPSIS ACT 1 Scenes n°5 and 6 | Around that time, a certain ACT 2 ACT 3 Scene n°1 | The city of Mahagonny is founded Jim Mahoney comes to Mahagonny. His story Scene n°12 | At the very last minute, Scene n°17 | A wretched day The Widow Begbick, Trinity Moses and Fatty is the one we tell the hurricane changes direction Jim has been arrested and dreads his sen the Bookkeeper are on the run from the law The four buddies are greeted by Mahagonny’s The hurricane miraculously misses the city, tencing the next day. for pimping and fraud. They’re headed for the founders. While Begbick and Jack haggle whose motto becomes “Do what you want.” Scene n°18 | Mahagonny’s courtrooms gold fields on the west coast of America, but over the price of a whore, and Jim gets to Scene n°13 | Thrills and excitement in are no worse than others when their truck breaks down in the middle know Jenny, some of the city’s inhabitants Mahagonny after the hurricane People flock to the trial as to the theater. of the desert, Begbick suggests they stay and are already leaving. Mahagonny now recognizes four inalienable A man accused of murder is acquitted after found Mahagonny, a “trap city” whose fortune Scene n°7 | All major enterprises hit upon rights for its people: eating, lovemaking, bribing the judge. Jim is sentenced to death rests on exploiting people’s pleasures and hard times fighting and drinking. Egged on by Jim, for the greatest of all crimes: having no vices. Dissatisfied citizens continue to leave while Jack gorges himself to death. money. The inhabitants of Mahagonny are Scene n°2 | Within weeks, a city develops Begbick, Moses and Fatty stare ruin in the Scene n°14 | Lovemaking overwhelmed with lassitude. They dream of and the first “sharks” come to settle face. Is Mahagonny a bad deal ? What the Men line up outside the Mandelay brothel. a new ideal city, Benares, but learn it has Jenny and six other prostitutes arrive looking “trap city” lacks is a powerful bait. Begbick and Moses handle the clients and been destroyed by an earthquake. for whiskey, dollars and new clients. Scenes n°8 and 9 | All those who truly search welcome Jim, Joe and Bill. Scene n°19 | The execution of Jimmy Scene n°3 | News of a paradise city spreads are disappointed Scene n°15 | Fighting Mahoney Fatty and Moses spread the gospel of Jim feels unhappy and hampered: he’s seen Joe challenges Moses to a boxing match, Jim is led to the gallows. He says goodbye Mahagonny. Far away, the working masses a “___ prohibed” sign. But his friends won’t let and Jim bets the last of his money on his to Jenny and realizes that the happiness of complain of the moroseness and vacuity of him leave. He misses his working life in Alaska. friend. Moses knocks Joe dead with the Mahagonny was just an illusion: giving in to life in the big cities. Scene n°10 | A hurricane is headed for very first punch. it means you’re already dead. Scene n°4 | Over the next few years, Mahagonny Scene n°16 | Drinking Scene n°20 | The play of God in Mahagonny discontented people from every continent The impending natural disaster creates panic Although Jim is now penniless, he offers a God appears in Mahagonny, but His anger is flock to Mahagonny, city of gold among the inhabitants. round of drinks for the men of Mahagonny. useless: its people already live in Hell. The city Jim, Jack, Bill and Joe, four lumberjacks Scene n°11 | In the night of destruction, a simple In his drunkenness, he imagines sailing back exists because the world is evil. Mahagonny from Alaska, set off for Mahagonny. They’ve lumberjack by the name of Jim Mahoney to Alaska with Jenny and Bill. Begbick and is ravaged by flames. As its citizens stage got money in their pockets and plan to have discovers the laws of human happiness Moses sober him up: with no money, his protests for contradictory ideas, Jenny and a good time. With disaster looming, the rules of Mahagonny fate is sealed. the other whores present Jim’s corpse. seem all the more ridiculous to Jim. He realizes Everyone proclaims the story’s moral: that true happiness lies in absolute freedom, “Nothing will help him or us or you now.” and convinces Begbick to abolish all prohibitions. 6 7
VUE PANORAMIQUE GENÈSE PARTITION Le 9 mars 1930, le compositeur Kurt Weill et le dramaturge Bertolt Brecht et Weill sont tous les deux convaincus du rôle et de l’impact Brecht donnent au Neues Theater de Leipzig la première repré social de l’art et ils conçoivent cette œuvre avec l’idée de réformer sentation de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Ce à la fois l’opéra et son public. Brecht rompt ainsi avec une longue nouvel opéra marque le sommet d’une collaboration commencée tradition théâtrale et développe dans son livret une narration non au printemps 1927, lorsque Weill reçoit la commande du Festival de linéaire, construite sur une succession de tableaux indépendants, musique de chambre de Baden-Baden d’une petite forme lyrique. annoncés et commentés par des pancartes et des projections. Il décide de mettre en musique un cycle de poèmes de Brecht, les Son but est de briser l’illusion théâtrale et d’inciter les spectateurs Mahagonnygesänge (« Chants de Mahagonny »), dont il apprécie le à réfléchir sur les situations qui leur sont présentées sur scène. style et l’originalité de la langue. Brecht met lui-même en scène cette De son côté, Weill adopte une démarche d’ouverture et de syncrétisme adaptation intitulée Mahagonny Songspiel, qui constitue le véritable qui caractérisera une grande partie de son œuvre ultérieure produite prototype de l’opéra de 1930. Leur tandem connaît l’année suivante aux États-Unis. S’il remet au goût du jour le modèle ancien de l’opéra un grand succès avec L’Opéra de quat’ sous. Le triomphe est néan à numéro et s’amuse avec des références aux styles passés, sa parti moins de courte durée. Dans le contexte troublé que traverse la tion regorge de mélodies, de sonorités et de rythmes empruntés aux République de Weimar, la création de Mahagonny fait l’effet d’une chansons populaires et au jazz. bombe. L’œuvre est victime d’une cabale retentissante organisée par les nazis, désormais aux portes du pouvoir, scandalisés par son SPECTACLE esthétique, son sujet et sa portée politique. À bien des égards, Mahagonny est un opéra iconoclaste, mais la provocation qu’il affiche s’accompagne d’une profonde réflexion sur SUJET la place des individus dans les villes modernes, l’écueil du capitalisme Mahagonny est effectivement un opéra corrosif. Il s’ouvre sur la cavale et de la consommation effrénés, et l’antagonisme entre liberté et vie de trois escrocs qui décident de fonder au beau milieu du désert une « sociale. Désormais considéré comme un « classique du XXe siècle », ville-piège » où l’argent fait loi, sorte de Babylone moderne entière l’opéra de Brecht et Weill est donné pour la première fois au Festival ment dédiée aux plaisirs, aux jeux et à la prostitution, afin d’attirer d’Aix-en-Provence, dans cette nouvelle production dirigée par Esa- dans leurs filets les chercheurs d’or de tout le pays. Avec ce portrait au Pekka Salonen et mise en scène par Ivo van Hove qui sera aussi pré vitriol des sociétés capitalistes et industrielles, Brecht exprime en sentée de New York à Amsterdam, en passant par le Luxembourg. filigrane ses convictions idéologiques. Mais Mahagonny n’est pas une simple satire politique : c’est également une œuvre programmatique. 8 9
CECI N’EST PAS UNE VILLE Entretien avec Ivo van Hove, metteur en scène, et Koen Tachelet, dramaturge Pour vos débuts au Festival d’Aix-en-Provence, vous avez choisi Certains de ses textes m’interpellent mais ne m’ont pas encore de présenter Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, complètement convaincus. Ce qui m’a attiré vers Mahagonny, une œuvre fascinante mais rarement donnée. Parlez-nous des c’est avant tout la fabuleuse musique composée par Kurt Weill origines de ce projet. et le sujet traité dans cette œuvre. Ivo van Hove : Mettre en scène Mahagonny est un projet qui me tient Pour ce spectacle, vous utilisez sur scène des caméras, à cœur depuis plusieurs années. Pierre Audi, le directeur général du des écrans et des fonds verts semblables à ceux des studios Festival d’Aix-en-Provence, m’a proposé de le concrétiser dans des de cinéma. Les interprètes sont ainsi filmés en direct et leurs conditions musicales absolument parfaites avec le chef d’orchestre silhouettes sont incrustées dans des films projetés sur scène. Esa-Pekka Salonen. Présenter Mahagonny aujourd’hui a énormément Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à imaginer un de sens. La tension qui traverse tout cet opéra se retrouve dispositif si sophistiqué ? actuellement dans les rues, récemment à Paris et en France avec le mouvement des « gilets jaunes », mais également dans le reste du IvH : La première question à se poser lorsque l’on met en scène cette monde. Nous assistons à une révolte pour une vie meilleure. Le fossé œuvre est : « Qu’est-ce que Mahagonny ? » Pour y répondre, il faut se entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi grand d'autant que tourner vers la partition et le livret afin d’y trouver des indices. Brecht l’ascenseur-social ne semble plus fonctionner. Les gens veulent et Weill ont qualifié leur œuvre d’« opéra » et non pas de « théâtre des choses pour eux-mêmes. Ils aspirent à une réelle amélioration. musical ». Ils avaient donc l’intention de jouer avec les conventions Mais une question subsiste : en quoi consiste cette amélioration propres à l’opéra, cet « art plus grand que la vie » qui permet dont tout le monde parle ? d’accepter sur scène des situations irréelles ou invraisemblables, comme par exemple le fait que des personnages puissent chanter et Au théâtre, vous avez monté les pièces des plus grands auteurs mourir en même temps. Donner à Mahagonny le nom d’opéra permet du répertoire – William Shakespeare, Molière, Anton Tchekhov, à Brecht et Weill de présenter de manière très naturelle des situations Henrik Ibsen, Maxime Gorki, Arthur Miller, Tennessee Williams invraisemblables. Cet opéra ne suit pas une narration dramatique, et bien d’autres. C’est pourtant la première fois que vous abordez construite pour atteindre un climax suivi d’une résolution. À la place, l’œuvre de Bertolt Brecht. Brecht et Weill nous proposent une succession d’épisodes. Chaque scène commence par un spoiler : le public sait ce qu’il va se passer sur IvH : J’ai toujours été très intéressé par les réflexions de Brecht sur scène. Tous ces éléments formels et ces choix esthétiques étaient de le théâtre mais beaucoup moins par ses pièces en elles-mêmes. grandes innovations à la fin des années 1920. Il faut donc leur trouver 10 11
une équivalence aujourd’hui. Lorsque l’on aborde une œuvre du IvH : Aujourd’hui, le monde entier se filme constamment. Je ne suis répertoire, il faut toujours se demander ce qu’elle signifie à notre pas présent sur les réseaux sociaux mais toutes les personnes que je époque et comment la mettre en scène aujourd’hui. Ce principe est rencontre partagent leur vie sur Instagram ou sur d’autres plateformes. valable même pour des pièces de plusieurs siècles. Pour créer Nous filmons tout. C’est une habitude qui fait désormais partie inté Mahagonny, nous avons choisi avec mon équipe de recourir à grante de notre quotidien. Cela peut avoir du bon de regarder le miroir l’incrustation d’images sur fond vert. Tous les films aux États-Unis sont de nos vies, mais cela crée en même temps une forme d’aliénation. La désormais tournés avec cette technique. Les acteurs jouent devant présence des caméras permet d’évoquer toutes ces personnes qui vivent des fonds verts sur lesquels sont incrustées des images par ordinateur. une vie imaginaire, une vie qui n’existe que dans leur esprit. L’écran Cela demande aux comédiens d’utiliser leur imagination : ce qui est embellit la réalité. Sur scène, tout est plus nu, plus abîmé, moins parfait. censé être filmé est en réalité absent du champ de la caméra. Ce qui semble être n’existe pas. Cette idée est l’essence même de Comme vous l’avez rappelé, le livret de Mahagonny précise que Mahagonny. Cette ville est un mirage, une fata morgana. Elle semble se chaque scène de l’opéra doit être annoncée par un résumé ou dresser devant nous mais ce n’est qu’une illusion, un monde vide. un titre projeté sur scène. Est-ce un effet que vous avez décidé Toutes ces réflexions nous ont conduits à proposer ce dispositif de conserver ? scénique. C’est un véritable défi technique mais nous sommes épaulés par une excellente équipe de régisseurs. IvH : Absolument, car je pense que ces spoilers sont un élément important de l’œuvre. Ils ont été voulus par Brecht et Weill et font Koen Tachelet : Ce dispositif scénique repose aussi sur l’idée d’une partie de leur projet. Il ne faut donc pas les couper mais s’en servir. Ils construction en cours. Mahagonny est construite par étapes succes révèlent l’histoire à venir au public qui peut dès lors se concentrer sur sives. De même que le désir, au cœur de toute société capitaliste, est la scène, regarder véritablement les personnages et prendre la mesure une attraction qui se construit. Dans notre analyse, il y a deux de leur vide intérieur et de leur désir d’une autre vie. Je n’ai jamais Mahagonny : la première Mahagonny est une ville idyllique assez vu de pièce de théâtre ou d’opéra mis en scène par Brecht lui-même. banale, un mélange d’amusement, de consommation et de repos Toutes les personnes qui en ont fait l’expérience m’ont rapporté le contemplatif, dirigée selon la morale bourgeoise. La deuxième même paradoxe : ses acteurs semblaient déconnectés de leurs rôles Mahagonny représente une idée radicale : le plaisir et la jouissance – Brecht ne voulait pas qu’ils jouent quelque chose – mais leur inter- sont devenus la seule et ultime loi morale. prétation était émouvante et intense. J’ai toujours gardé cette contra- diction à l’esprit et je compte m’en servir dans ma mise en scène. IvH : L’histoire de Mahagonny commence au milieu de nulle part, en plein désert. Le point de départ de ma mise en scène est donc un Brecht était fasciné par les films de Charlie Chaplin. On ne peut espace vide avec un simple panneau d’affichage vierge. L’édification s’empêcher de faire un lien entre Mahagonny et La Ruée vers l’or, de cette ville prend du temps. Ses habitants se demandent ce qu’ils sortie en salle quelques années plus tôt. Vous-même tirez une veulent construire. Ils finissent par bâtir un monde de consommation partie de votre inspiration du monde du cinéma. Quels sont pure, où l’on dépense son argent, où le travail n’est plus une valeur. les films qui vous ont nourri pour ce spectacle ? À Mahagonny, la vie n’est que plaisir, amusement et consommation. IvH : Je me suis inspiré de deux documentaires, Au cœur des ténèbres : Dans certains de vos spectacles comme Kings of War ou plus l’Apocalypse d’un metteur en scène et Burden of Dreams, qui retracent récemment Les Damnés, vous filmez les acteurs en direct. les tournages absolument chaotiques d’Apocalypse Now de Francis C’est également le cas pour Mahagonny. Qu’apporte la présence Ford Coppola et de Fitzcarraldo de Werner Herzog. Dans les deux cas, des caméras sur scène ? les équipes des réalisateurs ont été confrontées aux pires catastrophes 12 13
– crises cardiaques, blessures, manque d’argent, nature hostile, diffi À la fin de l’opéra, l’argent triomphe de l’amour et de l’amitié, la cultés avec les producteurs, problème de casting – et sont devenues société se disloque et Mahagonny part en flamme. Cet opéra nous complètement folles durant le tournage. Pour Fitzcarraldo, Herzog a livre une vision assez pessimiste de l’humanité, éternellement par exemple fait hisser un véritable bateau au sommet d’une colline insatisfaite, rongée par l’ennui, toujours à la recherche d’un plus en plein milieu de l’Amazonie. Ces making of nous montrent des êtres grand frisson. humains qui essaient de conquérir la nature, qui se rendent au cœur de la jungle pour y vivre pendant des mois dans le seul but de faire IvH : Le dernier tableau de Mahagonny est effectivement très sombre. un film. Il nous présente un monde sans réel futur. Je suis une personne de nature optimiste, mais Brecht et Weill nous donne matière à réfléchir. Weill et Brecht ont écrit Mahagonny comme une satire du Pouvons-nous continuer à vivre ainsi ? Est-ce vraiment ce que nous capitalisme, du pouvoir de l’argent et des sociétés occidentales voulons ? L’ouragan qui menace la ville à la fin du premier acte met en des années 1920. Que nous raconte cet opéra aujourd’hui ? scène notre fragilité. À peine construite, Mahagonny risque de dis paraître en l’espace d’une nuit. Le rêve qu’elle incarne est déjà sur le IvH : Il m’évoque beaucoup de problématiques actuelles. Nous sortons point de s’évanouir. Partout dans le monde, des villes sont régulièrement tout juste d’une terrible crise financière survenue en 2008 dont les détruites par des catastrophes naturelles. La nature est par définition effets se sont faits sentir pendant des années et continuent de toucher sauvage et n’a pas de morale. Elle peut nous détruire. L’espèce humaine certaines personnes. Très récemment, j’ai vu dans les rues de Paris, à devrait se soucier davantage de la manière dont elle traite la planète. proximité de la place de la Bastille, des graffitis tels que : « Vivre, oui. Survivre, non. » Ces quatre mots en disent beaucoup sur notre époque. Propos recueillis par Louis Geisler, mai 2019. Nous vivons dans une société au sein de laquelle les divisions n’ont jamais parues aussi grandes. Nous assistons à une nouvelle lutte des classes. Une lutte entre d’une part des ouvriers qui ne se sentent plus ni reconnus, ni entendus et veulent les mêmes choses que le reste de la population ; et d’autre part des spéculateurs qui gagnent de l’argent grâce à l’investissements et non par le travail. Cet argent généré par la spéculation n’est pas réel. Il est factice, tout comme Mahagonny. KT : Il ne faut pas réduire Mahagonny à une simple critique du capitalisme. Brecht et Weill étaient également fascinés par le pouvoir de l’argent, par l’énergie énorme mis en œuvre pour fonder une société sur la jouissance et l’égoïsme. Leur opéra nous dévoile tous les mécanismes au cœur de cette idéologie. Il nous renvoie à nos propres contradictions : nous haïssons le système dans lequel nous vivons et pourtant il nous fascine, nous essayons de trouver une façon d’y vivre. 14 15
communes alentour. Sa superficie est multi- École de Vienne inspirent la nouvelle génération LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR (1919–1933) : pliée par treize et elle compte désormais près de compositeurs, ainsi que la découverte du Jazz EFFERVESCENCE ARTISTIQUE de quatre millions d’habitants. La capitale n’est venu d’Amérique et la « Nouvelle Objectivité » SUR FOND DE CRISE SOCIO-POLITIQUE pas épargnée par la crise, bien au contraire. dont certains appliquent les principes aux formes Les ravages de la guerre et les difficultés écono musicales, tandis que Walter Gropius révolu- Louis Geisler miques ont provoqué l’explosion de la prosti tionne l’approche de l’architecture avec la fonda- tution et du banditisme. Des gangs se partagent tion de l’école Bauhaus à Weimar puis à Berlin. le contrôle du marché noir et d’un trafic de drogue naissant, tandis que les bordels fleuris L’EFFONDREMENT DE sent et gagnent en notoriété. Certains club se LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR Le 9 mars 1930, la création de Grandeur et miques et politiques très lourdes. En acceptant spécialisent en accueillant des homosexuels et Cet élan artistique bénéficie du redressement décadence de la ville de Mahagonny à Leipzig est les conditions draconiennes de ce Diktat, le des travestis, signe d’une relative libéralisation de l’économie allemande à partir de 1924. La fin victime d’une cabale orchestrée par les nazis. nouveau régime cristallise la rancœur et les des mœurs qui scandalise l’opinion majoritaire de l’hyperinflation et le retour de la croissance À leurs yeux, l’œuvre de Weill et Brecht est le frustrations d’une partie de la population. ment conservatrice du pays. En Allemagne inaugurent une période de stabilité politique. parfait exemple d’un « art dégénéré », immoral comme à l’étranger, Berlin jouit d’une réputation L’accalmie est cependant de courte durée. et subversif, perpétré par un duo « judéo- LES TROUBLES POLITIQUES, SOCIAUX ET sulfureuse qui rebute et fascine à la fois. La crise économique engendrée par le krach bolchévique ». Cette réception désastreuse ÉCONOMIQUES D’UNE SOCIÉTÉ DIVISÉE boursier de Wall Street le 29 octobre 1929 est symptomatique du climat délétère de la La société allemande est alors profondément UN BOUILLONNEMENT frappe de plein fouet l’Allemagne. Le pays République de Weimar, qui durant sa courte divisée et tiraillée entre ses branches extré- ARTISTIQUE ET CULTUREL connaît de nouveau la récession, le chômage de existence est à la fois le creuset d’une intense mistes. La jeune République est secouée à la Ce vent d’émancipation et de liberté attire de masse, les faillites. L’échec des gouvernements effervescence artistique et le foyer d’idéologies fois par les exactions et les tentatives de coups nombreux artistes et intellectuels. Beaucoup successifs à endiguer la crise, le mécontente ultra-violentes et conservatrices. d’État des conservateurs et des groupes d’ex- sont hostiles à un système économico-politique ment de la population et la défiance de l’armée trême droite opposés au système démocratique qu’ils jugent irrémédiablement corrompu. En comme de la police envers des institutions LA NAISSANCE CHAOTIQUE DE (assassinats politiques, putschs manqués en réaction aux traumatismes de la guerre, ils for- qu’elles jugent faibles précipitent la chute de la LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR mars 1920, octobre 1923 et novembre 1923) et ment une avant-garde artistique qui remet en République de Weimar. Le 30 janvier 1933, Hitler Le 9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice par les révoltes et grèves insurrectionnelles des question les principes moraux de l’ordre ancien. est nommé chancelier et un système de censure de la Première Guerre mondiale, les révolution- mouvements d’extrême gauche qui souhaitent Leur art est engagé, expérimental et iconoclaste. et de contrôle de la production culturelle est naires allemands mettent fin au règne de l’Em- poursuivre une révolution communiste (grèves Berlin devient alors le creuset d’un bouillonne- bientôt instauré. Toutes les œuvres qui ne corres pereur Guillaume II et instaurent un nouveau générales en mars 1920 et insurrections en mars ment culturel sans précédent. De nouveaux pondent pas aux canons de l’art « héroïque » régime démocratique et parlementaire, appelé 1921). Ces troubles politiques sont attisés par mouvements se développent dans tous les do- officiel sont désormais taxées de « dégénére a posteriori par les historiens la « République de une grave crise économique et monétaire. Le maines de la création. En peinture, les tenants scence » et interdites. Le conservatisme le plus Weimar », car c’est dans cette ville que la Consti- pays est miné par un endettement massif, le de la « Nouvelle Objectivité » (Neue Sachlichkeit) noir a ainsi raison de l’avant-garde berlinoise. tution de cette nouvelle République fut conçue. coût exorbitant des réparations de guerre, un comme Otto Dix représentent le monde réel Les débuts de ce nouveau régime sont difficiles. chômage massif et une hyperinflation record. sans fard, dans tout son cynisme et sa cruauté. Les Allemands sont traumatisés par leur défaite Au cinéma, Fritz Lang, Friedrich Wilhelm Murnau et l’horreur du conflit. Ils se sentent humiliés par BERLIN, CAPITALE SULFUREUSE et les autres réalisateurs expressionnistes le Traité de Versailles qui reconnaît l’Allemagne Dans ce contexte agité, Berlin devient signent des chefs d’œuvres absolus comme et ses alliés comme uniques responsables de la la troisième plus grande ville du monde en 1920 Metropolis (1927) ou Nosferatu le vampire (1922). guerre et leur impose des sanctions écono- avec le rattachement au centre historique des En musique, les œuvres atonales de la Seconde 16 17
MAHAGONNY : GRANDEUR ET DÉCADENCE domestiques) dont la quatrième « leçon » MAHAGONNY SONGSPIEL, UNE est composée de poèmes écrits par Brecht « ÉTUDE DE STYLE » DE LA COLLABORATION BRECHT-WEILL quelques années auparavant, parmi lesquels Au printemps 1927, Weill propose à Brecht les cinq Chants de Mahagonny. d’adapter les cinq Chants de Mahagonny pour Pascal Huynh le festival de Baden-Baden qui consacre une Le projet Mahagonny regroupe une première partie de sa programmation aux pièces scéni version de chambre destinée au festival de ques de courte durée. Brecht a publié en appen Baden-Baden (juillet 1927) ; il se prolonge par dice de son recueil des adaptations musicales la composition, achevée au printemps 1929, sommaires de plusieurs poèmes. Deux d’entre de l’opéra en trois actes Grandeur et déca eux, « Alabama Song » et « Benares Song », AVANT BRECHT et techniques contemporains tels que la dence de la ville de Mahagonny. sont écrits en anglais et dévoilent avant Au lendemain de la Première Guerre mondiale, séquence filmée, la musique mécanique et les Celle-ci est brièvement interrompue par l’heure un américanisme très en vogue vers les bouleversements politiques et sociaux qui rythmes de danse. L’étape suivante, marquée l’écriture de L’Opéra de quat’sous, de la cantate 1927 ; l’année précédente, La Ruée vers l’or de secouent l’Allemagne n’épargnent pas la vie par la collaboration avec Brecht, donne nais Vom Tod im Wald, de celle pour la radio Le Chaplin a enchanté le public allemand. musicale. Hantée depuis plusieurs années par sance à un théâtre musical à vocation sociale. Requiem berlinois (1928) et enfin de la pièce les visions expressionnistes de fin du monde didactique Le Vol de Lindbergh (1929). La Mahagonny Songspiel propose ainsi une forme et de régénération, la création embrasse de LA RENCONTRE gestation de l’ouvrage est par ailleurs scandée et une expérience inédites. Son titre trahit d’une nouvelles perspectives, alors que le nouveau En avril 1927, date à laquelle Brecht et Weill par la publication régulière des textes théo part la dimension contemporaine et d’autre régime républicain s’attache à développer une font connaissance à Berlin, les deux créateurs riques majeurs de Weill, sans concertation part l’héritage du Singspiel cher à Weill. Sur le politique culturelle humaniste. C’est dans ce n’ont pas encore trente ans. avec Brecht, lequel regroupera ses propres modèle mozartien vient encore se greffer le contexte que prend corps l’opposition esthé Le premier s’est fait connaître comme poète réflexions sur le théâtre épique et ses concept artisanal de jeu (Spiel) mi-théâtral, tique et idéologique entre les représentants et dramaturge anarchiste. Baal (1918-1919) remarques sur l’opéra Mahagonny dans les mi-musical légué par Busoni et illustré par du postromantisme et du wagnérisme – puis Tambours dans la nuit (1919) ont soulevé Versuche (Essais), en 1930. Les divergences ailleurs par Stravinski – L’Histoire du soldat est notamment Richard Strauss, Franz Schreker l’enthousiasme des critiques engagés, le Prix entre le dramaturge et le compositeur sur devenue une référence pour la jeune génération. et Hans Pfitzner –, et la génération émergente Kleist lui a été attribué en 1922. l’essence de la musique paraissent alors au Lors de la création, acteurs, chanteurs, metteur – celle de Kurt Weill – dont la mission sera De son côté, Weill a remporté en 1926 un grand jour. Lorsque l’opéra est créé à Leipzig, en scène (Brecht) et autres collaborateurs d’inscrire la rénovation de l’opéra au cœur succès prometteur lors de la création à Dresde en mars 1930, Brecht et Weill se sont déjà évoluent sur un ring de boxe censé illustrer la de la recomposition sociale. de son premier opéra, Le Protagoniste. sensiblement détournés l’un de l’autre. violence des rapports sociaux. Des gravures du Dans l’hebdomadaire La Radio allemande, il a Dans un contexte politique et artistique tendu, peintre Caspar Neher sont projetées en fond Dans ses trois premiers opéras – Le Protago rédigé un article dithyrambique sur la pièce de ils s’attèlent à la création de l’opéra pour les de scène, donnant un éclairage à la fois niste, Royal Palace, Le Tsar se fait photographier Brecht Homme pour homme : « Dans l’action écoles Der Jasager, mais Hanns Eisler, proche réaliste et moral à l’action. Pour la première (1924-1927), Kurt Weill endosse l’héritage du allègre et dégagée de toute problématique, du Parti communiste et artisan des formes fois, Lotte Lenya, l’épouse du compositeur qui compositeur et théoricien Ferruccio Busoni dans la richesse infinie de la langue qui aborde musicales prolétariennes, s’impose peu à peu ne dispose d’aucune formation vocale classi qui prônait le retour au classicisme mozartien. tous les degrés d’un humour nouveau, ainsi comme le partenaire privilégié de Brecht qui que, interprète l’« Alabama Song ». L’équipe de La tendance au resserrement du cadre formel que dans la concision inhabituelle de la dévoile sa conception marxiste du monde l’opéra Mahagonny déjà en gestation et de rejoint les propositions émises par Paul Hindemith construction s’annonce un nouveau type de dans ses pièces didactiques. L’Opéra de quat’sous est dès lors constituée. dans sa trilogie de jeunesse (1919-1921) influen production dramatique, incarnant un nouveau cée par l’expressionnisme théâtral. Weill type humain. » (27 mars 1927). Il découvre expérimente divers moyens d’expression également le recueil Hauspostille (Sermons 18 19
« ‘MAHAGONNY’ EST UN NOM INVENTÉ son côté la superficialité des opéras contem- Depuis plusieurs semaines, l’agitation fomen Darmstadt. Dans le giron du Berliner Ensemble, POUR UNE VILLE INVENTÉE DANS UNE porains qui puisent leur livret dans les sujets tée par les élus nationaux-allemands au sein l’institution créée par Brecht et Helene Weigel, AMÉRIQUE INVENTÉE. »1 d’actualité, tout en demeurant réaction-naires des instances municipales avait installé un une version bâtarde composée d’éléments Avant même la création du Songspiel, Brecht dans le langage et la forme. Or la Nouvelle Mu- climat électrique. De leur côté, les activistes du Songspiel et de l’opéra – intitulée Le Petit et Weill s’étaient promis de développer Maha sique, qui s’affranchit « d’un art mondain vers nationaux-socialistes se préparaient à mena Mahagonny – et qui ne respectait pas l’instru gonny en un opéra d’une durée comparable à une force formatrice ou promotrice de l’esprit cer l’intégrité des représentations. Six mois mentation de Weill, se propagea en Europe de celle des ouvrages du répertoire. De ce passé, communautaire » et contribue à gommer les avant les élections législatives à l’issue des l’Ouest à partir de 1963, brouillant considér c’est-à-dire avant tout des mécanismes de frontières entre musique savante et « musique quelles le NSDAP allait remporter 107 sièges ablement l'image des deux pièces originelles. l’illustration et de l’identification psycholo de consommation »2, doit « trouver un moyen et devenir la deuxième force politique du pays, Weill et Brecht s’étaient éteints respective gique véhiculés par l’opéra romantique, les d’adapter les sujets contemporains à la forme le rejet de plus en plus affirmé du « système ment en 1950 et 1956, sans s’être revus depuis deux collaborateurs voulaient faire table rase. correspondante du théâtre musical d’actua- de Weimar » et l’aggravation de la situation les années 1940. L’opéra ne put véritablement Le programme de la création du Songspiel lité. »3 En d’autres termes, de promouvoir sociale avaient entraîné la multiplication de renaître que dans le contexte de la « redécouverte » indiquait déjà clairement l’enjeu de la nouvelle l’opéra à vocation sociale à travers la simplicité manifestations d’intimidation dans les insti du compositeur, amorcée par Lotte Lenya – pièce musicale : contribuer à la « liquidation dans le matériau et les moyens d’expression. tutions favorables à la musique moderne. notamment grâce à l’enregistrement disco des arts de société » en réfléchissant sur Il expérimente avec Brecht la forme de la À la demande des Éditions Universal, Brecht graphique de l’ouvrage à Hambourg, en 1956. l’attitude du spectateur « qui réclame chronique, par laquelle chaque nouvelle et Weill durent modifier certaines scènes. naïvement son plaisir au théâtre ». « situation » est introduite par un titre, créant au C’est après avoir lu le livret qu’Otto Klemperer, Dans le sillage de la réunification, deux sein des trois actes une suite de vingt et une directeur musical du très avant-gardiste productions marquantes conçues par Günter Dès 1924, Brecht avait manifesté son désir formes séparées dont chacune est une scène Krolloper de Berlin, avait refusé de prendre Krämer à Hambourg (1990) puis par l’ancienne d’écrire un opéra sur « Mahagonny » ; il avait fermée, introduite par un titre narratif. « La en charge la création. intendante du Berliner Ensemble, Ruth Berghaus, imaginé le nom plusieurs années auparavant, musique n’est donc plus un élément qui fait Les aménagements et les appels au calme à Stuttgart (1992) se succédèrent. L’Opéra avant de l’associer à un cortège de chemises avancer l’action, elle intervient lorsque les si- n’étaient pas de nature à apaiser les esprits. de Paris présenta l’ouvrage pour la première brunes, à Munich. À ses yeux, le genre opéra tuations se stabilisent. »4 Répondant au vœu Dans les milieux nationalistes, le livret de fois en France en 1995 (Angers avait montré portait en lui tous les codes de la consom de Busoni, il instaure une construction « pure- Brecht fut associé à une opération de propa Le Petit Mahagonny en 1971) dans une mise mation bourgeoise et de l’économie capitaliste, ment musicale, et même concertante à l’opé- gande communiste, la musique de Weill, à une en scène de Graham Vick, sous la direction il se révélait pourtant propice à des améliora ra »5, tandis que les mélodies embryonnaires entreprise sournoise de destruction de la musicale de Jeffrey Tate. Il y a une dizaine tions. C’est ainsi que l’ouvrage fournit le cadre présentées dans le Songspiel –tel l’« Alabama tradition musicale allemande. L’opéra ne fut d’années, Nancy, Lille, Angers, Nantes puis principal de ses réflexions sur l’art « culinaire » Song » – arborent un profil lyrique affirmé. finalement représenté que six fois à Leipzig – Toulouse contribuèrent à leur tour à sa dif et le kitsch musical. Pays de cocagne, Quant au cadre harmonique, désormais tonal, la deuxième représentation se déroula lumières fusion. Et en émergeant à nouveau aujourd’hui Mahagonny devenait aussi et surtout le miroir il répond à la volonté de simplification du allumées – et fut remanié lors des productions dans un contexte de grande incertitude sociale, du Berlin contemporain, en proie au désarroi langage à des fins sociales. suivantes. L’Opéra de Francfort put néanmoins l’opus magnum de Brecht-Weill dévoile autant social et à la violence politique, dans lequel le présenter onze fois. À Berlin, en décembre sa criante actualité que son statut de fable l’homme est un loup pour l’homme, l’amour se RÉCEPTION ET POSTÉRITÉ 1931, dans une mise en scène de Caspar Neher universelle. voit associé à une marchandise et où le plus « C’était la première expérience du théâtre et un effectif réduit dirigé par Alexander von grand crime est de ne pas avoir d’argent. épique de Brecht et le scandale qu’elle dé Zemlinsky, ce ne fut que l’ombre de Mahagonny Pascal Huynh est l'auteur de La musique sous la République de Weimar (Fayard, 1998), Kurt Weill ou la conquête des chaîna annonçait déjà l’effondrement prochain qui fut donnée dans un théâtre bien plus masses (Actes Sud, 2000), Le Troisième Reich et la musique LA FORME ORIGINELLE DE L’OPÉRA du pays », écrivit l’écrivain viennois Alfred adapté au cabaret qu’à l’opéra. Un quart de (Fayard / Cité de la musique, 2004), Lénine, Staline et la Dans plusieurs textes écrits dans le prolon- Polgar après avoir assisté à la création, le siècle plus tard, au sortir de la guerre et du musique (Fayard / Cité de la musique, 2010). Il est rédacteur gement de la composition, Weill fustige de 9 mars 1930, au Neues Theater de Leipzig. nazisme, l’ouvrage put enfin être remonté à en chef à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris. 20 21
1. « À trente-cinq ans, Kurt Weill s’est fait une place. Entretien avec R.C.B ». New York World Telegram, 21 décembre 1935. 2. « Mutations dans la production musicale », Berliner Tageblatt, 1er octobre 1927. 3. « Le théâtre d’actualité », Melos. Zeitschrift für Musik, Mayence, VIII/12, décembre 1929. 4. « Remarques sur mon opéra Mahagonny », Die Musik, Berlin, XXII/6 (mars 1930), p. 440-441. 5. « Mutations dans la production musicale », art. cit. 22 23
KURT WEILL, DE BERLIN À BROADWAY Louis Geisler UN JEUNE PRODIGE DE LA MUSIQUE Le Protagoniste, le premier de ses opéras rapidement. Ses pièces reçoivent désormais (1900–1918) dont la partition a été conservée. Il compose un accueil médiocre et il est rattrapé par le Né le 2 mars 1900, Kurt Weill grandit dans ensuite Royal Palace, ouvrage dans lequel il spectre grandissant de l’antisémitisme en le quartier juif de la petite ville de Dessau utilise pour la première fois des motifs et France, certains de ses détracteurs n’hésitant en Saxe. Encouragé par son père – qui est des rythmes empruntés au jazz. Il compose pas à crier « Vive Hitler ! » lors d’un concert le chantre de la communauté juive locale –, ses œuvres suivantes dans le même esprit, Salle Pleyel où plusieurs extraits de ses œuvres il commence le piano à l’âge de cinq ans, avec un style de plus en plus affirmé. Cette sont présentés. s’essaie à la composition et étonne sa famille orientation coïncide avec sa rencontre avec par ses prédispositions musicales. le dramaturge Bertolt Brecht. Leur Opéra de TOURNANT ARTISTIQUE ET TRIOMPHE quat’ sous est un grand triomphe en 1928. À BROADWAY (1935–1950) L’ÉMERGENCE D’UN STYLE Mais l’ombre du nazisme se profile à l’horizon Weill s’exile à New York en septembre 1935. ET LES PREMIERS SUCCÈS (1918–1933) et leur projet suivant, Grandeur et décadence C’est un nouveau départ artistique pour lui et il À dix-huit ans, Weill s’installe à Berlin de la ville de Mahagonny, est la cible de se plonge dans l’étude de la musique popu et se forme auprès des compositeurs violentes attaques. laire et scénique américaine pour s’imprégner Engelbert Humperdinck puis Ferruccio de cette culture. Ses comédies musicales Busoni. Il rêve de suivre l’enseignement FAUX-ESPOIRS À PARIS (1933–1935) présentées à Broadway connaissent un grand de Schoenberg qu’il vénère, à Vienne, mais Quelques semaines après l’arrivée d’Hitler succès, notamment Lady in the Dark (1941) et doit y renoncer, faute d’argent. Pour vivre, au pouvoir fin janvier 1933, Weill quitte One Touch of Venus (1943) qui comptabilisent Weill enseigne lui-même la musique et l’Allemagne pour la France, où il jouit d’une plusieurs centaines de représentations. joue de l’orgue dans les synagogues. Sous bonne réputation auprès des cercles parisiens Weill souhaite opérer la synthèse de l’opéra le patronage de Busoni dont il partage les depuis quelques années. Il bénéficie en outre européen traditionnel et de la comédie musi conceptions esthétiques, Weill commence du soutien de Marie-Laure et Charles de Noailles cale américaine. Il compose dans ce sens à trouver sa voie. Il s’intéresse aux œuvres et de la princesse de Polignac, qui soutiennent Street Scene, « opéra américain » – c’est le du passé tout en remettant en cause les alors la fine fleur artistique de la capitale. Le terme utilisé par Weill – qui triomphe à New dogmes esthétiques du siècle précédent, Théâtre des Champs-Élysées lui commande la York en 1947 et vaut à son compositeur un en particulier ceux imposés par Wagner. musique d’un nouveau ballet intitulé Les Sept Tony Award. Suivent encore trois autres spec Ses compositions instrumentales sont bien Péchés capitaux, qui lui donne l’occasion de tacles qui épuisent Weill. Il meurt le 3 avril accueillies, mais c’est la scène qui l’attire retravailler avec Brecht, exilé lui aussi à Paris. 1950 et laisse son adaptation de Huckleberry inexorablement. Il présente en mars 1926 Malheureusement pour Weill, le vent tourne Finn inachevée. 24 25
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