GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY

 
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GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
KU R T W E I L L
 GRANDEUR ET DÉCADENCE
DE LA VILLE DE MAHAGONNY
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GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
GRANDEUR ET DÉCADENCE
DE LA VILLE DE MAHAGONNY

                           KU R T W E I L L
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
GRANDEUR ET DÉCADENCE                              OPÉRA EN TROIS ACTES
                                                   LIVRET DE BERTOLT BRECHT,
D E L A V I L L E D E M A H AG O N N Y             ASSISTÉ D’ELISABETH HAUPTMANN, CASPAR NEHER ET KURT WEILL
                                                   CRÉÉ LE 9 MARS 1930 AU NEUES THEATER DE LEIPZIG

AU F S T I E G U N D FA L L D E R S TA DT
MAHAGONNY                                          Direction musicale
                                                   Esa-Pekka Salonen
                                                                                 Leokadja Begbick
                                                                                 Karita Mattila
                                                                                                                 Spectacle en allemand
                                                                                                                 surtitré en français et
                                                                                                                                                              GRAND THÉÂTRE DE
                                                                                                                                                              PROVENCE
K U RT W E I L L                                   Mise en scène
                                                   Ivo van Hove
                                                                                 Fatty, der “Prokurist”
                                                                                 Alan Oke
                                                                                                                 en anglais                                   6, 9, 11, 15 juillet 2019
                                                                                                                                                              20h

( 1 9 0 0 –1 9 5 0 )
                                                   Scénographie et lumière       Dreieinigkeitsmoses             2h45 avec un entracte
                                                   Jan Versweyveld               Sir Willard White                                                            Retransmis
                                                   Costumes                      Jenny Hill                      Nouvelle production                          en direct
                                                   An d’Huys                     Annette Dasch                   Festival d’Aix-en-Provence                   le 11 juillet
                                                   Vidéo                         Jim Mahoney                     En coproduction avec                         sur France Musique
                                                   Tal Yarden                    Nikolai Schukoff                Dutch National Opera,
                                                   Dramaturgie                   Jack O’Brien/Tobby Higgins      Amsterdam ; The
                                                   Koen Tachelet                 Sean Panikkar                   Metropolitan Opera ;
                                                                                 Bill, genannt Sparbüchsenbill   Opera Ballet Vlaanderen,
                                                   Assistante musicale           Thomas Oliemans*                Anvers / Gand ; Les                          et sur arteconcert
                                                   Natalie Murray Beale          Joe, genannt Alaskawoljoe       Théâtres de la Ville de
                                                   Chefs de chants               Peixin Chen                     Luxembourg
                                                   Jean-Paul Pruna
                                                   Frédéric Calendreau           Six Filles de Mahagonny         Avec le soutien de la
                                                   Assistant à la mise en        Kristina Bitenc                 Fondation Kurt Weill pour
                                                   scène                         Cathy-Di Zhang*                 la musique
                                                   Frans Willem De Haas          Thembinkosi Magagula
                                                   Assistant aux décors          Maria Novella Malfatti          L'Arche est agent théâtral
                                                   Bart Van Merode               Leonie Van Rheden               du texte représenté.
                                                   Assistante aux costumes       Veerle Sanders
                                                   Angèle Mignot
                                                   Assistant à la lumière        Figurantes et figurants
                                                   François Thouret              Apollonia Crova, Leïla
                                                   Assistant vidéo               Flayeux, Suzy Deschamps,
                                                   Christopher Ash               Jeanne Chollier, Maëlle
                                                   Cadreur                       Charpin, Daria Pouligo,
                                                   Vadim Alsayed                 Angelica Tisseyre, Simon
                                                                                 Copin, Selime Benama,
                                                                                 Julien Degremont, Tibo
                                                                                 Drouet, Laurent Ernst,
                                                                                 Florian Haas, Simohamed
                                                                                 Bouchra, Laurie Freychet

                                                                                 Chœur
                                                                                 Pygmalion
                                                                                 Chef de Chœur
                                                                                 Richard Wilberforce
AVEC LE SOUTIEN DE LA FONDATION MEYER
POUR LE DÉVELOPPEMENT CULTUREL ET ARTISTIQUE                                     Orchestre
                                                                                 Philharmonia Orchestra          *ancien et ancienne artistes de l’Académie
                                               2                             3
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
ARGUMENT

PREMIER ACTE                                       Scènes n°5 et 6 | En ce temps-là vint, entre        DEUXIÈME ACTE                                      TROISIÈME ACTE
Scène n°1 | Fondation de la ville de Mahagonny     autres, dans la ville de Mahagonny, un certain      Scène n°12 | Au tout dernier moment,               Scène n°17 | Un jour maudit
Accusés de proxénétisme et de fraude, la           Jim Mahoney, et c’est son histoire que nous         le cyclone contourne Mahagonny                     Jim a été arrêté et redoute son jugement
veuve Begbick, Moïse la Trinité et Fatty le        allons raconter                                     Le cyclone a miraculeusement épargné la ville      prévu le lendemain.
Fondé de Pouvoir sont en cavale. Ils cherchent     Les quatre compères sont accueillis par les         dont la devise devient : « Tout est permis ».      Scène n°18 | Les tribunaux de Mahagonny
à rejoindre les gisements d’or de la côte-ouest    fondateurs de la ville. Alors que Begbick et        Scène n°13 | Grande animation à Mahagonny,         n’étaient pas pires que les autres
américaine, mais leur camion tombe en panne        Jack marchandent le prix d’une passe et que         peu après l’ouragan                                Le public se presse au tribunal comme au
en plein désert. Begbick propose alors à ses       Jim fait connaissance avec Jenny, certains          Mahagonny reconnaît désormais quatre               théâtre. Un homme accusé de meurtre est
deux complices de fonder Mahagonny, une            habitants commencent à quitter Mahagonny.           droits inaliénables à ses habitants : se remplir   acquitté, après avoir promis un pot-de-vin
« ville-piège » dont la prospérité reposera        Scène n°7 | Toutes les grandes entreprises          la panse, faire l’amour, se battre et boire.       au juge. Jim est quant à lui condamné à
sur l’exploitation des vices et des plaisirs.      ont leurs crises                                    Sous les yeux de Jim qui l’encourage, Jack         mort pour le plus grand de tous les crimes :
Scène n°2 | Rapidement, dans les semaines          Les habitants insatisfaits continuent de s’en       mange jusqu’à en mourir.                           le manque d’argent. La lassitude gagne les
qui suivirent, surgit une ville, et les premiers   aller et la ruine menace Begbick, Moïse et Fatty.   Scène n°14 | Faire l’amour                         habitants de Mahagonny. Ils rêvent d’une
« requins » vinrent s’y installer                  Mahagonny serait-elle une mauvaise affaire ?        Des hommes font la queue devant le bordel          nouvelle ville idéale, Bénarès, mais apprennent
Jenny et six autres filles de joie arrivent en     La « ville-piège » manque d’un appât puissant.      de Mandelay. Begbick et Moïse gèrent les           sa destruction dans un tremblement de terre.
ville, en quête de whisky, de dollars et de        Scènes n°8 et 9 | Tous ceux qui cherchent           entrées et sorties des clients et accueillent      Scène n°19 | Exécution et mort de Jimmy
nouveaux clients.                                  vraiment sont déçus                                 Jim, Joe et Bill.                                  Mahoney
Scène n°3 | La nouvelle de la fondation d’une      Jim se sent malheureux et entravé : il a vu         Scène n°15 | Combattre                             Jim est conduit à la potence. Il fait ses adieux
cité paradisiaque atteint les grandes villes       un panneau « défense de…». Mais ses amis            Joe défie Moïse dans un combat de boxe.            à Jenny et comprend que le bonheur promis
Fatty et Moïse vantent la douceur de vivre de      l’empêchent de partir. Il se souvient avec          Jim mise ses dernières économies sur son           par Mahagonny n’était qu’illusion : y
Mahagonny. Au loin, les masses laborieuses         nostalgie de sa vie laborieuse en Alaska.           ami. Dès le premier coup, le bûcheron est          succomber, c’était déjà mourir.
se plaignent de la morosité et de la vacuité       Scène 10 | Un cyclone se dirige sur Mahagonny       mis K.O. et meurt.                                 Scène n°20 | Jeu de Dieu à Mahagonny
de l’existence dans les grandes villes.            L’annonce d’une catastrophe naturelle crée la       Scène n°16 | Boire                                 Dieu apparaît à Mahagonny, mais sa colère
Scène n°4 | Dans les années qui suivirent, les     panique parmi les habitants.                        Jim paie une nouvelle tournée aux hommes           est inutile : les hommes vivent déjà en enfer.
mécontents de tous les continents affluèrent       Scène 11 | Au cours de cette nuit d’épouvante,      de Mahagonny alors qu’il n’a plus un sou. Il       Si cette ville existe, c’est que le monde est
à Mahagonny, la ville d’or                         un simple bûcheron du nom de Jim Mahoney            s’imagine dans son ivresse prendre la mer          mauvais. Mahagonny est ravagée par les flam­
Jim, Jack, Bill et Joe, quatre bûcherons venus     découvrit les lois du bonheur humain                avec Jenny et Bill, direction l’Alaska. Begbick    mes. Alors que les habitants participent à de
d’Alaska, font route vers Mahagonny. Ils ont       Face au désastre, les règles de Mahagonny           et Moïse le dégrisent : sans argent, son sort      multiples manifestations pour des idéaux
de l’argent et comptent bien s’amuser.             semblent plus que jamais ridicules à Jim.           est scellé.                                        contradictoires, Jenny et les autres filles pré­
                                                   Il découvre que le vrai bonheur réside dans                                                            sen­tent la dépouille de Jim. Tous procla­ment
                                                   la liberté absolue. Il convainc Begbick d’abolir                                                       la morale de l’histoire : « on ne peut rien pour
                                                   tous les interdits.                                                                                    personne. »
                                                                           4                                                  5
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
SYNOPSIS

ACT 1                                            Scenes n°5 and 6 | Around that time, a certain       ACT 2                                          ACT 3
Scene n°1 | The city of Mahagonny is founded     Jim Mahoney comes to Mahagonny. His story            Scene n°12 | At the very last minute,          Scene n°17 | A wretched day
The Widow Begbick, Trinity Moses and Fatty       is the one we tell                                   the hurricane changes direction                Jim has been arrested and dreads his sen­
the Bookkeeper are on the run from the law       The four buddies are greeted by Mahagonny’s          The hurricane miraculously misses the city,    tenc­ing the next day.
for pimping and fraud. They’re headed for the    founders. While Begbick and Jack haggle              whose motto becomes “Do what you want.”        Scene n°18 | Mahagonny’s courtrooms
gold fields on the west coast of America, but    over the price of a whore, and Jim gets to           Scene n°13 | Thrills and excitement in         are no worse than others
when their truck breaks down in the middle       know Jenny, some of the city’s inhabitants           Mahagonny after the hurricane                  People flock to the trial as to the theater.
of the desert, Begbick suggests they stay and    are already leaving.                                 Mahagonny now recognizes four inalienable      A man accused of murder is acquitted after
found Mahagonny, a “trap city” whose fortune     Scene n°7 | All major enterprises hit upon           rights for its people: eating, lovemaking,     bribing the judge. Jim is sentenced to death
rests on exploiting people’s pleasures and       hard times                                           fighting and drinking. Egged on by Jim,        for the greatest of all crimes: having no
vices.                                           Dissatisfied citizens continue to leave while        Jack gorges himself to death.                  money. The inhabitants of Mahagonny are
Scene n°2 | Within weeks, a city develops        Begbick, Moses and Fatty stare ruin in the           Scene n°14 | Lovemaking                        overwhelmed with lassitude. They dream of
and the first “sharks” come to settle            face. Is Mahagonny a bad deal ? What the             Men line up outside the Mandelay brothel.      a new ideal city, Benares, but learn it has
Jenny and six other prostitutes arrive looking   “trap city” lacks is a powerful bait.                Begbick and Moses handle the clients and       been destroyed by an earthquake.
for whiskey, dollars and new clients.            Scenes n°8 and 9 | All those who truly search        welcome Jim, Joe and Bill.                     Scene n°19 | The execution of Jimmy
Scene n°3 | News of a paradise city spreads      are disappointed                                     Scene n°15 | Fighting                          Mahoney
Fatty and Moses spread the gospel of             Jim feels unhappy and hampered: he’s seen            Joe challenges Moses to a boxing match,        Jim is led to the gallows. He says goodbye
Mahagonny. Far away, the working masses          a “___ prohibed” sign. But his friends won’t let     and Jim bets the last of his money on his      to Jenny and realizes that the happiness of
complain of the moroseness and vacuity of        him leave. He misses his working life in Alaska.     friend. Moses knocks Joe dead with the         Mahagonny was just an illusion: giving in to
life in the big cities.                          Scene n°10 | A hurricane is headed for               very first punch.                              it means you’re already dead.
Scene n°4 | Over the next few years,             Mahagonny                                            Scene n°16 | Drinking                          Scene n°20 | The play of God in Mahagonny
discontented people from every continent         The impending natural disaster creates panic         Although Jim is now penniless, he offers a     God appears in Mahagonny, but His anger is
flock to Mahagonny, city of gold                 among the inhabitants.                               round of drinks for the men of Mahagonny.      useless: its people already live in Hell. The city
Jim, Jack, Bill and Joe, four lumberjacks        Scene n°11 | In the night of destruction, a simple   In his drunkenness, he imagines sailing back   exists because the world is evil. Mahagonny
from Alaska, set off for Mahagonny. They’ve      lumberjack by the name of Jim Mahoney                to Alaska with Jenny and Bill. Begbick and     is ravaged by flames. As its citizens stage
got money in their pockets and plan to have      discovers the laws of human happiness                Moses sober him up: with no money, his         protests for contradictory ideas, Jenny and
a good time.                                     With disaster looming, the rules of Mahagonny        fate is sealed.                                the other whores present Jim’s corpse.
                                                 seem all the more ridiculous to Jim. He realizes                                                    Everyone proclaims the story’s moral:
                                                 that true happiness lies in absolute freedom,                                                       “Nothing will help him or us or you now.”
                                                 and convinces Begbick to abolish all
                                                 prohibitions.
                                                                          6                                                 7
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
VUE PANORAMIQUE

GENÈSE                                                                           PARTITION
Le 9 mars 1930, le compositeur Kurt Weill et le dramaturge Bertolt               Brecht et Weill sont tous les deux convaincus du rôle et de l’impact
Brecht donnent au Neues Theater de Leipzig la première repré­                    social de l’art et ils conçoivent cette œuvre avec l’idée de réformer
sentation de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Ce                  à la fois l’opéra et son public. Brecht rompt ainsi avec une longue
nouvel opéra marque le sommet d’une collaboration commencée                      tradition théâtrale et développe dans son livret une narration non
au printemps 1927, lorsque Weill reçoit la commande du Festival de               linéaire, construite sur une succession de tableaux indépendants,
musique de chambre de Baden-Baden d’une petite forme lyrique.                    annoncés et commentés par des pancartes et des projections.
Il décide de mettre en musique un cycle de poèmes de Brecht, les                 Son but est de briser l’illusion théâtrale et d’inciter les spectateurs
Mahagonnygesänge (« Chants de Mahagonny »), dont il apprécie le                  à réfléchir sur les situations qui leur sont présentées sur scène.
style et l’originalité de la langue. Brecht met lui-même en scène cette          De son côté, Weill adopte une démarche d’ouverture et de syncrétisme
adaptation intitulée Mahagonny Songspiel, qui constitue le véritable             qui caractérisera une grande partie de son œuvre ultérieure produite
prototype de l’opéra de 1930. Leur tandem connaît l’année suivante               aux États-Unis. S’il remet au goût du jour le modèle ancien de l’opéra
un grand succès avec L’Opéra de quat’ sous. Le triomphe est néan­                à numéro et s’amuse avec des références aux styles passés, sa parti­
moins de courte durée. Dans le contexte troublé que traverse la                  tion regorge de mélodies, de sonorités et de rythmes empruntés aux
République de Weimar, la création de Mahagonny fait l’effet d’une                chansons populaires et au jazz.
bombe. L’œuvre est victime d’une cabale retentissante organisée
par les nazis, désormais aux portes du pouvoir, scandalisés par son              SPECTACLE
esthétique, son sujet et sa portée politique.                                    À bien des égards, Mahagonny est un opéra iconoclaste, mais la
                                                                                 provocation qu’il affiche s’accompagne d’une profonde réflexion sur
SUJET                                                                            la place des individus dans les villes modernes, l’écueil du capitalisme
Mahagonny est effectivement un opéra corrosif. Il s’ouvre sur la cavale          et de la consommation effrénés, et l’antagonisme entre liberté et vie
de trois escrocs qui décident de fonder au beau milieu du désert une «           sociale. Désormais considéré comme un « classique du XXe siècle »,
ville-piège » où l’argent fait loi, sorte de Babylone moderne entière­           l’opéra de Brecht et Weill est donné pour la première fois au Festival
ment dédiée aux plaisirs, aux jeux et à la prostitution, afin d’attirer          d’Aix-en-Provence, dans cette nouvelle production dirigée par Esa-
dans leurs filets les chercheurs d’or de tout le pays. Avec ce portrait au       Pekka Salonen et mise en scène par Ivo van Hove qui sera aussi pré­
vitriol des sociétés capitalistes et industrielles, Brecht exprime en            sentée de New York à Amsterdam, en passant par le Luxembourg.
filigrane ses convictions idéologiques. Mais Mahagonny n’est pas une
simple satire politique : c’est également une œuvre programmatique.

                                                                             8                          9
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
CECI N’EST PAS UNE VILLE

Entretien avec Ivo van Hove,
metteur en scène, et
Koen Tachelet, dramaturge

Pour vos débuts au Festival d’Aix-en-Provence, vous avez choisi                Certains de ses textes m’interpellent mais ne m’ont pas encore
de présenter Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny,                   complètement convaincus. Ce qui m’a attiré vers Mahagonny,
une œuvre fascinante mais rarement donnée. Parlez-nous des                     c’est avant tout la fabuleuse musique composée par Kurt Weill
origines de ce projet.                                                         et le sujet traité dans cette œuvre.
Ivo van Hove : Mettre en scène Mahagonny est un projet qui me tient            Pour ce spectacle, vous utilisez sur scène des caméras,
à cœur depuis plusieurs années. Pierre Audi, le directeur général du           des écrans et des fonds verts semblables à ceux des studios
Festival d’Aix-en-Provence, m’a proposé de le concrétiser dans des             de cinéma. Les interprètes sont ainsi filmés en direct et leurs
conditions musicales absolument parfaites avec le chef d’orchestre             silhouettes sont incrustées dans des films projetés sur scène.
Esa-Pekka Salonen. Présenter Mahagonny aujourd’hui a énormément                Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à imaginer un
de sens. La tension qui traverse tout cet opéra se retrouve                    dispositif si sophistiqué ?
actuellement dans les rues, récemment à Paris et en France avec le
mouvement des « gilets jaunes », mais également dans le reste du               IvH : La première question à se poser lorsque l’on met en scène cette
monde. Nous assistons à une révolte pour une vie meilleure. Le fossé           œuvre est : « Qu’est-ce que Mahagonny ? » Pour y répondre, il faut se
entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi grand d'autant que        tourner vers la partition et le livret afin d’y trouver des indices. Brecht
l’ascenseur-social ne semble plus fonctionner. Les gens veulent                et Weill ont qualifié leur œuvre d’« opéra » et non pas de « théâtre
des choses pour eux-mêmes. Ils aspirent à une réelle amélioration.             musical ». Ils avaient donc l’intention de jouer avec les conventions
Mais une question subsiste : en quoi consiste cette amélioration               propres à l’opéra, cet « art plus grand que la vie » qui permet
dont tout le monde parle ?                                                     d’accepter sur scène des situations irréelles ou invraisemblables,
                                                                               comme par exemple le fait que des personnages puissent chanter et
Au théâtre, vous avez monté les pièces des plus grands auteurs                 mourir en même temps. Donner à Mahagonny le nom d’opéra permet
du répertoire – William Shakespeare, Molière, Anton Tchekhov,                  à Brecht et Weill de présenter de manière très naturelle des situations
Henrik Ibsen, Maxime Gorki, Arthur Miller, Tennessee Williams                  invraisemblables. Cet opéra ne suit pas une narration dramatique,
et bien d’autres. C’est pourtant la première fois que vous abordez             construite pour atteindre un climax suivi d’une résolution. À la place,
l’œuvre de Bertolt Brecht.                                                     Brecht et Weill nous proposent une succession d’épisodes. Chaque
                                                                               scène commence par un spoiler : le public sait ce qu’il va se passer sur
IvH : J’ai toujours été très intéressé par les réflexions de Brecht sur        scène. Tous ces éléments formels et ces choix esthétiques étaient de
le théâtre mais beaucoup moins par ses pièces en elles-mêmes.                  grandes innovations à la fin des années 1920. Il faut donc leur trouver
                                                                          10                          11
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY
une équivalence aujourd’hui. Lorsque l’on aborde une œuvre du                    IvH : Aujourd’hui, le monde entier se filme constamment. Je ne suis
répertoire, il faut toujours se demander ce qu’elle signifie à notre             pas présent sur les réseaux sociaux mais toutes les personnes que je
époque et comment la mettre en scène aujourd’hui. Ce principe est                rencontre partagent leur vie sur Instagram ou sur d’autres plateformes.
valable même pour des pièces de plusieurs siècles. Pour créer                    Nous filmons tout. C’est une habitude qui fait désormais partie inté­
Mahagonny, nous avons choisi avec mon équipe de recourir à                       grante de notre quotidien. Cela peut avoir du bon de regarder le miroir
l’incrustation d’images sur fond vert. Tous les films aux États-Unis sont        de nos vies, mais cela crée en même temps une forme d’aliénation. La
désormais tournés avec cette technique. Les acteurs jouent devant                présence des caméras permet d’évoquer toutes ces personnes qui vivent
des fonds verts sur lesquels sont incrustées des images par ordinateur.          une vie imaginaire, une vie qui n’existe que dans leur esprit. L’écran
Cela demande aux comédiens d’utiliser leur imagination : ce qui est              embellit la réalité. Sur scène, tout est plus nu, plus abîmé, moins parfait.
censé être filmé est en réalité absent du champ de la caméra. Ce qui
semble être n’existe pas. Cette idée est l’essence même de                       Comme vous l’avez rappelé, le livret de Mahagonny précise que
Mahagonny. Cette ville est un mirage, une fata morgana. Elle semble se           chaque scène de l’opéra doit être annoncée par un résumé ou
dresser devant nous mais ce n’est qu’une illusion, un monde vide.                un titre projeté sur scène. Est-ce un effet que vous avez décidé
Toutes ces réflexions nous ont conduits à proposer ce dispositif                 de conserver ?
scénique. C’est un véritable défi technique mais nous sommes épaulés
par une excellente équipe de régisseurs.                                         IvH : Absolument, car je pense que ces spoilers sont un élément
                                                                                 important de l’œuvre. Ils ont été voulus par Brecht et Weill et font
Koen Tachelet : Ce dispositif scénique repose aussi sur l’idée d’une             partie de leur projet. Il ne faut donc pas les couper mais s’en servir. Ils
construction en cours. Mahagonny est construite par étapes succes­               révèlent l’histoire à venir au public qui peut dès lors se concentrer sur
sives. De même que le désir, au cœur de toute société capitaliste, est           la scène, regarder véritablement les personnages et prendre la mesure
une attraction qui se construit. Dans notre analyse, il y a deux                 de leur vide intérieur et de leur désir d’une autre vie. Je n’ai jamais
Mahagonny : la première Mahagonny est une ville idyllique assez                  vu de pièce de théâtre ou d’opéra mis en scène par Brecht lui-même.
banale, un mélange d’amusement, de consommation et de repos                      Toutes les personnes qui en ont fait l’expérience m’ont rapporté le
contemplatif, dirigée selon la morale bourgeoise. La deuxième                    même paradoxe : ses acteurs semblaient déconnectés de leurs rôles
Mahagonny représente une idée radicale : le plaisir et la jouissance             – Brecht ne voulait pas qu’ils jouent quelque chose – mais leur inter-
sont devenus la seule et ultime loi morale.                                      prétation était émouvante et intense. J’ai toujours gardé cette contra-
                                                                                 diction à l’esprit et je compte m’en servir dans ma mise en scène.
IvH : L’histoire de Mahagonny commence au milieu de nulle part, en
plein désert. Le point de départ de ma mise en scène est donc un                 Brecht était fasciné par les films de Charlie Chaplin. On ne peut
espace vide avec un simple panneau d’affichage vierge. L’édification             s’empêcher de faire un lien entre Mahagonny et La Ruée vers l’or,
de cette ville prend du temps. Ses habitants se demandent ce qu’ils              sortie en salle quelques années plus tôt. Vous-même tirez une
veulent construire. Ils finissent par bâtir un monde de consommation             partie de votre inspiration du monde du cinéma. Quels sont
pure, où l’on dépense son argent, où le travail n’est plus une valeur.           les films qui vous ont nourri pour ce spectacle ?
À Mahagonny, la vie n’est que plaisir, amusement et consommation.
                                                                                 IvH : Je me suis inspiré de deux documentaires, Au cœur des ténèbres :
Dans certains de vos spectacles comme Kings of War ou plus                       l’Apocalypse d’un metteur en scène et Burden of Dreams, qui retracent
récemment Les Damnés, vous filmez les acteurs en direct.                         les tournages absolument chaotiques d’Apocalypse Now de Francis
C’est également le cas pour Mahagonny. Qu’apporte la présence                    Ford Coppola et de Fitzcarraldo de Werner Herzog. Dans les deux cas,
des caméras sur scène ?                                                          les équipes des réalisateurs ont été confrontées aux pires catastrophes
                                                                            12                          13
– crises cardiaques, blessures, manque d’argent, nature hostile, diffi­             À la fin de l’opéra, l’argent triomphe de l’amour et de l’amitié, la
cultés avec les producteurs, problème de casting – et sont devenues                 société se disloque et Mahagonny part en flamme. Cet opéra nous
complètement folles durant le tournage. Pour Fitzcarraldo, Herzog a                 livre une vision assez pessimiste de l’humanité, éternellement
par exemple fait hisser un véritable bateau au sommet d’une colline                 insatisfaite, rongée par l’ennui, toujours à la recherche d’un plus
en plein milieu de l’Amazonie. Ces making of nous montrent des êtres                grand frisson.
humains qui essaient de conquérir la nature, qui se rendent au cœur
de la jungle pour y vivre pendant des mois dans le seul but de faire                IvH : Le dernier tableau de Mahagonny est effectivement très sombre.
un film.                                                                            Il nous présente un monde sans réel futur. Je suis une personne de
                                                                                    nature optimiste, mais Brecht et Weill nous donne matière à réfléchir.
Weill et Brecht ont écrit Mahagonny comme une satire du                             Pouvons-nous continuer à vivre ainsi ? Est-ce vraiment ce que nous
capitalisme, du pouvoir de l’argent et des sociétés occidentales                    voulons ? L’ouragan qui menace la ville à la fin du premier acte met en
des années 1920. Que nous raconte cet opéra aujourd’hui ?                           scène notre fragilité. À peine construite, Mahagonny risque de dis­
                                                                                    paraître en l’espace d’une nuit. Le rêve qu’elle incarne est déjà sur le
IvH : Il m’évoque beaucoup de problématiques actuelles. Nous sortons                point de s’évanouir. Partout dans le monde, des villes sont régulièrement
tout juste d’une terrible crise financière survenue en 2008 dont les                détruites par des catastrophes naturelles. La nature est par définition
effets se sont faits sentir pendant des années et continuent de toucher             sauvage et n’a pas de morale. Elle peut nous détruire. L’espèce humaine
certaines personnes. Très récemment, j’ai vu dans les rues de Paris, à              devrait se soucier davantage de la manière dont elle traite la planète.
proximité de la place de la Bastille, des graffitis tels que : « Vivre, oui.
Survivre, non. » Ces quatre mots en disent beaucoup sur notre époque.               Propos recueillis par Louis Geisler, mai 2019.
Nous vivons dans une société au sein de laquelle les divisions n’ont
jamais parues aussi grandes. Nous assistons à une nouvelle lutte des
classes. Une lutte entre d’une part des ouvriers qui ne se sentent plus
ni reconnus, ni entendus et veulent les mêmes choses que le reste de
la population ; et d’autre part des spéculateurs qui gagnent de l’argent
grâce à l’investissements et non par le travail. Cet argent généré par la
spéculation n’est pas réel. Il est factice, tout comme Mahagonny.

KT : Il ne faut pas réduire Mahagonny à une simple critique du capitalisme.
Brecht et Weill étaient également fascinés par le pouvoir de l’argent,
par l’énergie énorme mis en œuvre pour fonder une société sur la
jouissance et l’égoïsme. Leur opéra nous dévoile tous les mécanismes
au cœur de cette idéologie. Il nous renvoie à nos propres contradictions :
nous haïssons le système dans lequel nous vivons et pourtant il nous
fascine, nous essayons de trouver une façon d’y vivre.

                                                                               14                               15
communes alentour. Sa superficie est multi-          École de Vienne inspirent la nouvelle génération
LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR (1919–1933) :                                                                    pliée par treize et elle compte désormais près       de compositeurs, ainsi que la découverte du Jazz
EFFERVESCENCE ARTISTIQUE                                                                                 de quatre millions d’habitants. La capitale n’est    venu d’Amérique et la « Nouvelle Objectivité »
SUR FOND DE CRISE SOCIO-POLITIQUE                                                                        pas épargnée par la crise, bien au contraire.        dont certains appliquent les principes aux formes
                                                                                                         Les ravages de la guerre et les difficultés écono­   musicales, tandis que Walter Gropius révolu-
Louis Geisler                                                                                            miques ont provoqué l’explosion de la prosti­        tionne l’approche de l’architecture avec la fonda-
                                                                                                         tution et du banditisme. Des gangs se partagent      tion de l’école Bauhaus à Weimar puis à Berlin.
                                                                                                         le contrôle du marché noir et d’un trafic de
                                                                                                         drogue naissant, tandis que les bordels fleuris­   L’EFFONDREMENT DE
                                                                                                         sent et gagnent en notoriété. Certains club se     LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR
Le 9 mars 1930, la création de Grandeur et          miques et politiques très lourdes. En acceptant      spécialisent en accueillant des homosexuels et     Cet élan artistique bénéficie du redressement
décadence de la ville de Mahagonny à Leipzig est    les conditions draconiennes de ce Diktat, le         des travestis, signe d’une relative libéralisation de l’économie allemande à partir de 1924. La fin
victime d’une cabale orchestrée par les nazis.      nouveau régime cristallise la rancœur et les         des mœurs qui scandalise l’opinion majoritaire­    de l’hyperinflation et le retour de la croissance
À leurs yeux, l’œuvre de Weill et Brecht est le     frustrations d’une partie de la population.          ment conservatrice du pays. En Allemagne           inaugurent une période de stabilité politique.
parfait exemple d’un « art dégénéré », immoral                                                           comme à l’étranger, Berlin jouit d’une réputation  L’accalmie est cependant de courte durée.
et subversif, perpétré par un duo « judéo-           LES TROUBLES POLITIQUES, SOCIAUX ET                 sulfureuse qui rebute et fascine à la fois.        La crise économique engendrée par le krach
bolchévique ». Cette réception désastreuse           ÉCONOMIQUES D’UNE SOCIÉTÉ DIVISÉE                                                                      boursier de Wall Street le 29 octobre 1929
est symptomatique du climat délétère de la           La société allemande est alors profondément         UN BOUILLONNEMENT                                  frappe de plein fouet l’Allemagne. Le pays
République de Weimar, qui durant sa courte           divisée et tiraillée entre ses branches extré-      ARTISTIQUE ET CULTUREL                             connaît de nouveau la récession, le chômage de
existence est à la fois le creuset d’une intense     mistes. La jeune République est secouée à la        Ce vent d’émancipation et de liberté attire de     masse, les faillites. L’échec des gouvernements
effervescence artistique et le foyer d’idéologies    fois par les exactions et les tentatives de coups   nombreux artistes et intellectuels. Beaucoup       successifs à endiguer la crise, le mécontente­
ultra-violentes et conservatrices.                   d’État des conservateurs et des groupes d’ex-       sont hostiles à un système économico-politique ment de la population et la défiance de l’armée
                                                     trême droite opposés au système démocratique        qu’ils jugent irrémédiablement corrompu. En        comme de la police envers des institutions
LA NAISSANCE CHAOTIQUE DE                            (assassinats politiques, putschs manqués en         réaction aux traumatismes de la guerre, ils for-   qu’elles jugent faibles précipitent la chute de la
LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR                              mars 1920, octobre 1923 et novembre 1923) et        ment une avant-garde artistique qui remet en       République de Weimar. Le 30 janvier 1933, Hitler
Le 9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice par les révoltes et grèves insurrectionnelles des       question les principes moraux de l’ordre ancien. est nommé chancelier et un système de censure
de la Première Guerre mondiale, les révolution- mouvements d’extrême gauche qui souhaitent               Leur art est engagé, expérimental et iconoclaste. et de contrôle de la production culturelle est
naires allemands mettent fin au règne de l’Em- poursuivre une révolution communiste (grèves              Berlin devient alors le creuset d’un bouillonne-   bientôt instauré. Toutes les œuvres qui ne corres­
pereur Guillaume II et instaurent un nouveau         générales en mars 1920 et insurrections en mars     ment culturel sans précédent. De nouveaux          pondent pas aux canons de l’art « héroïque »
régime démocratique et parlementaire, appelé 1921). Ces troubles politiques sont attisés par             mouvements se développent dans tous les do- officiel sont désormais taxées de « dégénére­
a posteriori par les historiens la « République de une grave crise économique et monétaire. Le           maines de la création. En peinture, les tenants    scence » et interdites. Le conser­vatisme le plus
Weimar », car c’est dans cette ville que la Consti- pays est miné par un endettement massif, le          de la « Nouvelle Objectivité » (Neue Sachlichkeit) noir a ainsi raison de l’avant-garde berlinoise.
tution de cette nouvelle République fut conçue. coût exorbitant des réparations de guerre, un            comme Otto Dix représentent le monde réel
Les débuts de ce nouveau régime sont difficiles. chômage massif et une hyperinflation record.            sans fard, dans tout son cynisme et sa cruauté.
Les Allemands sont traumatisés par leur défaite                                                          Au cinéma, Fritz Lang, Friedrich Wilhelm Murnau
et l’horreur du conflit. Ils se sentent humiliés par BERLIN, CAPITALE SULFUREUSE                         et les autres réalisateurs expressionnistes
le Traité de Versailles qui reconnaît l’Allemagne Dans ce contexte agité, Berlin devient                 signent des chefs d’œuvres absolus comme
et ses alliés comme uniques responsables de la la troisième plus grande ville du monde en 1920           Metropolis (1927) ou Nosferatu le vampire (1922).
guerre et leur impose des sanctions écono-           avec le rattachement au centre historique des       En musique, les œuvres atonales de la Seconde
                                                                             16                                                 17
MAHAGONNY : GRANDEUR ET DÉCADENCE                                                                     domestiques) dont la quatrième « leçon »          MAHAGONNY SONGSPIEL, UNE
                                                                                                      est composée de poèmes écrits par Brecht          « ÉTUDE DE STYLE »
DE LA COLLABORATION BRECHT-WEILL                                                                      quelques années auparavant, parmi lesquels        Au printemps 1927, Weill propose à Brecht
                                                                                                      les cinq Chants de Mahagonny.                     d’adapter les cinq Chants de Mahagonny pour
Pascal Huynh                                                                                                                                            le festival de Baden-Baden qui consacre une
                                                                                                      Le projet Mahagonny regroupe une première         partie de sa programmation aux pièces scéni­
                                                                                                      version de chambre destinée au festival de        ques de courte durée. Brecht a publié en ap­pen­­
                                                                                                      Baden-Baden (juillet 1927) ; il se prolonge par dice de son recueil des adaptations musicales
                                                                                                      la composition, achevée au printemps 1929,        sommaires de plusieurs poèmes. Deux d’entre
                                                                                                      de l’opéra en trois actes Grandeur et déca­       eux, « Alabama Song » et « Benares Song »,
AVANT BRECHT                                      et techniques contemporains tels que la             dence de la ville de Mahagonny.                   sont écrits en anglais et dévoilent avant
Au lendemain de la Première Guerre mondiale,      séquence filmée, la musique mécanique et les        Celle-ci est brièvement interrompue par           l’heure un américanisme très en vogue vers
les bouleversements politiques et sociaux qui     rythmes de danse. L’étape suivante, marquée         l’écriture de L’Opéra de quat’sous, de la cantate 1927 ; l’année précédente, La Ruée vers l’or de
secouent l’Allemagne n’épargnent pas la vie       par la collaboration avec Brecht, donne nais­       Vom Tod im Wald, de celle pour la radio Le        Chaplin a enchanté le public allemand.
musicale. Hantée depuis plusieurs années par      sance à un théâtre musical à vocation sociale.      Requiem berlinois (1928) et enfin de la pièce
les visions expressionnistes de fin du monde                                                          didactique Le Vol de Lindbergh (1929). La         Mahagonny Songspiel propose ainsi une forme
et de régénération, la création embrasse de        LA RENCONTRE                                       gestation de l’ouvrage est par ailleurs scandée et une expérience inédites. Son titre trahit d’une
nouvelles perspectives, alors que le nouveau       En avril 1927, date à laquelle Brecht et Weill     par la publication régulière des textes théo­     part la dimension contemporaine et d’autre
régime républicain s’attache à développer une      font connaissance à Berlin, les deux créateurs     riques majeurs de Weill, sans concertation        part l’héritage du Singspiel cher à Weill. Sur le
politique culturelle humaniste. C’est dans ce      n’ont pas encore trente ans.                       avec Brecht, lequel regroupera ses propres        modèle mozartien vient encore se greffer le
contexte que prend corps l’opposition esthé­       Le premier s’est fait connaître comme poète        réflexions sur le théâtre épique et ses           concept artisanal de jeu (Spiel) mi-théâtral,
tique et idéologique entre les représentants       et dramaturge anarchiste. Baal (1918-1919)         remarques sur l’opéra Mahagonny dans les          mi-musical légué par Busoni et illustré par
du postromantisme et du wagnérisme –               puis Tambours dans la nuit (1919) ont soulevé      Versuche (Essais), en 1930. Les divergences       ailleurs par Stravinski – L’Histoire du soldat est
notamment Richard Strauss, Franz Schreker          l’enthousiasme des critiques engagés, le Prix      entre le dramaturge et le compositeur sur         devenue une référence pour la jeune génération.
et Hans Pfitzner –, et la génération émergente     Kleist lui a été attribué en 1922.                 l’essence de la musique paraissent alors au       Lors de la création, acteurs, chanteurs, metteur
– celle de Kurt Weill – dont la mission sera       De son côté, Weill a remporté en 1926 un           grand jour. Lorsque l’opéra est créé à Leipzig, en scène (Brecht) et autres collaborateurs
d’inscrire la rénovation de l’opéra au cœur        succès prometteur lors de la création à Dresde     en mars 1930, Brecht et Weill se sont déjà        évoluent sur un ring de boxe censé illustrer la
de la recomposition sociale.                       de son premier opéra, Le Protagoniste.             sensiblement détournés l’un de l’autre.           violence des rapports sociaux. Des gravures du
                                                   Dans l’hebdomadaire La Radio allemande, il a       Dans un contexte politique et artistique tendu, peintre Caspar Neher sont projetées en fond
Dans ses trois premiers opéras – Le Prota­go­      rédigé un article dithyrambique sur la pièce de    ils s’attèlent à la création de l’opéra pour les  de scène, donnant un éclairage à la fois
niste, Royal Palace, Le Tsar se fait photographier Brecht Homme pour homme : « Dans l’action          écoles Der Jasager, mais Hanns Eisler, proche réaliste et moral à l’action. Pour la première
(1924-1927), Kurt Weill endosse l’héritage du      allègre et dégagée de toute problématique,         du Parti communiste et artisan des formes         fois, Lotte Lenya, l’épouse du compositeur qui
compositeur et théoricien Ferruccio Busoni         dans la richesse infinie de la langue qui aborde   musicales prolétariennes, s’impose peu à peu ne dispose d’aucune for­mation vocale classi­
qui prônait le retour au classicisme mozartien. tous les degrés d’un humour nouveau, ainsi            comme le partenaire privilégié de Brecht qui      que, interprète l’« Alabama Song ». L’équipe de
La tendance au resserrement du cadre formel que dans la concision inhabituelle de la                  dévoile sa conception marxiste du monde           l’opéra Mahagonny déjà en gestation et de
rejoint les propositions émises par Paul Hindemith construction s’annonce un nouveau type de          dans ses pièces didactiques.                      L’Opéra de quat’sous est dès lors constituée.
dans sa trilogie de jeunesse (1919-1921) influen­ production dramatique, incarnant un nouveau
cée par l’expressionnisme théâtral. Weill          type humain. » (27 mars 1927). Il découvre
expérimente divers moyens d’expression             également le recueil Hauspostille (Sermons
                                                                          18                                                 19
« ‘MAHAGONNY’ EST UN NOM INVENTÉ                    son côté la superficialité des opéras contem-          Depuis plusieurs semaines, l’agitation fomen­       Darmstadt. Dans le giron du Berliner Ensemble,
POUR UNE VILLE INVENTÉE DANS UNE                    porains qui puisent leur livret dans les sujets        tée par les élus nationaux-allemands au sein        l’institution créée par Brecht et Helene Weigel,
AMÉRIQUE INVENTÉE. »1                               d’actualité, tout en demeurant réaction-naires         des instances municipales avait installé un         une version bâtarde composée d’éléments
Avant même la création du Songspiel, Brecht         dans le langage et la forme. Or la Nouvelle Mu-        climat électrique. De leur côté, les activistes     du Songspiel et de l’opéra – intitulée Le Petit
et Weill s’étaient promis de développer Maha­       sique, qui s’affranchit « d’un art mondain vers        nationaux-socialistes se préparaient à mena­        Mahagonny – et qui ne respectait pas l’instru­
gonny en un opéra d’une durée compar­able à         une force formatrice ou promotrice de l’esprit         cer l’intégrité des représentations. Six mois       mentation de Weill, se propagea en Europe de
celle des ouvrages du répertoire. De ce passé,      communautaire » et contribue à gommer les              avant les élections législatives à l’issue des­     l’Ouest à partir de 1963, brouillant considér­
c’est-à-dire avant tout des mécanismes de           frontières entre musique savante et « musique          quelles le NSDAP allait remporter 107 sièges        ablement l'image des deux pièces originelles.
l’illustration et de l’identification psycholo­     de consommation »2, doit « trouver un moyen            et devenir la deuxième force politique du pays,     Weill et Brecht s’étaient éteints respective­
gique véhiculés par l’opéra romantique, les         d’adapter les sujets contemporains à la forme          le rejet de plus en plus affirmé du « système       ment en 1950 et 1956, sans s’être revus depuis
deux collaborateurs voulaient faire table rase.     correspondante du théâtre musical d’actua-             de Weimar » et l’aggravation de la situation        les années 1940. L’opéra ne put véritablement
Le programme de la création du Songspiel            lité. »3 En d’autres termes, de promouvoir             sociale avaient entraîné la multipli­cation de      renaître que dans le contexte de la « redécouverte »
indiquait déjà clairement l’enjeu de la nouvelle    l’opéra à vocation sociale à travers la simplicité     manifestations d’intimidation dans les insti­       du compositeur, amorcée par Lotte Lenya –
pièce musicale : contribuer à la « liquidation      dans le matériau et les moyens d’expression.           tutions favorables à la musique moderne.            notamment grâce à l’enregistrement disco­
des arts de société » en réfléchissant sur          Il expérimente avec Brecht la forme de la              À la demande des Éditions Universal, Brecht         graphique de l’ouvrage à Hambourg, en 1956.
l’attitude du spectateur « qui réclame              chronique, par laquelle chaque nouvelle                et Weill durent modifier certaines scènes.
naïvement son plaisir au théâtre ».                 « situation » est introduite par un titre, créant au   C’est après avoir lu le livret qu’Otto Klemperer,   Dans le sillage de la réunification, deux
                                                    sein des trois actes une suite de vingt et une         directeur musical du très avant-gardiste            productions marquantes conçues par Günter
Dès 1924, Brecht avait manifesté son désir          formes séparées dont chacune est une scène             Krolloper de Berlin, avait refusé de prendre        Krämer à Hambourg (1990) puis par l’ancienne
d’écrire un opéra sur « Mahagonny » ; il avait      fermée, introduite par un titre narratif. « La         en charge la création.                              intendante du Berliner Ensemble, Ruth Berghaus,
imaginé le nom plusieurs années auparavant, musique n’est donc plus un élément qui fait                    Les aménagements et les appels au calme             à Stuttgart (1992) se succédèrent. L’Opéra
avant de l’associer à un cortège de chemises        avancer l’action, elle intervient lorsque les si-      n’étaient pas de nature à apaiser les esprits.      de Paris présenta l’ouvrage pour la première
brunes, à Munich. À ses yeux, le genre opéra        tuations se stabilisent. »4 Répondant au vœu           Dans les milieux nationalistes, le livret de        fois en France en 1995 (Angers avait montré
portait en lui tous les codes de la consom­         de Busoni, il instaure une construction « pure-        Brecht fut associé à une opération de propa­        Le Petit Mahagonny en 1971) dans une mise
mation bourgeoise et de l’économie capitaliste, ment musicale, et même concertante à l’opé-                gande communiste, la musique de Weill, à une        en scène de Graham Vick, sous la direction
il se révélait pourtant propice à des amélio­ra­ ra »5, tandis que les mélodies embryonnaires              entreprise sournoise de destruction de la           musicale de Jeffrey Tate. Il y a une dizaine
tions. C’est ainsi que l’ouvrage fournit le cadre présentées dans le Songspiel –tel l’« Alabama            tradition musicale allemande. L’opéra ne fut        d’années, Nancy, Lille, Angers, Nantes puis
principal de ses réflexions sur l’art « culinaire » Song » – arborent un profil lyrique affirmé.           finalement représenté que six fois à Leipzig –      Toulouse contribuèrent à leur tour à sa dif­
et le kitsch musical. Pays de cocagne,              Quant au cadre harmonique, désormais tonal,            la deuxième représentation se déroula lumières      fusion. Et en émergeant à nouveau aujourd’hui
Mahagonny devenait aussi et surtout le miroir il répond à la volonté de simplification du                  allumées – et fut remanié lors des productions      dans un contexte de grande incertitude sociale,
du Berlin contemporain, en proie au désarroi        langage à des fins sociales.                           suivantes. L’Opéra de Francfort put néanmoins       l’opus magnum de Brecht-Weill dévoile autant
social et à la violence politique, dans lequel                                                             le présenter onze fois. À Berlin, en décembre       sa criante actualité que son statut de fable
l’homme est un loup pour l’homme, l’amour se RÉCEPTION ET POSTÉRITÉ                                        1931, dans une mise en scène de Caspar Neher        universelle.
voit associé à une marchandise et où le plus        « C’était la première expérience du théâtre            et un effectif réduit dirigé par Alexander von
grand crime est de ne pas avoir d’argent.           épique de Brecht et le scandale qu’elle dé­            Zemlinsky, ce ne fut que l’ombre de Mahagonny       Pascal Huynh est l'auteur de La musique sous la République
                                                                                                                                                               de Weimar (Fayard, 1998), Kurt Weill ou la conquête des
                                                    chaîna annonçait déjà l’effondrement prochain          qui fut donnée dans un théâtre bien plus
                                                                                                                                                               masses (Actes Sud, 2000), Le Troisième Reich et la musique
LA FORME ORIGINELLE DE L’OPÉRA                      du pays », écrivit l’écrivain viennois Alfred          adapté au cabaret qu’à l’opéra. Un quart de         (Fayard / Cité de la musique, 2004), Lénine, Staline et la
Dans plusieurs textes écrits dans le prolon-        Polgar après avoir assisté à la création, le           siècle plus tard, au sortir de la guerre et du      musique (Fayard / Cité de la musique, 2010). Il est rédacteur
gement de la composition, Weill fustige de          9 mars 1930, au Neues Theater de Leipzig.              nazisme, l’ouvrage put enfin être remonté à         en chef à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris.
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1. « À trente-cinq ans, Kurt Weill
s’est fait une place. Entretien
avec R.C.B ». New York World
Telegram, 21 décembre 1935.

2. « Mutations dans la production
musicale », Berliner Tageblatt,
1er octobre 1927.

3. « Le théâtre d’actualité »,
Melos. Zeitschrift für Musik,
Mayence, VIII/12, décembre
1929.

4. « Remarques sur mon opéra
Mahagonny », Die Musik, Berlin,
XXII/6 (mars 1930), p. 440-441.

5. « Mutations dans la production
musicale », art. cit.

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KURT WEILL, DE BERLIN À BROADWAY

Louis Geisler

UN JEUNE PRODIGE DE LA MUSIQUE                   Le Protagoniste, le premier de ses opéras            rapidement. Ses pièces reçoivent désormais
(1900–1918)                                      dont la partition a été conservée. Il compose        un accueil médiocre et il est rattrapé par le
Né le 2 mars 1900, Kurt Weill grandit dans       ensuite Royal Palace, ouvrage dans lequel il         spectre grandissant de l’antisémitisme en
le quartier juif de la petite ville de Dessau    utilise pour la première fois des motifs et          France, certains de ses détracteurs n’hésitant
en Saxe. Encouragé par son père – qui est        des rythmes empruntés au jazz. Il compose            pas à crier « Vive Hitler ! » lors d’un concert
le chantre de la communauté juive locale –,      ses œuvres suivantes dans le même esprit,            Salle Pleyel où plusieurs extraits de ses œuvres
il commence le piano à l’âge de cinq ans,        avec un style de plus en plus affirmé. Cette         sont présentés.
s’essaie à la composition et étonne sa famille   orientation coïncide avec sa rencontre avec
par ses prédispositions musicales.               le dramaturge Bertolt Brecht. Leur Opéra de          TOURNANT ARTISTIQUE ET TRIOMPHE
                                                 quat’ sous est un grand triomphe en 1928.            À BROADWAY (1935–1950)
L’ÉMERGENCE D’UN STYLE                           Mais l’ombre du nazisme se profile à l’horizon       Weill s’exile à New York en septembre 1935.
ET LES PREMIERS SUCCÈS (1918–1933)               et leur projet suivant, Grandeur et décadence        C’est un nouveau départ artistique pour lui et il
À dix-huit ans, Weill s’installe à Berlin        de la ville de Mahagonny, est la cible de            se plonge dans l’étude de la musique popu­
et se forme auprès des compositeurs              violentes attaques.                                  laire et scénique américaine pour s’im­prégner
Engelbert Humperdinck puis Ferruccio                                                                  de cette culture. Ses comédies musi­cales
Busoni. Il rêve de suivre l’enseignement         FAUX-ESPOIRS À PARIS (1933–1935)                     présentées à Broadway connaissent un grand
de Schoenberg qu’il vénère, à Vienne, mais       Quelques semaines après l’arrivée d’Hitler           succès, notamment Lady in the Dark (1941) et
doit y renoncer, faute d’argent. Pour vivre,     au pouvoir fin janvier 1933, Weill quitte            One Touch of Venus (1943) qui comptabilisent
Weill enseigne lui-même la musique et            l’Allemagne pour la France, où il jouit d’une        plusieurs centaines de représentations.
joue de l’orgue dans les synagogues. Sous        bonne réputation auprès des cercles parisiens        Weill souhaite opérer la synthèse de l’opéra
le patronage de Busoni dont il partage les       depuis quelques années. Il bénéficie en outre        européen traditionnel et de la comédie musi­
conceptions esthétiques, Weill commence          du soutien de Marie-Laure et Charles de Noailles     cale américaine. Il compose dans ce sens
à trouver sa voie. Il s’intéresse aux œuvres     et de la princesse de Polignac, qui soutiennent      Street Scene, « opéra américain » – c’est le
du passé tout en remettant en cause les          alors la fine fleur artistique de la capitale. Le    terme utilisé par Weill – qui triomphe à New
dogmes esthétiques du siècle précédent,          Théâtre des Champs-Élysées lui commande la           York en 1947 et vaut à son compositeur un
en particulier ceux imposés par Wagner.          musique d’un nouveau ballet intitulé Les Sept        Tony Award. Suivent encore trois autres spec­
Ses compositions instrumentales sont bien        Péchés capitaux, qui lui donne l’occasion de         tacles qui épuisent Weill. Il meurt le 3 avril
accueillies, mais c’est la scène qui l’attire    retravailler avec Brecht, exilé lui aussi à Paris.   1950 et laisse son adaptation de Huckleberry
inexorablement. Il présente en mars 1926         Malheureusement pour Weill, le vent tourne           Finn inachevée.
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