Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon

 
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Cahiers Edmond et Jules de Goncourt
                          26 | 2021
                          Les Goncourt et le détail

Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de
Manette Salomon
Hypotheses for a Coriolis onomastics of Manette Salomon

Philippe Zawieja

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cejdg/767
DOI : 10.4000/cejdg.767
ISSN : 2497-6784

Éditeur
Société des Amis des frères Goncourt

Édition imprimée
Date de publication : 2 janvier 2021
Pagination : 185-199
ISSN : 1243-8170

Référence électronique
Philippe Zawieja, « Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon », Cahiers
Edmond et Jules de Goncourt [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 janvier
2023. URL : http://journals.openedition.org/cejdg/767 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cejdg.767

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Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   1

    Hypothèses pour une onomastique
    du Coriolis de Manette Salomon
    Hypotheses for a Coriolis onomastics of Manette Salomon

    Philippe Zawieja

1   L’anthroponymie est un cadre de lecture a priori accessoire des romans des frères
    Goncourt, même si « les grâces de l’onomastique goncourtienne 1 » ont çà et là pu être
    soulignées. Le réalisme prôné par les auteurs explique sans doute que les
    commentateurs tendent à chercher dans l’œuvre littéraire la transposition de
    personnes et de situations effectivement rencontrées ou vécues par les Goncourt, en
    cela aidé par la luxuriance du matériau historique, social et psychologique accumulé
    dans le Journal.
2   Philippe Zawieja2019-05-16T21:34:00PZDans ce traitement clairsemé, Manette Salomon
    fait figure de relative exception. Justine Jotham s’est ainsi intéressée au couple prénom-
    patronyme d’Anatole Bazoche, montrant qu’il permet de lire le personnage d’Anatole
    comme le « juge-observateur de la société qu’il fréquente et qu’il reproduit en tant que
    comédien », grâce au modèle du genre théâtral médiéval de la sotie 2. Et, comme
    d’autres spécialistes s’interrogeant sur l’onomastique de personnages goncourtiens
    (par exemple, Domenica De Falco face au nom du sordide Jupillon de Germinie
    Lacerteux3), Bernard Vouilloux signale, en quatre mots, que Coriolis est l’anagramme de
    coloris4, et Robert Ricatte ne consacre qu’une fugace interrogation, reléguée au rang de
    note infrapaginale de quatre lignes, au protagoniste masculin du roman :
         Les Goncourt ont-ils pris le nom même de Coriolis chez [Victor] Hugo, qui
         mentionne, parmi les nobles que fréquente le vieux Gillenormand, le marquis
         Coriolis d’Espinouse (Mis., 3e p, Liv. 3, chap. 1) ? C’était une vieille famille de
         Provence encore signalée dans l’Annuaire de la Noblesse de 1843 5.
3   Si l’on admet que le nom d’un personnage de roman contribue à sa consistance 6 et que
    ce nom remplit une double fonction de signification à la fois de la fiction et de la
    plausibilité de la fiction7, le laconisme de l’explication de Ricatte semble écarter la
    question du nom « Coriolis », en ne se souciant que de la vraisemblance. Or, dans sa
    fonction de signifiance fictionnelle, le nom « doit obéir à la règle de la

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    surdétermination. Une trop évidente motivation du nom fictionnel sape ses effets de
    réel8 », d’où la tentation pour l’auteur d’une intentionnalité floutée, ou d’une
    motivation estompée. C’est sur ce double axe que cet article propose d’étudier la
    question du nom du protagoniste masculin principal de Manette Salomon, en élargissant
    d’abord l’angle de Ricatte (vraisemblance) à la recherche des effets de vérité, puis plus
    longuement sur la signifiance du nom « Coriolis », à la poursuite de ses effets de fiction.

    Coriolis, nom-référent
4   La place de Victor Hugo dans le panthéon littéraire des Goncourt rend plausible le
    puisement dans les Misérables. En s’interrogeant sur cette possible source d’inspiration,
    Robert Ricatte fait référence au marquis Charles Louis Alexandre de Coriolis
    d’Espinouse, né à Marseille vers 1770 ou 1775, et dont l’Annuaire de la Noblesse 1843
    annonce en effet le décès au tout début de 1841.
5   Les publications mondaines9 présentent le marquis de Coriolis comme un poète, auteur
    d’œuvres diverses : L’Étude, La Messe de minuit, Dithyrambe aux mânes de Jacques Delille, La
    Mort du duc de Berri10. Polémiste piquant, défendant dans le Mercure, le Conservateur, les
    Débats ou la Quotidienne la possibilité d’une Restauration 11, il se range plutôt dans les
    rangs libéraux et entretient une correspondance nourrie avec Lamennais. Il est
    toutefois malaisé d’établir si cette fibre catholique-libérale a pu contribuer à orienter le
    choix des Goncourt, qui affirment ne découvrir Lamennais et Lacordaire qu’en 1867,
    lors de la préparation de Madame Gervaisais12, alors que Manette Salomon a été rédigé
    durant l’été 1866. Même en suivant leur habitude de corriger les épreuves jusqu’à la
    dernière minute, on imagine mal les Goncourt revenir in extremis sur un nom qui
    apparaît 492 fois dans le roman…
    Le frère du marquis, l’abbé Honoré-Gaspard de Coriolis (1735-1824), aurait tout aussi
    bien pu inspirer les Goncourt. Il prêcha en effet, comme Lacordaire 13, à Notre-Dame de
    Paris en sa qualité de chanoine titulaire et de maître des cérémonies, et publia en 1816
    des Exercices de piété14.
6   Ce statut d’aristocrates et d’hommes d’esprit ne pouvait que séduire les Goncourt,
    renforçant encore la pertinence de l’hypothèse de Ricatte. Comme les Naz de Coriolis
    des Goncourt, les Coriolis d’Espinouse sont d’origine italienne, et Belleguise indique
    dans ses Maintenues de la noblesse en Provence (1667-1669) être remonté dans la
    généalogie des Coriolis jusqu’à Jean Coriolis, élu syndic d’Aix, et avocat du conseil de
    ville, en 1487.
7   Néanmoins, plus volontiers que le marquis ou l’abbé de Coriolis d’Espinouse, le nom de
    Coriolis évoque, à un lecteur de Manette Salomon que soixante-cinq ans séparent du
    maître-ouvrage de Ricatte, celui du mathématicien Gustave-Gaspard Coriolis 15
    (1792-1843), neveu du marquis et de l’abbé de Coriolis, que ses travaux sur les forces
    composées ont inscrit dans l’histoire de la mécanique.
8   Le savant apparaît emblématique d’une figure en plein essor social, politique et
    intellectuel dans la France du milieu du XIXe siècle : celle de l’« ingénieur économiste »,
    appartenant au prestigieux corps des ingénieurs des ponts et chaussées, recrutés parmi
    les meilleurs dès leur sortie de l’École polytechnique et/ou de celle des Ponts et
    Chaussées, et, comme tels, cherchant à appliquer les lois mises à jour par les sciences
    physiques aux phénomènes économiques, en s’évertuant à optimiser, à partir de la

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     mécanique, le rendement des infrastructures dont l’État leur avait confié le
     développement et la gestion : chaussées, chemin de fer, etc. 16 Le prestige scientifique du
     mathématicien atteint son apogée dans les années 1830 : professeur à l’École centrale
     des arts et manufactures en 1829, il est nommé en 1831 à l’École des ponts comme
     assistant d’Henri Navier, dont il prend la succession comme professeur et membre
     titulaire de l’Académie des sciences à sa mort, en 1836 17.
9    Il est difficile d’établir si les Goncourt ont eu, ou non, connaissance des travaux de
     Coriolis, ni quelle a pu être leur compréhension des travaux du mathématicien.
     Edmond brûla en effet, à la fin de sa vie, une grande partie des manuscrits et des notes.
     Le carnet préparatoire de la collection Gimpel juxtapose des notes essentiellement
     consacrées à l’esthétique ou à certains peintres illustres, à l’histoire et à la culture
     juives, à l’élevage des poules, à la conchyliologie, à l’anatomie et à la physiologie — mais
     pas la mécanique ou l’économie, dans lesquelles les travaux de Coriolis auraient pu se
     trouver répertoriés18. Coriolis ne figure pas non plus dans l’index général des noms
     cités dans le Journal des Goncourt, tel qu’établi dans l’édition « Bibliothèque
     Charpentier » de 1896. Rien n’atteste pour finir que les Goncourt, auteurs mondains,
     aient rencontré, encore enfants, ou entendu mentionner Coriolis dans les salons
     parisiens.
10   Trois minces indices contribuent à étayer la plausibilité de cette hypothèse. D’abord, les
     Goncourt ne méconnaissent ni ne sous-estiment le prestige des polytechniciens, au
     nombre desquels figurent précisément Gustave Coriolis, mais aussi l’oncle paternel
     Pierre       Antoine      Victor      Huot        de        Goncourt       (1783-Philippe
                                                              me
     Zawieja2019-05-16T21:40:00PZ1857), prestige auquel M Bazoche rêve un temps pour
     son fils Anatole :
          Mais, comme presque toutes les mères de ce temps-là, la mère d’Anatole avait pour
          son fils un idéal d’avenir : l’École polytechnique. Le soir, en tisonnant son feu, elle
          voyait son Anatole coiffé d’un tricorne, l’habit serré aux hanches, l’épée au côté,
          avec l’auréole de la Révolution de 1830 sur son costume ; et elle se regardait
          d’avance passer dans les rues, lui donnant le bras. (MS, chapitre IV)
     Ensuite, le Coriolis des Goncourt tente une brève leçon de physique auprès de Manette,
     dont le prétexte évoque l’une des composantes fondamentales du théorème de Coriolis :
     la rotation de la Terre.
          – Vrai, la terre tourne ?
          Manette posait pour une répétition du Bain turc, commandée par un banquier de
          Rotterdam à Coriolis qui faisait effort dans ce travail pour se rattacher à sa peinture
          passée.
          Un hasard de parole l’avait amené à dire à sa maîtresse que la terre tournait.
          – La terre tourne ? Ça sur quoi je suis ? – reprit Manette en regardant en bas : elle
          avait l’air d’avoir peur de tomber, – Ça tourne ?
          Elle releva les yeux sur Coriolis comme pour lui demander s’il ne se moquait pas
          d’elle.
          Coriolis se mit à vouloir lui expliquer ce qu’elle ne savait pas, et comme il le lui
          expliquait aussi mal qu’il le savait :
          – Ne continue pas, – lui dit-elle tout à coup, – il me semble que j’ai mal au cœur,
          avec tout ce que tu me dis qui tourne... (chapitre CIV)
11   Enfin, à la fin de l’année 1792, les Coriolis quittent Paris pour Nancy, Gustave Coriolis
     est le seul des Coriolis à être ainsi lié à la Lorraine – par sa mère Marie-Sophie de
     Maillet, dont les ancêtres y sont installés de longue date. La branche paternelle est, elle,
     solidement ancrée à Aix-en-Provence, un certain nombre d’hommes de la famille
     embrassant une carrière militaire les amenant dans les Antilles françaises ou les

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     Mascareignes (Isle de France et île Bourbon). Naz de Coriolis est, lui, « le dernier enfant
     d’une famille de Provence, originaire d’Italie, qui, à la Révolution, s’était réfugiée à l’île
     Bourbon » (MS, chapitre IX). Or, la Lorraine occupe une place privilégiée chez les
     Goncourt, puisque les Huot de Goncourt en sont précisément originaires, qu’Edmond
     est né à Nancy, et que le nom « de Goncourt » a pu être apposé à celui de « Huot » après
     que leur arrière-grand-père a acquis la terre seigneuriale éponyme 19. De la même façon,
     Crescent naît « près de Nancy, en vertu de cet exclusivisme lorrain qui fait venir des
     marches de l’Est tous les provinciaux des Goncourt20 », ainsi que sa femme, qui « ne
     pouvait vaincre ses leçons d’enfance, les antipathies de son vieux sang de Lorraine »
     (chapitre XCV).
12   S’ils convergent, ces trois indices demeurent ténus, et l’on conservera à cette piste le
     statut d’hypothèse. Nous verrons toutefois plus loin que les recherches de Gustave
     Coriolis sur les forces composées, le mouvement relatif ou le travail éclairent, au moins
     métaphoriquement, le roman des Goncourt d’une lumière nouvelle.
13   L’emprunt du patronyme de Coriolis à une famille existante (à défaut d’identifier avec
     certitude la personne servant de référent) contribue à un ancrage réaliste, et la
     brièveté de l’interrogation de Ricatte pourrait inviter à ne pas aller plus loin.
     L’opération est évidemment utile pour contribuer à occulter l’identité de l’individu réel
     dont le personnage s’inspire (le critique Paul de Saint-Victor 21), mais n’explique pas
     pourquoi le nom de Coriolis a été retenu. Remarquons au passage que si n’importe quel
     autre nom aurait convenu pour son potentiel d’occultation, n’importe quelle famille
     réelle n’aurait pas pu fournir d’éléments utilisables dans l’histoire du personnage
     romanesque (l’ascendance noble et italienne, le départ dans les colonies, etc.).
14   C’est donc vers le pôle de l’invraisemblance et de la nomination motivée, voire de la
     réception – échappant, eux, totalement aux intentions conscientes ou non des auteurs –,
     qu’il nous faut nous tourner. En l’absence de preuves plus tangibles dans les sources
     habituelles des études goncourtiennes, les hypothèses juxtaposées ci-après aboutissent
     à proposer un déterminisme onomastique dans le nom de Coriolis, précisément « dans
     la mesure où les effets de sens qu’il engendre adviennent à la croisée du texte et du
     hors-texte, de l’écriture et de la lecture »22, c’est-à-dire dans l’interaction entre les
     intentions du romancier et le décryptage interprétatif du lecteur.

     L’effet de fiction
15   Dans une perspective inspirée du cratylisme, l’étude du nom du personnage de Coriolis
     sera ici passée au crible de quatre « étymologies » potentielles :
         • le thème de la corruption, de la pourriture et de la dégénérescence, porté aussi bien par le
          genre de champignon Coriolus que par le terme « naz » du nom patronymique d’origine de
          Naz de Coriolis ;
         • le passage par métathèse de « coloriste » à « Coriolis » ;
         • la cité volsque de Corioles et, surtout, le nom du général romain Coriolan auquel elle a
          donné son nom ;
         • enfin, le contenu même des travaux de Gustave-Gaspard Coriolis.
16   La difficulté consiste naturellement à articuler ces quatre propositions et à en vérifier
     la compatibilité avec les analyses dominantes du roman, qu’elles insistent sur ses
     dimensions esthétique, moraliste23 ou théâtralisante 24. Finalement, la multiplicité des

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     modes de formation du nom « Coriolis » offre aux lecteurs à la fois la rassurance d’un
     patronyme réel déjà connu et un entrelacs de symbolisations et d’interprétations qui
     demeurent toujours au service des vues esthétiques, sociales ou morales des Goncourt,
     d’où la densité de l’effet-personnage25 de Coriolis.

     Pourriture, corruption et dégénérescence

17   La première proposition suggère que chacun des deux termes du nom « Naz de
     Coriolis » porte le motif de la corruption.
     « Naz » a expressément été relié à « nez » par le Goncourt eux-mêmes :
          un grand nez, le signe de race de sa famille et de son nom patronymique, Naz, naso
          (chapitre XXXVIII)
     mais l’explication est trop spontanément donnée pour n’être pas suspecte. Si plusieurs
     associations d’idées peuvent être tentées (la connotation phallique de ce grand nez,
     face à une Manette apparaissant comme une redoutable castratrice, et la caricature
     antisémite banale du Juif au nez saillant26), une autre éventualité mérite d’être
     soulignée. Philippe Zawieja2019-05-16T21:38:00PZDe l’allemand Nase (« nez »), l’argot
     tire « nazi » (ou « nasi »), qui désigne en effet au milieu du XIX e siècle la syphilis, et par
     apocope, « naze », le syphilitique, qui souligne que le malade n’a désormais plus
     d’espoir de guérison ni de rémission. La syphilis est alors socialement attribuée à la
     dégénérescence des mœurs, favorisée par le libertinage attenant à la vie de bohème et
     réprouvée dans la bourgeoisie corsetée du Second Empire. Encore faut-il préciser que
     cet emprunt s’effectue via la forme dialectale nase, « morve », attestée en wallon et en
     francique mosellan, l’aire linguistique de ce dernier s’étendant, sur un axe nord-est/
     sud-ouest, de Siegen (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) à Mainvillers, Thionville et
     Forbach, situées au nord-est de la Lorraine à laquelle les Goncourt sont attachés.
18   Ce motif de la corruption est renforcé par répétition, dans le patronyme complet « Naz
     de Coriolis », par l’une des étymologies possibles de « Coriolis ». Probable diminutif du
     substantif corium (parfois corius), qui désigne le tégument des animaux (dont l’homme :
     peau, cuir, robe), des arbres (écorce) et des fruits (épicarpe), coriolus est le nom, tombé
     en désuétude, d’un genre de champignons lignivores, aujourd’hui dénommé Trametes.
     L’espèce la plus commune est le polypore versicolore (Trametes versicolor, ce terme étant
     préféré à Coriolus versicolor depuis 1920-1921), agent de la pourriture blanche du bois,
     affectant plus particulièrement le hêtre, entre autres feuillus. Coriolus pousse sur les
     grumes entreposées à l’air libre et exposées aux intempéries, causant ainsi leur
     Philippe Zawieja2019-05-16T21:40:00PZdécomposition.
19   Cette piste dendrologique prend par exemple sens dans la quatrième « masse » du
     roman, « Coriolis à Barbizon, le trio dans la forêt27 », située en forêt de Fontainebleau,
     qui charrie par endroits une sourde angoisse, une sombre mélancolie face à la
     vulnérabilité au pourrissement d’une structure noble, robuste et ancienne (le bois, mais
     aussi l’aristocratique arbre généalogique de Coriolis, ou son propre itinéraire
     artistique), rongée depuis sa surface (la beauté de Manette ?). L’arrivée de l’hiver dans
     la forêt de Fontainebleau donne lieu à une image glaçante et prémonitoire :
           [Coriolis] commençait à trouver à la forêt le recueillement, la grandeur muette,
          l’aridité taciturne, l’espèce de sommeil maudit d’une forêt sans eau et sans oiseau,
          sans joie qui coule, sans joie qui chante ; d’une forêt n’ayant que la pluie dans la
          boue de ses mares, et le croassement du corbeau dans le ciel amoureux. Sous l’arbre
          sans bonheur et sans cri, la terre lui semblait sans écho ; et son pas s’ennuyait de ce

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          sol de sable qui efface le bruit avec la trace du promeneur, et où toutes les sonorités
          de la vie des bois viennent goutte à goutte tomber, s’enfoncer et se perdre.
          Les paysages de rochers lui apparaissaient maintenant avec leur dureté rude et leur
          rigueur nue. Même les magnificences de la végétation, les arbres énormes, les
          chênes superbes ne lui donnaient point cette heureuse impression du bonheur des
          choses qu’on ressent devant l’épanouissement facile et béni de ce qui jaillit sans
          effort, et de ce qui monte au ciel sans souffrir. À voir la torsion de leurs branches
          noires sur le ciel, la convulsion de leurs forces, le désespoir de leurs bras, le
          tourment qui les sillonne du haut en bas, l’air de colère titanesque qui a fait donner
          à l’un de ces géants furieux du bois le nom qu’ils méritent tous : le Rageur, Coriolis
          éprouvait comme un peu de la fatigue et de l’effort qui avait arraché à la cendre ou
          à la maigre terre toutes ces douloureuses grandeurs d’arbres. Et bientôt tout,
          jusqu’au bruit de l’homme, lui devenait poignant dans cette forêt qui parlait tout
          bas         à        ses        idées        solitaires. (chapitre     XCVI)Unknown
          Author2019-02-18T09:10:00Philippe Zawieja2019-05-16T10:05:00PZ
20   Le malaise, la « mélancolie » ressentis par Coriolis semblent ici procéder d’une double
     allégorie. Spontanément, le paysage invite à assimiler la forêt à la vie conjugale :
     animée à la belle saison par la sève et la vie qui lui donnent corps, la forêt décharnée
     souligne, par effet de manque, le passage de la période de séduction, avec son intensité
     libidinale (aussi sublimée soit-elle entre Coriolis et Manette), à la vie familiale, privée
     de ses charmes et rendue mortifère par l’évolution de la personnalité de Manette – ou,
     pour reprendre les termes de la terminologie des pulsions chez Freud, le passage d’Éros
     à Thanatos. L’hivernalisation de la forêt et du regard que le peintre porte sur elle
     correspond ainsi à une désexualisation, à une perte de la sensualité liée à la texture.
     Elle évoque une scène toute différente, lorsqu’au chapitre L, les pudeurs de Manette à
     se dévêtir devant le regard de l’homme cèdent à la fierté d’exposer la perfection de son
     corps nu au regard du peintre. Ce changement du regard perçu par Manette n’est
     possible qu’à condition de désamorcer le potentiel érotique de la situation, en
     métamorphosant le regard de l’homme, empreint de désir, en un regard d’artiste,
     contenu dans sa dimension technique, professionnelle, anatomique, c’est-à-dire en
     passant de la nudité au nu28. D’où le terrain esthétique auquel mène le deuxième
     versant de l’allégorie : dépouillés de la densité et de la matière des feuillages, orphelins
     des jeux de lumière, de texture et de couleur que la ramée autorise aux beaux jours, les
     paysages de Barbizon ne sont plus que lignes, contours nus, traits et minéraux glacés,
     évoquant la victoire du dessin sur la couleur, à l’issue d’une perte presque totale de
     texture et de substance, aussi macabre qu’une chair réduite à son squelette, d’où le
     malaise ressenti par Coriolis le coloriste.

     De coloriste à Coriolis

21   Une deuxième proposition, d’ordre morphologique, peut être formulée : le glissement
     par        métathèse          de        « coloriste »        à        « Coriolis »Unknown
     Author2019-02-18T09:11:00Philippe Zawieja2019-05-16T21:18:00PZ. Bernard Vouilloux
     signalait déjà que Coriolis est l’anagramme de coloris, et que le singe Vermillon, ramené
     d’Orient en même temps que « la vision éblouie de ces lumières opalisées », meurt au
     moment où Coriolis « prend conscience de l’écrasante supériorité de Decamps 29. » La
     trajectoire artistique de Coriolis est en effet intimement liée à son talent de coloriste,
     que ses efforts visent dans un premier temps à développer et alimenter. Dès la fin du
     chapitre IX, il revendique son « tempérament de coloriste », que Chassagnol entend
     vigoureusement exacerber jusqu’à la quintessence au chapitre XVI :

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          cette faculté de mettre dans ce que tu fais quelque chose du dessin que tu surprends
          et perçois toi-même, et toi seul, dans les lignes présentes de la vie, la force et je
          dirai le courage d’oser un peu la couleur que tu vois avec ta vision d’occidental, de
          Parisien du XIXe siècle, avec tes yeux... je ne sais pas, moi... de presbyte ou de
          myope, bruns ou bleus... un problème, cette question-là, dont les oculistes devraient
          bien s’occuper, et qui donnerait peut-être une loi des coloristes... Bref, ce que tu
          peux avoir de dispositions à être toi, c’est-à-dire beaucoup, ou un peu différent des
          autres…
     Après le succès du Bain turc, Coriolis s’efforce d’atteindre au statut de peintre complet,
     s’évertuant à faire reconnaître, outre son don de coloriste, sa technique de dessinateur :
          On ne le connaissait que par les côtés de coloriste pittoresque. Il voulait se révéler
          avec les puissantes qualités du peintre ; montrer la force et la science du
          dessinateur, amassées en lui par des études patientes et acharnées de nature, qui
          mettaient à ses moindres croquis l’accent et la signature de sa personnalité.
          (chapitre XLVI)
     Dans sa dernière période, l’artiste revient sur la virulence de la critique qu’il portait en
     début de roman sur la maîtrise des couleurs chez Decamps :
           Il parlait du coloriste, qu’il avait nié lui-même autrefois, du coloriste écrasant,
          tuant tout autour de lui. Il trouvait dans sa peinture la vie, la vie intime et
          pénétrante des choses, une intensité de vitalité, une étonnante âpreté de sentiment.
          (chapitre C)
     jusqu’à céder au démon de la couleur et de l’éblouissement :
          Avec l’énervement de l’homme, une surexcitation était venue à l’organe artiste du
          peintre. Le sens de la couleur, s’exaltant en lui, avait troublé, déréglé, enfiévré sa
          vision. Ses yeux étaient devenus presque fous. (chapitre CLI)
22   Ici encore, Unknown Author2019-02-18T09:19:00l’apposition du terme « Naz » peut
     donc venir suggérer la dégénérescence dans la couleur, et illustrer l’idée de Philippe
     Zawieja2019-05-16T21:20:00PZl’impasse du colorisme tel que le pratique Coriolis :
          Une monotone impression de noir lui venait devant les plus grands coloristes, et il
          cherchait vainement le Midi de la Chair et de la Vie dans les plus beaux tableaux.
          […] Du jour, il n’essayait plus de peindre que l’éblouissement. À l’exemple de
          certains coloristes qui, la maturité de leur talent franchie, perdent dans l’excès la
          dominante de leur talent, Coriolis, un moment arrêté à une solide et sobre
          coloration, était revenu, dans ces derniers temps, à sa première manière, et peu à
          peu, à force d’en exagérer la vivacité d’éclairage, la transparence, la limpidité,
          l’ensoleillement féerique, l’allumage enragé, l’étincellement, il se laissait entraîner
          à une peinture véritablement illuminée. (chapitre CLI)
     Ce cheminement artistique, ce naufrage esthétique individuels rejoignent chez les
     Goncourt la conviction de l’impossibilité de la peinture à traduire le réel, à le
     « rendre », quelle que soit la technique utilisée, et le dépassement du réalisme, vers le
     modernisme30 :
          « Seulement il y a un embêtement, — ne le dis pas à ces animaux de critiques, c’est
          que c’est si beau, si brillant, si éclatant, si au-dessus de ce que nous avons dans nos
          boîtes à couleur, qu’il vous prend par moments un découragement qui coupe le
          travail en deux », écrit Coriolis à Anatole, lors de son séjour à Adramiti (chapitre
          XII).

     Coriolis, un simili-Coriolan ?

23   Corioli, francisé en « Corioles », est une cité volsque, dans le Latium. En guerre
     incessante contre Rome durant tout le Ve siècle avant Jésus-Christ, la tribu volsque perd
     la ville en 493. En 443, les cités d’Ardée et d’Aricie, qui se disputent une partie du
     territoire de Corioles, sollicitent l’arbitrage de Rome, qui tranche en annexant ce

     Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   8

     territoire à son profit. On trouve trace de ce différend chez Tite-Live : « Agrum, de que
     ambigitur, finium Coriolanorum fuisse, captisque Coriolis, jure belli publicum Populi Romani
     factum » (« La terre dont il est question avait appartenu à Corioles et, une fois Corioles
     prise, avait été faite bien public du peuple romain en vertu du droit de la guerre 31 »). À
     la suite de Tite-Live, Grotius utilise l’exemple de Corioles pour justifier du droit de
     souveraineté du vainqueur sur le vaincu et l’ensemble de ses biens matériels et
     immatériels32.
     Surtout, le siège de Corioles en 493 voit s’affirmer la bravoure du jeune patricien Caius
     Marcius, qui reçoit le surnom de Coriolanus (Coriolan).
24   Une filiation quasi mythologique semble avoir été longtemps avancée entre Coriolan et
     les Coriolis. Belleguise, toujours dans ses Maintenues de la noblesse en Provence
     (1667-1669), l’écarte sans ambages :
          La famille de Coriolis n’avouera jamais Louvet ni les autres Batteurs qui lui donnent
          une descendance depuis Marcius Coriolanus, qui vivait au commencement de la
          république romaine. Sa défection envers sa patrie fit connaître ce grand capitaine.
          Je défie Louvet et tous les généalogistes de tirer une filiation de 2000 ans. En tout
          cas elle serait bien morfondue.
25   Toutefois, grâce aux récits de Denys d’Halicarnasse dans ses Antiquités romaines 33, ou de
     Plutarque dans ses Vies parallèles, Coriolan inspire les dramaturges, notamment
     français, au début du XVIIe siècle : Pierre-Thierry de Montjustin crée son Coriolanus en
     1601 et Alexandre Hardy le sien vers 1607 ; François de Chapoton fait jouer son Véritable
     Coriolan en 1638, durant la même saison que le Coriolan d’Urbain Chevreau. Heinrich
     Joseph von Collin publie à Vienne, en 1804, son Coriolan, auquel Beethoven dédie
     l’ouverture symphonique éponyme de 1807, et Bertold Brecht travaillait à sa mort 34 sur
     une adaptation de la tragédie qui, seule, suffirait à la postérité du héros : celle de
     Shakespeare, écrite entre 1605 et 1608.
26   Il semble trivial d’invoquer, pour légitimer le rapprochement, la passion des Goncourt
     pour le théâtre, leur admiration pour Shakespeare, leur rôle de critiques 35 et
     l’omniprésence des personnages d’actrices qui, de Marthe dans Charles Demailly à la
     Faustin, jalonnent leur œuvre36. Le titre même de leur pièce La Patrie en danger (1867) 37
     résonne comme un écho lointain à la tragédie de Coriolan, et par sa trame qui couvre la
     Révolution française, à l’histoire familiale de nombre d’aristocrates Philippe
     Zawieja2019-05-16T21:42:00PZfrançais.
27   L’analogie se joue par exemple sur le plan politique. Quand, dans Coriolan, Rome oscille
     entre trois régimes décadents (une démocratie idéalisée s’abimant dans la démagogie,
     une aristocratie dérivant vers l’oligarchie militaire, et une tentation tyrannique aux
     relents monarchiques), la République des arts goncourtienne est, elle, tiraillée entre
     l’effervescence d’une vie artistique bavarde, l’antagonisme entre l’académisme, l’art
     officiel et les talents émergents, l’embourgeoisement et la bohème, et le règne finissant
     du néoclassicisme et de l’orientalisme, dont les figures tutélaires (Ingres et Delacroix)
     planent sur tout le roman. Coriolan et Coriolis pâtissent de la même démesure élitiste,
     du même refus de jouer la comédie démagogique, et de leur incapacité de traduire leurs
     succès militaires ou artistiques en suprématie politique.
28   Commune est encore leur rigidité face au peuple : Coriolan se refuse à toute marque de
     faiblesse auprès de la plèbe, jugée trop instable38, et Coriolis, à tout compromis
     « mercantile », et c’est une question d’honneurs (l’imminence d’une admission dans
     l’ordre de la Légion d’honneur) qui précipite la crise. Les deux personnages s’arc-

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Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   9

     boutent sur une probité et une rigueur tenues pour excessives même par leurs proches,
     qui eux s’accommoderaient d’une touche de pragmatisme cynique.
29   Face au matérialisme, le mépris des deux hommes est affirmé. L’appât du gain, la place
     des objets traduisent, de Coriolan à Coriolis, les ambiguïtés d’une société face aux périls
     matérialistes qui la traversent : la cherté du grain à Rome 39, le contraste entre la
     timidité au combat du peuple romain lors du siège de Corioles et son ardeur ultérieure
     au pillage, le mercantilisme appliqué à l’art chez les Goncourt –De Coriolan, Coriolis
     partage, en somme, les interrogations et les inaptitudes : faut-il préférer la sécurité à la
     liberté40 ? C’est par la réponse qu’ils apportent que leur statut diffère radicalement :
     Coriolan fait un choix absolu (la liberté), Coriolis un non-choix en recherchant (ou en
     abdiquant) les deux. Quoique tous deux jouissent d’atouts initiaux sensiblement
     équivalents (noble ascendance, don, puissance de travail, honnêteté…) qui les
     prédestinent à l’héroïsme41, Coriolis souffre d’une volonté trop instable pour être
     durablement son propre moteur :
          L’art n’est pas, dans ce tempérament voluptueux, une tendance de nature, mais une
          volonté qui n’attend que l’occasion pour se relâcher42.
30   La guerre d’usure menée par Manette le contraint à descendre dans la fosse de
     l’économie ménagère et à s’y perdre. Ce faisant, Coriolis apparaît comme la réduction à
     la scène domestique et à la République des arts, de la tragédie politique de
     Shakespeare : quand le dilemme de Coriolan est de sauvegarder à la fois la stabilité
     militaire et la paix civile, celui de Coriolis est de parvenir à faire coexister la paix du
     ménage et la puissance créatrice de l’artiste. Dans cet étrécissement du politique au
     ménager, du noble au petit-bourgeois, il y a quelque chose du Biedermeier d’un
     Adalbert Stifter, où les vicissitudes de l’Histoire conduisent à un recentrage sur la
     sphère intime, au demeurant assez emblématique du naturalisme ou, ultérieurement,
     du vérisme.
31   De la comparaison, Coriolis ressort avec le statut d’un Coriolan en miniature ou – naz
     reprenant sa connotation péjorative –, d’un « ersatz de Coriolan », scellant son destin
     de héros inadvenu. L’intrication des différentes propositions étymologiques via
     Corioles et Coriolan amène à postuler que le nom de Coriolis condense à la fois la notion
     de potentialité prodigieuse, menée suffisamment loin pour que le succès soit crédible
     (l’annexion de Corioles par Rome préfigure les conquêtes progressives, annonciatrices
     de l’Empire), et celle de décomposition sous l’influence d’un agent extérieur, qui
     empêche le triomphe.

     Du Gustave dans Antoine : l’effet Coriolis
     C’est pour ses travaux qu’il nous faut maintenant revenir à Gustave-Gaspard Coriolis,
     car ils offrent un angle original pour lire Manette Salomon.
32   À partir de ses travaux sur les machines, Coriolis développe une conception
     relativement novatrice du travail43. Dans Du calcul de l’effet des machines (1829), il définit
     les forces vives comme la différence entre le travail dû aux forces mouvantes et le
     travail dû aux forces résistantes. Coriolis définit le travail comme « l’idée d’un effort
     exercé et d’un chemin parcouru simultanément : car on ne dirait pas qu’il y a un travail
     produit, lorsqu’il y a seulement une force appliquée à un point immobile, comme dans
     une machine à l’équilibre ; on n’appliquerait pas non plus l’expression de travail à un

     Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   10

     déplacement opéré sans aucune résistance vaincue »44. L’on en retiendra, par
     commodité, les notions de résistance et de trajectoire.
33   Le glissement des sciences mécaniques aux sciences économiques pose une question
     épineuse : le travail désigne-t-il l’effort productif total (la fatigue dépensée), ou le
     résultat de cet effort (le produit) ? Coriolis y répond grâce au principe de transmission
     du travail. Si le travail se conserve physiquement, il en va autrement économiquement,
     en raison des inévitables frottements extérieurs à la résistance à vaincre. François
     Vatin souligne le « changement conceptuel discret mais important » qu’induit ce
     glissement vers l’économie : le travail se dégrade en réalisant son effet productif, et la
     force vive se dissout progressivement dans les frottements et les chocs. « Le travail est
     une denrée rare et par suite économique, précisément parce qu’il tend à se perdre en
     circulant45. » Chez Coriolis, la faculté de produire du travail, parce qu’elle est limitée en
     un lieu et en un temps donnés, est donc bien une marchandise, bien utile et rare. « Les
     machines ne font qu’employer et économiser le travail, sans pouvoir l’augmenter ; dès
     lors, la faculté de le produire se vend, s’achète, et s’économise comme toutes les choses
     utiles qui ne sont pas en extrême abondance46. »
34   L’autre apport majeur de Coriolis porte sur le mouvement relatif, c’est-à-dire sur le
     mouvement dans le mouvement ou, dit en termes plus scientifiques, le mouvement
     d’un mobile dans un référentiel en rotation uniforme – typiquement, la Terre 47), via la
     notion        de      forces       centrifuges        composées.        La      forcePhilippe
     Zawieja2019-05-16T21:30:00PZUnknown            Author2019-02-18T09:25:00           qui   sera
     ultérieurement baptisée du nom de Coriolis est décrite dès 1835 48 à l’appui d’un
     théorème (« Toute particule en mouvement dans l’hémisphère nord est déviée vers sa
     droite (vers sa gauche dans l’hémisphère sud) » qui trouve deux applications
     inattendues dans le roman des Goncourt. D’une part, elle permet d’expliquer la
     déviation des corps vers l’est49, évocatrice de l’attraction par l’Orient et l’orientalisme,
     dont la peinture et Antoine Naz de Coriolis peinent à s’affranchir. D’autre part, elle
     suggère la déviation que subit toute personne ayant sa trajectoire propre dans un
     référentiel (ou dans un milieu) lui-même en mouvement. De la déviation à la déviance,
     il n’est qu’un pas, dont le principal risque est l’éjection ou la marginalisation 50.
35   Ces forces sont toutes à l’œuvre dans Manette Salomon, si l’on veut bien considérer que
     le roman décrit sur deux décennies différents types de trajectoires artistiques
     individuelles, insérées dans des mouvements artistiques, eux-mêmes enchâssés dans
     des dynamiques sociales et sociétales plus larges. La question essentielle que pose cette
     fresque (qu’est-ce qu’être un artiste ?) emporte des dimensions évidemment
     esthétiques, mais aussi génétiques (le don), psychologiques (la vocation, la volonté),
     professionnelles (le travail d’artiste), sociologiques (la vie d’artiste). La physique de
     Coriolis questionne chacune de ces dimensions, en embrassant l’effort productif engagé
     dans la production artistique, les résistances rencontrées et vaincues, la déperdition
     d’énergie afférente, mais aussi le résultat de cet effort. Or, ce résultat ne se mesure pas
     exclusivement à l’aune de critères esthétiques ; la réussite se loge aussi dans son
     aptitude à se produire et à se maintenir soi-même en tant qu’artiste, y compris en se
     mettant en scène en tant que tel, auprès de ses pairs et des groupes tiers. Au grand dam
     des tenants de l’art pour l’art, les compétences sociales viennent nécessairement
     compléter le talent : être artiste, c’est aussi savoir ne pas être éjecté, rester dans le
     mouvement…

     Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   11

36   Le statut d’artiste requiert donc un équilibre pérenne entre les forces mouvantes,
     permettant le travail productif (inspiration, création, technique…) et les forces
     résistantes (tentation d’une carrière exclusivement mondaine, voire vie de famille… 51),
     mais aussi entre les forces qui tendent à éjecter l’artiste tout en le conservant au sein
     de la Société. La mécanique rejoint ici la tragédie shakespearienne : faute d’être
     parvenus, sur un point ou un autre, à trouver ce subtil équilibre, exeunt Anatole
     Bazoche et Antoine Naz de Coriolis…

     NOTES
     1. Sébastien Roldan, « Domenica De Falco, La femme et les personnages féminins chez les Goncourt »,
     @nalyses, 2014, volume 9, n° 3, p. 372-379.
     2. Justine Jotham, « Anatole en clerc de la bazoche », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 2010,
     n° 17, p. 117-132.
     3. Domenica De Falco, La Femme et les personnages féminins chez les Goncourt, Paris, Honoré
     Champion, 2012, p. 162.
     4. Bernard Vouilloux, L’Art des Goncourt – Une esthétique du style, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 37.
     5. Robert Ricatte, La Création romanesque chez les Goncourt (1851-1870), Paris, Armand Colin, 1953,
     p. 313, n. 18.
     6. Laure Helms, Le Personnage de roman, Paris, Armand Colin, coll. Cursus, 2018, p. 37.
     7. Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque. La Haye/Paris, Mouton, 1973, p. 135.
     8. Bernard Magné, « Le puzzle du nom — Tentative d’inventaire de quelques-unes des choses qui
     ont été trouvées au fil des ans à propos des noms de personnages dans La Vie mode d’emploi », dans
     Perecollages (1981-1988), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Les Cahiers de
     Littératures », 1989, p. 166.
     9. Par exemple Henri Dulac, Almanach des 25000 adresses des principaux habitans de Paris : pour
     l’année 1832 (18e édition), Paris, C. L. F. Panckoucke, 1832, p. 135.
     10. Marquis de Coriolis d’Espinouse, Songe du roi Charles X, à Reims, Paris, Delaforest, 1825. La Mort
     du duc de Berri, Paris, Boucher, 1820.
     11. Voir par exemple Marquis de Coriolis d’Espinouse (1814). Le Tyran, les Alliés et le Roi, Paris, Le
     Normant, 1814, ou Un mot sur les circonstances actuelles, Paris, Le Normant, 1818.
     12. Robert Ricatte, op. cit., p. 385.
     13. Henri-Dominique Lacordaire, Conférences de Notre-Dame, 1835.
     14. Alphonse Rabbe, Claude-Augustin Vieilh de Boisjolin et Francis-Georges Binet de Boisgiroult
     de Sainte-Preuve, dir., Biographie universelle et portative des contemporains ; ou, Dictionnaire historique
     des hommes vivants et des hommes morts depuis 1788 jusqu’à nos jours : qui se sont fait remarquer par
     leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes, Volume 1, Paris, « Chez l’éditeur
     rue du Colombier, 21 », 1836, p. 1101.
     15. Né durant la Révolution, Gustave-Gaspard prend l’habitude d’omettre la particule devant son
     patronyme. Le fait n’est pas sans évoquer, dans Germinie Lacerteux, l’histoire de la famille de
     Varandeuil durant la Terreur, dont le père « dépouillait son nom, affichait à la porte, selon qu’il
     était ordonné, son nom patronymique de Roulot, sous lequel il enterrait le de Varandeuil et
     l’ancien courtisan du comte d’Artois » (chapitre II).

     Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   12

16. Bernard Grall, Économie de forces et production d’utilités — L’émergence du calcul économique chez
les ingénieurs des Ponts et Chaussées (1831-1891), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003,
p. 51-73.
17. Pour une biographie, voir Alexandre Moatti, Le Mystère Coriolis, Paris, CNRS Éditions, 2014.
18. François Fosca, Edmond et Jules de Goncourt, Paris, Albin Michel, 1941, p. 222, note 1. Pamela
Jean Warner, « Le Carnet préparatoire de Manette Salomon : traces de l’avant-texte », Cahiers
Edmond et Jules de Goncourt, 2014, n° 21, p. 141-143.
19. Dans Renée Mauperin, Charles-Louis Mauperin est le « fils d’un avocat renommé et honoré
dans la Lorraine et le Bairois », et c’est le nom de Villacourt, « terre seigneuriale de Lorraine »,
que son fils Henri Mauperin choisit pour anoblir son nom — choix qui lui sera fatal.
20. Robert Ricatte, op. cit., p. 340.
21. Robert Ricatte, op. cit., p. 312 et suivantes.
22. Frank Wagner, « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la
mimèsis », dans Onomastique romanesque, Yves Baudelle (dir.), Narratologie, Paris, L’Harmattan,
n° 9, 2008, p. 19.
23. Jean-Louis Cabanès, « Les Goncourt moralistes : le général et le particulier », Cahiers Edmond et
Jules de Goncourt, 2008, n° 15, p. 7-23.
24. Justine Jotham, « Conduites spectaculaires et posture artiste dans Manette Salomon », Cahiers
Edmond et Jules de Goncourt, 2014, n° 21, p. 89-101.
25. Vincent Jouve, « Pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, 1992, n° 85, p. 103-111.
26. Juliette Benamron, « La judéité de Manette Salomon ou une écriture de la réticence », Cahiers
Edmond et Jules de Goncourt, 2014, n° 21, p. 155-165 ; Stéphane Gougelmann, « Manette Salomon,
allégorie (anti-)sémite », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 2014, n° 21, p. 167-181.
27. Robert Ricatte, op. cit., p. 369.
28. Bernard Vouilloux, « Malaise dans l’histoire de l’art – La question du nu », Poétique, 1997,
vol. 110, p. 161-189.
29. Bernard Vouilloux, L’Art des Goncourt – Une esthétique du style, Paris, 1997, L’Harmattan (p. 37).
30. Émilie Sitzia, « Translating Colour : The Case of Manette Salomon » ; Polysèmes, 2015, n° 14 (mis
en   ligne    le     18   novembre       2015,   consulté    le   26   décembre       2018.   URL :    http://
journals.openedition.org/polysemes/450 DOI : 10.4000/polysemes.450)
31. Tite-Live, Histoire romaine (Première décade). Livre III.
32. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix (Livre second), Trad. Jean Barbeyrac, Leyden,
1625 (1759), p. 819-820.
33. Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, livre VI, chapitre X.
34. Clémentine Bar, « De Shakespeare à Brecht : variations sur Coriolan », Shakespeare en devenir –
Les Cahiers de la licorne, 2012, n° 6. Publié en ligne le 17 décembre 2012. URL: http://
shakespeare.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=620
35. Pierre-Jean Dufief, « Le « sceptre » de la chronique dramatique », Cahiers Edmond et Jules de
Goncourt, 2006, n° 13, p. 11-22.
36. Sylvie Jouanny, « Du Journal à la Faustin, un personnage à l’œuvre : l’actrice », Cahiers Edmond
et Jules de Goncourt, 2006, n° 13, p. 117-130.
37. Sophie Lucet, « La Patrie en danger, de Jules et Edmond de Goncourt, un drame historique à
contre-temps ? », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 2006, n° 13, p. 55-76.
38. Dominique Goy-Blanquet, « La solitude de Coriolan », Études anglaises, 2006, n° 59, p. 387-400.
39. Jean-Marc Chadelat, « ‘The weal o’th’ common’ : Coriolan et l’avènement d’une civilisation
matérielle », dans Coriolan de William Shakespeare – Langage, interprétation, politique(s), Richard
Hillman (dir.), (2013). Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2013, p. 27-65.
40. Gérard Garutti, « Au cœur de Coriolan : la démocratie en questions », dans Shakespeare et la
Cité – Actes du congrès de la Société française Shakespeare, Pierre Kapitaniak et Dominique Goy-
Blanquet, (dir.), 2011, [en ligne], n° 28, p. 95-104.

Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   13

41. Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », dans Le Personnage romanesque, Gérard Lavergne,
(dir.), Cahiers de narratologie, 1995, n° 6, p. 249-255.
42. Robert Ricatte, op. cit., p. 322.
43. François Vatin, Le Travail – Économie et physique 1780-1830, Paris, Presses universitaires de
France, coll. « Philosophies », 1993, p. 70-92.
44. Gaspard-Gustave Coriolis, Du calcul de l’effet des machines, ou considérations sur l’emploi des
moteurs et sur leur évaluation, pour servir d’introduction à l’étude spéciale des machines, Paris, Carilian-
Gœury, Libraire des corps royaux des ponts et chaussées et des mines, 1829, p. 17.
45. François Vatin, op. cit., p. 75.
46. Gustave-Gaspard Coriolis, op. cit., p. 28.
47. Le mouvement relatif est par exemple celui d’une personne se déplaçant sur un manège de
type carrousel en mouvement, ou d’une orange sur le plateau d’un serveur de restaurant en
marche.
48. Gustave-Gaspard Coriolis, « Sur les équations du mouvement relatif des systèmes de corps »,
Journal de l’École polytechnique, 1835, vol. XV, cahier XXIV, p. 142-154.
49. Ferdinand Reich, chimiste et physicien allemand (1799-1882), professeur à l’École royale des
mines de Freiberg (Saxe) avait mis en évidence en 1830 (avec publication en 1832) la déviation
des corps pesants vers l’Est : dans un puits de mine d’une profondeur de 158 m, il avait mesuré en
moyenne, après 106 essais, une déviation de 28 mm (Ferdinand Reich, Fallversuche über die
Umdrehung der Erde, angestellt auf hohe Oberbergamtliche Anordnung in dem Drei Brüderschachte bei
Freiberg, Freiberg, Verlag J.G. Engelhardt, 1832). Cette déviation vers l’est se calcule
conformément à la formule vectorielle de Coriolis. Poisson lui-même, dans une communication
de 1837 à l’Académie des sciences, avait étudié cette déviation des graves, reprenant les
expériences de Reich – mais sans faire de lien avec les travaux de Coriolis, pourtant antérieurs de
deux ans (Mémoire sur le mouvement des projectiles dans l’air, en ayant égard à leur rotation et à
l’influence du mouvement diurne de la Terre, Comptes-rendus de l’Académie des sciences, 1837, t. 5,
p. 660-668 (séance du 13 novembre 1837).
50. Bret Easton Ellis, dans les Lois de l’attraction (1987), décrit le même phénomène.
51. Nathalie Heinich, L’Élite artiste – Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard
/ NRF, 2005, p. 83.

RÉSUMÉS
Cet article se propose d’étudier la question du nom du protagoniste masculin principal de Manette
Salomon d’abord sous l’angle de la vraisemblance, à la recherche des effets de vérité, en repérant
quels éléments biographiques réels de membres de la famille existante Coriolis d’Espinouse ont
pu alimenter la construction du personnage. Sous l’angle de la signifiance, en s’intéressant aux
effets de fiction, quatre hypothèses sont ensuite passées en revue : le thème de la pourriture et de
la dégénérescence ; le passage par métathèse de « coloriste » à « Coriolis » ; le général romain
Coriolan, auquel Shakespeare a consacré une tragédie ; et le contenu même des travaux de
Gustave-Gaspard Coriolis en mécanique, autour des notions de travail, de résistance, de
trajectoire et de mouvement relatif.

This article explores the question of the main male character’s name in ‘Manette Salomon’,
investigating first its effects of plausibility and truth, by identifying which biographical data

Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
Hypothèses pour une onomastique du Coriolis de Manette Salomon   14

from the existing family Coriolis d’Espinouse may have inspired the construction of the
character. From the angle of significance, focusing on the effects of fiction, four hypotheses are
then suggested: decay and degeneration; the passage by metathesis from “colorist” to “Coriolis”;
the Roman general Coriolanus, to whom Shakespeare dedicated a tragedy; and the very content
of Gustave-Gaspard Coriolis’ work in mechanics, based on the notions of work, resistance,
trajectory and relative movement.

INDEX
Mots-clés : artiste, couleur, mécanique, personnage, Shakespeare (William)
Keywords : artist, character, colour, mechanics, Shakespeare (William)

AUTEUR
PHILIPPE ZAWIEJA
CNRS

Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021
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