L'objet didactique - Diploma Camondo

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L'objet didactique - Diploma Camondo
L’objet
didactique

1         2021
L'objet didactique - Diploma Camondo
L'objet didactique - Diploma Camondo
Je tiens à remercier
sincérement Aurelien Fouillet pour son suivi,
ainsi que tous mes proches pour m’avoir sou-
tenu durant l’écriture de ce mémoire.
L'objet didactique - Diploma Camondo
p5
Avant-propos

               p8
               introduction

                              p12
                              l’objet porteur &
                              vecteur de
                              données

4
L'objet didactique - Diploma Camondo
p24
    L’objet &
    la société

                 p32
                 L’objet
                 discriminant,
                 l’objet militant:
                 l’objet politique
                                     p49
                                     Conclusion

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L'objet didactique - Diploma Camondo
AV
AV
ANT
ANT
PRO
PRO
POS
POS
7
8
Dans un monde en crise où la seule issue semble être la décroissance
ou à minima l’acroissance, comment justifier notre utilité ?
Nous professionnels en devenir d’un domaine dont l’essence même
est la conception d’objets ou d’architectures, nous devons dès au-
jourd’hui réfléchir à l’avenir de notre profession.

Une première étape serait de nous rendre conscient de la place que
nous occupons dans la société. Ultime maillon d’une société de pro-
duction et de consommation, nous servons à justifier la consomma-
tion en offrant perpétuellement des nouvelles formes, désirs, pro-
duits. La plus value1, concept si cher à Marx est devenu notre objet
d’étude.

La question qui se pose alors est la compatibilité entre notre métier
et ce constat.
Pouvons-nous une fois cette prise de conscience réalisée continuer
de produire des objets. Paradoxalement, bien que globalement le de-
sign contemporain ne pense plus les objets de manière politique, la
production contemporaine l’est profondément, miroir d’une société
ultra-capitaliste qui se refuse à se penser en tant que telle.

       1 Les objets peuvent avoir une valeur associée, représentant le temps et
       la force de travail déployée pour leur conception : c’est la valeur d’usage.
       Cependant lorsque un bien est commercialisé dans un système capitaliste
       son prix, la valeur d’échange, est supérieure à sa valeur d’usage. Cet écart
       est baptisé plus-value. Actuellement cet écart a tendance à être justifié par
9      le travail du designer.
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IN
IN
TRO
TRO
DUC
DUC
TION
TION
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12
Les objets ne sont pas anodins. Une myriade d’informations est conte-
nue au sein de ces derniers et nous sont transmises à chaque fois
que nous les pratiquons et ce de manière relativement inconsciente.
Typologies, usages, passé historique (mémoire collective), messages
sociaux transitent entre usagers et objets, faisant de ces derniers de
puissants vecteurs d’informations. En incarnant ces idées et concepts,
l’objet devient un liant, rendant tangible des normes sociales immaté-
rielles. C’est donc à travers leur maniement physique, que les objets
font surgir un monde abstrait dans un monde concret1. C’est ce qui
en fait des outils uniques et extrêmement puissants.

Ce mémoire s’attellera à comprendre quel est le rôle des objets dans
notre société, comprendre la grammaire didactique de ces derniers,
afin de porter un regard lucide et clair sur ce qu’est la production des
objets et ce qu’elle mobilise en nous de conscient ou non.

En préambule, il s’agit de définir la notion même d’objet. Une défi-
nition qui me touche particulièrement, relayée par Bernard Stiegler2,
est la définition thermodynamique.
Selon la thermodynamique, l’énergie de l’univers tend inexorablement
vers une dissipation “chaotique” et irréversible. C’est le principe d’en-
tropie. Or sur Terre, un miracle thermodynamique a lieu: la vie. Les
organismes vivants luttent constamment contre l’entropie afin d’as-
surer des constantes nécessaires à leur développement (l’homéosta-
sie). Ce faisant, ils parviennent à la réduire voir l’arrêter. Et dans ce
règne du vivant, un animal se distingue : l’être humain.
Les hominidés sont parvenus à s’extirper du processus de sélection
naturelle en créant des “organes” externes : les objets.
Si le vivant parvient à limiter l’entropie, notre fabrication d’objet va
au contraire l’accentuer, qu’il s’agisse d’un silex taillé où d’une chaise
produite industriellement. Notre production a un impact.
Ce concept d’entropie a également été utilisé dans les sciences so-
ciales, amenant au concept d’entropie sociale. Car les objets et la

       1 Augustin Berque a développé cette idée dans écoumène (p32) en se
       basant sur le gegend de heidegger, le litige entre l’espace physique et une
       réalité virtuelle, un espace mental.

       2 Bernard Stiegler : Etat d’urgence, géopolitique, Médias, Gilets Jaunes,
13     vidéo, disponible sur YouTube
technique vont permettre également une augmentation de la qualité
de vie en diminuant l’emprise de facteurs naturels tels que les condi-
tions climatiques, la dépendance au sol, etc. C’est le clivage culture/
nature : les objets produisant de la néguentropie sociale contre la na-
ture sauvage. La généralisation de l’accès aux objets et à la technique
vont diminuer l’entropie sociale en diminuant l’écart de “qualité de
vie” entre les membres d’une même société.

Un impact thermodynamique, un impact écologique, un impact social
et enfin un impact sur notre psychisme. Car la multiplication d’or-
ganes et d’extensions de nous même ne peut mener qu’à une modi-
fication profonde de notre “être”.
Les objets se posent ainsi en Pharmakon1, à la fois remède et poison
de l’humanité.
Nous mourrons à petit feu d’une production compulsive et irraison-
née d’objets. Notre environnement se dégrade, de nombreux indi-
cateurs sont au rouge et pourtant nous continuons. Face aux objets,
les sociétés occidentales semblent être addictes, pareilles à un toxi-
comane, elles se lancent corps et âme pour se procurer leur dose de
nouveaux produits et ainsi, d’alimenter la machine économique, tête
non pensante et irrationnelle. Ce rapport aux objets se manifeste à
toutes les échelles, de la société à l’individu. De nouvelles patholo-
gies apparaissent comme la syllogomanie (accumulation compulsive),
l’oniomanie (achat compulsif), la dépendance au smartphone, etc.

A la croisée de la société et de l’individu, l’objet occupe une place très
particulière. Avec l’avènement de la dernière forme du capitalisme,
l’ultra libéralisme, les liens entre société, objet et usagers se sont res-
serrés, rendant nettement plus compliqué un regard réflexif sur ces
relations. Pourtant, les rapport entre les humains et leurs fabrications
sont bien plus complexes et anciens que ceux affichés dans une so-
ciété de production. Les objets émergent dans un contexte particulier
et forment à leur tour l’environnement nécessaire à l’avènement d’un
nouveau contexte.

       1 Concept philosophique ré-introduit en grande partie par Derrida puis
       par Stiegler pour décrire des systèmes ambivalents dans nos sociétés
14     actuelles.
ERGONOMIE
      Projet personnel,
     L’objet didactique
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11                2020
1
L’objet
L’objet
porteur &
porteur &
vecteur
vecteur
de données
de données
16
1
Différents types
de données
Une des meilleures manières de se rendre compte que les objets
renferment des informations complexes et diverses est d’aborder dif-
férents exemples.
La Hache, un outil millénaire a été conçu au néolithique.
Il s’agissait alors de pierres taillées en triangle montées sur un
manche. L’objet était optimal pour le degré de technique de l’époque,
cependant dès l’invention de la métallurgie, cette forme aurait pu (dû)
changer afin de remplir d’une meilleure manière sa fonction (entamer
le bois et faire levier pour séparer les fibres du bois). Pourtant cette
forme est restée la même jusqu’à aujourd’hui. Un designer (Heik-
ki Kärnä) a récemment redessiné une hache en partant de ce prin-
cipe. L’objet ainsi créé, bien que possédant certaines caractéristiques
d’une hache traditionnelle, n’inspire pas l’usage qui lui est pourtant
attribué. Il n’appartient plus réellement à cette typologie et n’évoque
plus, dans notre inconscient collectif, les caractéristiques de ce que
doit être une hache. On pourrait citer comme autre exemple celui de
la brouette chinoise. Lorsque les européens sont arrivés en Chine
pour y installer des comptoirs marchands, ils ont découvert une autre
version de nos traditionnelles brouette. En Europe, cet objet permet
de réduire de moitié le poids de la charge. La roue et les bras du

       1 Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Volume 4: Physics
       and Physical Technology, Part 2, Mechanical Engineering», 1965 (the
17     wheelbarrow)
porteur se partagent ainsi équitablement le fardeau. Avec la version
chinoise la roue est bien plus grande et est encastrée dans le plateau
ce qui entraine un point de gravité situé au même niveau que le point
d’équilibre des charges. Autrement dit, la brouette porte l’ensemble
du poids et la personne qui la manie a juste à l’orienter. Ce dispositif
était tellement efficace qu’il ouvrait le champ à de nouveaux usages.
Il pouvait ainsi servir également de moyen de transport sur des plus
ou moins grandes distances1 et être modifié afin d’intégrer d’autres
forces motrices comme une voile ou un animal. Observée et décrite
par les européens dès la fin du XVIIIe siècle2, cette variante n’a jamais
été adoptée et a même été supplantée par son homologue euro-
péenne avec la mondialisation et l’hégémonie culturelle occidentale.
Le performatif a été mis en défaut par notre inconscient historique.

Intuitivement, on pourrait imaginer un darwinisme appliqué aux ob-
jets3 avec l’émergence de nouveaux «caractères» qui viendrait sup-
planter des anciennes typologies via une sorte de sélection naturelle
reposant sur divers critères.
Or, le choix d’un objet face à un autre semble irrationnel et non lié à
sa performance, cette
préférence doit s’expliquer par une information intrinsèque autre que
performative, ergonomique ou encore purement formelle.
Ce phénomène est baptisé dépendance au sentier.
Une fois que les inventions sont engagées dans un chemin, se mettent
en place des résistances au sein de la société empêchant de sortir de

       1 Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Volume 4: Physics
       and Physical Technology, Part 2, Mechanical Engineering», 1965 (the
       wheelbarrow)

       2 Andreas Everardus van Braam s’extasiant dans un de ses textes sur cet
       objet en 1797, rapporté dans Joseph Needham, «Science and Civilisation
       in China, Volume 4: Physics and Physical Technology, Part 2, Mechanical
       Engineering», 1965 (the wheelbarrow)

       3 Gilbert Simondon, Entretien sur la mécanologie, 1968, vidéo, fond d’ar-
       chive Jean Le Moyne (MG 30 D 358, vol. 5, dossier 16) de la Bibliothèque
18     et archives Nationale du Québec, disponible sur YouTube
SILEX
      Projet personnel,
     L’objet didactique
15                2020
cette famille de typologie. Le poids du passé impacte fortement notre
relation au monde présent ainsi qu’au futur1.

Une autre expérience pourrait consister à apposer une anse sur un
objet n’en nécessitant pas et la main se porterait d’elle-même sur
cette dernière malgré son incongruité. L’être humain, caractérisé
entre autres par ses mains au cinq doigts aux pouces opposables,
a conçu l’immense majorité de ses objets comme une empreinte en
négatif de son corps. Le manche d’un couteau, une chaise, une poi-
gnée de porte, le goulot d’une bouteille, un robinet, un instrument de
musique, etc, décrivent nos caractéristiques physiques comme le fait
la gangue d’argile abritant un fossile. Dès notre enfance, entre instinct
et apprentissage nous pratiquons des objets. Ils participent à notre
rapport au corps.

Mais si nous avons ici parlé d’ergonomie et de performance, les infor-
mations contenues dans les objets couvrent des champs beaucoup
plus larges.
On assiste en effet à un design genré et ce depuis la plus tendre en-
fance. Formes et couleurs vont définir la destination de chaque objet.
Rose pour les filles, bleu pour les garçon, formes organique pour le
sexe féminin et forme géométrique pour le sexe masculin.
Ces informations sont le reflet de certains préceptes dans notre so-
ciété qui associent certains caractères à un genre particulier. Les ob-
jets sont donc également porteurs d’un message politique et social.
Comment un concept immatériel comme une norme sociale va in-
vestir la coquille physique que forme l’objet ? Quelle est cette mys-
térieuse grammaire qui véhicule concepts et informations à travers
cette incarnation matérielle que sont les objets ?

       1 Palier Bruno, « Path dependence (Dépendance au chemin emprunté) »,
       dans : éd., Dictionnaire des politiques publiques. 3e édition actualisée et
       augmentée. Paris, Presses de Sciences Po, « Références », 2010, p. 411-
20     419
2
Mode de
transmission
L’efficacité du mode de transmission d’une idée à travers un objet ré-
side dans l’incarnation physique de quelque chose d’abstrait. C’est un
phénomène de somatisation du monde dans un corps.

C’est à travers deux principaux ressorts, la forme et l’usage, que des
mécanismes de transmission vont opérer.
Ainsi, formes, matériaux et couleurs vont définir un code, un lexique qui
assemblés permettent de véhiculer des idées: une symbolique.
L’usage va quant à lui définir un rapport au corps et à l’espace à travers
différentes expériences sensitives: l’expérience.

Les objets sont étudiés pour leur fonction de médiateurs dans les sciences
cognitives afin d’élaborer de nouveaux systèmes pédagogiques1. Dans
la scolarité et ce depuis l’enfance, le matériel scolaire va venir distiller
de nombreuses informations et comportements et ce, sans même que
nous en ayons conscience. Les feuilles à carreaux nous invitent à struc-
turer la page et donc notre pensée. Leur en-tête nous susurre qu’il y a
une hiérarchie dans les mots qui viendront s’y apposer et que la date,
l’auteur et le sujet définissent la pertinence du texte qui les suit.
Le stylo rouge, apanage du professeur, marquera sa position hiérar-

       1 Eliane Rothier-Bautzer, Revue française de la pédagogie, Le rôle des
21     objets dans le cadrage de l’activité pédagogique, 1998, p 82
chique par rapport aux élèves et la supériorité de ses mots carmins sur
le texte bleu pétrole.
L’alarme ou la cloche marquera la division du temps, entre travail et loisir.
Conditionnant l’enfant dès son plus jeune âge à l’obéissance vis-à-vis
d’une voix supérieure quasi divine marquant des règles non question-
nables.

L’objet ne véhicule pas seulement des normes sociales, un passé commun
inconscient, mais également un statut. Il peut s’agir d’un statut social
pour son détenteur. Ainsi la propriété d’un objet plutôt qu’un autre va
nous renseigner du rang de cette personne dans la société. On assiste
donc, dans l’intérieur bourgeois, à un design marqueur de vertus, ré-
vélateur du goût de ses propriétaires, de leur culture ainsi que de leur
patrimoine financier. C’est l’aspect ostentatoire des objets qui sera alors
recherché en premier lieu lors de leur acquisition. L’objet devient alors
un totem, une icône à travers lequel va être véhiculée l’appartenance à
une catégorie sociale.
De nombreuses icônes du design contemporain peuvent parfaitement
illustrer ce propos dont l’emblématique presse-citron de Philippe Starck,
connu pour son inefficacité.

L’aspect pratique des objets ne concerne pas la très haute bourgeoisie.
L’efficacité, la praticité et l’utilité ne sont pas les premiers critères à
l’achat. Lorsque le ménage, le rangement, la cuisine et les autres acti-
vités ménagères sont déléguées, s’établit alors d’autres critères pour la
constitution de son environnement domestique.
Paradoxalement, les objets remplissant les intérieurs bourgeois sont
plus prompts à nous émouvoir par leur qualité esthétique, leur maté-
riaux et le travail qui a été accompli lors de leur fabrication, alors que le
lien tissé avec leur propriétaire s’avère moins intense que dans d’autre
classe sociale1.

Dans le luxe, la valeur et l’utilité d’un objet deviennent inversement
proportionnels. La fourchette en argent n’est pas plus utile que celle
en inox, elle s’avère même être moins résistante à l’usure et au temps
que son homologue. Même lorsque le luxe se pare d’une fonctionnalité

        1 Chollet Mona, Chez Soi: une odyssée de l’espace domestique, édition
22      Zones, 2015
comme justification à son statut, l’aspect utilitaire relève plus d’un pré-
texte alimentant un story-telling, qu’à une véritable volonté de répondre
à une problématique technique. Une montre à la précision ridiculement
élevée, conçue avec des matériaux issus de l’industrie de pointe et ré-
sistant à des conditions physiques auxquelles seule une poignée d’êtres
humains peut être confrontée, prétexte son prix par ces fonctionnalités.
Pourtant ces produits de luxe relèvent en vérité d’une déformation du
principe même “d’utilité” poussé à une extrémité qui en devient l’an-
tithèse. Bien que jamais exploités dans leur plein potentiel ces objets
dégagent un sous texte clair: Je peux en tant qu’individu me procurer
des technologies normalement réservées aux fleurons industriels.

La satisfaction associée au coût élevé est assimilée à de la beauté.

Autour de cette question du luxe intervient la hiérarchisation des ma-
tériaux. Les métaux et les pierres ont ainsi été classés sur une échelle
analogue à celle constituant les couches sociales en allant jusqu’à en
récupérer les qualificatifs. Des métaux nobles aux matériaux pauvres
comme le plastique. Ainsi, l’utilisation indifférenciée des roches pour
former des outils s’est progressivement transformée en une ségrégation
entre l’utilitaire et l’ornemental1. Dans le cas des pierres, les méca-
nismes cognitifs impliqués dans ce glissement peuvent tout simplement
s’expliquer par les caractéristiques propres à chaque roche: une géo-
métrie, une transparence, une dureté ou un éclat. Cela signifie donc la
définition d’une esthétique basée sur ces critères. Ainsi à une époque
un consensus à eu lieu sur la valeur des matériaux bruts basés sur leurs
propriétés physiques, leur rareté, les rituels et le folklore qui leurs étaient
associés, etc. A cette valeur symbolique initiale s’ajoute le temps de
transformation et la qualité du travail effectué. L’objet terminé est alors
prêt à être employé mais il n’est pas encore porteur d’un marqueur de
pouvoir. Et pour intégrer ce statut, une condition est nécessaire. Il s’agit
de la notion de propriété. Car sans cette dernière, la projection d’un
objet sur un humain ne peut pas avoir lieu.

On peut donc déduire que l’objet vecteur de statut social a émergé

        1 Même si on trouve des objets anciens alliant matériaux ornementaux
        et techniques, cette séparation est beaucoup moins systématisée qu’au-
23      jourd’hui.
lorsque les sociétés humaines sont passées du nomadisme au semi
nomadisme et à la sédentarité, transitant par une phase de propriété
collective et donc de qualification d’un objet sur un groupe d’individus1.
Ainsi, cette proto définition de valeurs des matériaux à pu s’affiner avec
le temps. Orientée par des pouvoirs successifs, cette définition a dû
être dans un premier temps très subjective, variant d’un individu à un
autre ou d’une communauté à une autre. Cependant au fil du temps,
les précédents historiques ont permis la définition consensuelle d’une
échelle de valeur suffisamment stable pour avoir pu se perpétuer jusqu’à
aujourd’hui.

Mais les objets transmettent également un statut d’usage. C’est ef-
fectivement, le mobilier, les objets présents dans une pièce, qui vont
qualifier cette dernière, et ce bien plus efficacement que l’architecture
en elle-même. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que le nom même des
pièces d’un appartement vont directement se référer au mobilier qu’on
y trouve. Un bureau, une salle de bain, une cuisine, etc.

En anglais, c’est également le statut de certains individus qui est carac-
térisé par une pièce de mobilier. The Chairman qui peut se traduire par
“président” et qui littéralement signifie l’homme de chaise, va définir la
notion de pouvoir à travers cet objet. L’assise a longtemps été associée
au pouvoir politique à travers la figure du trône. Dans ce cas, c’est donc
la symbolique acquise au fil de l’Histoire qui sert de vecteur de trans-
mission. On peut également citer l’ensemble des objets marqueurs d’un
métier comme le marteau du juge, les plaques de policiers, la mallette de
l’homme d’affaire, etc. Au-delà du statut financier, c’est donc également
le statut hiérarchique qui peut être incarné.

Outre le rapport à un statut social associé à un métier ou une certaine
hiérarchie, les objets ont à travers l’Histoire souvent servi de marqueur
religieux. En incarnant des notions immatérielles, les objets permettent
le passage du monde abstrait de la pensée vers le monde physique de
nos corps.
La majorité des religions vont d’ailleurs exploiter les objets comme un
lien entre le divin et le croyant. L’objet est alors réceptacle et vecteur

       1 Beyneix Alain, [Aux origines de la guerre : actes de violence et mas-
       sacres dans le néolithique européen], Revue des Études Anciennes, 2001,
24     p341
du dogme, ainsi que chargé de la symbolique qu’il incarne. Dans le
catholicisme et l’orthodoxie, l’apogé du culte va être l’eucharistie, la
coupe utilisée lors de la messe devient l’espace d’un instant le Graal
conservant le sang du Christ. Ce principe est la transsubstantiation soit
la transformation littérale du vin en sang du Christ et donc le sacrement
de son contenant. La coupe devient l’espace d’un instant un objet divin,
les croyants voyant en elle l’incarnation du divin.
Il y a quelque chose de mystique dans l’acte créateur. Faire apparaître
un objet presque ex nihilo peut facilement être interprété de manière
spirituelle.
Des ordres monacaux artisans ont vu le jour dans diverses religions, que
ce soit en Asie ou en Europe. On peut notamment citer l’ordre bénédictin
qui intègre l’artisanat dans les tâches de ses moines1.
Dans le shintoïsme, l’objet peut être investi d’un esprit : un Kami. les
temples shinto possèdent toujours un objet, baptisé le shintai2, dans
lequel la divinité votive est censée s’incarner. Ainsi les objets, chez les
shintoïstes, peuvent être perçus comme des divinités ou à minima comme
des individus. S’instaure alors un rapport tout particulier avec l’objet.

Les reliques religieuses ou mythiques servent également à légitimer un
pouvoir accordé par le divin. Excalibur, l’épée légendaire permet le sa-
crement du Roi Arthur par les dieux. L’épée de Kusanagi, l’un des trois
trésors nationaux du Japon justifie le statut semi divin de l’empereur
et de sa lignée.

Sans écriture, la transmission des rites et cultes peut se cristalliser dans
les objets. Si les objets peuvent varier d’un groupe humain à un autre.
Les objets et notamment religieux présentent de nombreuses similitudes
entre les différents groupes humains à travers toute la planète. Ainsi,
un vocabulaire de l’objet initial et commun semble avoir émergé spon-
tanément partout à la surface du globe1. Leroi-Gourhan définit l’objet
spirituel et les rites qui l’accompagnent comme “l’aptitude à traduire
par des symboles la réalité matérielle du monde environnant”2. Cette

       1 Claude Jean-Nesmy, Saint Benoît : et la vie monastique, Paris, Seuil, coll.
       « Point Sagesses », 2001

       2 Karen Ann Smyers, The Fox and the Jewel: Shared and Private Meanings
       in Contemporary Japanese Inari Worship, Honolulu, University of Hawaii
25     Press, 1999
traduction initiale semble être très similaire entre les différentes socié-
tés tribales et ce, sans qu’il n’y ait de lien entre elles. Des motifs gravés
sur des pierres, des os ou directement sur la peau sont récurrents. De
l’abstrait au figuratif, ces formes dessinent les contours d’un premier
vocabulaire symbolique/forme relativement commun qui a évolué au
sein de chaque société pour lui devenir unique.

On trouve dans des vestiges du paléolithique, comme à la grotte de
pekárna en Tchéquie, des objets dont l’usage rituel fait consensus. Un
lien, qualifié par Leroi-Gourhan de couplage, uni des objets aux gravures
rupestres ou à des objets également retrouvés dans celle-ci.
Cependant l’imaginaire que nous avons développé autour de la préhis-
toire et des sociétés tribales contemporaines a poussé les archéologues
à projeter, par simple analogie, un usage religieux sur des objets de
fouilles. Il n’existe pourtant aucune preuve dans l’extrême majorité des
cas de la destination des objets trouvés. C’est donc notre imaginaire
contemporain qui est ici mobilisé3. Au-delà de la projection entre société
paléolithique et société tribale, ce diagnostic repose sur notre propre
rapport au mystique. L’objet préhistorique peut facilement provoquer
un romantisme induisant en erreur tant “les experts” que les néophytes.
Les stigmates du temps affichés sur ces objets laissent libre cours à nos
fantasmes et changent aisément l’objet utilitaire en relique de culte. Les
objets servent d’accroche à notre imaginaire.

Des disciplines médicales utilisent d’ailleurs ce canal entre les objets
et les patients afin de réconcilier une personne avec son corps, son
environnement ou encore son psychisme. L’ergothérapie axe toute son
action sur un réapprentissage de l’utilisation des objets ou quand cela
n’est pas possible l’usage de nouveaux objets du quotidien pour les
personnes confronté à un handicap. Toute une thérapie vis à vis des
malades d’alzheimer consiste également à faire pratiquer et appréhender
aux patients des objets qui servent alors de support pour recouvrir des
bribes de souvenirs, d’usages et d’informations.

        1 Schuster Carl & Carpenter Edmund, Patterns that connect, Social sym-
        bolism in ancient & tribal art, Harry N. Abrams publishers, New-York, 1996

        2 Leroi-Gourhan André, Les religions de la Préhistoire, PUF, 1983

26      3 Leroi-Gourhan André, Les religions de la Préhistoire, PUF, 1983
2
L’objet
L’objet
&
&
la société
la société

27
28
1
L’objet reflet de
la la société
dans laquelle il
émerge
“Observez attentivement une cuillère et vous en saurez assez sur la so-
ciété qui l’a conçue pour visualiser le type de ville qu’elle construirait1.”

Les objets ne sont pas issus d’une immaculée conception, ils sont le
fruit de la société dans laquelle ils ont émergé.
Ce sont des compagnons incestieux de nos sociétés humaines. Bien que
issus de ces dernières, ils participent à leur évolutions permettant d’en-
gendrer des nouvelles formes sociétales. Qui de l’objet ou de la société
a précédé l’autre? C’est face à cette question aux allures de tautologie
que nous voyons le lien étroit qui existe entre ces deux éléments.
Si nous prenons l’exemple de nos sociétés capitalistes, ce qui rend
tangible ce modèle de société c’est cette surproduction d’objets dans
laquelle nous nous noyons. C’est cette dernière qui nous rappelle
constamment dans quel monde nous vivons et donne à ce système
des allures immuables.
La symbolique, la trajectoire évolutive d’un objet diverge d’une société
à une autre. Ainsi, si nous revenons à l’exemple de la hache, cet objet

29      1 Deyan Sudjic, Le langage des objets, Pyramid, 2012, p 46
a toujours été perçu comme utilitaire dans nos sociétés occidentales.
L’imaginaire développé autour de cet objet est cantonné au débit de
bois et potentiellement au détournement martial de cet objet. Cepen-
dant dans les cultures amérindiennes, la hache est synonyme de paix
ou de guerre. C’est un objet éminemment politique, thermomètre des
relations entre les différents groupes tribaux.
Un même objet, un océan entre deux groupes humains et une perception
aux antipodes. L’objet n’est pas un langage universel.

“Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit
son milieu naturel et culturel. l’objet et donc la fourniture d’objet et de
services varient d’une civilisation à l’autre1.”

De nombreux objets sont endémiques de certaines régions du globe et
donc de certaines sociétés. Les rituels alimentaires font partie des actes
sociaux variant le plus d’une zone géographique à une autre et se sont
accompagnés d’une production d’objets qui leur est propre. Ainsi en
Asie, en Inde, en Europe ou en Afrique, le design culinaire est l’un des
marqueurs les plus prégnants des différences culturelles.
A travers les objets dédiés à l’alimentation, c’est un rapport au corps, à
l’hygiène, à l’aliment et à la convivialité qui est véhiculé.
Ne pas toucher directement sa nourriture, c’est partir du présupposé
que le corps est sale. C’est également établir une frontière entre l’ali-
ment et la personne qui s’en nourrit. Le format d’un plat et l’existence
ou non de récipient intermédiaire entre ce dernier et la bouche, tels
que les assiettes, entraîne des relations différentes entre les individus
partageant un même repas. Le fait de se nourrir au sol ou sur une table
montre également des rapports à l’espace domestique différent.
Ainsi l’émergence de ces diverses typologies d’objets dans les sociétés
a permis le renforcement de valeurs ne s’arrêtant pas au strict domaine
culinaire. Mais également au vivre ensemble et à sa perception de l’en-
vironnement et des rapports sociaux. Dès le plus jeune âge, l’enfant en
devenant autonome, va apprendre à se servir de ces ustensiles et va
donc absorber les codes sociaux qu’ils induisent et incarnent.
Un exemple très intéressant à étudier est celui des jouets. C’est l’une
des rares typologies d’objets qui pense la symbolique et l’ensemble
immatériel qu’elle transmet. En reproduisant un monde d’adulte arché-

30     1 Ivan Illich, la convivialité, éditions du seuil, points, 1973, p27
typal, ils constituent dans leur grande majorité un piège idéologique
pour les enfants. Roland Barthes exprime très bien ce phénomène dans
Mythologies.

“Devant cet univers d’objets fidèles et compliqués [que sont les jouets],
l’enfant ne peut se constituer qu’en propriétaire, en usager, jamais en
créateur ; il n’invente pas le monde, il l’utilise : on lui prépare des gestes
sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit
propriétaire pantouflard1”.

Les jouets créent dans la cour de récréation un microcosme social dans
lequel ils occupent le rôle de marqueur social.
Ainsi la possession de certains jouets convoités va permettre l’accession
à un certain “statut” social reproduisant les rapports de hiérarchie et de
domination présents dans la société.
Le jouet peut également avoir un rôle intégrateur créant des commu-
nautés liées par la propriété d’un même objet.
Mais surtout le jouet va transmettre des valeurs sociales réduites à leur
essence. Cette réduction à des archétypes va permettre la transmission
de messages très clairs à l’efficacité redoutable. L’exemple de la poupée
est à la fois le plus connu et le plus parlant. Clairement conçus pour
apprendre au petite fille leur rôle de futur mère, ces jouets poussent le
vice jusqu’à reproduire des éléments physiologiques. Certains modèles
sont donc capables de mouiller leur langes créant un “travail” inutile
simulacre d’un travail domestique. Comment reconnaître le travail do-
mestique comme un travail si on a passé une partie de sa jeunesse à
le mimer.
Les objets s’inscrivent donc dans un contexte, une société.

31      1 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1957
2
Notre société,
ses dérives
Les objets ont donc un rôle crucial dans la définition du cadre, des règles
et valeurs définies par la société. Cependant, une des particularités du
système actuel est son rapport à la croissance. L’ensemble de l’économie
repose sur une croissance infinie. Or pour maintenir cet objectif, nous
devons constamment produire de la richesse et donc produire des objets.

“A la production s’oppose la consommation non pas comme un mode
d’absorption passif des objets mais comme un mode actif de relations
sur lequel se fonde tout notre système culturel1”
Jean Baudrillard

Pour permettre d’écouler cette production continue, il a donc fallu chan-
ger les modalités de consommation.
Ainsi, ce sont de nouveaux imaginaires qui ont été répandus, accom-
pagnés d’une ribambelle de mots creux. Le XXe siècle sera ainsi bercé
dans l’idéal du progrès. Un progrès se matérialisant dans une attitude
matérialiste. Puis, avec le passage au deuxième millénaire, cet horizon
s’étant un peu essoufflé vint un nouveau mot : l’innovation. En se subs-
tituant à l’imaginaire incarné par le terme “progrès”, le nouveau mythe
contemporain de l’innovation se réduit à l’idée de produire pour produire.
En dévoyant un mot à la connotation positive, la pseudo nouveauté
devient un but en soi, la question sociale est alors éludée.

       1 Aubert Jean. Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard,
       1968. In: L’Homme et la société, N. 11, 1969. Freudo-marxisme et sociolo-
32     gie de l’aliénation. pp. 229-230.
Dans l’imaginaire commun, la création d’un bien/d’un objet vient satisfaire
un besoin. Cette vision simpliste, portée par le capitalisme, donne ainsi
une réponse qui tue dans l’œuf toute réflexion un peu plus poussée.
Car les questions les plus pertinentes se situent au-delà de cette porte
close : Qu’est-ce qui crée des nouveaux besoins, Pourquoi ces nouveaux
besoins émergent-ils et surtout, sont-ils de véritables besoins?
Ces questions sont de redoutables ennemis de la société de marché
qui n’admet pas la complexité.
L’achat, la production, doivent être instinctifs, décérébrés et faisant appel
à des pulsions savamment entretenues par un ensemble de dispositifs.
L’objet n’est plus une finalité en soi mais le maillon d’une chaîne de
consommation. L’iphone 10 ne sera pas le téléphone d’une vie,
chéri et transmis à une autre génération, mais un passage transitoire
vers une longue succession de versions tendant vers le rêve proposé
d’une version future, fictive et parfaite. Le prototype est devenu un objet
commercialisable.

“Toute personne cultivée devrait avoir honte d’une telle abondance ma-
térielle. Car d’un côté, la facilité de production conduit à un sens affaibli
de la responsabilité, et de l’autre, l’abondance mène à la superficialité1.”

Cependant, tout objet tend à se parer d’une utilité et ce, même dans
l’objet prétendument inutile. La révolution industrielle aura entraîné la
prise de conscience d’une nouvelle forme d’aliénation de l’homme. Marx
définit les causes de cette dernière comme étant issu du système capi-
taliste et de son mode de production. Ce discours va être légèrement
dévoyé par des penseurs tels que Jacques Ellul, voyant dans les objets
et notamment les objets techniques un caractère aliénant intrinsèque2.
Il préfère ainsi désigner le confort plutôt que le Capital comme origine
de nos maux. Cette idée mêlée à une morale religieuse prônant l’as-
cétisme, va être reprise dans les milieux conservateurs par des auteurs
comme Michel Onfray.
 L’utilité de l’objet serait devenue si prégnante que nous serions dépassés
par cette dernière, rendus esclave d’un outil auquel nous ne sommes

        1 Deyan Sudjic citant le Werkstätte dans Le langage des objets, Pyramid,
        2012, p136

33      2 Jacques Ellul, le bluff technologique, éditions pluriel, 1988
devenus que trop dépendants.
Cette question est en réalité la question d’un confort offert par une
technologie dont nous devenons tributaire. Un confort qui peut se payer
par un lourd tribut, en créant des cercles vicieux : Pour augmenter notre
degré de confort nous travaillons, et ce, dans des conditions qui nuisent
à notre confort immédiat.

L’exemple le plus commun de ce type de phénomène est celui de la
voiture. La voiture est une condition à l’emploi dans certains secteurs
ou situations géographiques. On assiste donc à des situations où on
achète une voiture pour pouvoir travailler, travail qui servira à payer son
véhicule.
Ainsi, lorsque une société repose sur une technologie mais que l’accès
à cette dernière est conditionné, l’objet technique cristallise toute l’am-
bivalence de ce type de système, entre désir et rancune. La pierre à feu
pouvait poser la même question en un temps, puis les outils agricoles,
le moteur à vapeur et enfin les outils numériques. Dans nos sociétés
modernes, il est assez facile d’ observer un malaise vis à vis de ces
compagnons du quotidien que constituent les objets techniques..
Un lien a été brisé.
Pour Ivan Illich la cause de cette rupture est le rêve de l’outil autonome,
fausse promesse d’un objet qui travaille à notre place plutôt qu’avec
nous1.

Aujourd’hui la politique et les institutions singent les modes de pro-
duction d’objets capitalistes2. La médecine et l’éducation sont devenus
des biens standardisés. C’est un taylorisme appliqué aux institutions,
segmentant les domaines et rationalisant coût et temps de production.
En capitaines d’industrie, on trouve, des individus fruit de ce système
eux même formés en série, dans des hautes écoles aux allures d’usines
: les technocrates. Peut-être sommes-nous depuis ces dernières dé-
cennies, de plus en plus semblables aux objets eux-mêmes. Le design
s’est étendu de l’objet à la fabrique de l’humain.

       1 Ivan Illich, la convivialité, éditions du seuil, points, 1973, p27

34     2 Ivan Illich, la convivialité, éditions du seuil, points, 1973, p45
3
L’objet
L’objet
discriminant,
discriminant,
l’objet militant
l’objet militant,
l’objet
l’objet
politique
politique
35
36
1
La politique
dans la fabrique
des objets
Ces dernières années, suite à l’augmentation de tensions sociales au
sein de notre pays, les images de violences lors de manifestations ont
été massivement relayées à travers l’ensemble des médias. S’opposaient
alors CRS et manifestants, les uns couverts d’une épaisse armure in-
tégrale et lourdement armés, tandis que les autres, le plus souvent en
K-way noir, munis pour certain de bâtons et de pavés trouvés sur place.
L’analyse par le prisme du design révèle immédiatement l’asymétrie de la
violence entre ces deux groupes. Pourtant le pavé, une arme de peu, une
arme malgré elle, a longtemps cristallisé l’image de la violence. A défaut
d’avoir été pensés de manière politique, les objets vont être manipulés
par le monde politique afin d’en faire des étendards, des symboles.

Les mallettes de Sarkozy, la rolex, le karcher, le coffre-fort de Benalla,
le costume de Fillon, les gillets jaunes, etc, tous ces objets ont résumé
des affaires politiques à eux seuls. Ces emblèmes véhiculent alors un
imaginaire fort et des émotions instinctives. Faire appel aux objets dans
la rhétorique politique permet de mobiliser l’auditoire tout en évitant une
paraphrase, pouvant être périlleuse dans le discours public. Cependant
cette irruption du design dans la parole politique reste anecdotique et
dans un but de communication aux frontières de la manipulation.

Cette figure de style permettant d’agréger des imaginaires multiples à
travers une simple évocation, l’objet et sa capacité évocatrice, ne peut
37
Pavé
          2.75kg
           Granit
     portée max:
           ~10m
34
LBD 40
          2.15kg
           Métal,
       plastique
     portée max:
          ~200m
35
que plaire dans un système électoraliste.
Le design, les objets, sont un angle d’analyse politique et sociétal ex-
trêmement pertinent. Pourtant, il n’est absolument pas abordé dans le
débat public.

Dans 1984 de Georges Orwell, le régime politique impose son idéo-
logie en restreignant le langage. En diminuant le champ lexical de ses
concitoyens, le gouvernement mis en scène cherche ainsi à restreindre
la pensée. C’est une idée forte qui a grandement participé au succès de
ce livre. Elle a été notamment explorée par Wittgenstein qui la résumera
dans cet énoncé :
“Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde1”

Cependant on a tendance à oublier que le champ du design est égale-
ment concerné dans 1984. En effet, dans cette dystopie, à l’image du
vocabulaire, la production d’objet a été réduite à un minimum défini par
le régime totalitaire. C’est l’achat d’un carnet, objet interdit, qui sera à
l’origine de l’émancipation intellectuelle du personnage principal, Wins-
ton. S’en suivra l’acquisition de bibelots, meubles, qui marqueront son
émancipation vis-à-vis du système politique.
Les objets nous permettent de nous créer un monde, de nous définir à
travers des totems. Contrôler la production des objets, c’est potentiel-
lement définir des frontières à notre psychisme.
Certains régimes autoritaires, comme l’URSS, l’Italie fasciste ou encore
la Corée du Nord, se sont attelés à un contrôle de la production des
objets, pour façonner un citoyen idéal. Généralement incarné dans une
obéissance totale à son régime politique.
Si on soutient l’hypothèse spinoziste, le libre arbitre n’existe pas et
chaque action est définie par une stratification d’influences : un détermi-
nisme. L’environnement auquel nous sommes confronté ,dont les objets
qui nous entourent, fait partie de ces facteurs influents. On comprend
ici l’enjeu que le design peut représenter dans les régimes totalitaires.
Ce type de système de politique s’accompagne généralement d’une
volonté de contrôle du champ culturel avec l’émergence d’un style ar-
tistique coopté par le pouvoir.
Avec l’arrivée au pouvoir de Staline, la liberté artistique prônée par
Lénine va vite être étouffée au profit d’une architecture et d’une pro-

40     1 Wittgenstein Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard nrf, 1921
duction contrainte d’objet, standardisée et réduite à un aspect utilitaire,
ne laissant aucune place à l’ornement ou à une liberté formelle. Ce
faisant, c’est une véritable réduction des points d’accroche à la rêverie,
à l’appropriation et à la diversité que va opérer le régime stalinien, en
adéquation parfaite avec ses préceptes. Le rêve stalinien doit être unique
et partagé par tous ses concitoyens : la propriété étant conceptuellement
réservée à l’État, elle ne doit pas être encouragée à l’échelle individuelle.
Ainsi la diversité n’a pas lieu d’être dans un pays de monopole culturel.

Si ces mécanismes de contrôle de la production par une idéologie au
pouvoir sont particulièrement visibles dans les régimes totalitaires, à
travers leur volonté de faire sécession avec d’autres modèles sociétaux,
nous pouvons légitimement nous demander si de tels mécanismes ont
lieu dans notre société.

Dans une moindre mesure, l’État français revendique le design comme
un outil de soft power, en promouvant “un art de vivre à la française”
qui favorise une certaine vision du luxe propice à nos grands groupes
nationaux tels que LVMH ou Kering.

41
2
L’objet
discriminant
incarnation de
normes sociales
viciées
Si l’on s’intéresse au design contemporain à travers un prisme féministe,
marxiste, antiraciste, etc, on s’aperçoit que le design est à l’image de
notre société.
De nombreux objets véhiculent et constituent un imaginaire de stéréo-
types de genre.
Ils peuvent former ainsi un ensemble stigmatisant, révélateur de ten-
sions internes à la société. Un objet n’est pas anodin, il est le reflet de
la société dans laquelle il a été conçu.

Ainsi dans notre monde où la société occidentale s’est progressivement
imposée en modèle sur toute la planète, des cultures, des genres, et
des ethnies, etc se retrouvent stigmatisées.
Etant un homme cisgenre en bonne santé physique, hétérosexuel, non
racisé, droitier, en un mot l’archetype de la personne autour de laquelle
notre société a été pensée. Je n’ose imaginer ce que doit être la prise
de conscience d’un individu stigmatisé, se rendant compte que toute
42
une partie de la production d’objets n’a pas été conçue pour lui.
Que ce soit à travers des pansements couleur «peau caucasienne», les
montres pensées pour les droitiers, les jouets genrés, etc les personnes
stigmatisées sont confrontées à des objets excluants.
Il est intéressant d’ailleurs de se rendre compte à quel point ces discri-
minations sont devenues un état de fait profondément ancré, empêchant
même la personne stigmatisée de s’apercevoir qu’elle est victime d’un
système de production.

C’est ce même type de mécanismes qui va engendrer un impératif à la
consommation chez les femmes. Pour se perpétuer le système sociétal
dans lequel nous vivons a besoin de faire converger ses propres besoins
avec ceux des personnes qu’il exploite1. Ainsi, s’est instauré entre les
genres une inégalité par la consommation. Une pléiade d’objets destinés
aux femmes, ont vu le jour, devenant une injonction à tendre vers une
vision de la Femme socialement définie. On ne naît pas femme mais on
doit consommer pour tendre à l’être. L’acquisition, l’utilisation d’objets
vont définir le degré d’appartenance à son genre, ainsi que la précarité
de ce statut. C’est un des moyens pour le système patriarcal d’asseoir
une domination sur Ies femmes en leur volant un temps et des moyens
alors que les hommes ne sont pas soumis aux même contraintes. Des
études menées par un collectif de sociologue montre parfaitement cette
asymétrie de l’investissement des objets domestiques entre les genres2.
Bien que l’objet en tant que tel ne soit pas foncièrement misogyne, il
va induire des comportements qui le sont et renforcer un système pa-
triarcal, en développant pour celui ci des points d’accroche dans le réel.
Écarts salariaux et injonction à la consommation vont participer à la
précarisation des femmes.

Une esthétique de classe existe également, participant à un cloisonne-
ment culturel entre les différentes strates de la société. L’environnement
d’objets que se créer une personne permet une identification immédiate
par ses pairs.
Dans ce cas, les valeurs d’un objet et l’historique qu’il transmet ne
peuvent être déchiffrés que par des personnes ayant hérité de la grille

       1 Deyan Sudjic, Le langage des objets, Pyramid, 2012, p12

       2 Anne Lambert, Pascale Dietrich, Catherine Bonvalet, Le monde privé des
43     femmes, INED, 2018
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