École Nationale des Ponts et Chaussées 2019 2020 - Educnet
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École Nationale des Ponts et Chaussées 2019 - 2020 La compensation écologique : un achat d’indulgences ? dans le cadre du Séminaire de département Ville-Environnement-Transport Olivia Bacquié - Juliette Blais - Claire Lefebvre - Pol Le Gurun - Marie Puistienne Juin 2020
Table des matières Introduction 2 1 Contexte de l’instauration de la compensation écologique 3 2 Théorie : qu’est-ce que la compensation écologique ? 5 2.1 Principe de la compensation et mesure "ERC" . . . . . . . . . . . . . . . . 5 2.2 La compensation : un mécanisme difficile à évaluer . . . . . . . . . . . . . 6 2.3 Le risque de la déconnexion spatio-temporelle . . . . . . . . . . . . . . . . 7 3 Mise en application de la compensation écologique 8 3.1 Un exemple de compensation : la plantation de forêts . . . . . . . . . . . . 8 3.2 L’impossibilité de tout compenser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 3.3 Conservation ou restauration ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 4 Dérive possible : la privatisation de la nature 14 Conclusion 16 1
Introduction Aujourd’hui, les impacts écologiques du changement climatique liés aux activités hu- maines ne sont plus questionnables. Les scientifiques du GIEC tirent la sonnette d’alarme, et appellent les gouvernements à mettre en place des solutions durables fiables. Une idée émise pour cette transition est celle de la compensation écologique : si un projet dégrade l’environnement à un endroit donné, pourquoi ne pas le reconstruire, le restaurer, à un autre endroit ? Ou plus simplement, si un projet pollue, pourquoi ne pas récupérer cette pollution en mettant en oeuvre des mesures compensatoires ? Cette idée de compensation n’est pas nouvelle en réalité, et s’inscrit dans un contexte plus large avec la mesure Éviter Réduire Compenser. Elle en est ainsi un troisième pilier, et non pas l’élément central. Sur ces constats théoriques, des problèmes et contraintes demeurent sur l’application pratique. Les mesures de vérification sont rares, les outils peu fournis. La compensation est-elle uti- lisée à tord et à travers, au détriment de l’évitement et la réduction ? La compensation est-elle ainsi utilisée tel un droit à détruire ? 2
1 Contexte de l’instauration de la compensation écolo- gique Avant tout, il semble important d’expliciter le contexte qui précédait à l’instauration de la compensation écologique. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, la biodiversité en Europe occidentale connaissait, globalement, un déclin alarmant. Ceci était le résultat de l’intensification des usages du sol dans les secteurs de l’agriculture, de l’urbanisation, du tourisme, etc. Bien des rapports, comme celui l’Agence européenne de l’environnement publié en 2010 [1], attestent aujourd’hui de cette diminution brutale de biodiversité au cours de la période qui suit la Seconde Guerre Mondiale, mais à cette époque les considéra- tions écologiques n’étaient pas si courantes. Entre 1982 et 2010, les surfaces artificialisées ont augmenté de plus de 40 % en France, et représenteraient en 2020 plus de 10% du ter- ritoire national [2]. Notons à cet égard que le terme "biodiversité" n’a fait son apparition que dans les années 1980 1 . Ainsi, au cours de ces années les opérations d’aménagement pullulaient sans qu’il ne soit obligatoire d’évaluer leurs conséquences environnementales. On remarque justement sur le graphique ci-dessous, qu’entre 1970 et 1990 il y a une dimi- nution de près de 40% des populations mondiales de vertébrés, soit une diminution deux fois plus importante qu’entre 1990 et 2012. Figure 1 – Global living planet index 1970-2012, Rapport Planète Vivante 2016, WWF 1. Le terme « diversité biologique » est inventé par Thomas Lovejoy, biologiste américain, qui l’a utilisé dans deux publications en 1980. Par la suite, l’expression est contractée en « biodiversité » par Walter Rosen en 1986. 3
Ce n’est qu’en 1976, avec la naissance progressive d’une conscience écologique, d’abord scientifique, puis politique et juridique, qu’apparaît pour la première fois en France une loi relative à la protection de la nature [3]. Cette loi comporte 43 articles, divisés en six chapitres, qui donnent un cadre juridique pour la protection des espèces animales et végétales et des milieux. En la citant, est déclaré « d’intéret général » : « La protection des espaces naturels et des paysages, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent ». Cette loi contient en substance le principe de la compensation écologique. Par cette me- sure, tous les projets d’aménagement sont soumis à des études d’impacts qui comprennent au minimum une analyse de l’état initial du site et de son environnement et l’étude des modifications que le projet y engendrerait ainsi que les mesures pour les supprimer, les réduire et les compenser si possible. Cette loi, d’abord jugée trop restrictive pour être appliquée, a connu plusieurs modifications et a donné naissance à ce qu’on appelle au- jourd’hui la mesure ERC (Éviter-Réduire-Compenser), dont le principe sera énoncé en deuxième partie. Ainsi, par cette loi du 10 juillet 1976, l’État français cherche mettre un frein à la chute brutale de biodiversité causée par l’usage des sols. Il impose, par des mesures juridiques, l’évaluation, l’évitement, la diminution et la compensation des impacts environnementaux de tous les projets ou travaux d’aménagements, et met fin à l’impunité dans laquelle ces opérations se tenaient. 4
2 Théorie : qu’est-ce que la compensation écologique ? 2.1 Principe de la compensation et mesure "ERC" C’est dans le contexte précédemment décrit qu’est née l’idée de la compensation éco- logique. Son principe s’énonce de la façon suivante : « Si, en dépit d’une évaluation négative des implications pour la biodiversité et en l’absence de solutions alternatives, un plan ou projet devait, malgré tout, être réalisé pour des raisons impérieuses ou allant outre l’intérêt public, les autorités publiques devraient prendre toutes les mesures compensatoires néces- saires pour veiller à ce qu’aucune perte nette de biodiversité ne survienne lors de la mise en œuvre ou de l’exécution du plan ou projet. » [4] Ainsi, par cette loi, l’ensemble des dommages inévitables causés à l’environnement et à la biodiversité doivent être compensés par la préservation, l’amélioration ou la res- tauration des écosystèmes dégradés. Cette opération doit se faire de manière à ce que la mesure de compensation recrée, dans sa structure et dans ses fonctions, un écosystème au moins similaire à celui dégradé. En d’autres termes, elle permet d’éviter une perte nette de biodiversité. Toutefois, cette mesure ne se restreint pas seulement à la protec- tion de la biodiversité, elle s’étend à l’ensemble des impacts environnementaux. Aussi, le Ministère de la Transition écologique et solidaire souligne que la séquence ERC “ dépasse la seule prise en compte de la biodiversité, pour englober l’ensemble des thématiques de l’environnement (air, bruit, eau, sol, santé des populations. . . )” [5]. En effet, la compensation écologique s’inscrit dans la mesure plus large d’ERC (Eviter- Réduire-Compenser) ; et insistons d’ors et déjà sur la légitimité scientifique et politique de son principe. Sa mise en application peut être, comme nous le verrons dans la suite, protéiforme, mais son fondement découle toujours des engagements pris auprès de la Convention sur la diversité biologique de 1992 et de la Stratégie européenne pour la biodiversité de 2011. Par conséquent, cette mesure bénéficie d’une réflexion politique et scientifique menée en amont. Figure 2 – Mesures compensatoires pour la biodiversité : comment améliorer les dossiers environnementaux et la gouvernance ? , INRAE 5
La séquence ERC s’apparente, dans la théorie, à un trièdre dont il est crucial de dis- tinguer les faces et de les hiérarchiser. Premièrement, il y a les mesures d’évitement qui visent à prévenir l’impact négatif pressenti par le projet, à choisir parmi les différentes pistes du projet celle qui possède le plus faible impact environnemental. Ensuite, si le dommage ne peut pas être évité, il y a les mesures de réduction, qui visent à atténuer l’ampleur des impacts négatifs d’un projet de sa conception à sa mise en œuvre. Enfin, si et seulement si les deux mesures précédentes n’ont pas permis de réduire à zéro l’im- pact environnemental du projet d’aménagement, les mesures de compensations sont envisagées. Il s’agit donc de bien différencier ces trois mesures et de toujours les citer dans leur ordre hiérarchique et chronologique. En effet, depuis 2012 la confusion entre ces trois me- sures est susceptible d’être sanctionnée par le Conseil d’Etat 2 . A cet égard, l’ordonnance bruxelloise du 1er mars 2012 relative à la conservation de la nature impose que « les mesures compensatoires au sens du § 2, 3°, ne peuvent pas être considérées comme des mesures d’atténuation permettant de garantir l’intégrité du site ». Établir cette distinction, permet de s’arracher à la mauvaise interprétation souvent effectuée de la compensation écologique. En effet, en perturbant la hiérarchie de ces trois mesures, certains croient reconnaître dans la compensation écologique un "droit à dé- truire", qui se retrouverait justifié par n’importe quel prétendu engagement à compenser. Or, comme nous l’avons montré, il s’agit dans la théorie de l’exact opposé. 2.2 La compensation : un mécanisme difficile à évaluer La théorie de la compensation écologique que nous venons de présenter peut certes être pertinente, car repose sur une réflexion politique et scientifique, cependant le problème de l’évaluation des projets de compensation se pose. En effet, afin d’être considéré comme efficace, un tel projet doit répondre à 2 principaux critères [6] : — il doit être additionnel, c’est-à-dire que les effets qu’il vise peuvent lui être attri- bués avec certitude et ne découlent pas de facteurs situationnels — la compensation (en terme d’émission de CO2 ou de polluants, de diversification de la biodiversité, etc...) doit pouvoir être quantifiée et mesurée. Cette mesure doit également pouvoir être vérifiable. Concernant le premier de ces deux critères, il est essentiel de pouvoir le contrôler car il permet de garantir le bien-fondé des projets de compensation. Il n’est pourtant pas rare que des pays et des entreprises parviennent à passer à travers les mailles du filet et fassent passer des projets déjà engagés pour des projets de compensation. Nous pouvons notamment citer l’exemple de la Chine qui construit de nombreuses centrales hydro-électriques comme des projets de compensation écologiques. Pourtant, il est avéré que le développement de cette énergie fait partie de la stratégie du pays. De plus, le fait que les demandes de certifications comme projet compensatoire soient déposées à une date ultérieure à celle de la fin de la construction des centrales prouve bien qu’il ne s’agit pas d’un projet "additionnel" [7]. Il s’agit plutôt d’un projet stratégique que le pays "déguise" afin de s’acquitter de ses devoirs écologiques et de recevoir les subventions associées au 2. Impact au contentieux, voir C.E., 29 novembre 2011, vzw Natuurpunt Limburg, n° 216.548, obs. H. SCHOUKENS, «Milderen en compenseren : géén synoniem», T.O.O., mai 2012 6
Mécanisme pour un Développement Propre (MDP) du Protocole de Kyoto [8]. Comment cela est-il possible ? En fait, le principal problème est que les instances d’évaluation des projets de compensation écologique délègue les évaluations à des entités tierces qui peuvent recevoir des pressions de la part des gouvernements ou de différents lobbies. L’Öko-Institut a notamment analysé 5655 projets qui ont été validés comme projets de compensation, et parmi ces projets seuls 2% satisfaisaient les critères requis (caractère d’additionnalité, et assurance de compensation) [6]. Ensuite, le critère de mesure et de vérifiabilité de la compensation est une probléma- tique épineuse. Effectivement, il n’est pas aisé de choisir quels indicateurs seront pertinents dans cette démarche. De nombreux indices existent, comme l’indice planète vivante utilisé par l’ONU, et l’indice de Shannon. Le premier indice cité, l’indice planète vivante, permet de mesurer l’évolution moyenne de l’abondance de la biodiversité [9]. Cet indice se base sur les informations liées à 22000 populations différentes [10], ce qui peut le rendre difficile à utiliser sur une zone précise. En effet, il est plutôt adapté pour faire une mesure glo- bale, à l’échelle continentale ou mondiale mais pas locale. L’indice de Shannon que nous avons également cité est plébiscité par les experts car il est très scientifique puisqu’il se base sur des mesures d’entropie. Il permet notamment d’évaluer la diversité des espèces dans un milieu. Cependant, il dépend fortement du type de milieu étudié, de la taille de l’échantillon et nécessite de déterminer des valeurs seuils pour mesurer le changement après compensation [11]. Ainsi, bien qu’il existe des indices à valeur technique, la difficulté est qu’il subsiste un réel flou sur les méthodes d’évaluation à utiliser. Sans homogénéité sur les méthodes de mesures et d’évaluation, le risque est que le concept de compensation écologique ne reste un peu creux, qu’il soit un peu "à la carte" selon l’organisme qui mène l’évaluation. 2.3 Le risque de la déconnexion spatio-temporelle L’ADEME a rédigé un document [12] qui tente de définir les points que devraient respecter un projet de compensation écologique pour être réellement efficace. Parmi les éléments qui y figurent, la règle n°4 préconise de Définir une juste combinaison de projets soutenus sur le sol national et de projets soutenus à l’international. Or les projets de com- pensation sont souvent proposés dans des pays en développement (notamment les projets de reforestation), alors même que l’impact écologique est parfois très localisé, par exemple si une action porte atteinte à la biodiversité d’un écosystème précis. De plus, si l’on prend l’exemple de l’aviation civile, l’impact sur l’environnement est immédiat, notamment au niveau climatique avec une émission directe de gaz à effet de serre. Cependant, compenser écologiquement ce genre d’émissions par une captation carbone ne peut se faire que sur des dizaines d’années. On a donc un décalage temporel très important entre les dégâts causés rapidement et leur "réparation" qui n’est effective que beaucoup plus tard. 7
3 Mise en application de la compensation écologique 3.1 Un exemple de compensation : la plantation de forêts Afin d’illustrer les idées développées plus tôt, nous nous proposons de nous pencher sur une technique de compensation écologique très largement utilisée et mise en avant par des entreprises telles que Air France : la plantation d’arbres. Elle consiste à compenser des émissions de carbone par une captation de la même quantité de carbone par des arbres, plantés dans cet unique but. Cependant, cette méthode requiert la prise de nombreuses précautions, et l’analyse de différents facteurs qui permet d’évaluer si oui ou non, la com- pensation par plantation d’arbres est pertinente. Tout d’abord, il faut prêter attention à l’endroit où les arbres sont destinés à être plantés, et plus précisément s’intéresser à ce que la forêt envisagée est destinée à remplacer. En effet, si l’on plante des arbres sur une surface agricole, on augmente bien la capacité de stockage carbone, aussi bien dans les sols, qui sont alors moins saturés, que dans l’espace aérien, largement plus occupés par le végétal. Cependant, si la plantation s’effectue sur une ancienne prairie, rien n’est assuré que l’on y "gagne" en termes de captation et de stockage de carbone. Pour mesurer l’efficacité et la pertinence de la plantation d’une forêt en tant que compensation carbone, il faut donc non pas mesurer simplement la perfor- mance des végétaux plantés, mais comparer ce que la configuration précédente absorbait et stockait avec ce que la nouvelle configuration permettrait de faire à la place. Pour cela, une approche quantitative est essentielle (voir figure 3), et doit nécessairement être effectuée au préalable. Figure 3 – Contenus approximatifs en carbone par hectare de différents types d’écosys- tèmes, GIEC 2001 Sur ce graphique réalisé par le groupe du GIEC en 2001, nous pouvons remarquer que le carbone est principalement contenu et stocké dans les sols. Il en résulte donc que la plantation d’une forêt n’est favorable que si elle remplace des terres agricoles, mais pour une prairie, avec les incertitudes importantes sur ses estimations, soit le résultat est de très peu favorable, soit nul, voir même dans certaines situations défavorables. 8
Puis, un projet de compensation écologique doit être conçu et étudié sur le long terme, et donc son efficacité et sa pertinence doivent être mesurées et anticipées sur plusieurs dizaines d’années. En effet, pour ce qui est de la plantation d’arbres, il est important de prendre en compte le fait que la capacité d’absorption de carbone d’une forêt varie au cours de son cycle de vie. S’il est vrai qu’une forêt mature (environ âgée d’un demi-siècle) est réellement un puits de carbone pendant une cinquantaine d’année, elle commence ensuite à "vieillir" et relâche autant de CO2 qu’elle n’en absorbe. Cela s’explique par le fait que les micro-organismes se multiplient en se nourrissant de la matière organique des arbres morts qui se décomposent, et à leur tour ces organismes émettent du CO2, environ la même quantité que celle que les jeunes arbres absorbent pour leur croissance. Ainsi, il est important d’estimer si dans ce contexte, il est pertinent ou non de planter une forêt si elle menace de devenir un lieu d’émissions importantes de CO2, et donc de perdre son rôle initial de puits carbone. Vient ensuite la question de la prise en compte de l’albédo dans la conception d’un projet de compensation par plantation d’arbres. Ce phénomène désigne la capacité d’une surface à réfléchir les rayonnements qu’il reçoit, et on calcule sa valeur en faisant le rapport de l’énergie réfléchie sur l’énergie incidente. Ainsi, une albédo moyenne élevée signifie qu’une grande quantité d’énergie solaire est directement renvoyée dans l’espace donc le réchauffement de la surface de la Terre est moindre. Jean-Marc Jancovici estime que "“1% d’albédo en plus sur la moyenne terrestre, cela engendre une baisse de la température moyenne de l’air au niveau du sol de 0,75 °C environ, et réciproquement : 1% d’albédo en moins et la température moyenne monte de 0,75 °C environ.". Or, en moyenne les surfaces agricoles présentent une albédo de 25%, alors que pour une forêt elle est d’environ 10%. Donc, planter des arbres là où il n’y en avait pas implique une absorption d’énergie plus grande par la surface terrestre. Nous pouvons alors nous poser la question suivante : faut-il favoriser l’absorption de C02 tout en acceptant de réchauffer la surface de la Terre, ou faut-il préférer une plus grande réflexion de la lumière et acceptant une captation moindre de carbone ? Une étude publiée dans la revue scientifique Nature a tenté d’estimer l’effet du remplacement de surfaces agricoles par des forêts, avec pour exemple la plantation de conifères. Le graphique ci dessous en montre schématiquement le résultat. Figure 4 – Effet net du remplacement de cultures par des forêts de conifères en équivalent émissions de carbone à l’hectare, textitNature, 2000 Les zones en blanc constituent les endroits où l’on considère que l’on a pas changé de configuration. Des valeurs positives signifient que l’effet du reboisement a pour effet global 9
de "refroidir" le climat, donc que le stockage de carbone l’emporte sur la diminution de la réflexion. Enfin, un territoire présentant une valeur négative constitue un endroit où remplacer des terres agricoles par une forêt de conifères "réchauffe" globalement le climat. On voit donc que majoritairement le bilan est positif mais dans certains cas ce n’est pas le cas donc il est essentiel de faire attention à cette question de l’albédo avant de réaliser un projet de compensation par plantation de forêts. Enfin, un facteur à prendre en compte dans les études faites sur les projets de com- pensation est le réchauffement climatique, qui s’accompagne d’événements extrêmes. Les climatologues prévoient notamment plus d’épisodes de sécheresse. Or plus de sécheresses implique une mortalité plus grande des arbres, donc nécessairement plus de carbone re- lâché. Ainsi, les puits de carbone que sont les forêts pourraient devenir des sources de carbone au même titre que l’activité humaine. En considérant un scénario de "business as usual" sur la période 2000-2100, soit un doublement des émissions carbone sur le siècle, le Hadley Centre a étudié 5 les propriétés de stockage carbone de la végétation et des sols. Figure 5 – Simulation de la variation du contenu carbone des sols et de la végétation, textitHadley Centre, 2001 Si l’on en croit cette simulation, aux alentours de 2050 les sols pourraient passer de puits à sources, et la végétation aérienne suivrait la même tendance un peu plus tard. Il faut donc penser à cela pour évaluer la pertinence d’un projet de compensation écologique par plantation d’arbres. On propose de supposer, pour illustrer la difficulté de la problématique, que l’on sou- haite compenser l’ensemble du carbone que l’on émet par un captage/stockage dans les végétaux. On se base sur l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Cela correspond, d’après les scientifiques du GIEC [13], à atteindre la neutralité carbone d’ici 2040 si l’on veut se donner toutes les chances d’atteindre l’objectif fixé. D’après Jean- Marc Jancovici [14], un hectare de forêt en croissance absorbe environ 2 tonnes de CO2 par an. Or si l’on imagine que de 2020 à 2040 on réussit à stabiliser nos émissions de CO2 à 40 milliards de tonnes de CO2 et que l’on veut tout absorber, cela nous amène à devoir planter 20 milliards d’hectares de forêt en croissance pour tout absorber, alors même que les terres émergées ne représentent que 15 milliards d’hectares. Ce calcul est certes un peu 10
grossier et suppose que l’on utilise qu’un seul moyen de compensation, mais il donne tout de même une idée des limites des mécanismes de compensation dans leur réelle efficacité. 3.2 L’impossibilité de tout compenser Bien que la théorie de la compensation écologique puisse être séduisante, sa mise en application peut se révéler plus compliqué. Effectivement, il y a des dégradations qui sont irréversibles ou qui impliquent trop de systèmes différents pour être réparées correctement. Nous pouvons parler d’un phénomène dont la compensation est un sujet très délicat : l’eutrophisation. Pour commencer, nous allons expliquer en quoi l’eutrophisation peut être un phé- nomène engendré par l’activité humaine, et en quoi il est quasiment impossible de le compenser dans ce cas. Selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), l’eutrophisation de l’eau se définit comme : « L’enrichissement des eaux en matières nutritives qui entraîne une série de changements symptomatiques, tels que l’accroissement de la production d’algues et de macrophytes, la dégradation de la qualité de l’eau et autres changements symptomatiques considérés comme indésirables et néfastes aux divers usages de l’eau. » L’eutrophisation est originellement un phénomène naturel, qui s’étale sur plusieurs siècles voir plusieurs millénaires et qui a lieu dans des milieux aquatiques, et plus particulièrement dans les milieux où l’eau se renouvelle peu (dans les lacs profonds par exemple). Cela consiste en l’accumulation de plusieurs nutriments, notamment le phosphore et l’azote, ce qui a pour conséquence une prolifération des algues dans le milieu [15]. Cependant, Figure 6 – Comparaison des phénomène d’eutrophisation et de dystrophisation, textit- Ministère de l’Environnement, 2005 11
l’eutrophisation peut être accélérée par les activités humaines, on appelle cela la dystro- phisation. C’est notamment la pollution des eaux par les nitrates et les phosphates qui est responsable de la dystrophisation. Les nitrates se retrouvent souvent dans les engrais, consommés par les plantes et qui se retrouvent par la suite dans les milieux aquatiques, et les phosphates font généralement partie de la composition des différents détergents [16]. Les actions de déforestation peuvent également favoriser l’eutrophisation car les arbres permettent de retenir le ruissellement des phosphores dans les milieux aquatiques. Enfin, les pluies acides peuvent également favoriser l’eutrophisation d’un milieu aquatique. Les démonstrations les plus impressionnantes de dégradation de l’environnement par eutro- phisation sont sans aucun doute les marées vertes, qui ne sont pas un phénomène rare, notamment en Bretagne. Cela a bien évidemment de nombreux impacts sur la biodiver- sité aquatique qui se trouve diminuée car étouffée par les algues. La qualité de l’eau en tant que ressource naturelle est également dégradée, d’où des impacts sur les populations environnantes. Figure 7 – Marée verte ayant envahi la plage du Bon Abri à Hillion (Côtes d’Armor), textitROMI/REA, 2019 Comment compenser ce phénomène néfaste pour l’environnement ? La solution ap- paraît comme très complexe car il n’est pas aisé d’identifier ce qu’il faut compenser en premier : les pluies acides favorisant l’eutrophisation ? Le phénomène d’eutrophisation en lui-même ? Ou bien la dégradation de la biodiversité ? Ensuite, une fois que l’on envi- sage la compensation, cela ne paraît pas être la bonne solution conceptuellement parlant. Effectivement, bien que généralement l’objectif soit de faire un effort de compensation proche du lieu dégradé, cela ne semble pas suffire dans le cas de l’eutrophisation. Lors- qu’une plage est dévastée par une marée verte due à l’eutrophisation, cela ne paraît pas être une bonne réponse que de proposer une compensation au problème car il faut ré- gler le problème et éliminer les algues. De plus, l’eau est une ressource qui s’infiltre sur de 12
grandes surfaces, donc une eau dégradée par des phénomènes d’eutrophisation et d’acidité va parcourir différents milieux (terrestres et aquatiques) qu’elle va dégrader à leur tour. Donc tout effort de compensation réalisé sera, à un moment ou à un autre, rendu caduque par la progression de la dégradation des milieux car le problème originel n’a pas été réglé. Nous pouvons également ajouter que dans le cas où l’éco-système entier du milieu ayant subi l’eutrophisation a été attaqué, il est extrêmement compliqué de compenser cela. La proposition classique est de créer une parcelle, non loin du milieu originel, permettant d’accueillir l’éco-système détruit. Mais lorsqu’on propose ce type de solution, il faut se poser les bonnes questions : pourquoi l’éco-système concerné ne s’est pas développé sur la parcelle choisie de façon naturelle ? La réponse est généralement que le milieu ne lui est pas adapté. Le risque est alors d’introduire une biodiversité sur une parcelle qui ne lui est pas adaptée. Dans le "meilleur" des cas, l’éco-système ne survivra pas à ce change- ment de conditions de vie. Mais cela peut avoir des conséquences bien plus grave, comme la prolifération incontrôlée d’une espèce, détruisant l’éco-système original. De nombreux exemples d’espèces invasives existent, nous pouvons citer le cerisier tardif, introduit vo- lontairement en Europe aux XVII e siècle et qui envahit de nombreuses forêts, gênant les arbres présents à l’origine. Ainsi, certaines dégradations de l’environnement paraissent très compliquées à com- penser. Tout d’abord car les compensations possibles risquent d’être au mieux inutiles, au pire d’aggraver la situation environnementale. De plus, dans certains cas, comme ce- lui de l’eutrophisation, il paraît plus "juste" de faire en sorte d’éliminer le problème à l’étape "Évitement" de la doctrine ERC, car on ne peut pas laisser un milieu détruit par la prolifération des algues tout en compensant cette dégradation d’une autre manière. 3.3 Conservation ou restauration ? Il est important de faire la différence entre des actions de conservation et des plans de restauration. En effet, conserver consiste à faire en sorte de ne pas dégrader davantage, alors que restaurer c’est retrouver l’état (d’un milieu naturel par exemple) d’avant les dégâts ou impacts causés par un projet. Ainsi, si la restauration constitue réellement un projet de compensation, il n’en est pas de même pour la conservation, qui d’un point de vue écologique, donc scientifique et chiffrable, n’apporte aucune plus value dans l’immédiat. Il s’agit alors simplement d’une question d’image, qui montre qu’en parallèle d’un impact négatif quelconque sur l’environnement, des choses sont faites pour ne pas le dégrader plus à un autre endroit. Il est dans ce cas là impossible de dire si l’on est bien dans un cadre d’équivalence écologique ou non, car on ne sait pas ce que la conservation a précisément permis d’éviter comme effets néfastes de l’homme, et donc on ne peut pas affirmer si le projet compense ou non les impacts résiduels de l’action initiale à compenser. 13
4 Dérive possible : la privatisation de la nature Enfin, un autre problème de la théorie de la compensation écologique est l’idée qu’il s’agisse en fait d’une "privatisation" de la nature. Cette formule forte signifie qu’il est souvent plus facile et plus intéressant économiquement pour les entreprises et pays pol- lueurs de payer pour compenser leurs émissions plutôt que de remettre en question leurs modèles de production et de consommation. Tout d’abord, si on fait l’hypothèse qu’il est possible de "tarifer" l’environnement afin d’évaluer les pertes qu’il subit et de quelle manière on peut les compenser, des questions méthodologiques se posent. Classiquement, afin d’évaluer la valeur d’un bien, on réalise des enquêtes en interrogeant les individus susceptibles de souffrir de la perte de ce bien sur leur propension à payer afin de le conserver. De cette manière on pourrait tarifer un bois, une rivière, une espèce, etc... Cependant, cela est fait d’un point de vue très anthropocentré : on n’évalue les milieux que par ce qu’ils peuvent apporter à l’homme et c’est là que le biais méthodologique est un problème. En effet, il faudrait être en mesure de donner aux biens environnementaux une valeur "d’existence" [17]. Ce serait une valeur intrinsèque, propre au milieu indépendemment des bénéfices et désavantages qu’il peut apporter à l’espèce humaine. Cette valeur est très difficile à estimer, même en séparant le milieu entre plusieurs sous-systèmes. La tendance est à la sous-estimation des services rendus par un système global environnemental, notamment par l’oubli de la prise en compte des synergies entre les différents sous-systèmes. Ainsi, même s’il était pertinent de donner une valeur à l’environnement sur le marché économique, cette valeur serait sous-estimée et donc les compensations effectuées sur cette base serait insuffisantes. Nous allons voir par la suite en quoi la compensation économique de dégâts environnementaux est une aberration conceptuelle. Si l’on s’intéresse à la compensation carbone, on constate que le processus de com- pensation est peu coûteux pour les entreprises. La démarche pour les acteurs pollueurs est d’acheter auprès d’un opérateur spécialisé des "crédits carbones", un crédit carbone correspondant à une tonne de CO2 évitée [18]. D’après Augustin Fragnière, docteur en sciences de l’environnement et philosophe, en 2020 cela coûte en moyenne et à l’interna- tional 3$ aux entreprises pour compenser une tonne de carbone émise [19]. Pourtant, il estime qu’il faudrait facturer la tonne de carbone entre 40$ et 80$ pour que cela pousse réellement à réfléchir aux manières de limiter les émissions. Le gouvernement français a pourtant mis en place un dispositif de taxe carbone, élevée à 56e/t de carbone émise en 2020, avec une prévision d’évolution jusqu’à 100e/t en 2030. Le problème est qu’il existe un marché européen d’échange de quotas d’émission de CO2 pour les secteurs du transport et de l’énergie. Sur ce marché, la tonne de carbone s’échange en moyenne à 6e [20], ce qui est un prix ridiculement bas à payer pour polluer en toute légalité. On en arrive au paradoxe du Grand Prix d’Australie qui cherche à compenser ses émissions, mais tout en continuant à faire la promotion de la voiture et donc in fine de la consommation d’énergies fossiles et la pollution [6], ce qui est fortement critiqué par Augustin Fragnière. De plus, si le maître d’ouvrage du projet ayant des impacts négatifs pour l’environ- nement à compenser n’est pas compétent pour mettre en oeuvre cette compensation, il peut choisir de la déléguer à l’État. Effectivement, il peut verser une certaine somme au Trésor Public, et c’est ensuite l’État qui se chargera de réaliser des projets compensa- toires. Cela concerne notamment les dégradations des zones forestières ou des milieux 14
aquatiques. Le prix à verser est calculé selon un modèle de "forfait" prenant en compte les dégradations subies par l’environnement [21]. Cela est totalement contre-productif, car c’est très aisé pour les entreprises de payer un "droit à polluer" sans réellement faire les efforts nécessaires pour réduire leurs pollutions, ou au moins les compenser. Ainsi, bien qu’il peut être tentant d’appliquer un modèle économique au milieux na- turels afin de proposer des compensation adaptées, cela est non seulement inefficace mais c’est également une erreur du point de vue conceptuelle. En effet, toute "tarification" de la nature ne peut être que sous-estimée, ne permettant pas une compensation économique à la hauteur des dégradations imposées. Et enfin, s’il est possible de compenser ses actions néfastes pour l’environnement par un simple transfert d’argent, les entreprises n’évolue- ront jamais vers des démarches plus propres et respectueuses de l’environnement, ce qui mènerait vers une destruction, certes progressive mais certaine, de l’environnement. 15
Conclusion Partant d’un constat évident de dégradation de la biodiversité, la compensation éco- logique, inscrite plus largement comme pilier de dernier recours dans la mesure Eviter Réduire Compenser, se retrouve aujourd’hui critiquée pour de mauvaises utilisations, la complexité de sa mise en place et les difficultés de mesurer exactement son efficacité. La plus grosse critique est celle concernant le "détournement" de cette mesure comme moné- tisation de l’environnement, nous évitant de remettre en cause nos modes de production et de consommation actuels. Finalement, nous pouvons dire que, faute de mieux, cette mesure compensatoire est né- cessaire, mais doit être considérée comme un véritable outil de transition. Ainsi le défi actuel est non pas de se demander comment bien utiliser cette compensation, mais com- ment ne plus avoir besoin de l’utiliser, les limites physiques terrestres ne permettant pas une compensation infinie. Ce qui découle de cette étude est la réflexion sur l’après, un mode de vie plus durable, et ayant beaucoup moins d’impact sur notre environnement. La compensation s’inscrirait dans cette réflexion comme outil transitoire. 16
Références [1] EUROPEAN ENVIRONMENTAL AGENCY. Assessing biodiversity in europe. EEA Report, 2010. [2] Ministère de la transition écologique et solidaire. La phase d’évitement de la séquence erc. Évaluation environnementale, 2017. [3] République Francaise. Loi n° 76-629 relative à la protection de la nature. Textes législatifs et réglementaires, 10 juillet 1976. [4] Stratégie nationale de la belgique pour la biodiversité. 2006-2016. [5] Ministère de la Transition écologique et solidaire. Éviter, réduire et compenser les impacts sur l’environnement. 16 mai 2019. [6] Pierre Breteau and Gary Dagorn. Le principe de compensation carbone est-il efficace ? Le Monde, 6 mars 2019. [7] Johann Dupuis. La politique climatique suisse contribue-t-elle à réduire les émissions globales de gaz à effet de serre ? la problématique de l’additionnalité des mesures de compensation. Janvier 2012. [8] Pauline Lacour. La chine, grande gagnante du mécanisme pour un développement propre (mdp). Cahier de recherche du Creg, Septembre 2016. [9] Stéphane Deinet. L’indice de la planète vivante (ipv) pour les espèces énumérées dans les annexes de la cms. ZSL Institute of Zoology, 8 octobre 2019. [10] WWF et ZSL. Rapport planète vivante 2018 - synthèse. [11] N. Coïc and J. Grall. Synthèse des méthodes d’évaluation de la qualité du benthos en milieu côtier. LEMAR, Institut Universitaire Européen de la Mer – Université de Bretagne Occidentale, 2006. [12] ADEME. 5 règles de bonne conduite préconisées par l’ademe. La compensation volontaire, 2019. [13] IPCC. Global warming of 1.5°c. Summary for policymakers, 2018. [14] Jean-Marc Jancovici. Ne suffit-il pas de planter des arbres pour compenser les émis- sions ? jancovici.com, 2007. [15] Vivien Lecomte. Eutrophisation des milieux aquatiques. Ecotoxicologie.fr. [16] Ministère de la transition écologique et solidaire. Lutte contre les pollutions de l’eau. 27 janvier 2020. [17] Nathalie Dumax. La réparation économique du préjudice écologique. Revue juridique de l’environnement, 2009. [18] ADEME. La compensation volontaire, démarche et limites. Juin 2012. 17
[19] Mélanie Roosen. Comment les boîtes s’arrangent avec la compensation carbone ? L’ADN, 7 Février 2020. [20] Ministère de l’environnement de l’énergie et de la mer. Le prix du carbone : levier de la transition énergétique. Août 2016. [21] Marthe Lucas. La compensation environnementale, un mécanisme inefficace à amé- liorer. Revue juridique de l’environnement, 2009. 18
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