LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR - Action et Recherche Culturelles
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
CULTURE ET SOCIÉTÉ PROBLÈME CRITIQUE 04 LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR Aujourd’hui, environ 130 milliards de pièces de vêtement sont produites chaque année dans le monde. Mais comment ce secteur industriel, régulièrement entaché par des scandales sociaux Analyse et environnementaux, continue à exister et même à s’étendre comme il est ? Sans donner tous les 2019 éléments de réponse à cette question complexe, cette analyse invite à penser le rôle des différents CÉCILE processus d’occultation à travers lesquels se PIRET déploie la production globalisée de la fast-fash- ion. Pour passer à travers les couches opaques qui séparent les consommateurs des producteurs, il semblerait qu’une arme efficace soit avant tout de nous interroger sur le sentiment d’impuissance qui façonne notre représentation du changement social. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES ASBL
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR 2
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR quent, acheter un vêtement est un geste devenu banal, perçu comme une simple transaction, un échange d’argent contre un bien de consom- mation considéré comme désirable. INTRODUCTION C’est en réalité le dernier acte, indis- pensable, pour conclure un cycle de En quelques décennies à peine, le création de valeur. Des semences mode de production et de consom- génétiquement modifiées de coton mation dans le secteur du textile et à l’envahissement de la pratique de l’habillement a été redéfini par la du « shopping » dans les centres- fast-fashion : produire rapidement villes légitimée par une propagande des vêtements dans de grandes publicitaire omniprésente, tout est quantités, à bas coûts, pour des col- méthodiquement conçu pour que lections destinées à être constam- l’accumulation de la marchandise ment renouvelées. Le prêt-à-por- se transforme en accumulation de ter est devenu le prêt-à-jeter : les profits. Le secteur est, d’ailleurs, en vêtements sont vendus à un prix pleine expansion. La croissance du très abordable et sont conçus pour groupe H&M, un des acteurs ma- une durée de vie très courte. Les jeurs de la fast-fashion, est à cet effets sont bien réels : le consom- égard emblématique. De 613 maga- mateur moyen achète 60% plus sins en 1999, le groupe en compte de vêtements et les garde moitié 4739 en 20172 : moins qu’il y a 15 ans1. Par consé- 1 Chiffres de Mc Kinsey pour la période entre 2000 et 2014. URL : https://www.mckinsey.com/ business-functions/sustainability/our-insights/style-thats-sustainable-a-new-fast-fashion-formula 2 Rapports annuels du groupe H&M (H&M, &Other Stories, Weekday, Cos, CheapMonday, Monki, Arkel, H&M Home), consultables sur leur site internet. URL : https://about.hm.com/en/about-us/cor- porate-governance/annual-report.html UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 3
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR Le monde globalisé de la mode tion et de consommation sont tou- offre une extension particulière- jours localisés) camoufle les forces ment intéressante du fétichisme globales disséminées qui dirigent de la marchandise telle que Marx en fait le processus de production. l’avait analysé3. Selon lui, l’expé- D’autre part, le consommateur est rience immédiate que nous faisons devenu fétiche, parce qu’il est utilisé de la marchandise ne permet pas comme « un masque pour le siège de comprendre les rapports sociaux réel de l’opération, lequel n’est pas qui déterminent la manière dont elle le consommateur, mais bien le pro- est produite. Un vêtement nous est ducteur et les nombreuses forces présenté comme une chose ayant qui constituent la production »5. De naturellement une valeur et non cette manière, le consommateur comme un produit du travail. On a a l’illusion d’être un acteur de sa l’impression que la valeur d’un vê- consommation, alors que ce sont les tement réside « naturellement » producteurs qui définissent l’espace dans son prix, alors qu’elle résulte possible de la consommation. Les d’un rapport de production en rai- marques de vêtement jouent cette son duquel une certaine quanti- carte constamment : leurs symboles té de la force de travail humaine a sont associés à des valeurs indivi- été dépensée et ensuite appro- dualistes positives comme la liberté priée par ceux qui ont acheté cette et l’authenticité, qui augmentent la force de travail. Autrement dit, le possibilité de personnaliser les vê- fétichisme de la marchandise se tements portés, tout en véhiculant caractérise comme un phénomène la culture d’un « capitalisme cool ». d’occultation de l’exploitation de Ces phénomènes d’occultation de la main-d’œuvre. Pour l’anthropo- l’exploitation, de la production et des logue Appadurai, le fétichisme de producteurs sont problématiques la marchandise est non seulement en ce qu’ils masquent l’impact de toujours d’actualité mais a en plus l’industrie sur les travailleurs, sur été amplifié par deux autres proces- les modes de consommation et sur sus : le fétichisme de la production l’environnement6. C’est pourquoi et le fétichisme du consommateur4. cette analyse propose de décon- D’une part, la production elle-même struire ce rapport obscur à l’écono- est devenue fétiche par l’invisibili- mie de la fast-fashion par l’interroga- sation croissante des relations de tion suivante : qu’est-ce qui est (re) production dans le capitalisme produit à travers la fabrication d’un transnational. Le localisme (c’est-à- vêtement ? Pour y répondre, nous dire le fait que les sites de produc- 3 Marx, K., Le capital – Tome I, Editions Sociales, Paris, 1976. 4 Appadurai, A., Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001. 5 Appadurai, op. cit., p. 80 6 Bien que les dimensions environnementales ne soient pas développées dans cette analyse, elles sont assez préoccupantes. La mode est devenue l’une des industries mondiales les plus polluantes : usage intensif des matières premières, usage de substances toxiques pour la santé et pour les terres, émission massive de CO2 pour le transport. 4
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR partons du constat simple que les dénommées dans la littérature « ré- marchandises ne sont pas les seules seaux mondiaux de production » ou choses créées dans le processus de « chaines de valeurs mondiales ». production : à travers la reproduction L’expansion de ces chaînes dans de du rapport social entre capitalistes nombreux secteurs de la production et salariés, ce sont les conditions a été rendue possible par le déve- de vie des travailleurs, la valeur, les loppement récent des technologies inégalités, les résistances, les iden- de la communication et de l’infor- tités sociales… qui sont constam- mation, ainsi que l’amélioration des ment produites et reproduites par infrastructures permettant l’ache- ce processus. Notre expérience en minement plus rapide et fiable des tant que consommateur et citoyen marchandises. Elles se sont égale- est également reproduite par l’acte ment développées par l’existence même de l’achat. Et c’est plus parti- d’accords commerciaux qui facilitent culièrement à partir de celle-ci que et réduisent les coûts des échanges. nous voudrions réfléchir ensemble : L’accord de l’OMC sur le textile et n’y a-t-il pas un lien entre la ma- l’habillement de 1995 a mené à la nière de produire et la perception libéralisation du marché en 2005 de notre capacité d’agir en tant que et à la suppression des restrictions consommateur occidental ? Autre- quantitatives sur les exportations ment dit, les occultations qu’opère des pays à bas coût vers l’Union Eu- le capitalisme contemporain ne ropéenne et les USA. Alors que les produisent-elles pas également chaînes de production des grandes notre sentiment d’impuissance ? entreprises étaient à la base inter- En prendre conscience serait une nalisées (forme de production à première étape vers des actions intégration verticale), elles ont été d’émancipation sociale et de solida- progressivement délocalisées, sont rité avec les travailleurs du secteur. devenues plus flexibles, plus lon- gues et plus dispersées entre dif- férentes régions géographiques, L’INVISIBILISATION de telle sorte qu’elles constituent un changement réel dans l’organi- DE LA PRODUCTION sation économique mondiale. Elles sont organisées selon une parcel- Les réorganisations du capital lisation poussée des segments de dans le secteur du textile, de l’ha- la production, chacun d’entre eux billement et de la chaussure qui impliquant la coordination d’intrants, ont lieu depuis la fin du XXème de force de travail, de transport, de siècle s’inscrivent dans un nouveau distribution, de consommation de modèle de production structuré matières premières7. en des « chaînes d’approvision- nement mondiales », également Au sein de la chaîne existe une 7 GERREFI, G., KORENIEWICZ, M., Commodity chains and global capitalism, Westport, Coon., Praeger, 1994. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 5
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR diversité d’entreprises engagées propre entreprise, sans être toute- dans la réalisation d’un segment de fois liés juridiquement à la première. la production. Dans l’habillement, Celle-ci peut alors se décharger les réseaux de production sont très entièrement des responsabilités denses, de nombreuses petites en- qu’elle devrait avoir en tant qu’em- treprises locales pouvant fournir un ployeur face à ses employés. De seul fabricant. Les entreprises dépo- plus, la sous-traitance en cascade sitaires des grandes marques bien est fortement développée dans ce connues ainsi que la grande distri- secteur. Tout au bout de la chaine bution contrôlent l’ensemble de la d’approvisionnement, on retrouve chaîne et gèrent la commercialisa- une quantité d’ateliers de taille tion finale du produit. Si l’entreprise moyenne, d’usines informelles ou principale peut posséder des filiales de travailleurs à domicile, dépen- dans d’autres pays via des investis- dant aussi d’un cahier de charges sements étrangers, le mécanisme d’une ou de plusieurs entreprises qui s’est largement imposé est ce- donneuses d’ordre devenues « fan- lui de l’externalisation. Au cours tômes ». Les travailleurs de ces de ces deux dernières décennies, sous-traitants indirects ne peuvent l’externalisation est devenue un plus réellement savoir pour qui ils processus tout à fait intégré dans les travaillent, d’où vient le textile qu’ils pratiques des grandes entreprises, reçoivent et où vont les vêtements ouvrant des possibilités exaltantes qu’ils produisent. De cette manière, de réduction des couts8. Elle passe la sous-traitance en cascade in- principalement, même si ce n’est tensifie l’aliénation des travailleurs pas le seul procédé, par la sous-trai- par l’invisibilisation des relations de tance. Le principe est simple : l’en- production, et donc d’exploitation, treprise principale (« donneuse engendrées par ce modèle de pro- d’ordres ») confie la réalisation duction. d’étapes de la production à une ou plusieurs entreprises sous-trai- LES LOGIQUES DE LA tantes (« preneuse d’ordres »). L’au- SPATIALISATION DU tonomie des entreprises preneuses TEXTILE d’ordre est légalement établie alors qu’elles sont en réalité disciplinées par les exigences de la chaine d’ap- Historiquement, les dynamiques provisionnement déterminée par du capitalisme textile sont caracté- les entreprises donneuses d’ordres. risées par des processus réguliers Pour les travailleurs, cela signifie de délocalisation et de relocalisa- que leurs conditions de travail dé- tion, non seulement en raison des pendent bien plus de l’entreprise logiques internes de recherche de donneuse d’ordre qui fixe les coûts profits, mais aussi en raison des et le cahier de charges que de leur changements induits par les forces 8 TSING, A., « Supply Chains and the Human Condition », Rethinking Marxism, 21 :2, pp. 148-176, 2009. 6
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR sociales qui s’opposent à ou régu- avait permis d’obtenir – certes pen- lent les effets néfastes de l’indus- dant un laps de temps très court trie. Les États eux-mêmes ont lar- – une amélioration des conditions gement intégré, voire promu, l’idée d’emploi et une consolidation du d’une mobilité accrue du capital statut salarial par des mécanismes et mettent en place des politiques redistributifs nationaux (cfr. le pacte d’incitation fiscale pour séduire les social en Belgique de 1945). investisseurs, comme l’illustre la Si cette histoire est assez bien prolifération des zones franches9 connue, on est généralement moins depuis les années 1970. au courant du fait que les chaînes Durant le dernier quart du XXème d’approvisionnement de la fast- siècle, nous constatons globalement fashion qui fournissent le marché de la mise en concurrence de pays aux l’Europe Occidentale impliquent au- salaires élevés où s’est construit le jourd’hui des flux de capitaux et de modèle fordiste de l’accumulation main d’œuvre bien plus multidirec- avec des régions géographiques tionnels qu’un déplacement simple où l’accumulation flexible est pos- Nord-Ouest/Sud-Est. En fait, le sec- sible10. Les systèmes de protection teur produit un double mouvement sociale des pays du Nord (Europe dans le capitalisme global : d’un Occidentale et Amérique du Nord) côté il absorbe un grand nombre sont détournés par les entreprises d’entités dans un mouvement de du textile par le déplacement mas- standardisation (implantations com- sif, en quelques décennies seule- merciales, infrastructures, zones ment, des industries vers des pays franches, etc.) ; de l’autre, il utilise, où les salaires sont bas et les pro- accentue ou produit des fragmenta- tections sociales faibles ou inexis- tions entre les États, entre les races, tantes (pays d’Asie principalement)11. entre les travailleurs, entre les riches L’externalisation au sein des chaines et les pauvres, etc. Tout en mainte- d’approvisionnement mondiales a nant des relations transnationales grandement facilité la stratégie pa- inégalitaires et hiérarchiques entre tronale d’évitement des conquêtes les États du Nord et du Sud, les ouvrières. Bien sûr, les conditions chaînes d’approvisionnement créent de travail dans l’industrie textile du de nouvelles relations de subordina- Nord étaient pénibles, les cadences tion et de mise en concurrence gé- de travail rapides, l’exposition à des néralisée des travailleurs. Au moins produits toxiques tout aussi dange- trois autres types de déplacements reuse, mais le mouvement ouvrier spatiaux induits en sont caractéris- 9 Les zones franches sont des territoires géographiques destinés à attirer les investisseurs par la mise en place d’un régime fiscal et réglementaire très avantageux par rapport à l’environnement normal. 10 HARVEY, D., Spaces of Capital : Towards a Critical Geography, Routledge, Edinburgh Université Press, Edinburgh, 2001. 11 Rappelons que 66 000 personnes travaillent dans le secteur du textile et de la confection en Belgique au début des années 1980. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 7
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR tiques et révèlent la dimension ten- Deuxièmement, depuis la fin taculaire de la chaîne de production des années 1990, une partie de la mondiale. confection s’installe aux frontières de l’Union Européenne ou en son Premièrement, il y a des proces- sein. Les entreprises tirent avantage sus très rapides de délocalisations de ce qui est appelé dans le jargon et de sous-traitances entre pays managérial l’approvisionnement de asiatiques émergents. La Chine est proximité (« near-shoring » ou « near actuellement le principal exporta- offshore »). Comme le montre l’il- teur mondial du textile et de l’habil- lustration suivante, la fast-fashion, lement. Cependant, l’industrie textile basée sur une vitesse accrue de chinoise, face à l’augmentation des fabrication, implique une spécialisa- salaires dans le pays, déplace pro- tion territoriale de la chaîne d’appro- gressivement ses procédés de finis- visionnement en fonction du type sage et de confection vers d’autres de produits12. Certains vêtements, pays de la région. Le Bangladesh, dépendant d’une mode saisonnière le Cambodge, l’Inde et le Vietnam très courte par exemple, doivent sont devenus depuis les années 90 être disponibles sur le marché ra- de nouvelles niches de marché pour pidement. À l’opposé, les produits les fournisseurs chinois. Au Bangla- standards peuvent être acheminés desh, on estime qu’il y aurait ainsi par le fret marin depuis l’Asie. 3800 sous-traitants indirects. En Tur- En Europe de l’Est particulièrement, quie, pays également très important la chute du mur de Berlin a ouvert de production textile, les entreprises de nouveaux marchés et de nom- de confections sous-traitent dans breuses industries d’État, dont celles les pays frontaliers, dans les pays du du textile, ont été privatisées. Un Sud Caucase et d’Afrique du Nord. 12 Sheng, L., « Apparel Industry Is Not All About Labor Cost », 2014. URL : https://shenglufashion. com/2014/12/14/apparel-industry-is-not-all-about-labor-cost/ 8
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR nombre croissant de travailleurs de tiques de ce phénomène, reposent ces pays au taux de chômage élevé sur le recours à une main-d’œuvre (certains appartenant à l’Union Euro- immigrée, parfois en situation irré- péenne comme la Roumanie, la Bul- gulière et souvent recrutée sur une garie ou la Croatie, d’autres n’y étant base communautaire. Ces lieux pas comme la Macédoine, la Bosnie fonctionnent comme des « infra-so- Herzégovine, la Georgie, la Molda- ciétés » où le droit du travail n’a au- vie, etc.) se chargent presqu’exclu- cun impact car il n’est simplement sivement d’assembler et de coudre pas mobilisé par les travailleurs par des parties de vêtement importées crainte de voir les ateliers clandes- et pré-coupées. Comme dans les tins fermer15. pays en développement, l’industrie Deux effets communs émergent textile de ces pays a été réduite à de ces logiques de spatialisation. des ateliers de couture intégrés Premièrement, l’atelier de confec- dans les filières d’approvisionne- tion est un facteur fondamental de ment13. déplacement et de circulation de la main d’œuvre immigrée. Là où Troisièmement, il y a le phéno- l’industrie textile s’installe, elle capte mène de « délocalisation sur place » des travailleuses et des travailleurs qui, comme le terme l’indique, « ren- vulnérables, installés de manière voie à la combinaison de conditions précaire dans un pays ou dans une de production qui s’approchent de situation de transit induite par l’exis- celles qu’offrirait la délocalisation tence de conflits armés, d’instabilité dans les pays du Sud et d’une pro- politique ou de dérèglements cli- duction ‘sur place’ répondant aux matiques. Suite à la guerre en Sy- exigences de rapidité de réaction rie, des réfugiés syriens, dont des à la demande : les ouvriers doivent mineurs d’âge, s’étaient notamment être géographiquement proches à retrouvés dans des ateliers clandes- la fois des ‘fabricants’ (les concep- tins en Turquie16. Cela signifie, fon- teurs) et des grossistes qui reçoivent damentalement, qu’il y a toujours de en dépôt les modèles pour tester nouvelles personnes, vulnérables les nouvelles tendances »14. Les cas et corvéables, pour travailler à des du quartier du Sentier à Paris ou de prix fixés très bas. Deuxièmement, la ville de Prato en Italie, pour ne ci- la circulation du capital déplace ter que les lieux les plus embléma- les conditions d’emploi et de tra- 13 Rapport du (CCC) « Salaires de misère. La production de vêtements en Europe de l’Est et en Turquie », Rapport Clean Clothes Campain (CCC), 2014. Le CCC est une large campagne de sensibilisation initiée en 1989 par des organisations syndicales du secteur et des ONG. 14Brun, F., « Usages d’entreprise et inactivation du droit du travail : l’exemple du Sentier », Quatre pages, Centre d’Etudes de l’Emploi, n°49, p.1, janvier/février 2002. 15Ibidem 16«Turquie : le calvaire des réfugiés syriens dans les ateliers Mango ou Zara », L’OBS, octobre 2016. URL : https://www.nouvelobs.com/monde/20161026.OBS0343/turquie-le-calvaire-des-refugies-syriens-dans- les-ateliers-mango-ou-zara.html UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 9
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR vail déplorables dans des espaces – sont précaires, le travail à domicile peu organisés du monde du travail, est courant, les semaines de travail y compris lorsque la production se peuvent monter jusqu’à 60h, les pro- rapproche des marchés occiden- tections sociales sont inexistantes, taux ou lorsqu’elle y est discrète- le harcèlement moral et sexuel sur ment implantée. le lieu de travail est généralisé, le droit du travail n’est pas respecté, TRAVAILLER ET les paies aux quotas de production LUTTER DANS LA sont fréquentes, l’état des bâtiments FAST-FASHION dangereux, etc. Au sein même d’une usine, les travailleuses peuvent être dans une zone grise, certaines tra- Le secteur du textile et de l’habil- vaillant dans la légalité et d’autres lement est à forte intensité de main- sans contrat ni protection. Les dis- d’œuvre. À échelle mondiale, plu- criminations salariales envers les sieurs millions de travailleuses et de minorités ethniques, les travailleurs. travailleurs dépendent de sa chaîne euses migrant.e.s et les réfugié.e.s d’approvisionnement, le chiffre politiques sont systématiques. Se- exact étant difficile à estimer en rai- lon les contextes géographiques, les son de l’importance de l’économie travailleuses ont de multiples stra- informelle17. Les principales concer- tégies pour « faire face » aux condi- nées sont les travailleuses, le sec- tions du secteur : elles laissent leurs teur étant essentiellement féminisé. enfants à la famille restée au village, De plus, la proportion de femmes font systématiquement des heures augmente en descendant dans la supplémentaires, prennent un deu- chaîne d’approvisionnement, dans xième emploi, ont une activité agri- les maillons où les conditions sont cole de subsistance, contractent les plus déplorables. Toutes les des dettes, etc. Le salaire perçu par études le montrent : la fast-fashion, le travail dans le secteur textile est par l’intensification du travail qu’elle tellement faible qu’il fait parfois of- implique, n’a fait qu’empirer les fice de salaire « d’appoint »18. conditions de travail et d’emploi déjà médiocres des travailleuses du tex- Il serait facile et avantageux pour tile : les salaires permettent à peine les grandes marques du secteur de de survivre et ne sont pas toujours l’habillement de considérer ces si- versés, les contrats – lorsqu’il y en a tuations comme étant anormales, le fait de sous-traitants locaux peu 17 En 1996 (information sur des chiffres récents non-trouvée), on estimait que 23,6 millions de travailleurs étaient employés dans le secteur structuré, mais que ce chiffre pouvait être cinq à dix fois plus élevé en tenant compte de l’économie informelle. 18 « Salaires de misère. La production de vêtements eu Europe de l’Est et en Turquie », Rapport Clean Clothes Campain (CCC), 2014 10
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR scrupuleux19, ou des problèmes si- sanglante des travailleuses et des tués en marge des chaînes d’appro- syndicats qui contestent pour amé- visionnement qui échappent à leur liorer les conditions de travail. Bien contrôle. En réalité, les entreprises que les menaces de délocalisations donneuses d’ordre choisissent dé- et la crainte de perdre leur emploi libérément de contrôler certains étouffent les travailleuses, des ac- aspects de la production (le prix, la tions s’organisent régulièrement commercialisation et la logistique) dans les usines. En 2006, au Ban- et de ne pas en contrôler d’autres gladesh, avant l’effondrement du (les relations collectives de travail, Rana Plaza, des dizaines de milliers les pratiques sociales et environ- d’ouvrières se sont mises en grève. nementales des sous-traitants).20 L’association patronale des vête- Les éléments précités, l’opacité de ments du Bangladesh a eu recours la chaine d’approvisionnement, la aux forces de police, qui ont tué sous-traitance en cascade et l’exter- trois ouvriers, on fait des centaines nalisation, les menaces en tout lieu de blessés et en ont mis en prison de délocalisation21, l’utilisation d’une encore plus. Même scénario au main-d’œuvre immigrée et vulné- Cambodge en 2014, où quatre ou- rable sont des facteurs structurels vriers ont trouvé la mort lors d’une et organisés de la production qui grève réprimée par la police. Pour- fabriquent les conditions de pos- tant, la plupart des actions de grève sibilité du traitement inhumain des sont déclenchées pour revendiquer travailleuses. En d’autres termes, les une augmentation des salaires de conditions d’exploitation dans les quelques unités supplémentaires à ateliers clandestins les plus « margi- peine, augmentation qui semble dé- naux » sont en réalité indissociables risoire par rapport aux énormes bé- du cahier des charges fixé en amont néfices engrangés par l’industrie de de la chaîne. l’habillement, mais qui est suffisante pour museler par la violence ou par Il ne faudrait cependant pas voir le chantage à la délocalisation22. les travailleuses du secteur comme Ainsi, l’industrie du textile ne se sou- uniquement des victimes. La dialec- cie pas vraiment de la manière dont tique de l’exploitation et du conflit les États autoritaires répriment les se déplace également avec l’ins- combats, voire d’une certaine ma- tallation des usines. Il faut ainsi nière soutient et utilise cet autorita- ajouter un mot sur la répression 19 Bien souvent, ces petits entrepreneurs locaux sont eux-mêmes des immigrés ou d’anciens travailleurs de l’atelier, et partagent donc la même origine sociale que les ouvriers. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec les logiques du capital, les prix étant fixés par l’entreprise principale. 20 TSING, A., « Supply Chains and the Human Condition », op. cit. 21 Les menaces à la délocalisation ont des effets tant dans les pays du Nord que du Sud : elles forcent les organisations syndicales quand elles existent ou les travailleurs à accepter l’intensifi- cation de la production. 22 Pour reprendre le cas du groupe H&M, celui-ci faisait en 2013 un bénéfice net d’1,94 milliards d’euros. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 11
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR risme en y installant sa production, dans un projet d’émancipation col- de telle sorte qu’il faut considérer lective par l’entrainement dans un les modalités de contrôle et de ré- cercle vicieux : la culpabilité émerge pression des conflits dans le secteur du sentiment de ne pas faire ce qu’il comme des éléments intégrés dans faudrait pour être en accord avec la production de la marchandise. nos principes et, en retour, elle pa- ralyse et produit davantage de sen- CONCLUSION timent d’impuissance. En plus de facteurs idéologiques Cette analyse a tracé, dans les et sociétaux – qui mériteraient d’être grandes lignes, les principaux as- développés ailleurs –, nous pen- pects de la production textile globa- sons que le système de production lisée. On peut dorénavant avoir une lui-même fabrique notre sentiment idée du type de capitalisme inscrit d’impuissance. D’une part, il produit dans les vêtements que nous por- de la dissimulation : la traçabilité des tons. Ayant dit cela, les lecteur·rice·s vêtements s’opacifie au fur et à me- peuvent surtout ressentir de la sure que les sous-traitants se suc- culpabilité, tant ils contribuent, à leur cèdent, les travailleuses semblent insu, en tant que consommateurs, à lointaines ou dispersées dans une un système de production nauséa- chaîne d’approvisionnement difficile bond. Même si nous résistons à la à visualiser et leurs luttes s’accom- surconsommation promue par la lo- pagnent de formes brutales de ré- gique de la fast-fashion par diverses pression. D’autre part, il produit de pratiques (acheter moins et de se- la mystification : le profit semble conde main, faire de la couture), se être magiquement produit et les vêtir est un besoin vital et culturel marques promettent qu’il est pos- de base, de telle sorte que nous sible d’acheter du bonheur et une dépendons forcément de l’industrie bonne conscience sans rien chan- très monopolistique de l’habille- ger à l’état du monde. Fabriquer de ment, y compris dans les réseaux de l’impuissance ferait même partie vente secondaires. Dé-construire le des nouvelles stratégies de gou- sentiment spontané de culpabilité vernance des grandes entreprises semble par conséquent indispen- dont l’activité est régulièrement dé- sable, car il risque de nous enfermer noncée comme étant nuisible pour dans une forme de conscience mal- les travailleurs et l’environnement : heureuse qui non seulement n’est ne pas nier les dommages, mais pas juste (pourquoi les individus de- les présenter comme inévitables ; vraient se sentir coupables d’un sys- ne pas nier les contestations des tème qu’on leur impose ?), mais qui consommateurs, mais les intégrer de plus a peu de chance d’aboutir 12
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR dans les choix de consommation23. tés par le capitalisme contemporain, c’est tout autant de résistances lo- Par conséquent, il semblerait que cales qui peuvent avoir une portée consommateurs et travailleuses globale. C’est sans doute dans ce soient en fait victimes des mêmes sens qu’il faut imaginer les espaces processus d’occultation. Si ces der- de contestation. Nous terminerons nières sont régulièrement en lutte, par deux exemples : les luttes so- tout nous éloigne de leur réalité, ciales des travailleuses et leurs ré- alors que nous sommes constam- pressions manquent de manière ment en lien avec elles par les vête- évidente de visibilité. Les média- ments mêmes que nous achetons et tiser à travers les réseaux sociaux portons. Contre les fétichismes, ne est à la fois solidaire et utile, tant les faut-il pas repenser la solidarité in- grandes marques sont soucieuses ternationale que peuvent véhiculer de leur image publique. En outre, les ces objets transitifs, et ceci au- ateliers de confection étant parfois delà des systèmes de protection plus près de chez nous qu’on ne le nationale qui sont très vite mis en pense, il est possible de faire pres- concurrence ? Lors de sa création sion directement sur les gouverne- à Manchester en 1894, l’Internatio- ments occidentaux, par des mobi- nale des travailleurs du textile pré- lisations sociales, en exigeant de voyait la création d’une caisse de faire respecter, au minimum, la lé- grève transnationale24… Aujourd’hui, gislation du travail et de régulariser les organisations syndicales luttent les personnes immigrées, premières pour créer des espaces de négo- victimes de ces lieux de non-droit. ciation collective et de contre-pou- voir à échelle mondiale et donc, de manière très significative, pour forcer le patronat à devenir visible25. Cécile Piret, Si l’organisation de la production en Chargé de recherche à l’ARC asbl chaîne d’approvisionnement mon- diale complexifie les luttes sociales, elle peut aussi contenir la force d’un nouveau mouvement : autant de pays, de travailleuses, de travailleurs et de consommateurs interconnec- 23 BENSON, K., et KIRSCH, S., « Capitalism and the Politics of Resignation », Current Anthropology, vol. , n°4, pp. 459-486, 2010. Ce qu’on peut appeler la marchandisation de la contestation (construire l’image du consommateur « engagé » et « rebelle » ou créer des campagnes de greenwashing ou de genderwashing selon les critiques dominantes) est une stratégie assez évidente des grandes marques de vêtements. 24 BAURAIND, B., « Mondialisation syndicale ? 2ème volet : survol historique », Analyse du Gresea, 2014. URL : http://www.gresea.be/ Mondialisation-syndicale-2eme-volet-survol-historique 25 La fédération syndicale internationale IndustriAll lutte pour imposer des cadres contraignant de négociation collective dans les chaînes d’approvisionnement mondial. Après la catastrophe du Rana Plaza en 2013, IndustriAll et d’autres acteurs syndicaux ont notamment imposé un accord juridiquement contraignant sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh. URL : http:// www.industriall-union.org/fr/enquete-justice-au-sein-des-chaines-dapprovisionnement-par-le-biais-daccords- mondiaux-contraignants UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 13
LA FAST-FASHION : VOIR AU-DELÀ DES FÉTICHISMES POUR AGIR 14
Analyse 2019 L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis- sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’oeuvrer à la pro- motion et à la défense des droits culturels. À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par- ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique, solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman- cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever. Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter- rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou- ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension. Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ? Contactez-nous par mail : recherche@arc-culture.be Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses
04 Analyse 2019 « Ces phénomènes d’occultation de l’exploitation, de la pro- duction, et des producteurs sont problématiques en ce qu’ils masquent l’impact de l’industrie sur les travailleurs, sur les mo- des de consommation et sur l’environnement »
Vous pouvez aussi lire