LA FOLIE DU DRAGON Sema Kaygusuz - Revue Des Deux Mondes
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LA FOLIE DU DRAGON › Sema Kaygusuz « Salut à toi ô Râ, possesseur de la Vérité et de la Justice [...] veillant sur tous les hommes, passant son temps à rechercher ce qui peut être utile pour son troupeau. » Hymne égyptien à Amon-Râ L e dragon des contes turcs est toujours terrifiant comparé à celui des contes extrême-orientaux. Il ne possède pas de pouvoir magique protégeant les grandes âmes. C’est un monstre assoiffé de sang qui passe son temps à rava- ger bourgades et terres fertiles. Ce reptile géant et plein de haine perd ses ailes et ses vertus morales au fil de son périple de Chine jusqu’au bassin méditerranéen, pour revêtir un caractère mal- faisant et diabolique. Je connais un conte où un implacable dragon de ce genre tient le rôle principal. Il était autrefois un village construit sur de bonnes terres à flanc de montagne. Les gens y vivaient contents de leur sort jusqu’à ce que leur tranquillité soit troublée par un dragon surgi d’on ne sait où. Il pillait tous les dépôts d’huile, de vin, chassait les trou- peaux de chèvres et raflait les provisions sans rien laisser aux villageois. Puis, se retirant en haut de la montagne au fond de sa grotte, de jour en jour, il profitait et prospérait. 130 FÉVRIER-MARS 2018
littérature Pour se débarrasser de ce dragon qui les hante, les habitants du village commencent à lui sacrifier de pauvres bergers. Tous les ans ils choisissent un jeune gardien de troupeaux. Douze mois durant ils lui enseignent l’art de se battre, ils le nourrissent généreusement avec ce qui leur reste sous la main et ils l’envoient dans la montagne pour tuer le dragon. Hélas, aucun des nombreux bergers guerriers qu’ils ont formés pour être leur champion ne réapparaît. Au bout de quelques années, quand les jeunes adultes susceptibles de combattre le dragon viennent à manquer, les villageois sont obligés de porter leur choix sur un jeune berger encore imberbe. Le garçon se révèle si doué qu’il devient rapidement un archer hors pair. Une fois certaine qu’il est désormais fin prêt, la population organise une grande cérémonie en l’honneur du berger, qu’elle envoie ensuite rejoindre le dragon en l’ac- compagnant de ses prières. Après une journée à gravir la montagne, le berger arrive devant la grotte où le dragon a établi son antre. Lorsqu’il y pénètre, ses yeux sont éblouis par la profusion des richesses qu’il y découvre. La grotte regorge de fruits suspendus en guirlande et d’aliments. Coffres au trésor, étincelants joyaux, sacs de blé, jarres de pekmez et de vin... et au milieu de cette opulence qu’il n’aurait même osé imaginer, le ber- ger aperçoit le féroce et majestueux dragon plongé dans un profond sommeil. Il bande son arc, décoche une flèche et le tue sur le coup. La facilité avec laquelle il l’a abattu le laisse incrédule. Afin de rapporter la preuve de son exploit, il lui arrache le cœur et le fourre dans sa besace. Sur ce, notre héroïque berger com- Sema Kaygusuz est notamment mence à explorer les entrailles de la grotte. l’auteure de Ce lieu sur ton visage Pris d’un besoin irrépressible de sentir ces (Actes Sud, 2013) et de l’Éclat de rire richesses sous sa paume, il touche à tout, du barbare (Actes Sud, 2017). saisit les objets en or pour mieux les examiner, goûte à la nourriture et, se pâmant, il avance à tâtons dans la grotte qu’il conquiert pas à pas. Quelques heures plus tard, notre berger n’a désormais plus rien du berger qu’il était. Il lui pousse une queue hérissée d’écailles, des serres griffues... Le voilà désormais métamorphosé en un dragon crachant du feu. Il sort de la grotte et, rongé par une faim dévorante, il pousse un rugissement en direction du village. Lorsque cette voix FÉVRIER-MARS 2018 131
littérature effroyable résonne à leurs oreilles, les villageois, accablés par un sen- timent de désillusion et de catastrophe, se mettent à pleurer la mort du petit berger. De toute évidence ce dragon est quelqu’un d’entre nous. Un conci- toyen, un compatriote. Le petit berger et tous les jeunes gens venus avant lui gisent à l’intérieur du dragon. Les villageois constituent une file de martyrs pour le combattre mais dans le même temps, ils ali- mentent son système et œuvrent à leur propre destruction. Le dragon, en ce sens, est la somme de tous ces jeunes gens morts à eux-mêmes puis revenus à la vie dans cette enveloppe physique autre, mue par une haine et une convoitise mortelles. Non contents de troubler le destin des vivants, ces revenants cèdent à la folie destructrice. Dans ce conte qui illustre comment, en suscitant peur et fascination, despotes, dic- tateurs et fascistes accèdent au pouvoir hégémonique, le personnage du berger est essentiel et fait de ce récit une allégorie de la Turquie actuelle. « Vous êtes tous des bergers » « Moi aussi je suis un berger », a déclaré le président de la Répu- blique Tayyip Erdoğan lors du Congrès national de l’agriculture qui s’est tenu en novembre 2016. Depuis, nous ne laissons pas de nous étonner que la figure du berger, en soi pourtant si riche de sens sur le thème pouvoir-sagesse, n’ait pas encore atteint le niveau de l’archétype dans la myriade d’icônes, de symboles et de mythes constitutifs de la culture humaine mondiale. Dans le discours du président turc, le berger émerge au détour d’une digression abstraite et reste à la surface des flots de sa rhétorique. Or, j’ai rencontré de nombreux textes où le modeste berger apparaît à la fois comme un motif incontournable des récits d’apprentissage et comme un stade initial obligatoire avant que le personnage n’accède au statut de héros. Cet état de berger constitue une première expérience de vie partagée par maints personnages, qu’il s’agisse de héros mythologiques comme Pâris ou de chefs à l’existence historique avérée tel que Hernán Cortés, qui anéantit les Aztèques. 132 FÉVRIER-MARS 2018
la folie du dragon Soulignant que l’activité de berger n’était pas à prendre à la légère, le président Erdoğan poursuivit son fameux discours en ces termes : « Qui ne comprend la philosophie du pâtre ne peut gouverner. Moi aussi je suis un berger. Vous êtes tous des bergers, vous êtes tous responsables de ceux que vous conduisez, c’est un commandement du Prophète. » Permettez-moi d’attirer votre attention sur la prudence du président de la République qui, aussitôt après avoir déclaré être un berger, s’empresse d’ajouter « vous êtes tous des bergers » afin de contrer la comparaison qui s’établit alors entre le peuple et un troupeau de moutons. De la sorte, il s’allie son auditoire en faisant de lui une société de bergers, et lui-même devient le berger des bergers. Et lorsque les futurs bergers pré- sents dans cette salle parleront aux groupes dont ils sont responsables, ils continuent donc à asseoir le statut du président de la République et à rassembler les troupes autour de lui en tant que berger suprême. Né avec la relation entre pouvoir et obéissance des sociétés agraires de l’Antiquité, le modèle du « berger gouvernant » prend toute son ampleur grâce aux religions révélées qui confient à l’homme, consi- déré comme un être supérieur, le devoir de veilleur sur la création, ouvrant ainsi la voie à une exploitation sans limite de la nature. Dans ce modèle, le terme de berger est si anciennement enraciné dans les consciences que, même si la nature et l’identité de celui ou ceux qui sont conduits restent floues, il suffit de prononcer ce mot pour qu’il fasse aussitôt écho dans des millions d’esprits. Le berger demeure dans un secret recoin de notre mémoire. Telle une figure divine ou très proche de Dieu. L’apparition du berger conducteur de peuples remonte aux sociétés orientales anciennes, en Égypte, en Assyrie ou en Palestine. Dans les lois assyriennes, le peuple était le troupeau et le roi le berger. Le troupeau cependant était la propriété absolue du Dieu Assur. Et le berger des Hébreux, qui ont approfondi ce thème, exerçait aussi son pouvoir non pas sur un territoire mais sur ses bêtes. Le ber- ger rassemblait son troupeau, il marchait à sa tête pour lui indiquer le chemin et assurer son salut (1). Chez les Grecs, le berger est une vigoureuse métaphore de la phi- losophie morale. Quand Thrasymaque, un sophiste de la période tardive, soutient face à Socrate que « la justice n’est rien d’autre FÉVRIER-MARS 2018 133
littérature que l’intérêt du plus fort » et attaque avec ironie la conception de la vérité du philosophe, il se lance dans une diatribe enflammée en soulignant qu’il faut d’abord faire la distinction entre berger et moutons : « Parce que tu t’imagines que les bergers et les bou- viers se proposent le bien de leurs moutons et de leurs bœufs, et les engraissent en les soignant en vue d’autre chose que le bien de leurs maîtres et le leur propre ? Et, de même, tu crois que les chefs des cités, ceux qui sont vraiment chefs, regardent leurs sujets autrement qu’on regarde ses moutons, et qu’ils se proposent un autre but, jour et nuit, que de tirer d’eux un profit personnel ? (2) » L’analogie entre le berger – et même le chien de berger – et les grands hommes d’État est fréquemment utilisée dans la République de Platon. Comme ce dernier le dit à Glaucon : « Dans notre cité, les assistants doivent être comme des chiens répondant à la voix des bergers, comme des sujets se soumettant aux ordres de leurs dirigeants. (3) » Finalement, en nous fondant sur la comparaison établie par le président de la République entre sa personne et le berger dans un discours portant sur des questions agricoles, nous pouvons sans ambages affirmer que le troupeau en question n’est autre qu’hu- main. Sauf que ce troupeau humain sous la houlette du berger est également un corps électoral, et cela complique évidemment les choses. En d’autres termes, le plus simple pour un berger serait que chaque individu du troupeau s’en tienne à n’être qu’un corps phy- sique. De la sorte, le berger-gouvernant peut renforcer son pouvoir en assurant les besoins fondamentaux de l’homme (nourriture, abri, santé, sécurité...). En ce sens, la condition première pour maintenir le citoyen sur le plan physique est de le réduire à ses pulsions animales. Le pouvoir pastoral que décrit Michel Foucault dans « Le sujet et le pouvoir », c’est un pouvoir de soin : le berger veille sur son troupeau et protège chacune de ses brebis. Dans la pensée chrétienne d’avant les Lumières, le pasteur, en tant que per- sonnage consacré, attend une stricte obéissance de ses ouailles. De toute façon, pour ceux qui se soumettent à la volonté du Seigneur, ce pouvoir pastoral n’a aucun besoin d’être justifié. On ne peut 134 FÉVRIER-MARS 2018
la folie du dragon s’empêcher de penser que c’est peut-être la figure d’Abel qui rendit commune à toutes les religions monothéistes cette idée d’hégémo- nie divine devenue prépondérante au Moyen Âge. Le désastre de la mort du berger tué par son frère donna naissance à la notion de justice divine mais aussi, chez certains bergers-rois à qui l’autorité échut tout au long de l’histoire, à un profond sentiment de légi- timité doublé de la conscience de réparer l’injustice subie par un Abel spolié de son pouvoir. Le berger souverain dominant son troupeau Après Abel, les prophètes Isaac, Amos et Moïse furent eux aussi des bergers. Selon Al-Boukhâri (4), le prophète Mahomet gardait des moutons avant de faire du commerce. D’après ce qu’il relate, le prophète de l’islam était « grave et paisible et était de ceux qui font paître des moutons ». Cette phrase laisse entendre que, dans le monde musulman, quiconque exerçait le métier de pâtre dévelop- pait des qualités de contemplation, de gravité et de bienveillance. Le berger à la volonté assez forte pour rester seul dans une vallée avec son troupeau et rendre un culte à son Dieu est un homme qui possède la vertu. Le conducteur de troupeaux témoigne non seu- lement de ses capacités à mener ses bêtes d’un pâturage à un autre mais aussi, avec attention et patience, à les protéger des attaques des prédateurs. C’est ainsi que l’éducation pastorale dispensée aux dirigeants de la cité commence à figurer dans nombre de recueils de préceptes moraux et traités de gouvernement. En décrivant un souverain idéal, ces traités de gouvernement qui consolident la tra- dition des États musulmans médiévaux ont développé un style de pouvoir spécifique. Dans ces textes, d’une part l’idéal berger sou- verain se cristallise en un style de pouvoir spécifique et, de l’autre, la société à mener comme un troupeau se transforme en une image confuse. Ces traités de gouvernement décrivent le berger souverain comme un être non pas cruel, vengeur et intrigant mais bienveil- lant. Il a pour devoir de maintenir son troupeau en vie. Comme FÉVRIER-MARS 2018 135
littérature le dit Abû Mansur al-Tha’alibi : « S’il n’y avait pas de souverain les humains s’entre-dévoreraient ! De même que sans berger, un trou- peau se fait manger par les prédateurs. (5) » Pourquoi cette image du berger souverain, peu employée au-delà de l’analogie après le XVe siècle chez les Ottomans, où le sultan aussi était un serviteur de l’État, revient-elle aujourd’hui accompagnée des hadith du Prophète ? Est-ce parce qu’il est plus judicieux d’être comparé à un modeste berger dominant son troupeau qu’à un souverain, un roi ou à un dictateur ? Alors que partout dans le monde les antifascistes s’élèvent contre l’islamo-fascisme, l’exemple du berger veillant sur son troupeau peut-il encore être parlant et convaincant pour les sociétés actuelles ? À l’heure où les universitaires sont traînés dans la boue, où des milliers de fonctionnaires accusés d’appartenir au réseau guléniste sont limogés, où un nombre incalculable de journalistes moisissent derrière les barreaux, où les coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), seul parti d’opposition visible en Turquie, et certains députés déchus de leur immunité parlementaire sont jetés en prison, où la totalité des médias est muselée, où les droits humains continuent à être violés dans les régions kurdes sous les yeux de l’Europe specta- trice, où de toutes jeunes personnes sont exécutées sous notre nez, où d’autres sont accusées d’être des terroristes au simple prétexte qu’elles ont milité pour la campagne du « non » au référendum constitution- nel, où les migrants font l’objet de marchandages tels des prisonniers, dans un tel contexte, qui compose le troupeau auquel vont les pensées du berger actuel ? Aussi difficile soit-il de l’admettre, ce troupeau se compose d’électeurs. Des électeurs à qui l’on a de surcroît demandé de faire un choix impossible. Au sein d’un système parlementaire, dans une atmosphère d’inégalité et d’illégalité extrêmes instrumentalisant l’ensemble de l’appareil démocratique, une alternative aberrante leur a été imposée. La question de savoir s’il fallait confier tout le pouvoir à un seul homme ou pas a été lancée sur la place publique comme s’il s’agissait d’un pur produit de la démocratie. Or une question si tor- due appelait une autre réponse qu’un oui ou un non. C’est la raison pour laquelle le « oui » exigé des électeurs était moins un choix qu’une injonction. 136 FÉVRIER-MARS 2018
la folie du dragon Le troupeau insuffisamment décrit depuis le début de cet article émerge enfin. Comme exprimé par Elias Canetti dans Masse et puis- sance, chaque ordre devenu effectif laisse une meurtrissure en l’homme. On ne peut l’intégrer. C’est comme un corps étranger. C’est pourquoi quelqu’un agissant sous la pression d’un ordre n’éprouve pas de culpa- bilité. Il se sent victime d’une certaine façon. Une victime meurtrie en quête de son bourreau. Du coup, il ne s’éprouve jamais comme la vic- time essentielle. Car l’actant, c’est lui-même. Pour réaliser l’ordre reçu, il ruse, ment et use de tous les stratagèmes pour usurper la volonté de ceux qui disent non. La seule chose qui importe, c’est que l’ordre donné devienne réalité. Quant au berger, une fois qu’il s’est trans- formé en dragon, il ne peut plus jamais retrouver son troupeau. Doré- navant, le monde pour lui n’est plus qu’un terrain de chasse. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy. 1. Michel Foucault, « Omnes et singulatim. Vers une critique de la raison politique », le Débat, n° 41, 1986, p. 5-36 ; et « Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits (1954-1988), tome IV, 1980-1988, Gallimard, 1994, p. 222-243. 2. Platon, la République, livre I. 3. Idem. 4. Célèbre érudit musulman sunnite perse. 5. Abû Mansur al-Tha’alibi, Hükümdarlık Sanatı, İnsan Yayınları, 1997. FÉVRIER-MARS 2018 137
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