La question de l'immigration et le problème de l'intégration des étrangers en Belgique
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La question de l'immigration et le problème de l’intégration des étrangers en Belgique Conférence délivrée le 2 juillet 2011 à l’Abbaye de Forest, à Bruxelles, à l’invitation de l’ASBL-Libéral. Franklin Nyamsi Professeur Agrégé Docteur en Philosophie de l’Université Charles de Gaulle-Lille 3 L’objet de notre réflexion est quelque peu volatile. Nous devrons concentrer nos premiers efforts à nous focaliser sur tout ce qu’il a de complexe. L’intitulé de la présente conférence laisse à penser que l’immigration est une question et que l’intégration des étrangers pose problème en Belgique. Quelle question se cache-t-elle donc derrière le fait d’immigrer ? Quel problème le fait d’intégrer des étrangers en Belgique pose-t-il ? Et comment l’histoire de l’accueil des étrangers en Belgique est-elle solidaire finalement de l’histoire contemporaine du rapport de la nation belge envers elle-même ? Nous avons donc trois précautions méthodologiques à prendre, afin de nous lancer à bras-le- corps dans l’analyse de notre objet de pensée. Une précaution sur la notion d’immigration, une autre sur celle d’intégration, mais aussi un regard circonstancié sur l’histoire contemporaine de la Belgique, car comme vous le devinez, une nation qui s’interroge sur son identité est sans doute davantage questionnée par l’identité de ceux qui veulent ou pourraient s’identifier à elle. Car l’actualité de notre questionnement tient précisément à la coïncidence, dans le cas de la Belgique, de la question de son image d’elle-même ou identité propre, avec la question de sa différence, de son rapport même à l’altérité.
Le paradoxe atteint son comble quand on se demande alors : qu’est- ce que devenir belge pour ces immigrés et ces étrangers si être belge en soi pose désormais problème comme les tentations de partition du royaume le laissent accroire ? Peut-on, pour emprunter une métaphore, tenter de se sauver d’une noyade en s’accrochant à la queue d’un serpent qui lui-même se noie ? Les immigrés et les étrangers peuvent-ils encore croire en la Belgique ? Une ultime indication de méthode. J’aborde bien sûr ces questions, non pas simplement en historien du social, mais bien en philosophe de l’histoire contemporaine. J’essaie de passer de l’événementiel au réflexif, et du réflexif au conceptuel, en m’inspirant de la triple distinction hégélienne de l’histoire événementielle, de l’histoire réfléchie et de l’histoire philosophique. I La question de l’immigration On ne peut la comprendre que si l’on a au préalable défini ce qu’est l’immigration. C’est en saisissant le sens de ce mot que nous nous laisserons questionner par lui. On entend précisément par immigration, l’entrée dans un pays, une région, de personnes qui vivaient à l’extérieur et qui viennent s’y établir, y chercher un emploi. L’immigré est donc bien souvent quelqu’un qui est venu de l’étranger, souvent d’un pays peu développé, et qui s’établit dans un pays industrialisé. Ces descriptions sommaires de termes immigration et immigré nous laissent pourtant sur notre faim. Tout semble aller de soi, si l’on s’en tenait à ce qui précède. On immigre comme le vent souffle où il peut. On suit naturellement les opportunités de l’espace et du temps, comme les oiseaux migrateurs ou toutes les autres espèces animales connues. L’immigration humaine ne serait-elle pas tout simplement un phénomène naturel ? Non, justement, et c’est là la raison profonde de la question de l’immigration. L’immigration renvoie aux problèmes de survie, non de la nature, mais bien de la culture ou civilisation, ou tout simplement de l’humanité comme espèce douée de vie symbolique. C’est après et malgré tout, une stratégie de sauvegarde du sens. On explique la question profonde de l’immigration par la notion d’interdépendance inégale entre les différentes régions du
monde. C’est l’inégale répartition des conditions d’accès à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, au logement, à l’emploi, au transport, au luxe, qui explique les mouvements migratoires humains. Sous la cendre des mouvements de populations, apprenons à percevoir le feu pressant du besoin et du désir. C’est le manque du nécessaire qui pousse l’humain à quérir d’autres cieux et d’autres terres, comme les autres animaux. Mais à la différence de tous, l’humain est mû par le désir, c’est-à-dire la quête d’une vie qui ne s’assoupisse pas seulement dans le rassasiement de l’affamé, mais s’affirme aussi à un étage supérieur, celui du sens, celui de la reconnaissance par l’autre. Car si le besoin ne crée que des rapports utilitaires, le désir quand à lui crée des rapports symboliques. C’est grâce à lui que vivre veut dire quelque chose, puisqu’il ouvre la dimension de l’espoir, du projet, du rêve, de la réalisation de soi-même comme œuvre. L’immigration répond au désir de s’accomplir ailleurs que là où les hasards de l’existence sociale de l’humanité nous ont fait naître. Elle est projection du proche vers le lointain, comme pour boucher le trou du présent proche par l’appel du lointain futur. L’appel du large. Je me souviens de ces nuits camerounaises où pour leurs enfants qui partaient en Europe, des familles entières entraient en transe vers l’horizon, l’envol de l’avion qui emmenait leurs enfants était l’envol de leur espoir, comme une bouteille jetée à la mer. Question donc. Comment creuser ce désir d’immigration ? Comment en rendre compte ? Dans trois directions, la question de l’immigration nous prend d’assaut. La question de l’immigration est la question de la société d’où partent les migrants. Elle nous impose d’être attentifs aux mécanismes en vertu desquels se produit la pulsion migratoire, le désir d’émigrer et d’être immigré. On découvre alors que la structure mondiale de l’interdépendance inégale des régions a son pendant local. Ce sont les rapports socioéconomiques locaux qui déterminent d’ores et déjà les contours internationaux de l’immigration. Les inégalités locales, qu’elles soient infrastructurelles (état des infrastructures matérielles, économiques, éducatives) ou superstructurelles (niveau de culture des individus et des familles, motivations religieuses, projets divers) sont le moteur des pulsions migratoires. Du palais de la république au taudis du bidonville, riches et pauvres en pays de pauvreté et de domination, individus issus des classes moyennes, lorgnent plus d’une fois dans leur vie du côté de la frontière. Mais selon le statut socioéconomique, mais aussi culturel et civique de sa famille, le degré de couverture étatique dont il bénéficie ou pas de la part de l’Etat de son pays d’origine, l’immigré n’arrive pas aux abords des frontières étrangères avec les mêmes hypothèques.
Il y a ensuite la question du statut de l’immigré lui-même : que vaut-il économiquement, culturellement, politiquement ? De quoi sont faits ses bagages matériels, mentaux, spirituels, culturels ? Ou sera-t-il en mesure d’accrocher son sac dans la société d’accueil ? Enfin, la question de l’immigration est celle de la société d’accueil, supposée réceptrice de l’immigrant. Le choisit-elle ? Le subit-elle ? Le tolère-t-elle tout juste ? Est-elle pré-formatée pour le rejeter ? Y a-t-il seulement une place chez elle pour quelqu’un comme elle ou lui ? Car il existe des sociétés qui attendent des immigrés, mais évidemment, ce n’est pas vous, monsieur Hamza, mademoiselle Diallo, ou monsieur Kamga, ou madame Gisiga, qu’elles attendent. Mais c’est vous qui venez, et on doit faire avec. D’où, problème. Voilà donc pourquoi l’immigration est décrite dans des termes qui connotent l’intrusion, l’invasion, la pénétration sans préliminaire, y compris par des chercheurs qu’on peut croire avertis. Une chercheure de l’Union Européenne, Catherine Wihtol de Wenden nous indique les grands axes de la question de l’immigration, telle qu’elle se pose sur le continent blanc. Vous serez cependant attentif à la conclusion qu’elle donne à cette question, conclusion que nous faisons ici notre, pour ce qui est de la Belgique : Une double pression venue du sud et de l’est s’exerce sur l’Europe qui demeure un pôle important d’immigration. Au sud, les pays méditerranéens (Maghreb, Turquie) et l’Afrique sahélienne continuent d’exporter de la main d’œuvre vers les pays européens malgré la fermeture des frontières survenue en 1973-1974. Cette pression migratoire ne semble pas près de cesser, car il n’existe souvent aucun substitut durable à la migration : l’expansion démographique, le sous- emploi, l’attrait du libéralisme politique et culturel sont autant de facteurs qui contribuent à alimenter les filières de départ. Les flux de clandestins, de demandeurs d’asile ou d’étudiants en témoignent. […] Que l’action soit mis sur une Charte sociale ou sur le renforcement des mécanismes de contrôle, il apparaît que le problème de l’immigration est inséparable, dans la mesure où les flux avec les pays extérieurs à la Communauté prennent une importance croissante, d’un réexamen des rapports avec le Tiers Monde et de la définition d’un nouvel ordre international. [1]
La puissance de la métaphore de la pression dans ce texte est lisible. L’immigration, selon ce texte, a d’abord et est d’abord une affaire exogène. Un dehors d’ailleurs qui vient perturber le dedans d’ici. Mais, quand on va plus loin, l’énoncé qui précède établit donc clairement ce que nous avons voulu montrer en étalant ce qui fait problème dans l’immigration. A l’origine, elle provient d’une injustice économique, politique, sociale, culturelle que l’on veut réparer par l’insertion dans un contexte meilleur. Ainsi, à la fois dans le processus du transfert du migrant et dans le processus de son accueil, le problème de l’inégalité de départ se double d’un problème d’inégalité à l’arrivée. L’immigrant est paradoxalement souvent le non-voulu d’ailleurs qu’on ne veut pas trop ici, au cœur d’un double rejet, comme ballotté entre deux camps adverses. L’immigré est comme ces âmes avec lesquelles, dit-on dans les mythes, le diable joue à la balle entre deux murs. Nous comprenons donc que la question de l’immigration n’étant pas résolue, puisque le nouvel ordre égalitaire international tarde à s’installer, sa seule alternative ne reste qu’à affronter le fameux problème de l’intégration, comme un manchot à qui l’on demande de prendre son courage à deux mains. La question de l’immigration se solde donc comme le long serpent de mer de la justice économique et politique internationale, contrairement aux préjugés nombrilistes des extrêmes-droites européennes, qui s’acharnent à faire de l’immigration une affaire de personnes et de pays particuliers contre lesquels le sort de l’immigration étrangère s’acharnerait malgré toutes leurs incantations exorcisantes. De fait, les migrants finissent en grand nombre par entrer en Belgique, comme partout ailleurs dans la Communauté européenne dont la Belgique est membre. Comment intégrer ces gens-là ? Nous y sommes. II Le problème de l’intégration des étrangers en Belgique : enquête sur un concept malin. Alors même que son étymologie latine, du verbe integrere, signifie se renouveler, la notion d’intégration a été détournée, rendue maligne par les pratiques des politiques de la société dans le monde
contemporain. Ce qui frappe dans la notion sociale d’intégration, c’est son caractère littéralement stomacal. Elle me rappelle de façon sidérante les mythes africains sur les mangeurs d’âme, ces sorciers qui à la tombée de la nuit, viennent en traîtres vider les corps de leur sang et de leur fécondité, les psychismes de leur mémoire et de leur identité. Ces psychopompes qui viennent dans l’ombre vampiriser les innocents, lobotomiser ceux que leurs familles ont eu l’imprudence de ne pas faire blinder par un puissant guérisseur. Ne sont-ce pas les lois et règlements de l’intégration qui sont nos vampires modernes ? Quand j’entends le mot intégration, je sens qu’on prépare les couverts, qu’il y en a un qui va passer à table. Comment vivre sereinement cette affaire ? Les peurs archaïques de la dévoration s’éveillent inexorablement. Intégration, vous avez dit ? Elle renvoie à une métaphore alimentaire qui laisse à penser que l’étranger qui débarque doit passer par un processus comparable à celui du bol alimentaire. L’aliment cru ou cuit, l’étranger donc, n’est pas bon pour être mangé comme les autres. Il subit un procès d’insertion dans la communauté nationale sous les modalités précises de l’assimilation. Le moulin à écraser de la société d’accueil en raffole. Broyer de l’étranger est une justification extraordinaire de toutes les administrations de la terre. Intégrer, c’est assimiler, faire sien, incorporer, prendre en soi, phagocyter, avaler. Intégrer c’est nier l’intégré pour reconstituer l’intégralité de la communauté d’accueil. Mieux, c’est désintégrer l’immigré pour le soumettre à une nouvelle intégrité. L’intégration, dans son idée même de processus d’aspiration de l’inconnu vers le connu, se livre comme un système qui prend l’intrus en le niant comme tel, qui le broie et le plie, le rompt et au besoin le corrompt, le malaxe, le mélange, le tord jusque dans ses boyaux pour qu’il rentre goulument et comme naturellement dans l’animal social qui l’ingère et veut s’assurer qu’il pourra le digérer. Or il y a des étrangers indigestibles car ils sont restés trop crus ou sauvages, durs et revêches, impropres à la consommation, au propre comme au figuré. Vous voulez comprendre ? Il y a ceux à qui on parle à peine, voire qu’on ne peut pas écouter parce qu’on ne se fait jamais à leur accent. Il y a ceux qu’on ne touche jamais, ceux à qui on évite de faire la bise, ceux près desquels on ne s’assied ni dans le bus, ni dans le train, encore moins dans la salle d’attente chez le médecin ou dans une salle de classe. Ils sont si crasseux ! Il y a ceux qu’on ne peut pas sentir car ils sentent trop mauvais, ceux qu’on ne peut pas voir parce qu’ils sont trop visibles, les fameux gens de couleurs qui n’en changent pourtant pas beaucoup, tellement ils sont foncés et cachent leurs états d’âme sous leur ténébreux épiderme.
Dans sa notion conceptuelle même, l’intégration pose triplement problème. D’un point de vue esthétique, elle affirme la suprématie d’une certaine forme de corporéité dominante. L’idéal esthétique du pays intégrant, c’est bien sûr le mâle ou la femelle de couleur d’épiderme majoritaire dans la société. La mécanique ethnocentrique tourne ici à plein régime avec l’écume des préjugés raciaux. En Belgique, le belge et la belge idéaux seront sans doute blancs et miraculeusement noir, métis ou jaune. Le corps normal, celui qui passe inaperçu dans l’espace, aura aussi des modes vestimentaires, des modes d’expression, des références comportementales rattachables à l’histoire supposée très ancienne du pays. A un second niveau, l’intégration pose le problème psychique de l’acculturation, puisqu’en se posant comme la condition du devenir belge, elle suppose la Belgique éternelle, archétype fixé dans le ciel des Idées platoniciennes, immuable, ne demandant qu’à être rejoint et adopté sans autre forme de procès. Dans un tel contexte, l’immigré de couleur doit apprendre à se néantiser, à se moquer de ses origines, à singer l’intégrant pour être intégré. On entre alors dans les pathologies de la double personnalité si bien décrites par les livres d’Albert Memmi et de Franz Fanon. A un troisième niveau, on coupe l’immigré, sous couvert de l’intégrer, de la conscience du processus sociopolitique qui a rendu possible sa condition même de migrant. En l’assimilant, en le mettant en demeure de ressembler comme sosie à ceux qui l’accueillent, on lui prête des réflexes de dominant envers ceux du pays d’où il vient. On lui fait mimer le rapport de forces à l’origine de l’interdépendance inégale et il devient ainsi un belge comme les autres, c’est-à-dire quelqu’un qui a plus ou moins conscience du rapport qu’il y a entre la pression migratoire sur l’Europe et l’injustice de l’ordre économique international dont profite précisément cette même Europe. Le tour semble être joué. L’intégré, nous dit-on, est celui qui parle correctement, se comporte poliment, s’habille comme ses accueillants, respecte les lois du pays d’accueil, cherche et trouve un travail correct, réussit à se soigner et se nourrir à ses propres frais, éduque correctement ses enfants, respecte les droits de sa femme et de sa fille, n’importe pas ostentatoirement les mœurs de son pays d’origine ici. L’intégré, c’est supposé être quelqu’un de rangé, qui se tait souvent et qui sait filer droit. Un homme sans histoires, sans problème et sans prétention. Et si en plus, il ou elle a épousé une femme ou un homme de souche du pays, il y a une bonne raison de plus pour lui de se taire. N’est-ce pas une faveur ?
Ne doit-il pas à ce pacte les grâces divines de la naturalisation ? Les grandes douleurs, comme les grandes faveurs, doivent rester muettes. Voilà ce qu’on exige de notre intégré. Une transparence exemplaire. Il doit être quelqu’un de bien. Quelqu’un qui sait se fondre dans la belle masse des gens ordinaires, ratant autant que faire se peu l’occasion de l’ouvrir sans qu’on le lui ait demandé. Après tout, il a de la chance. Et quelque soit le boulot de merde qu’on lui refile, quelle que soit l’orientation à la con qu’on propose à ses gosses, la reconnaissance infinie envers tout et tous doit être sa marque déposée. L’intégré, souvenez-vous de la métaphore alimentaire, c’est un vrai bol digérable, tout mou, tout lisse. Il faut qu’il coule de source, qu’il se glisse imperceptiblement dans les entrailles, invisible comme les chauves-souris endormies dans une grotte obscure. Un immigré intégré est en fait un immigré mort, amnésique, rendu légume par la pression identitaire. Un immigré intégré est un immigré désintégré. L’intégration ainsi éclairée est une opération hautement morbide. Elle invite l’immigré au suicide identitaire, or l’immigration toute entière est basée sur le désir de bien vivre, de vivre autrement que sur le mode du survivre, de mieux vivre que jamais, de sauver sa mémoire. Tel est le choc frontal qui rouvre la plaie de départ, reliant ainsi le problème de l’intégration à la question de l’immigration. D’une inégalité locale originelle qui, là-bas, bien souvent dans les profondeurs d’un pays mal famé du sud de la planète, l’a littéralement délogé et jeté sur les routes de l’exil, voici notre immigré confronté par le mythe de l’intégration – car c’est un mythe fort ancien – à une nouvelle inégalité locale, cette fois-ci téléologique. La cause rejoint la conséquence, l’immigration entraîne l’intégration et l’intégration ravive la question de l’immigration, en un parfait cercle vicieux. Or c’est là que le bât blesse. Parce qu’on lui demande de mourir à soi, l’immigré en quête d’intégration agonise de ne pas pouvoir suffisamment cesser d’être lui-même. Il n’en fait jamais assez, il a encore des progrès à faire. Il fait face au fameux plafond de verre des sociétés discriminatoires. A côté de l’idéal égalitaire proclamé ex cathedra par les maîtres du catéchisme républicain et du radotage bien-pensant, l’immigré jamais assez intégrable, prend conscience qu’il vivra éternellement dans un monde parallèle à celui des gens bien du pays. Ses rêves se dépeuplent de tous les espoirs de culminer au faîte de la reconnaissance dans son pays d’accueil. La discrimination à l’emploi, la discrimination au logement, la discrimination dans les services publics, la discrimination dans le droit de la famille, la discrimination sexuelle, la discrimination de peau, voilà son monde de carcans savamment
rafistolés au fil des ans par ceux qui, tout en l’enfermant dans quantité de ghettos administratifs cyniquement ourdis, lui clament que tout s’arrangera bien un jour s’il poursuit ses efforts sans faiblir. Pédale, immigré, pédale, car l’intégration est une route longue en pente raide. Pédale, sinon, te revoilà au ban de la civilisation, de retour dans la barbarie où autrefois tu vécus. Au fond, la question de l’intégration n’est-elle par définition l’un de ces faux problèmes qui aboutissent toujours à de fausses solutions ? N’eût-il pas été plus simple pour toutes ces démocraties occidentales innervées, nous dit-on de l’esprit du christianisme et averties des impasses de l’hypocrisie administrative, de parler de politiques nationales d’accueil ou de renouvellement social au lieu d’inventer ce monstre conceptuel dit de l’intégration ? Ne faudrait-il pas convoquer ici la belle métaphore africaine qui dit que si vous vous baignez dans une rivière, ayant laissé vos vêtements sur la berge, ne courez pas tout nu après le fou qui vous les a volés, sinon vous passerez vous-mêmes pour un fou ? Le problème de l’intégration ne ressemble-t-il pas à ce doigt qui pointe la lune tandis que l’imbécile regarde le doigt, comme le dit un proverbe chinois ? Il nous faut en montrer toute la vacuité en le situant, dans le cas de la Belgique, dans l’histoire concrète de son rapport à elle- même et de son rapport à ses étrangers, dans la dialectique de l’identité et de la différence en Belgique. On comprendra alors la pertinence conceptuelle des élaborations ci-dessus et par conséquent la nécessité de concevoir la question étrangère en Belgique sous le prisme strict d’un Etat de droit égalitaire et résolument armé contre les pratiques discriminatoires. On parlera alors d’une démocratie multiculturelle pour comprendre le monde postcolonial qui s’impose sous nos yeux. III Histoire et géographie de l’identité et de la différence anthropologique en Belgique. Nous entendons par histoire et géographie les repères spatiotemporels de la construction de l’identité nationale belge dans son rapport aux non-belges de toutes les origines. Ne nous faut-il pas en venir aux faits sociaux eux-mêmes, qui sont comme ces choses par
lesquelles l’analyse sociale s’ancre dans l’épaisseur de l’évidence concrète ? On pourrait avec raison essayer de nous objecter que la critique conceptuelle des concepts d’immigration et d’intégration que nous opérions dans les deux moments précédents est faite a priori et qu’elle pourrait à ce titre ne rien avoir de singulier avec l’histoire de la nation belge. Pour parer cette objection, rien de mieux que de consacrer le dernier moment de notre conférence aux empirismes historiques belges, dont nous montrerons qu’ils confirment tout ce que nous avons établi dans la critique conceptuelle des notions d’immigration et d’intégration, de telle sorte que l’oreille qui les entend après cette critique ne peut plus se contenter de leur instrumentalisation politicienne. Pour présenter les données empiriques de la question de l’immigration et du problème de l’intégration en Belgique, j’ai consulté des chercheurs et instituts de recherche scientifique sur la question, avec profit. Les développements que qui constituent le troisième moment de la présente conférence s’appuient en particulier sur les travaux de Nathalie Bolland, mais aussi de Bonaventure Kagné & Martinielli Marco. La première auteure citée dont l’article intitulé « La situation des Noirs de Belgique au regard du passé colonial belge » (article du 29 juin 2006, in www.mrax.be) nous paraît être remarquablement fouillé et cohérent, nous permettra en particulier d’entrer dans les arcanes du rapport du belge blanc aux immigrés noirs d’Afrique subsaharienne. Le couple de chercheur que nous lirons ensuite, a produit des travaux de référence, notamment des données quantitatives décisives, dans le cadre du CRISP (Centre de recherches et d’informations sociopolitiques), dont nous exploitons justement le Courrier Hebdomadaire / 16, n°1721, p.5- 49. L’article de Nathalie Bolland est structuré autour d’une thèse essentielle : il est possible, nous dit-elle, d’établir un lien entre Images stéréotypées du Noir d’hier et Images stigmatisantes, voire racistes qui accompagnent le processus d’intégration des Noirs d’aujourd’hui en Belgique. Pour établir cette thèse fondamentale, Nathalie Bolland procède en trois moments. Dans le premier, elle analyse en ses grandes lignes les spécificités de la Belgique dans ses rapports avec la spécificité noire. Dans le deuxième moment de son étude, elle fixe les représentations émergentes de la propagande coloniale sur les Noirs en Belgique. Le troisième et dernier moment établit des liens solides entre les représentations passées et les représentations présentes, en pointant à travers la mise en évidence de ses paradoxes, les limites intrinsèques du discours belge sur l’immigration et l’intégration.
Nathalie Bolland nous fait observer que ce qui caractérise la relation originelle belgo-africaine, c’est précisément le fait que les autorités coloniales belges s’organisèrent dès le départ à éviter des contacts entre les belges métropolitains et les habitants de leurs colonies. Par la censure systématique des informations coloniales, par l’empêchement d’une immigration congolaise vers la Belgique pendant la période coloniale, les autorités d’alors créèrent entre la Belgique et l’Afrique, le redoutable écran du préjugé, des images surfaites et des fantasmes en tous genres. S’appuyant sur les travaux de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel dans Zoos humains. Au temps des exhibitions, Nathalie Bollang exhume le clivage primitiviste élaboré par cette politique coloniale belge du 19èm e siècle qui réduit les Noirs au statut d’objets exotiques, afin d’asseoir le mythe de la supériorité raciale blanche dans l’imaginaire populaire métropolitain. L’exhibition des nègres, unique mode de contact avec eux, cultive ainsi une indifférence matricielle dans l’interaction belgo- africaine, de telle façon que le belge soit le sujet et le noir l’objet, ou plutôt, dans le meilleur des cas, un sujet/objet, une quasi-personne, une demi-chose. Les images, les films, les affiches de l’ère des exhibitions vont survivre à ces dernières et prolonger leur travail de sape de l’imaginaire, après la 3ème exhibition fatale de nègres en 1897 en Belgique. Deuxième remarque essentielle. L’absence de soldats africains sur le sol belge durant les deux guerres mondiales va accentuer l’indifférence entre la communauté métropolitaine coloniale et la communauté africaine colonisée. Les troupes coloniales belges n’ayant combattu qu’en Afrique, le peuple belge est l’un des rares peuples occidentaux à n’avoir pas vu l’héroïsme des africains au cœur de l’Europe, pour l’Europe et pour toute l’humanité révoltée contre le nazisme. Cette absence de communauté de souffrance explique le vide de sympathie, la froide indifférence qui préside au développement séparé des peuples belge et africain depuis l’ère coloniale, y compris dans la distribution géographique urbaine des populations d’origine africaine dans la cité belge elle-même. L’histoire accouche ici d’une géographie de la Ville Cruelle, pour emprunter la métaphore du grand écrivain camerounais Mongo Beti dans son roman célèbre de 1954. La ville cruelle belge, c’est la ville divisée, la ville où les africains vivent en à la fois hors d’Afrique car logés dans des conditions qui dérégulent leurs traditions communautaires et les déracinent, mais aussi hors de Belgique car le parcage des immigrés subsahariens dans les logements sociaux exprime précisément une topologie du rejet et du déchet. Une déjection de l’Autre par son éviction des lieux prisés de la ville. La dialectique centre- périphérie qui préside à l’échange inégal que Samir Amin étudia à l’échelle planétaire se matérialise dans l’urbanité des villes occidentales
par la dialectique des centres-villes et des banlieues, des quartiers chics et des quartiers chocs, des quartiers hypersécurisés et des quartiers à hauts risques. « Tanga Nord, Tanga Sud, deux villes, deux destins » disait Mongo Beti de la Ville Cruelle. Troisième remarque essentielle de Nathalie Bolland : la politique coloniale belge de l’éducation opéra dans les jusque dans les âmes le schisme social matérialisé dans la géographie urbaine que nous venons de décrire sommairement. Eduquer en colonie, c’était reproduire la subalternité par une instrumentalisation de l’orientation des formations intellectuelles. La Belgique préféra former des prêtres, des ouvriers, des commis congolais, burundais ou rwandais, mais se méfia pendant longtemps de former des intellectuels. Dans les universités belges des 19èm e et première moitié du 20 ème siècles, les étudiants africains furent longtemps rarissimes. En confisquant la production du savoir, le pouvoir colonial voulait maintenir sous sa férule le pouvoir d’action, voire de nuisance que l’acquisition des sciences et des techniques induit dans tous les peuples et tous les individus à travers l’histoire. On ne s’étonnera pas non plus que des sous-citoyens ainsi sous-formés aient été ténus longtemps à l’écart de la satisfaction des besoins belges d’une immigration de travail. A l’immigration de travail africaine subsaharienne, la Belgique préférera l’immigration blanche européenne et l’immigration métisse des pays du Maghreb, notamment du Maroc. La chose était, on ne peut avoir manqué de le voir, marquée au coin de l’inconscient du mépris racial instillé par l’esclavage des noirs et par la colonisation brutale de l’Afrique subsaharienne. On peut donc, sans risque de se tromper, conclure avec l’auteure que la politique de ségrégation continentale pratiquée par les colonisateurs belges est l’arrière-fond souvent impensé et non-dit des politiques d’immigration et d’intégration qui concerneront plus tard les africains en Belgique. Faut-il rappeler que la colonisation fut de fond en comble un projet d’hégémonie politique pour des intérêts économiques ? Nathalie Bolland insiste de façon intéressante sur l’épitaphe du monument du Spetz, à Arlon, ou sous un Léopold II imposant, il est écrit : « J’ai entrepris l’œuvre du Congo dans l’intérêt de la Civilisation et pour le bien de la Belgique ». Le bien ou les biens, ne peut-on s’empêcher de s’interroger, quand on observe avec quelle singulière voracité les multinationales belges dépècent le Congo[2] depuis le 19èm e siècle. Pire encore, le discours de l’immigration et de l’intégration est hanté en Belgique par le recours étatique récurrent par le passé et rémanent entre les lignes, aux théories raciales d’allure objective qui proliférèrent avec la soi-disant anthropologie physique et avec le positivisme du 19 ème siècle.
Fixés sur de nombreux supports : photos de presse, gravures, BD, affiches publicitaires, emballages commerciaux, manuels scolaires, roman exotique ou colonial, revues missionnaires ou scientifiques, presse écrite ou cinéma, etc. Ces alluvions du mépris racial traînent des clichés hygiéniques, psychologiques, économiques, sexuels, qui sédimentent les comportements quotidiens jusqu’à ce jour. L’auteure peut alors conclure sur le lien paradoxal entre le passé colonial et le présent du discours de l’immigration et de l’intégration. S’appuyant sur les travaux de Luk Vandenhoek[3], elle pointe trois contradictions étonnantes dans le discours quotidien en Belgique. On accuse d’une part les étrangers de ne pas vouloir travailler et de vouloir systématiquement parasiter la société en profitant des avantages du chômage et de la sécurité sociale. Mais par ailleurs, on accuse ces mêmes étrangers de vouloir voler ou de voler le travail des belges de souche. Autre contradiction : on attribue aux noirs la consanguinité de la musique et des sports, mais en même temps on trouve qu’ils en jouissent trop quand des stars noires en tirent un fric fou. Ultime exemple, on estime que les noirs sont misérables et qu’il faut les aider, mais on fait mine d’oublier que c’est l’alliance des multinationales occidentales avec les régimes de dictateurs africains qui spolie gravement les peuples noirs. La situation contemporaine des africains subsahariens en Belgique est donc marquée par toutes ces pesanteurs et ces ambiguïtés qui se traduisent en traumatismes désormais mesurables. Non seulement il apparaît de toutes les études que la population subsaharienne en Belgique a un niveau de scolarisation exceptionnellement élevé, on entend moult discours officiels suggérer que les politiques de sensibilisation et d’intégration devraient élever le niveau de formation des immigrés pour les rendre employables. Or de fait, beaucoup d’immigrés africains hautement qualifiés acceptent des emplois sous-qualifiés pour survivre en attendant des lendemains meilleurs qui ne se pressent pourtant pas. Discriminations à l’emploi, discriminations au logement (une étude du MRAX a établi que 66% des africains subsahariens en Belgique disent avoir été souvent discriminés), discriminations sémantiques sous le concept de non-intégration comme mécanisme d’exclusion en cercle vicieux, voilà le lot quotidien de l’interaction belgo-africaine contemporaine, à quelques exceptions toujours près, bien sûr. Mais l’exception, ici, ne fait pas la règle. On l’a deviné. Venons-en, pour conclure cette troisième partie de notre étude, à des empirismes encore plus récents et quantifiables, ceux que nous
expose l’étude très fouillée de Bonaventure Kagne et de Martinielli Marco. Leur étude propose une introduction à la présence africaine en Belgique, une analyse sociodémographique de cette présence, une mise en perspective de la dynamique associative des africains en Belgique, à la fois du point de vue fonctionnel et organisationnel. On y apprend précisément que l’immigration africaine en Belgique est fort récente, datant principalement des années 60, avec une forte exclusivité d’immigrants étudiants congolais au départ, puis une diversification subsaharienne progressive. Ce premier indice montre que la Belgique a souvent choisi d’accueillir sur son sol les africains les mieux formés, et donc qu’elle organise volontiers ou inconsciemment une fuite des matières grises qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la fuite des matières premières. Et tant qu’on sépare l’une de l’autre, on rate et la question de l’immigration, et le problème de l’intégration. Comment mettre fin à la montée en puissance de la première si la Belgique ne soutient pas vigoureusement les sociétés civiles en lutte contre les régimes despotiques en Afrique, au nom précisément d’un nouvel ordre international ? Comment résoudre le problème de l’intégration si la Belgique nie dès leur arrivée sur son sol que les migrants auxquels elle a affaire sont dans leur écrasante majorité des sujets entièrement au fait des normes de la modernité civilisationnelle internationale ? Le chapitre 2 de l’analyse de Kagne et Marco comporte des pépites d’illustrations pour notre propos, en toutes ses articulations précédentes. Les auteurs nous livrent, en guise d’analyse sociodémographique, les données générales en rapport avec la population belge, la répartition spatiale de la population africaine en Belgique, la répartition par régions, par provinces, par âge, sexe, la multiplicité des statuts sociaux. On apprend par exemple que sur 367619 étrangers en 1945, la Belgique ne comptait que 1838 africains parmi lesquels 10 congolais. La race des belgicains est donc fort récente. On apprend aussi, sur la base d’une auscultation des données de la période 1970-2000, que l’immigration africaine demeure largement inférieure à l’immigration non-africaine en Belgique. En 2000, 63% des étrangers de Belgique étaient européens, 37% extra-européens. Alors que 58% des belges sont en région flamande, 32, 6 % en région wallonne et 9,4% en région Bruxelles-Capitale, on apprend qu’en 2000, 36,8% des 897.110 étrangers de Belgique vivaient en Wallonie, 32% en Flandres et 30% en région Bruxelles-Capitale. Marocains et turcs sont les plus grosses communautés non-européennes de Belgique, les africains subsahariens ne venant qu’en 4èm e place, après les asiatiques. Les chiffres prouvent ainsi que la majorité des étrangers présents en Belgique provient de pays membres de l’Union Européenne. La proportion des ressortissants
d’Afrique subsaharienne est minime, quelle que soit la province prise en compte. IV Conclusion Osons conclure cette étude. La question de l’immigration n’est pas encore bien posée par les politiques, elle nous pendra donc longtemps encore au nez. Tant que la politique étrangère de l’Europe privilégiera la quasi-gratuité des matières premières africaines via les dictatures au soutien des sociétés civiles africaines en lutte pour la démocratie, l’égalité, la transparence et le bien-être, la pression migratoire se poursuivra, tel un effet de dominos. Le problème de l’intégration est quant à lui une véritable farce identitaire, car il cache l’antique rejet et mépris colonial de l’Autre, et notamment les rémanences de l’impensé de la supériorité raciale blanche sur les autres peuples de la terre. Tant qu’une lutte républicaine acharnée contre les discriminations à l’emploi, au logement, à la représentation politique, à l’éducation, à la santé, à la dignité, ne sera pas âprement menée par des autorités étatiques débarrassées des stigmates du primitivisme d’Etat belge, on continuera de gloser à perte de vue sur les nombreux plafonds de verres que le discours moralisateur et bien-pensant de l’intégration rend invisibles. La question et le problème de la Belgique relèvent du domaine de la révolution citoyenne et républicaine planétaire, et sans l’unification de son regard sur elle-même par le dépassement des incohérences de l’universalisme démocratique démenti au quotidien par le particularisme chauviniste, la Belgique, malade d’elle-même, ne pourra pas accomplir le sursaut par lequel les politiques d’immigration et d’intégration d’antan se mueront en politiques de solidarité démocratique internationale, en politiques nationales d’accueil et de renouvellement. Je vous rappelle qu’en sa racine latine, le verbe intégrer vient d’integrere, qui signifie renouveler. Il s’agit bel et bien, ici et ailleurs, de renouveler la politique au feu spirituel du souci bienveillant de l’altérité. Une éthique de la reconnaissance mutuelle s’impose aujourd’hui, pour déraciner les tentacules de la bouc-émissarisation et les risques de voir de nouveau prospérer les affres de l’esprit de vengeance, entre le Nord et le Sud, dans le Nord et dans le Sud.
[1] Catherine Withol de Wenden, article « Immigrés » in Enclyclopedia Universalis, Paris, 1996, Vol. 11, pp.954- 957. [2] DE MOOR, Françoise, JACQUEMIN, Jean-Pierre, Notre Congo/Onze Kongo, La propagande coloniale belge :fragments d’une étude critique, Bruxelles, CEC, 2000, p.6. [3] VANDENHOEK, Luc, « De l’indigène à l’immigré », in Racisme Ob scur. Clichés, stéréotypes, phantasmes à propos des Noirs dans le Royaume de Belgique, Bruxelles, CEC, 1991, p.113-131.
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