La transplantation d'organes comme don organisationnel
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La transplantation d’organes comme don organisationnel Philippe STEINER GEMASS Université Paris – Sorbonne philippe.steiner@paris-sorbonne.fr La transplantation d’organes est une thérapeutique désormais bien installée dans le système de soins de nombreux pays. Néanmoins, son développement est limité par le nombre de greffons mis à la disposition des chirurgiens et de leurs patients. En ce sens la « production » de la ressource rare qu’est le greffon constitue l’obstacle majeur pour les agences chargées de gérer la série d’organisations, étroitement reliées les unes aux autres, grâce à laquelle les prélèvements et les greffes ont lieu. Jusqu’ici la « production » de la ressource rare a été examinée selon une opposition entre le don et le marché. La question étant alors de savoir laquelle des deux formes de transfert est susceptible d’accroître le nombre des greffons produits, sous réserve de critères éthiques non stabilisés. La présente contribution ne revient pas sur les questions soulevées par le marché, questions sur lesquelles existent de nombreuses prises de position et sur lesquelles j’ai déjà eu l’occasion de présenter mon point de vue (Steiner 2006, 2010: chap. 7-8), de manière à centrer ici l’attention sur la nature du transfert de ressource que l’on qualifie de don. Pour cela, je commence par caractériser la structure des relations sociales dans la phase de prélèvement, ce que l’on peut appeler la morphologie du prélèvement (§1). Deux types d’acteurs – les personnes et les organisations – sont face à face : cela impose de rajouter une catégorie aux distinctions habituellement proposées par les anthropologues lorsqu’il s’agit de distinguer les différents transferts de ressources (§2). Sur cette base, la catégorie de don organisationnel est avancée pour montrer que des enchaînements de dons et d’échanges peuvent avoir lieu entre elles sans que cela altère la nature des relations entre les personnes placées en bout de chaîne relationnelle (§3). La dernière partie, enfin, prend en compte la dimension subjective de ces transferts de ressources pour montrer les effets sociaux de l’irruption des organisations dans la transplantation d’organes (§4).
2 1. Morphologie du prélèvement d’organes Dans l’état actuel de la législation, hors le cas de l’Iran qui est le seul pays à ce jour ayant légalisé une forme assez brutale de commerce marchand régulé pour le prélèvement des reins sur personnes vivantes, le don signifie essentiellement que la personne prélevée, de son vivant comme après sa mort, ne reçoit aucune contrepartie pour l’organe prélevé. Elle peut certes recevoir des compensations pour les pertes occasionnées par le prélèvement – notamment la prise en charges des frais médicaux induits par le prélèvement là où ces frais sont à la charge de la personne – mais elle n’est rémunérée, ni directement, ni indirectement. Il y a don en un sens juridique, tel que définit par l’article 894 du Code civil : « La donation entre vifs est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement en faveur du donataire qui l’accepte ». Cet acte où l’on se dépouille sans contre partie fait ainsi clairement contraste avec la vente, « convention par laquelle l’un s’oblige à livrer une chose, l’autre à la payer » (art. 1582), comme avec l’échange, « contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour une autre » (art. 1702). Les trois types de transferts reposent la libre volonté : ce qui les distingue tient dans le fait que l’échange et la vente comportent nécessairement l’idée d’une contre partie, laquelle est absente du don. Cette série de caractéristiques ne convient pas pour définir le don au sens sociologique que Marcel Mauss théorisé dans son célèbre essai (Mauss 1925) avec la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Le contraste est ici fort entre le sociologue et le juriste. Pour le juriste, le don doit être librement consenti et il ne saurait y avoir l’idée d’une obligation à se dépouiller : l’idée d’une obligation à donner n’a aucune signification, pas plus que l’idée d’un entremêlement de liberté et d’obligation. De même, l’obligation de recevoir n’existe pas, puisque l’article 932 précise que la donation ne prend effet que du jour où le donataire l’a explicitement acceptée. Quant à la notion juridique d’obligation de rendre, elle est juridiquement exclue par la définition de l’article 824. La distance est donc considérable entre les approches juridiques et sociologiques du don : aussi se pose très sérieusement la question de savoir si la transplantation est-elle redevable de la conceptualisation maussienne en termes de dons et contre-dons ? À ce stade, il est donc nécessaire de considérer la morphologie sociale du prélèvement pour aller au-delà de ces oppositions principielles. Dans le prélèvement post mortem, le prélèvement passe nécessairement par l’intermédiaire de professionnels. Comme la personne décédée a rarement fait état de ses opinions sur le sujet, c’est la relation entre la famille et les professionnels du système de santé (notamment les anesthésistes et les coordinateurs de greffe) qui permet la production de la ressource rare. Dans un tel
3 prélèvement, ce ne sont pas les organes qui sont donnés : si don il y a, c'est celui que le défunt ou ses proches accordent aux professionnels en leur permettant d'aller prélever les organes à l’intérieur du cadavre. Dans le prélèvement sur vifs, les choses se passent différemment car la relation entre la personne malade et celles susceptibles de fournir l’organe nécessaire à la greffe prend une place importante. Entre ces deux personnes se noue un ensemble de relations qui ressemble fortement à ce que Mauss a décrit : le donateur peut ressentir la pression morale qui lui fait obligation de donner ; le donataire celle lui faisant obligation de recevoir – au-delà même de ce que la maladie et la souffrance, sans parler du risque de mourir, peuvent produire comme obligation matérielle – mais aussi celle de rendre, une fois que la greffe a eu lieu et que l’état de santé s’est amélioré. Néanmoins, malgré cette dimension subjective qui correspond à ce que Mauss a décrit, la relation reste tripartite et le don est celui qu'un vif accorde à des professionnels pour le prélèvement d'un organe (le rein) ou d'une partie de l’un d’entre eux (un lobe pulmonaire ou hépatique) en vue de procéder à une greffe sur un proche. La dimension technique est donc incontournable et elle a des effets que l’on peut évaluer quantitativement sur le volume de greffons produits. Les rapports de l’Agence de la biomédecine montrent que le « don » peut, avec une fréquence non négligeable, être refusé : dans le rapport paru en 2006 il est indiqué que les personnes recensées en état de mort encéphalique en 2005 ont été prélevées pour 49 % d'entre elles. Si les oppositions de la famille ou des autorités judiciaires comptent pour 31 % des non prélèvements, il faut avoir présent à l'esprit que plus de 18 % des prélèvements n’ont pas été effectués en raison d'obstacles médicaux (8,6 %) ou des antécédents des donneurs (10 %). De la même manière, des personnes souhaitant donner de leur vivant peuvent être récusées par les professionnels pour des raisons soit d’ordre psychologique soit d’ordre médical. L’aspect technique est étroitement entremêlé à l’aspect relationnel de la transplantation et se rapproche du sacrifice, une forme relationnelle proche mais différente de celle du don selon les analyses de Mauss et de son collègue et ami, Henri Hubert (Mauss & Hubert 1899). Cette différence tient précisément dans l’apparition d’un professionnel qui se glisse entre les personnes entre lesquelles circulent les dons et les contre-dons. Le donateur occupe la place de la victime, c'est-à-dire de la personne sur laquelle le sacrifice va avoir lieu, personne dont le caractère sacré est pleinement attesté puisque l'on ne s'approche d'elle qu'avec circonspection et effroi au moment même de procéder au sacrifice. Le personnel médical joue le rôle du professionnel qui pratique le rite sacrificiel parce que l'approche du corps défunt sacralisé demande des compétences particulières en dehors desquelles il n'y aurait plus que profanation. Les membres de la famille sont dans la position du sacrifiant, celui qui attend un bénéfice du sacrifice. Dans le cas d’un prélèvement post mortem, la famille ne reçoit en retour qu'un
4 bénéfice moral abstrait, celui d'avoir agi pour l'avantage de l'humanité en consentant à ce sacrifice. Elle n’en retire pas même un bénéfice symbolique, socialement visible et reconnu. Dans le cas du prélèvement sur vif, la famille contient le donateur et le donataire et permet l’expression du bénéfice symbolique allant du donataire et, plus largement, de la famille vers le donateur. Cela suffit-il à écarter la catégorie de sacrifice ? Je ne le pense pas car il faut toujours prendre en compte le fait que la personne qui accorde le droit de prélever se sacrifie dans son corps pour le membre de la famille malade, sous réserve que les professionnels en acceptent l'idée et acceptent de le pratiquer. Historiquement, c'est d'ailleurs dans le cas du prélèvement sur vifs que la notion de sacrifice a été employée dans la transplantation. Les psychologues étudiant la manière dont se déroulaient la recherche d'un donneur à l'intérieur des familles au cours des années soixante-dix, faisaient fréquemment usage du terme de sacrifice1, sans que cela soit nécessairement rapporté au fait du rachat de la conduite passée par un membre de la famille qui avait été tenu à l'écart en raison de ses comportements ― une catégorie de donneur qualifié de « mouton noir » ― et encore moins à la notion chrétienne d'expiation. Une fois procédé au prélèvement, le sacrifice engendre un don concret, celui que par l'intermédiaire des professionnels reçoit le malade, sous forme de l'organe greffé et, dans un grand nombre de cas, d'une amélioration ou d'une prolongation de sa vie. Lorsque le receveur et le donneur appartiennent au même groupe familial, les obligations de donner, recevoir et rendre avec lesquelles Mauss a caractérisé le don peuvent advenir. La transplantation est une relation sociale visant à répondre à la détresse du malade qui se meurt. Ce commerce a certes ses rituels, mais il n'est pas un échange cérémoniel entre amis égaux, il n'a pas non plus la caractéristique du don modeste qui rend la vie sociale douce et aimable. Ce commerce de détresse demande l'engagement d'autres êtres humains qui doivent répondre à la difficile question posée par le prélèvement sur un être cher, brutalement décédé, ou qui se soumettent personnellement aux craintes qui peuvent parfois être associées au prélèvement. C'est un engagement fort que la notion de sacrifice couvre mieux que la notion de don. Il y a sacrifice plutôt que don parce que, contrairement à l'enchaînement relationnel direct du don cérémoniel décrit par Mauss, les professionnels interviennent en tant qu’intermédiaires entre les personnes placées en bout de chaîne de ces échanges. 1 « Critics of the use of living related kidney donors question the fundamentals willingness of relatives to make this type of sacrifice » (Simmons, Marine & Simmons 1977: 153). Le terme est ensuite utilisé fréquemment pour qualifier les comportements des acteurs et la conclusion de l'ouvrage montre que dans la très grande majorité des don- sacrifice entre vifs se déroule sans que soit perceptible une pression familiale, confirmant ainsi l'étude de Carl Fellner et Shalom Schwartz (1971). Le même constat ressort de la réflexion d'un théologien et éthicien menée en termes de sacrifice, auquel il attribue un caractère hautement moral (Smith 1970: 109-122).
5 Dans la transplantation, la ressource n’est pas juridiquement exigible ; et aucune contrepartie n’est juridiquement exigible. Toutefois, la morphologie du prélèvement montre que ces relations n’ont pas lieu entre des personnes qui s’obligeraient mutuellement au travers de transactions chargées de contraintes morales. Dans la transplantation, le rôle des professionnels est central, quelle que soit la modalité du prélèvement. L’importance de ces professionnels fait que je propose de qualifier la transplantation de don organisationnel : il y a don organisationnel au sens où, matériellement, l’organe transite par une ou plusieurs organisations pour passer du donateur au donataire. Un tel don peut avoir lieu sans qu’aucune relation effective directe n’existe entre les deux personnes situées en bout de la chaîne, ni avant ni après comme c’est majoritairement le cas des transplantations avec prélèvement post mortem et anonymat des « dons ». le don organisationnel découle d’un système de relations que l’on peut résumer de la manière suivante (schéma 1) : Schéma 1 Le don organisationnel Organisation 1 Organisation 12 Individu Individu La notion de don organisationnel est absente de l’approche sociologique du don, telle qu’on peut la trouver rassemblée dans l’ouvrage, très complet par ailleurs, édité par Philippe Chanial (2008), et alors même que les phénomènes décrits correspondent à ce que j’appelle ici le don organisationnel. Cette notion diffère également du don qui prend place à l’intérieur des organisations (Alter 2009). Cette dénomination est plus qu’un simple changement de terminologie : elle fait valoir deux éléments que l’on ne doit jamais perdre de vue pour comprendre le phénomène. Premièrement, elle met en évidence le fait qu’il existe deux types de personnes dans un don organisationnel : les personnes individuelles et les personnes morales ou organisations. Deuxièmement, elle prend en considération l’existence de relations entre les organisations elles-mêmes, relations qui n’ont pas de raison d’appartenir à la catégorie du don, et cela indépendamment de la nature des relations existant entre les individus placés en bout de chaîne. J’examine successivement ces deux points. 2. Quels acteurs pour quelles transactions ? En suivant les acteurs au plus près de leurs pratiques, le sociologue donne de l’épaisseur à sa description et fait émerger des phénomènes que les théorisations plus lointaines des pratiques ne peuvent saisir. Cela ne doit pas faire oublier que les acteurs peuvent être sociologiquement d’une nature
6 très différente, quand bien même des individus concrets se font face dans la transaction. C’est précisément le cas des transactions entre les individus dans la transplantation d’organe, notamment au moment de la production de la ressource, le prélèvement. Dans un système social dépouillé d’organisations on peut se baser sur la typologie élaborée par les anthropologues (Testart 2007) lorsqu’ils cherchent à distinguer entre différentes formes de transaction (schéma 2). L’échange marchand y est caractérisé par la contrainte juridique et l’absence de liens personnels, tandis que le don l’est par la contrainte morale et l’existence de liens personnelles entre le donateur et le donataire. L’échange non-marchand est à l’intersection de ces deux formes puisque si la contrainte juridique y est à l’œuvre, au moins potentiellement, l’échange n’a lieu que parce qu’il existe des liens entre les échangistes. Schéma 2 La typologie ethnographique des transactions Echange marchand Contrainte juridique Liens Echange non-marchand personnels Don Contrainte morale Contrairement à ce qu’il en est des sociétés archaïques étudiées par Mauss et, de fait celles que, le plus souvent, considèrent les anthropologues contemporains, les sociétés modernes ne sont pas seulement constituées de personnes au sens d’individus singuliers. Si l’on suit James Coleman (1984, 1990, partie 5) deux types d’acteur sont susceptibles d’intervenir dans les transferts de ressources : les personnes et les organisations qui sont des personnes morales2. Les ressources dont disposent les unes et les autres sont différentes et cela pèse sur les relations qui peuvent exister entre elles. Les personnes singulières n’ont d’autres ressources que leurs ressources que celles qui leur appartiennent en propre – propriété fongible et capital humain – et celles qui sont détenues par les personnes appartenant à leurs réseaux d’interconnaissance dans le domaine familial, religieux et de voisinage social – ce que l’on appelle leur capital social. Les personnes morales peuvent en général se prévaloir de toutes les ressources accumulées dans le collectif mobilisé pour aboutir à telle ou telle forme d’action délibérée. La relation de face-à-face qui fait se rencontrer un membre de la famille d’un défunt en état de mort encéphalique et un coordinateur de transplantation diffère de celle où deux personnes se rencontrent au moment du 2 Si l’on préfère le langage de Durkheim dans De la division du travail social, on peut dire que dans les sociétés à solidarité mécanique (comme cela peut être le cas dans les relations familiales ou, plus généralement, dans les relations à la base du capital social au sens de Coleman), les relations entre les individus peuvent se déroulent sans intermédiation parce qu’ils ont en commun un large spectre de représentations. Par contre, dans une société complexe à solidarité organique, il est nécessaire de passer par des médiations, comme le sont les organisations, en raison de la spécialisation qui est rendue nécessaire et, avec elle, le morcellement des représentations et le rétrécissement du domaine couvert par les représentations collectives communes.
7 décès d’un proche de l’une d’entre elle. Avec cette distinction, s’affirme une profonde asymétrie entre les acteurs et il devient nécessaire de tenir compte du statut des acteurs pour comprendre la nature des relations sociales qu’ils entretiennent. Je propose donc de distinguer les relations sociales personnelles et les relations sociales impersonnelles ou fonctionnelles, ou encore l’amitié personnelle et l’amitié professionnelle. Les relations personnelles et l’amitié personnelle prennent place lorsque les acteurs sont des personnes. Tel n’est plus le cas lorsqu’il s’agit de relations entre organisations, ou entre une organisation et une personne. Dans ce cas, l’individu membre de l’organisation est bien une personne singulière, mais elle n’est pas là en tant que telle et elle doit faire le plus souvent un effort sur elle-même, gérer ses affects et ses émotions pour tenir son rôle (Hochschild 2003). D’une part, cet individu est interchangeable avec d’autres individus membres de l’organisation et, d’autre part, dans sa relation avec les clients de l’organisation, cet individu n’a aucune raison de prolonger la relation avec la personne qui lui fait face au-delà de la transaction, aussi étalée soit- elle dans le temps. Ce point peut d’ailleurs servir d’épreuve pour faire la différence entre ces deux types de relations : si la relation entre l’individu membre de l’organisation et la personne qui s’adresse à lui se prolonge une fois que l’un a quitté l’organisation ou que l’autre n’en est plus client, il est loisible de penser que la relation a acquis le statut de la relation personnelle et les deux personnes peuvent s’emparer de la formule « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », avec laquelle Michel de Montaigne qualifiait sa relation d’amitié avec Etienne de La Boétie. On peut dire la même chose à propos des relations entre individus occupant des postes dans des organisations et de leurs relations dans le cadre des relations commerciales entre organisations : deux individus peuvent être en relation d’amitié professionnelle, s’échanger des cadeaux en tant que cadres occupant des postes les mettant en relation de travail. L’épreuve se produit lorsque l’un d’entre eux part en retraite ou change d’entreprise ou de poste : recevra-t-il les mêmes marques d’attention, les mêmes cadeaux de son interlocuteur précédent ? Sur la base de cette distinction, on peut modifier et enrichir la typologie avec laquelle des anthropologues modernes s’efforcent de marquer la différence entre le don, l’échange non- marchand et l’échange marchand. Pour adapter la typologie au cadre d’une société organisationnelle (schéma 3), je suggère de tenir compte des personnes morales et des relations qui leur correspondent, les liens organisationnels. Ce dernier schéma rapporte les liens personnels aux relations entre les personnes et les liens impersonnels aux relations entre les individus membres des organisations ou bien entre ces derniers et les personnes que sont les « clients », entendus en un sens large de personnes devant passer par des relations avec des organisations pour obtenir les ressources dont elles ont besoin.
8 Schéma 3 Typologie des transactions avec prise en compte des organisations Relations sociales Liens personnels Liens organisationnels Juridique Echange Echange Non-marchand Marchand Contrainte Morale Don Don Organisationnel Quelle place occupe la transplantation d’organes dans cette typologie ? De toute évidence elle entre dans la catégorie du don organisationnel : d’une part, la relation centrale qui est celle de la production de la ressource rare fait se rencontrer une personne et une organisation, et donc met en jeu un lien organisationnel ; d’autre part, cette relation ne fait pas valoir une obligation juridique mais une obligation morale. Ce dernier point va sans dire dans le cas des pays où le consentement doit être explicite pour légitimer le prélèvement ; mais cela vaut aussi pour le cas des pays ayant adopté la fiction juridique du consentement présumé, puisqu’il suffit, ainsi qu’on le constate dans le cas français, de ne pas se sentir solidaire de ses concitoyens malades et de le faire savoir anonymement (en s’inscrivant sur la liste nationale des refus) ou d’une manière privée à ses proches (la loi fait obligation de leur demander s’ils ont connaissance d’un tel refus avant de procéder au prélèvement) pour être exempté de ce dont la loi a disposé. 3. Transplantation et relations inter-organisationnelles Le don organisationnel tel qu’il est représenté par le schéma 1 enchaîne trois transferts de ressource entre quatre acteurs, deux personnes entre lesquelles prennent place deux organisations. Sans développer ici une étude systématique des enchaînements possibles de trois transferts entre les quatre acteurs présents dans ce circuit3, la qualification de la transplantation comme don organisationnel met en évidence l’importance de la nature du transfert de ressource entre les deux organisations intermédiaires, comme cela peut être le cas lorsque tel greffon prélevé dans un hôpital est alloué à un autre selon la procédure centralisée dont la gestion incombe à l’Agence de la biomédecine. Rien n’implique que ce transfert inter organisationnel soit de type don, c’est l’inverse qui est massivement présent au travers de la tarification à l’activité 3Dans une démarche de sociologie formale à la Simmel, on peut étudier systématiquement au travers d’une typologie construite à partir des cas logiquement possibles entre ces acteurs (deux personnes en bout de chaîne et la ou les organisations intercalées entre eux) selon un clivage don / échange et ses dérivés.
9 (T2A) qui régit actuellement en France le mode de financement du système de santé. Il faut ici faire une distinction supplémentaire : en effet, le transfert du greffon d’un hôpital à un autre n’est ni un échange, ni un échange non-marchand au sens défini plus haut, puisqu’une contrepartie est exigible auprès d’un tiers, sous forme d’un financement accordé par l’assurance-maladie selon le tarif élaboré au sein de la T2A. Ce transfert inter organisationnel, transaction particulière faisant intervenir une contrepartie exigible auprès d’un tiers payant, je le nomme pseudo-échange comme on parle de pseudo-marché pour caractériser ces formes nouvelles du management public : ainsi, en lieu et place de la séquence DON – DON – DON, on observe la séquence DON – PSEUDO- ECHANGE – DON. En effet, la première organisation cède le greffon prélevé sans contrepartie à l’organisation qui lui succède. Mais elle inscrit cette transaction dans son activité qui est l’objet d’une gestion pseudo-marchande par les instances de pilotage du système de soin. Cela s’explique tout simplement par le fait que le prélèvement sans contrepartie pour l’individu a un coût pour l’organisation qui prélève. Et ce coût doit être financé. À défaut, le besoin de financement de l’hôpital qui prélève ne serait pas couvert, ou bien devrait être couvert en puisant dans d’autres ressources ce qui mettrait en péril la production des organes à transplanter. Aussi la mise en place de la T2A a été l’occasion de créer un ensemble de protocoles financiers permettant de faire face à ces besoins de financement des organisations selon leur activité et leur place dans le circuit de la transplantation. Les questions de coût sont mobilisées par les agences à la tête du système de la transplantation dans la mesure où le coût de la transplantation rénale, plus faible que celui de la dialyse, donne un excellent argument pour définir des tarifs en faveur de la greffe, dorénavant attractive d’un strict point de vue de la gestion des contraintes pesant sur le financement du système de soins. Le site de l’Agence de la biomédecine n’en fait pas mystère lorsque, sous la rubrique T2A, il affiche : « L’Agence de la Biomédecine s’est fortement mobilisée dans la définition de ces outils de financement et a veillé à la bonne valorisation des prestations et forfaits ». La T2A rend visible le coût en rendant explicite les versements du tiers payant (l’assurance maladie) par rapport à ce qui se passait lorsque les hôpitaux étaient financés par une dotation globale. Cette visibilité des coûts/dotations s’opère à plusieurs niveaux. Au niveau d’abord du repérage des donneurs potentiels avec un forfait annuel « Coordination des prélèvements d’organes », fonction du volume et de la nature de l’activité de l’établissement :
10 443 731 € si au moins 20 donneurs recensés, au moins 30 cornées ou tissus prélevés, animation du réseau de coordination et mission d’études cliniques. 316 754 € si au moins 20 donneurs recensés, au moins 30 cornées ou tissus prélevés et animation du réseau. 212 698 € entre 10 et 20 donneurs recensés. 128 352 € si moins de 10 donneurs recensés. 28 421 € pour prélèvement de tissus uniquement. L’Agence mise sur les forts effets de seuil que contient cette tarification : « La dynamique engagée encouragera cependant l’activité de greffe en permettant aux établissements qui changent de tranche du fait d’une augmentation de leur activité de recevoir des recettes supplémentaires. » Les effets de seuil sont importants : par exemple, si un établissement passe de 9 donneurs recensés à 10, son forfait passe de 128 352 à 212 698 €. En d’autres termes, une augmentation d’activité de 11 % engendre une augmentation du forfait de 65 %. La visibilité des coûts porte ensuite sur la « Prestation de prélèvement ». En effet, le prélèvement engage des coûts spécifiques que l’on s’efforce de tarifer de manière à éviter qu’ils ne restreignent la production des greffons. D’un montant allant de 7 947 à 12 072 €, la prestation dépend du type et du volume de prélèvement. Enfin, il existe un forfait annuel greffe qui vise à couvrir les frais fixes et les frais de coordination qui sont associés aux programmes de transplantation dans les établissements autorisés à pratiquer ces soins. Il dépend là encore du volume et de la nature des interventions. Important, ce forfait va de 210 000 € pour moins de 50 greffes par an à 620 000 € pour plus de 150 greffes. Le coût ne joue pas alors contre la transplantation, mais plutôt comme un élément servant à la promouvoir pour autant, bien sûr, que ces éléments de tarification soient suffisamment généreux par rapport aux coûts engagés par l’activité de transplantation. La prestation de prélèvement et le forfait annuel de coordination des prélèvements d’organes, dans la mesure où ils sont fonction du volume et de la nature de l’activité de l’établissement, entrent de plain-pied dans l’effort de mobiliser les énergies des professionnels en vue d’accroître le nombre des greffons disponibles. Enfin, la mise en évidence de l’existence de ces transferts inter organisationnels permet de comprendre comment des transferts caractérisés par l’absence de contre partie en bout de chaîne peuvent cependant être associés à des transferts dans lesquels des contre parties circulent en sens inverse de la ressource rare. Dans le cas présent, il s’agit de contre partie financière accordée par la tutelle que je range dans la catégorie des pseudo-échanges ; mais rien n’empêcherait que des contre parties monétaires circulent entre l’organisation médicale et une organisation à but lucratif
11 (Steiner 2006). Il suffirait par exemple qu’un hôpital soit en relation d’affaire avec une banque privée d’organes qui lui offrirait un service – la conservation par cryogénisation – des organes stockables prélevés à un coup plus faible que celui que l’hôpital supporterait en assumant lui- même cette tache. 4. Le point de vue subjectif des acteurs L’examen de cette série de transferts laisse de côté les motifs et les subjectivités des acteurs. Cette subjectivité est cependant un élément décisif pour les malades et leur entourage, ainsi que des récits l’ont rappelé dans les années récentes en France (Berry 2005, Baudelot & Baudelot 2008). Cette subjectivité est également importante du point de vue de l’ensemble du processus, tant il existe dans les sociétés occidentales tout au moins, ce que l’économiste américain Alvin Roth a proposé d’appeler une « répugnance pour le marché » dans le cas de la transplantation d’organes (Roth 2007). D’ailleurs, ainsi que l’a montré Kieran Healy (2006) dans son étude sur la communication des organisations américaines en charge des prélèvements de sang ou d’organes, le niveau d’altruisme des populations dépend largement de la rhétorique du don déployée par ces organisations auprès de leur public. C’est la raison pour laquelle il a caractérisé cette communication en termes de « construction sociale de l’altruisme ». Ceci s’applique au don organisationnel qui suppose le développement d’une rhétorique valorisant l’acte généreux, ce que j’ai proposé d’appeler une politique de l’exhortation (Steiner 2010: 178 et suivantes). D’une manière générale, le don organisationnel est associé à une rhétorique du don que l’on propose d’examiner en mettant l’accent sur la dimension symbolique associée au prélèvement. Contrairement à ce qu’a affirmé Jean Baudrillard (1976) le prélèvement d’organe comporte une forte dimension d’échange symbolique. Selon lui, le symbolique s’est abîmé dans un passé irrémédiablement perdu et ne joue plus dans la société moderne dominée par la valeur et l’échange marchand le rôle de processus social faisant le lien entre les réalités objectives et l’imaginaire. Certes, le prélèvement d’organes est fortement dominé par une dimension technique, mais cette dernière ne peut prétendre couvrir l’intégralité du processus social en jeu. Le simple fait que l’on maintienne aussi fortement l’exigence de la rhétorique du don est un marqueur de la présence du symbolique dans cette phase de la transplantation ; cette présence du symbolique est d’autant plus forte que le commerce a lieu le plus souvent enter les vivants et les morts. Si on fait place à cette dimension symbolique, il est utile de recourir à la réflexion de Pierre Bourdieu qui a proposé une série de concepts – violence symbolique, capital symbolique et échange symbolique – de manière a montrer et à étudier la place toujours centrale du symbolique situé entre la « vérité objective » des pratiques et les représentations sociales. Je me limite ici à l’approche
12 avancée par Bourdieu de l’échange symbolique, que je résume à grands traits à partir de trois de ses ouvrages (Bourdieu 1980, 1994, 1997) avant de revenir à la transplantation. Le symbolique signifie fondamentalement le fait de « mettre des formes » : il désigne le travail que la société fait sur elle-même et que l’individu produit sur lui-même et sur les individus avec lesquels il est en contact en respectant et faisant respecter des formes de l’interaction sociale. La « mise en forme » n’est pas seulement un habillage socialement et historiquement déterminé ; dans le cas présent, la mise en forme symbolique signifie a minima l’exclusion de l’échange marchand dans les transferts qui ont lieu aux extrémités de la chaîne de la transplantation résumé dans le schéma 1. Il y a de ce fait une traduction concrète à ce travail symbolique qui bannit un mode particulier de transaction considéré comme impropre dès lors qu’il s’agit de traiter du corps de la personne – le défunt ou le donneur vivant – chargé de la sacralité associée à la personne humaine (Steiner 2010: chap. 2, 7). La place du symbolique ne se résume pas à cette seule dimension. En effet, selon Bourdieu, l’élément central dans le symbolique tient à sa dimension d’ambiguïté, de méconnaissance, de dissimulation, de dénégation, d’auto-illusion : « […] la méconnaissance institutionnellement organisée et garantie, qui est au principe de l’échange de dons et, peut-être, de tout travail symbolique visant à transmuer, par la fiction sincère d’un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement intéressées qu’imposent la parenté, le voisinage ou le travail en relations électives de réciprocité et, plus profondément, à transformer les relations arbitraires d’exploitation (de la femme par l’homme, du cadet par l’ainé ou des jeunes par les anciens) en relations durables parce que fondées en nature » (Bourdieu 1980: 191). Cette approche se déploie chez Bourdieu avec le thème de la double vérité du don, et donc son ambiguïté caractéristique, qui trouverait son explication dans l’intervalle temporel séparant les dons et les contre-dons ; l’intervalle : « […] rend psychologiquement vivable l’échange de dons en facilitant et en favorisant le mensonge à soi-même, condition de la coexistence de la connaissance et de la méconnaissance de la logique de l’échange. Mais il est clair que le mensonge à soi- même individuel n’est possible que parce qu’il est soutenu par un mensonge à soi- même collectif : le don est un de ces actes sociaux dont la logique sociale ne peut devenir common knowledge, comme disent les économistes » (Bourdieu 1997: 229). C’est ainsi une logique de dénégation qui est au principe de l’échange symbolique dont l’échange de dons et de contre-dons fournit le substrat et le principe : « […] cette économie anti-économique (au sens restreint et moderne du mot « économique ») repose sur la dénégation de l’intérêt et du calcul, ou, plus précisément, sur un travail collectif d’entretien de la méconnaissance visant à perpétuer une foi collective dans la valeur de l’universel, qui n’est qu’une forme de mauvaise foi (au sens sartrien de mensonge à soi-même) individuelle et collective » (ibid: 230).
13 Cette stratégie théorique est plus élaborée dans un dernier texte spécifiquement consacré à l’économie des biens symboliques (Bourdieu 1994). Celle-ci est alors caractérisée par trois principes : premièrement, il s’agit de pratiques caractérisées par la notion de « vérité double », l’ambiguïté et la contradiction entre la réalité objective et la vérité subjective ; deuxièmement, les actes économiques sont transmués en actes symboliques et les dons et contre-dons qui se portaient initialement sur des biens matériels « utiles », se fixent sur des symboles propres à créer du social ; troisièmement, cette circulation produit un résultat spécifique ― le crédit, le prestige, la réputation ― qui constitue le capital symbolique. La notion de mensonge social, d’auto-illusion, ou de dénégation est centrale dans l’économie des échanges symboliques à laquelle Bourdieu attache systématiquement les échanges de dons et contre-dons théorisés par Mauss. Cette idée n’a rien original puisqu’on la trouve très précisément exposée par Mauss au début de son célèbre essai. Après avoir cité un poème scandinave, Mauss définit son programme de recherche comme le rapprochement des dimensions religieuses, juridiques, morales, politiques et familiales de la dimension économique. Tout ceci, dit-il, forme un ensemble complexe dont il ne veut étudier qu’un trait : « […] le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert, généreusement même quand, au fond de ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il a, au fond, obligation et intérêt économique » (Mauss 1925: 148). Mauss met bien au premier rang de ses préoccupations l’argument sur lequel Bourdieu construit son approche de l’économie symbolique. Si cela a échappé à la plupart des commentateurs, c’est que Mauss ne fait pas ce qu’il dit, en changeant immédiatement d’objet pour privilégier la règle de droit qui fait rendre la chose reçue (ibid: 148) et en délaissant complètement le thème de la fiction et du mensonge social dans ses trois conclusions qui construisent une opposition à la vision économiciste du monde. Mais ce n’est pas tout. En effet, la réflexion de Guido Calabresi et Philip Bobbitt sur la situation de choix tragique4, situation dont est redevable la transplantation d’organes, insiste sur le fait que, face à l’impossibilité de produire un volume suffisant de greffons, les agences en charge de la transplantation sont mises en demeure de procéder à des choix tragiques mettant en danger des valeurs centrales pour la société. Ils constatent que des dispositifs non marchands offrent l’avantage de rendre moins explicites les coûts et les prix attachés aux ressources rares (Calabresi & Bobbitt 1978: 96). Plus 4 Une situation de choix tragique apparaît lorsqu’une société ne peut produire ou disposer d’un volume suffisant d’une ressource dont l’absence signifie la mort pour ceux qui en sont privés. L’allocation du volume disponible, ou encore le choix de qui bénéficie et qui ne bénéficie pas de la ressource tombe dans la catégorie des choix tragique.
14 généralement, ils constatent que la situation de choix tragique engendre des cycles dans les solutions retenues parce que considérées tour à tour comme légitimes, cycles qui peuvent être pris pour une forme de subterfuge (ibid: 196). Quoi qu’il fasse passer d’un dispositif inadéquat (au sens de supprimer la situation de choix tragique) à un autre, le cycle offre deux avantages et donc peut faire figure de ressource devant le paradoxe et le malaise créé par cette situation : « Le changement apporte deux avantages, bien que le plus souvent, ce sont des avantages illusoires, lesquels ont été associés ici à la notion de subterfuge. Premièrement, une nouvelle approche du problème soulève l’espoir que son coût final sera éludé, les certitudes [sur les effets négatifs] du dispositif antérieur étant éliminées. Deuxièmement, la société agit, et l’action comporte une dimension palliative puisqu’elle entraîne l’idée selon laquelle la nécessité peut être écartée si on s’y essaye d’une manière plus déterminée, si on planifie mieux que précédemment et que l’on échappe aux erreurs du passé, et ainsi de suite » (ibid: 196-7). Bref, la notion de mensonge social, de duperie socialement organisée est commune aux approches sur le sujet. En mettant l’accent sur cet élément essentiel, Bourdieu s’inscrit dans toute une tradition de pensée, tout en mettant l’accent sur le lien, étroit selon lui, entre cette duperie de soi socialement organisée, le fonctionnement de l’échange symbolique et la formation du capital symbolique, faisant du symbolique un élément essentiel de la reproduction de l’ordre social. Cette importante conclusion de Bourdieu s’applique-t-elle à la notion de don organisationnel avancée ici pour caractériser la transplantation d’organes ? La rhétorique du don n'est rien d'autre qu'une manière de dire les choses et, jusqu'à présent tout au moins, une conséquence de l'exclusion de toute rétribution, monétaire ou non, pour ceux qui ont donné le droit de prélever sur le corps d'un de leur proche ou sur le leur. En ce sens, il s’agit bien d’un travail symbolique, un travail dont la finalité est de « mettre des formes » dans ce commerce si particulier entre les êtres humains. Ce travail de « mise en forme » place la fiction du don au premier plan et masque la réalité du sacrifice, catégorie que je pense plus adéquate à une description correcte du prélèvement. Est-ce pour autant une fiction ou un mensonge social nécessaire à cacher la réalité objective des pratiques et à « naturaliser » une forme de domination ? Je ne le pense pas. En tout cas, il ne peut s’agir d’une fiction ou d’un mensonge dont on peut dire qu’il est nécessaire à la poursuite de ce commerce entre les êtres humains comme Bourdieu dit qu’un tel mensonge socialement organisé l’est pour les échanges de donc et contre-dons. Le transfert de ressource autour de la transplantation n'est certes pas entièrement exempt de la dimension d'affirmation de soi, et donc d'une recherche de prestige social. Cela a d’abord et surtout concerné les professionnels et, tout particulièrement, les chirurgiens transplanteurs, mais depuis la routinisation de la transplantation qui en fait désormais une thérapeutique de masse, cet aspect n’est sans doute plus majeur, hors le cas de transplantations nouvelles comme celles
15 initiées par Jean-Michel Dubernard avec les greffes de bras, puis avec les greffes de visage. Cette affirmation de soi peut également intervenir au sein de la famille, ne serait-ce qu’en prenant la forme du « rachat » pour le membre de la famille en situation de « mouton noir ». Mais là encore, rien ne permet de penser que cette dimension de prestige soit d’une importance si décisive qu’elle puisse être placée au centre de l’analyse surtout si l’on garde présent à l’esprit le fait que les transplantations avec prélèvement sur vifs sont l’exception dans de très nombreux pays. On peut aussi souligner l’importance que le législateur et les agences en charge de la transplantation accordent à la diffusion des informations sur la transplantation et, tout particulièrement, sur le manque de greffons. Si mensonge il y a, il ne peut s’agir de celui qui viserait à masquer la réalité du transfert de ressources et l’intérêt que celui-ci représente pour les agences en charge de produire les greffons. S’il y a une forme de duperie dans la situation présente de la transplantation, elle me semble plus mineure que la forme à laquelle pensait Bourdieu lorsqu’il définissait l’échange symbolique. Cette « duperie » tient non pas à la rhétorique du don, ni même à son inadéquation par rapport à une pratique de l’ordre du sacrifice, mais elle tient au fait de placer le débat dans une opposition entre don (au sens juridique du terme) et échange marchand. L’émergence de cette opposition peut être datée précisément puisqu’elle se fait jour immédiatement après qu’un médecin américain ait cherché au début des années 1980 à créer une entreprise d’intermédiation entre les malades et les personnes souhaitant vendre un rein. La réaction a été vive puisque le législateur américain a réagit par le National Organ Transplantation Act de 1984, proscrivant un tel commerce marchand. L’opposition entre le don et le marché était alors placée sous les feux de la rampe et elle y est restée depuis : en rejetant l’idée d’un commerce marchand, le don n’était plus défini que juridiquement, comme une cession à titre gratuit fondée sur une volonté que l’on qualifie d’altruiste. Formules qui n’ont rien de commun avec celles de Mauss. La rhétorique du don est donc une mise en forme qui vise à mettre à l’écart le commerce marchand ; mais ce n’est pas tout car cette rhétorique amène le débat à se couler dans les termes de l’opposition don / marché. Il ne s’agit pas de dire que cette opposition est vide de sens, car la mise en place de biomarchés sur lesquels s’échangeraient des ressources corporelles humaines signifierait une modification anthropologique très considérable (Steiner 2010: chap. 7-8). Rejeter l’opposition don (juridique ou maussien) / marché ne veut pas dire acceptation de ce dernier. Il s’agit plutôt de faire place à la catégorie de don organisationnel dont les grandes lignes ont été présentées plus haut.
16 Conclusion Le transfert de ressources que suppose la transplantation engendre une forme de don nouvelle, que, par défaut, je propose d’appeler un don organisationnel. Il y a don parce qu’il ne saurait être question de faire usage d’une contrainte légale dans cette forme de transaction ; seule une contrainte morale peut intervenir, au sens où, sans qu’il y ait nécessairement de pressions exercées sur le donneur ou ses proches, les représentations sociales associées à la solidarité entre les êtres humains définissent la cession de l’organe comme un acte libre, mais ressenti comme obligatoire par ceux qui s’y soumettent ; un acte désintéressé au sens marchand, mais intéressé en un sens familial ou sociétal. Il y a don organisationnel dans la mesure où la ressource passe de la personne à l’organisation avant d’être « donnée » à la personne malade. Entre ces deux personnes qui sont sensées se « donner », l’intervalle qui les sépare et rend possible le transfert n’est plus celui du temps, mais celui de la pratique organisationnelle, commune à un commerce marchand comme à un commerce qui ne l’est pas et faisant usage des mêmes outils de gouvernement des individus à l’intérieur de l’organisation que bien des organisations appartenant au monde de l’efficacité marchande. Références Alter, Norbert (2009) Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris: La découverte Baudelot, Christian & Baudelot, Olga (2008) Une promenade de santé, Paris: Stock Baudrillard, Jean (1976) L’échange symbolique et la mort, Paris: Gallimard Bourdieu, Pierre (1980) Le sens pratique, Paris: Éditions de minuit ------ (1994) Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris: Seuil ------ (1997) Méditations pascaliennes, Paris: Seuil Calabresi, Guido & Bobbitt, Philip (1978) Tragic Choices, The conflicts society confronts in the allocation of tragically scarce resources, New York: Norton Berry, Marie (2005) Le don de soi, Paris: Lafon Chanial, Philippe (ed.) (2008) La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris: La découverte Coleman, James (1982) The Asymetric Society, Syracuse: Syracuse university press ------ (1990) Foundations of Social Theory, Harvard: Belknap press Fellner, Carl H. & Schwartz, Shalom H. (1971) «Altruism in disrepute: Medical versus public attitudes towards the living organ donor», New England Journal of Medecine, 284: 582-585 Fox, Renée C. & Swazey, Judith P. (1974) The Courage to Fail. A Social View of Organ Transplants and Dialysis, Chicago: Chicago university press Healy, Kieran (2006) Last Best Gift. Altruism and the Market for Human Blood and Organ, Chicago: Chicago university press Hubert, Henri & Mauss, Marcel (1899) «Essai sur la nature et la fonction du sacrifice», dans M. Mauss (1968) Œuvres 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris: Minuit: 193-307 Hochschild, Arlie R. (2003) The Commercialization of Intimate Life, Berkeley: University of California press Mauss, Marcel (1925) Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, dans M. Mauss (1980) Sociologie et anthropologie, Paris: Presses universitaires de France: 143-279
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