La transplantation d'organes comme don organisationnel

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La transplantation d’organes comme
                 don organisationnel

                                          Philippe STEINER

                                               GEMASS
                                     Université Paris – Sorbonne
                                  philippe.steiner@paris-sorbonne.fr

      La transplantation d’organes est une thérapeutique désormais bien installée dans le système
de soins de nombreux pays. Néanmoins, son développement est limité par le nombre de greffons
mis à la disposition des chirurgiens et de leurs patients. En ce sens la « production » de la
ressource rare qu’est le greffon constitue l’obstacle majeur pour les agences chargées de gérer la
série d’organisations, étroitement reliées les unes aux autres, grâce à laquelle les prélèvements et
les greffes ont lieu.
      Jusqu’ici la « production » de la ressource rare a été examinée selon une opposition entre le
don et le marché. La question étant alors de savoir laquelle des deux formes de transfert est
susceptible d’accroître le nombre des greffons produits, sous réserve de critères éthiques non
stabilisés. La présente contribution ne revient pas sur les questions soulevées par le marché,
questions sur lesquelles existent de nombreuses prises de position et sur lesquelles j’ai déjà eu
l’occasion de présenter mon point de vue (Steiner 2006, 2010: chap. 7-8), de manière à centrer ici
l’attention sur la nature du transfert de ressource que l’on qualifie de don.
      Pour cela, je commence par caractériser la structure des relations sociales dans la phase de
prélèvement, ce que l’on peut appeler la morphologie du prélèvement (§1). Deux types d’acteurs
– les personnes et les organisations – sont face à face : cela impose de rajouter une catégorie aux
distinctions habituellement proposées par les anthropologues lorsqu’il s’agit de distinguer les
différents transferts de ressources (§2). Sur cette base, la catégorie de don organisationnel est
avancée pour montrer que des enchaînements de dons et d’échanges peuvent avoir lieu entre elles
sans que cela altère la nature des relations entre les personnes placées en bout de chaîne
relationnelle (§3). La dernière partie, enfin, prend en compte la dimension subjective de ces
transferts de ressources pour montrer les effets sociaux de l’irruption des organisations dans la
transplantation d’organes (§4).
2

      1. Morphologie du prélèvement d’organes
      Dans l’état actuel de la législation, hors le cas de l’Iran qui est le seul pays à ce jour ayant
légalisé une forme assez brutale de commerce marchand régulé pour le prélèvement des reins sur
personnes vivantes, le don signifie essentiellement que la personne prélevée, de son vivant
comme après sa mort, ne reçoit aucune contrepartie pour l’organe prélevé. Elle peut certes
recevoir des compensations pour les pertes occasionnées par le prélèvement – notamment la
prise en charges des frais médicaux induits par le prélèvement là où ces frais sont à la charge de la
personne – mais elle n’est rémunérée, ni directement, ni indirectement. Il y a don en un sens
juridique, tel que définit par l’article 894 du Code civil : « La donation entre vifs est un acte par
lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement en faveur du donataire qui
l’accepte ». Cet acte où l’on se dépouille sans contre partie fait ainsi clairement contraste avec la
vente, « convention par laquelle l’un s’oblige à livrer une chose, l’autre à la payer » (art. 1582),
comme avec l’échange, « contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour
une autre » (art. 1702). Les trois types de transferts reposent la libre volonté : ce qui les distingue
tient dans le fait que l’échange et la vente comportent nécessairement l’idée d’une contre partie,
laquelle est absente du don.
      Cette série de caractéristiques ne convient pas pour définir le don au sens sociologique que
Marcel Mauss théorisé dans son célèbre essai (Mauss 1925) avec la triple obligation de donner, de
recevoir et de rendre. Le contraste est ici fort entre le sociologue et le juriste. Pour le juriste, le
don doit être librement consenti et il ne saurait y avoir l’idée d’une obligation à se dépouiller :
l’idée d’une obligation à donner n’a aucune signification, pas plus que l’idée d’un entremêlement
de liberté et d’obligation. De même, l’obligation de recevoir n’existe pas, puisque l’article 932
précise que la donation ne prend effet que du jour où le donataire l’a explicitement acceptée.
Quant à la notion juridique d’obligation de rendre, elle est juridiquement exclue par la définition
de l’article 824. La distance est donc considérable entre les approches juridiques et sociologiques
du don : aussi se pose très sérieusement la question de savoir si la transplantation est-elle
redevable de la conceptualisation maussienne en termes de dons et contre-dons ? À ce stade, il est
donc nécessaire de considérer la morphologie sociale du prélèvement pour aller au-delà de ces
oppositions principielles.
      Dans le prélèvement post mortem, le prélèvement passe nécessairement par l’intermédiaire de
professionnels. Comme la personne décédée a rarement fait état de ses opinions sur le sujet, c’est
la relation entre la famille et les professionnels du système de santé (notamment les anesthésistes
et les coordinateurs de greffe) qui permet la production de la ressource rare. Dans un tel
3

prélèvement, ce ne sont pas les organes qui sont donnés : si don il y a, c'est celui que le défunt ou
ses proches accordent aux professionnels en leur permettant d'aller prélever les organes à
l’intérieur du cadavre. Dans le prélèvement sur vifs, les choses se passent différemment car la
relation entre la personne malade et celles susceptibles de fournir l’organe nécessaire à la greffe
prend une place importante. Entre ces deux personnes se noue un ensemble de relations qui
ressemble fortement à ce que Mauss a décrit : le donateur peut ressentir la pression morale qui lui
fait obligation de donner ; le donataire celle lui faisant obligation de recevoir – au-delà même de
ce que la maladie et la souffrance, sans parler du risque de mourir, peuvent produire comme
obligation matérielle – mais aussi celle de rendre, une fois que la greffe a eu lieu et que l’état de
santé s’est amélioré. Néanmoins, malgré cette dimension subjective qui correspond à ce que
Mauss a décrit, la relation reste tripartite et le don est celui qu'un vif accorde à des professionnels
pour le prélèvement d'un organe (le rein) ou d'une partie de l’un d’entre eux (un lobe pulmonaire
ou hépatique) en vue de procéder à une greffe sur un proche.
      La dimension technique est donc incontournable et elle a des effets que l’on peut évaluer
quantitativement sur le volume de greffons produits. Les rapports de l’Agence de la biomédecine
montrent que le « don » peut, avec une fréquence non négligeable, être refusé : dans le rapport
paru en 2006 il est indiqué que les personnes recensées en état de mort encéphalique en 2005 ont
été prélevées pour 49 % d'entre elles. Si les oppositions de la famille ou des autorités judiciaires
comptent pour 31 % des non prélèvements, il faut avoir présent à l'esprit que plus de 18 % des
prélèvements n’ont pas été effectués en raison d'obstacles médicaux (8,6 %) ou des antécédents
des donneurs (10 %). De la même manière, des personnes souhaitant donner de leur vivant
peuvent être récusées par les professionnels pour des raisons soit d’ordre psychologique soit
d’ordre médical. L’aspect technique est étroitement entremêlé à l’aspect relationnel de la
transplantation et se rapproche du sacrifice, une forme relationnelle proche mais différente de
celle du don selon les analyses de Mauss et de son collègue et ami, Henri Hubert (Mauss &
Hubert 1899). Cette différence tient précisément dans l’apparition d’un professionnel qui se glisse
entre les personnes entre lesquelles circulent les dons et les contre-dons.
      Le donateur occupe la place de la victime, c'est-à-dire de la personne sur laquelle le sacrifice
va avoir lieu, personne dont le caractère sacré est pleinement attesté puisque l'on ne s'approche
d'elle qu'avec circonspection et effroi au moment même de procéder au sacrifice. Le personnel
médical joue le rôle du professionnel qui pratique le rite sacrificiel parce que l'approche du corps
défunt sacralisé demande des compétences particulières en dehors desquelles il n'y aurait plus que
profanation. Les membres de la famille sont dans la position du sacrifiant, celui qui attend un
bénéfice du sacrifice. Dans le cas d’un prélèvement post mortem, la famille ne reçoit en retour qu'un
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bénéfice moral abstrait, celui d'avoir agi pour l'avantage de l'humanité en consentant à ce
sacrifice. Elle n’en retire pas même un bénéfice symbolique, socialement visible et reconnu. Dans
le cas du prélèvement sur vif, la famille contient le donateur et le donataire et permet l’expression
du bénéfice symbolique allant du donataire et, plus largement, de la famille vers le donateur. Cela
suffit-il à écarter la catégorie de sacrifice ? Je ne le pense pas car il faut toujours prendre en
compte le fait que la personne qui accorde le droit de prélever se sacrifie dans son corps pour le
membre de la famille malade, sous réserve que les professionnels en acceptent l'idée et acceptent
de le pratiquer. Historiquement, c'est d'ailleurs dans le cas du prélèvement sur vifs que la notion
de sacrifice a été employée dans la transplantation. Les psychologues étudiant la manière dont se
déroulaient la recherche d'un donneur à l'intérieur des familles au cours des années soixante-dix,
faisaient fréquemment usage du terme de sacrifice1, sans que cela soit nécessairement rapporté au
fait du rachat de la conduite passée par un membre de la famille qui avait été tenu à l'écart en
raison de ses comportements ― une catégorie de donneur qualifié de « mouton noir » ― et encore
moins à la notion chrétienne d'expiation.
       Une fois procédé au prélèvement, le sacrifice engendre un don concret, celui que par
l'intermédiaire des professionnels reçoit le malade, sous forme de l'organe greffé et, dans un
grand nombre de cas, d'une amélioration ou d'une prolongation de sa vie. Lorsque le receveur et
le donneur appartiennent au même groupe familial, les obligations de donner, recevoir et rendre
avec lesquelles Mauss a caractérisé le don peuvent advenir.
       La transplantation est une relation sociale visant à répondre à la détresse du malade qui se
meurt. Ce commerce a certes ses rituels, mais il n'est pas un échange cérémoniel entre amis
égaux, il n'a pas non plus la caractéristique du don modeste qui rend la vie sociale douce et
aimable. Ce commerce de détresse demande l'engagement d'autres êtres humains qui doivent
répondre à la difficile question posée par le prélèvement sur un être cher, brutalement décédé, ou
qui se soumettent personnellement aux craintes qui peuvent parfois être associées au
prélèvement. C'est un engagement fort que la notion de sacrifice couvre mieux que la notion de don.
Il y a sacrifice plutôt que don parce que, contrairement à l'enchaînement relationnel direct du don
cérémoniel décrit par Mauss, les professionnels interviennent en tant qu’intermédiaires entre les
personnes placées en bout de chaîne de ces échanges.

1 « Critics of the use of living related kidney donors question the fundamentals willingness of relatives to make this

type of sacrifice » (Simmons, Marine & Simmons 1977: 153). Le terme est ensuite utilisé fréquemment pour qualifier
les comportements des acteurs et la conclusion de l'ouvrage montre que dans la très grande majorité des don-
sacrifice entre vifs se déroule sans que soit perceptible une pression familiale, confirmant ainsi l'étude de Carl Fellner
et Shalom Schwartz (1971). Le même constat ressort de la réflexion d'un théologien et éthicien menée en termes de
sacrifice, auquel il attribue un caractère hautement moral (Smith 1970: 109-122).
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      Dans la transplantation, la ressource n’est pas juridiquement exigible ; et aucune
contrepartie n’est juridiquement exigible. Toutefois, la morphologie du prélèvement montre que
ces relations n’ont pas lieu entre des personnes qui s’obligeraient mutuellement au travers de
transactions chargées de contraintes morales. Dans la transplantation, le rôle des professionnels
est central, quelle que soit la modalité du prélèvement. L’importance de ces professionnels fait
que je propose de qualifier la transplantation de don organisationnel : il y a don organisationnel au
sens où, matériellement, l’organe transite par une ou plusieurs organisations pour passer du
donateur au donataire. Un tel don peut avoir lieu sans qu’aucune relation effective directe n’existe
entre les deux personnes situées en bout de la chaîne, ni avant ni après comme c’est
majoritairement le cas des transplantations avec prélèvement post mortem et anonymat des
« dons ». le don organisationnel découle d’un système de relations que l’on peut résumer de la
manière suivante (schéma 1) :
                                                    Schéma 1
                                               Le don organisationnel

                                  Organisation 1                   Organisation 12                Individu
          Individu

      La notion de don organisationnel est absente de l’approche sociologique du don, telle
qu’on peut la trouver rassemblée dans l’ouvrage, très complet par ailleurs, édité par Philippe
Chanial (2008), et alors même que les phénomènes décrits correspondent à ce que j’appelle ici le
don organisationnel. Cette notion diffère également du don qui prend place à l’intérieur des
organisations (Alter 2009). Cette dénomination est plus qu’un simple changement de
terminologie : elle fait valoir deux éléments que l’on ne doit jamais perdre de vue pour
comprendre le phénomène. Premièrement, elle met en évidence le fait qu’il existe deux types de
personnes dans un don organisationnel : les personnes individuelles et les personnes morales ou
organisations. Deuxièmement, elle prend en considération l’existence de relations entre les
organisations elles-mêmes, relations qui n’ont pas de raison d’appartenir à la catégorie du don, et
cela indépendamment de la nature des relations existant entre les individus placés en bout de chaîne. J’examine
successivement ces deux points.

      2. Quels acteurs pour quelles transactions ?
      En suivant les acteurs au plus près de leurs pratiques, le sociologue donne de l’épaisseur à
sa description et fait émerger des phénomènes que les théorisations plus lointaines des pratiques
ne peuvent saisir. Cela ne doit pas faire oublier que les acteurs peuvent être sociologiquement d’une nature
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très différente, quand bien même des individus concrets se font face dans la transaction. C’est précisément le cas
des transactions entre les individus dans la transplantation d’organe, notamment au moment de la
production de la ressource, le prélèvement.
       Dans un système social dépouillé d’organisations on peut se baser sur la typologie élaborée
par les anthropologues (Testart 2007) lorsqu’ils cherchent à distinguer entre différentes formes de
transaction (schéma 2). L’échange marchand y est caractérisé par la contrainte juridique et
l’absence de liens personnels, tandis que le don l’est par la contrainte morale et l’existence de liens
personnelles entre le donateur et le donataire. L’échange non-marchand est à l’intersection de ces
deux formes puisque si la contrainte juridique y est à l’œuvre, au moins potentiellement, l’échange
n’a lieu que parce qu’il existe des liens entre les échangistes.
                                                       Schéma 2
                                       La typologie ethnographique des transactions
                                                Echange marchand
                                                                                        Contrainte
                                                                                        juridique
                     Liens                    Echange non-marchand
                     personnels
                                                              Don                       Contrainte
                                                                                        morale

       Contrairement à ce qu’il en est des sociétés archaïques étudiées par Mauss et, de fait celles
que, le plus souvent, considèrent les anthropologues contemporains, les sociétés modernes ne
sont pas seulement constituées de personnes au sens d’individus singuliers. Si l’on suit James
Coleman (1984, 1990, partie 5) deux types d’acteur sont susceptibles d’intervenir dans les
transferts de ressources : les personnes et les organisations qui sont des personnes morales2. Les
ressources dont disposent les unes et les autres sont différentes et cela pèse sur les relations qui
peuvent exister entre elles. Les personnes singulières n’ont d’autres ressources que leurs
ressources que celles qui leur appartiennent en propre – propriété fongible et capital humain – et
celles qui sont détenues par les personnes appartenant à leurs réseaux d’interconnaissance dans le
domaine familial, religieux et de voisinage social – ce que l’on appelle leur capital social. Les
personnes morales peuvent en général se prévaloir de toutes les ressources accumulées dans le
collectif mobilisé pour aboutir à telle ou telle forme d’action délibérée. La relation de face-à-face
qui fait se rencontrer un membre de la famille d’un défunt en état de mort encéphalique et un
coordinateur de transplantation diffère de celle où deux personnes se rencontrent au moment du
2 Si l’on préfère le langage de Durkheim dans De la division du travail social, on peut dire que dans les sociétés à
solidarité mécanique (comme cela peut être le cas dans les relations familiales ou, plus généralement, dans les
relations à la base du capital social au sens de Coleman), les relations entre les individus peuvent se déroulent sans
intermédiation parce qu’ils ont en commun un large spectre de représentations. Par contre, dans une société
complexe à solidarité organique, il est nécessaire de passer par des médiations, comme le sont les organisations, en
raison de la spécialisation qui est rendue nécessaire et, avec elle, le morcellement des représentations et le
rétrécissement du domaine couvert par les représentations collectives communes.
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décès d’un proche de l’une d’entre elle. Avec cette distinction, s’affirme une profonde asymétrie
entre les acteurs et il devient nécessaire de tenir compte du statut des acteurs pour comprendre la
nature des relations sociales qu’ils entretiennent.
      Je propose donc de distinguer les relations sociales personnelles et les relations sociales
impersonnelles ou fonctionnelles, ou encore l’amitié personnelle et l’amitié professionnelle. Les
relations personnelles et l’amitié personnelle prennent place lorsque les acteurs sont des
personnes. Tel n’est plus le cas lorsqu’il s’agit de relations entre organisations, ou entre une
organisation et une personne. Dans ce cas, l’individu membre de l’organisation est bien une
personne singulière, mais elle n’est pas là en tant que telle et elle doit faire le plus souvent un
effort sur elle-même, gérer ses affects et ses émotions pour tenir son rôle (Hochschild 2003).
D’une part, cet individu est interchangeable avec d’autres individus membres de l’organisation et,
d’autre part, dans sa relation avec les clients de l’organisation, cet individu n’a aucune raison de
prolonger la relation avec la personne qui lui fait face au-delà de la transaction, aussi étalée soit-
elle dans le temps. Ce point peut d’ailleurs servir d’épreuve pour faire la différence entre ces deux
types de relations : si la relation entre l’individu membre de l’organisation et la personne qui
s’adresse à lui se prolonge une fois que l’un a quitté l’organisation ou que l’autre n’en est plus
client, il est loisible de penser que la relation a acquis le statut de la relation personnelle et les
deux personnes peuvent s’emparer de la formule « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »,
avec laquelle Michel de Montaigne qualifiait sa relation d’amitié avec Etienne de La Boétie. On
peut dire la même chose à propos des relations entre individus occupant des postes dans des
organisations et de leurs relations dans le cadre des relations commerciales entre organisations :
deux individus peuvent être en relation d’amitié professionnelle, s’échanger des cadeaux en tant
que cadres occupant des postes les mettant en relation de travail. L’épreuve se produit lorsque
l’un d’entre eux part en retraite ou change d’entreprise ou de poste : recevra-t-il les mêmes
marques d’attention, les mêmes cadeaux de son interlocuteur précédent ?
      Sur la base de cette distinction, on peut modifier et enrichir la typologie avec laquelle des
anthropologues modernes s’efforcent de marquer la différence entre le don, l’échange non-
marchand et l’échange marchand. Pour adapter la typologie au cadre d’une société
organisationnelle (schéma 3), je suggère de tenir compte des personnes morales et des relations
qui leur correspondent, les liens organisationnels. Ce dernier schéma rapporte les liens personnels
aux relations entre les personnes et les liens impersonnels aux relations entre les individus
membres des organisations ou bien entre ces derniers et les personnes que sont les « clients »,
entendus en un sens large de personnes devant passer par des relations avec des organisations
pour obtenir les ressources dont elles ont besoin.
8

                                                         Schéma 3
                               Typologie des transactions avec prise en compte des organisations
                                                      Relations sociales

                                      Liens personnels                     Liens organisationnels

                  Juridique           Echange                             Echange
                                      Non-marchand                        Marchand
Contrainte
                  Morale              Don                                 Don
                                                                          Organisationnel

          Quelle place occupe la transplantation d’organes dans cette typologie ? De toute évidence
   elle entre dans la catégorie du don organisationnel : d’une part, la relation centrale qui est celle de
   la production de la ressource rare fait se rencontrer une personne et une organisation, et donc
   met en jeu un lien organisationnel ; d’autre part, cette relation ne fait pas valoir une obligation
   juridique mais une obligation morale. Ce dernier point va sans dire dans le cas des pays où le
   consentement doit être explicite pour légitimer le prélèvement ; mais cela vaut aussi pour le cas
   des pays ayant adopté la fiction juridique du consentement présumé, puisqu’il suffit, ainsi qu’on le
   constate dans le cas français, de ne pas se sentir solidaire de ses concitoyens malades et de le faire
   savoir anonymement (en s’inscrivant sur la liste nationale des refus) ou d’une manière privée à ses
   proches (la loi fait obligation de leur demander s’ils ont connaissance d’un tel refus avant de
   procéder au prélèvement) pour être exempté de ce dont la loi a disposé.

          3. Transplantation et relations inter-organisationnelles
          Le don organisationnel tel qu’il est représenté par le schéma 1 enchaîne trois transferts de
   ressource entre quatre acteurs, deux personnes entre lesquelles prennent place deux
   organisations. Sans développer ici une étude systématique des enchaînements possibles de trois
   transferts entre les quatre acteurs présents dans ce circuit3, la qualification de la transplantation
   comme don organisationnel met en évidence l’importance de la nature du transfert de ressource
   entre les deux organisations intermédiaires, comme cela peut être le cas lorsque tel greffon
   prélevé dans un hôpital est alloué à un autre selon la procédure centralisée dont la gestion
   incombe à l’Agence de la biomédecine. Rien n’implique que ce transfert inter organisationnel soit
   de type don, c’est l’inverse qui est massivement présent au travers de la tarification à l’activité

   3Dans une démarche de sociologie formale à la Simmel, on peut étudier systématiquement au travers d’une typologie
   construite à partir des cas logiquement possibles entre ces acteurs (deux personnes en bout de chaîne et la ou les
   organisations intercalées entre eux) selon un clivage don / échange et ses dérivés.
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(T2A) qui régit actuellement en France le mode de financement du système de santé. Il faut ici
faire une distinction supplémentaire : en effet, le transfert du greffon d’un hôpital à un autre n’est
ni un échange, ni un échange non-marchand au sens défini plus haut, puisqu’une contrepartie est
exigible auprès d’un tiers, sous forme d’un financement accordé par l’assurance-maladie selon le
tarif élaboré au sein de la T2A. Ce transfert inter organisationnel, transaction particulière faisant
intervenir une contrepartie exigible auprès d’un tiers payant, je le nomme pseudo-échange comme
on parle de pseudo-marché pour caractériser ces formes nouvelles du management public : ainsi,
en lieu et place de la séquence    DON   –   DON   –   DON,   on observe la séquence DON –   PSEUDO-

ECHANGE – DON.

       En effet, la première organisation cède le greffon prélevé sans contrepartie à l’organisation
qui lui succède. Mais elle inscrit cette transaction dans son activité qui est l’objet d’une gestion
pseudo-marchande par les instances de pilotage du système de soin. Cela s’explique tout
simplement par le fait que le prélèvement sans contrepartie pour l’individu a un coût pour
l’organisation qui prélève. Et ce coût doit être financé. À défaut, le besoin de financement de
l’hôpital qui prélève ne serait pas couvert, ou bien devrait être couvert en puisant dans d’autres
ressources ce qui mettrait en péril la production des organes à transplanter. Aussi la mise en place
de la T2A a été l’occasion de créer un ensemble de protocoles financiers permettant de faire face
à ces besoins de financement des organisations selon leur activité et leur place dans le circuit de la
transplantation.
       Les questions de coût sont mobilisées par les agences à la tête du système de la
transplantation dans la mesure où le coût de la transplantation rénale, plus faible que celui de la
dialyse, donne un excellent argument pour définir des tarifs en faveur de la greffe, dorénavant
attractive d’un strict point de vue de la gestion des contraintes pesant sur le financement du
système de soins. Le site de l’Agence de la biomédecine n’en fait pas mystère lorsque, sous la
rubrique T2A, il affiche : « L’Agence de la Biomédecine s’est fortement mobilisée dans la
définition de ces outils de financement et a veillé à la bonne valorisation des prestations et
forfaits ».
       La T2A rend visible le coût en rendant explicite les versements du tiers payant (l’assurance
maladie) par rapport à ce qui se passait lorsque les hôpitaux étaient financés par une dotation
globale. Cette visibilité des coûts/dotations s’opère à plusieurs niveaux. Au niveau d’abord du
repérage des donneurs potentiels avec un forfait annuel « Coordination des prélèvements
d’organes », fonction du volume et de la nature de l’activité de l’établissement :
10

      443 731 € si au moins 20 donneurs recensés, au moins 30 cornées ou tissus prélevés,
      animation du réseau de coordination et mission d’études cliniques.
      316 754 € si au moins 20 donneurs recensés, au moins 30 cornées ou tissus prélevés
      et animation du réseau.
      212 698 € entre 10 et 20 donneurs recensés.
      128 352 € si moins de 10 donneurs recensés.
      28 421 € pour prélèvement de tissus uniquement.

      L’Agence mise sur les forts effets de seuil que contient cette tarification : « La dynamique
engagée encouragera cependant l’activité de greffe en permettant aux établissements qui changent
de tranche du fait d’une augmentation de leur activité de recevoir des recettes supplémentaires. »
Les effets de seuil sont importants : par exemple, si un établissement passe de 9 donneurs
recensés à 10, son forfait passe de 128 352 à 212 698 €. En d’autres termes, une augmentation
d’activité de 11 % engendre une augmentation du forfait de 65 %.
      La visibilité des coûts porte ensuite sur la « Prestation de prélèvement ». En effet, le
prélèvement engage des coûts spécifiques que l’on s’efforce de tarifer de manière à éviter qu’ils ne
restreignent la production des greffons. D’un montant allant de 7 947 à 12 072 €, la prestation
dépend du type et du volume de prélèvement.
      Enfin, il existe un forfait annuel greffe qui vise à couvrir les frais fixes et les frais de
coordination qui sont associés aux programmes de transplantation dans les établissements
autorisés à pratiquer ces soins. Il dépend là encore du volume et de la nature des interventions.
Important, ce forfait va de 210 000 € pour moins de 50 greffes par an à 620 000 € pour plus de
150 greffes.
      Le coût ne joue pas alors contre la transplantation, mais plutôt comme un élément servant
à la promouvoir pour autant, bien sûr, que ces éléments de tarification soient suffisamment
généreux par rapport aux coûts engagés par l’activité de transplantation. La prestation de
prélèvement et le forfait annuel de coordination des prélèvements d’organes, dans la mesure où
ils sont fonction du volume et de la nature de l’activité de l’établissement, entrent de plain-pied
dans l’effort de mobiliser les énergies des professionnels en vue d’accroître le nombre des
greffons disponibles.
      Enfin, la mise en évidence de l’existence de ces transferts inter organisationnels permet de
comprendre comment des transferts caractérisés par l’absence de contre partie en bout de chaîne
peuvent cependant être associés à des transferts dans lesquels des contre parties circulent en sens
inverse de la ressource rare. Dans le cas présent, il s’agit de contre partie financière accordée par
la tutelle que je range dans la catégorie des pseudo-échanges ; mais rien n’empêcherait que des
contre parties monétaires circulent entre l’organisation médicale et une organisation à but lucratif
11

(Steiner 2006). Il suffirait par exemple qu’un hôpital soit en relation d’affaire avec une banque
privée d’organes qui lui offrirait un service – la conservation par cryogénisation – des organes
stockables prélevés à un coup plus faible que celui que l’hôpital supporterait en assumant lui-
même cette tache.

      4. Le point de vue subjectif des acteurs
      L’examen de cette série de transferts laisse de côté les motifs et les subjectivités des acteurs.
Cette subjectivité est cependant un élément décisif pour les malades et leur entourage, ainsi que
des récits l’ont rappelé dans les années récentes en France (Berry 2005, Baudelot & Baudelot
2008). Cette subjectivité est également importante du point de vue de l’ensemble du processus,
tant il existe dans les sociétés occidentales tout au moins, ce que l’économiste américain Alvin
Roth a proposé d’appeler une « répugnance pour le marché » dans le cas de la transplantation
d’organes (Roth 2007). D’ailleurs, ainsi que l’a montré Kieran Healy (2006) dans son étude sur la
communication des organisations américaines en charge des prélèvements de sang ou d’organes,
le niveau d’altruisme des populations dépend largement de la rhétorique du don déployée par ces
organisations auprès de leur public. C’est la raison pour laquelle il a caractérisé cette
communication en termes de « construction sociale de l’altruisme ». Ceci s’applique au don
organisationnel qui suppose le développement d’une rhétorique valorisant l’acte généreux, ce que
j’ai proposé d’appeler une politique de l’exhortation (Steiner 2010: 178 et suivantes). D’une
manière générale, le don organisationnel est associé à une rhétorique du don que l’on propose
d’examiner en mettant l’accent sur la dimension symbolique associée au prélèvement.
      Contrairement à ce qu’a affirmé Jean Baudrillard (1976) le prélèvement d’organe comporte
une forte dimension d’échange symbolique. Selon lui, le symbolique s’est abîmé dans un passé
irrémédiablement perdu et ne joue plus dans la société moderne dominée par la valeur et
l’échange marchand le rôle de processus social faisant le lien entre les réalités objectives et
l’imaginaire. Certes, le prélèvement d’organes est fortement dominé par une dimension technique,
mais cette dernière ne peut prétendre couvrir l’intégralité du processus social en jeu. Le simple
fait que l’on maintienne aussi fortement l’exigence de la rhétorique du don est un marqueur de la
présence du symbolique dans cette phase de la transplantation ; cette présence du symbolique est
d’autant plus forte que le commerce a lieu le plus souvent enter les vivants et les morts. Si on fait
place à cette dimension symbolique, il est utile de recourir à la réflexion de Pierre Bourdieu qui a
proposé une série de concepts – violence symbolique, capital symbolique et échange symbolique
– de manière a montrer et à étudier la place toujours centrale du symbolique situé entre la
« vérité objective » des pratiques et les représentations sociales. Je me limite ici à l’approche
12

avancée par Bourdieu de l’échange symbolique, que je résume à grands traits à partir de trois de
ses ouvrages (Bourdieu 1980, 1994, 1997) avant de revenir à la transplantation.
      Le symbolique signifie fondamentalement le fait de « mettre des formes » : il désigne le
travail que la société fait sur elle-même et que l’individu produit sur lui-même et sur les individus
avec lesquels il est en contact en respectant et faisant respecter des formes de l’interaction sociale.
La « mise en forme » n’est pas seulement un habillage socialement et historiquement déterminé ;
dans le cas présent, la mise en forme symbolique signifie a minima l’exclusion de l’échange
marchand dans les transferts qui ont lieu aux extrémités de la chaîne de la transplantation résumé
dans le schéma 1. Il y a de ce fait une traduction concrète à ce travail symbolique qui bannit un
mode particulier de transaction considéré comme impropre dès lors qu’il s’agit de traiter du corps
de la personne – le défunt ou le donneur vivant – chargé de la sacralité associée à la personne
humaine (Steiner 2010: chap. 2, 7).
      La place du symbolique ne se résume pas à cette seule dimension. En effet, selon Bourdieu,
l’élément central dans le symbolique tient à sa dimension d’ambiguïté, de méconnaissance, de
dissimulation, de dénégation, d’auto-illusion :
      « […] la méconnaissance institutionnellement organisée et garantie, qui est au principe de
      l’échange de dons et, peut-être, de tout travail symbolique visant à transmuer, par la
      fiction sincère d’un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement
      intéressées qu’imposent la parenté, le voisinage ou le travail en relations électives de
      réciprocité et, plus profondément, à transformer les relations arbitraires
      d’exploitation (de la femme par l’homme, du cadet par l’ainé ou des jeunes par les
      anciens) en relations durables parce que fondées en nature » (Bourdieu 1980: 191).

      Cette approche se déploie chez Bourdieu avec le thème de la double vérité du don, et donc
son ambiguïté caractéristique, qui trouverait son explication dans l’intervalle temporel séparant les
dons et les contre-dons ; l’intervalle :
      « […] rend psychologiquement vivable l’échange de dons en facilitant et en favorisant
      le mensonge à soi-même, condition de la coexistence de la connaissance et de la
      méconnaissance de la logique de l’échange. Mais il est clair que le mensonge à soi-
      même individuel n’est possible que parce qu’il est soutenu par un mensonge à soi-
      même collectif : le don est un de ces actes sociaux dont la logique sociale ne peut
      devenir common knowledge, comme disent les économistes » (Bourdieu 1997: 229).

      C’est ainsi une logique de dénégation qui est au principe de l’échange symbolique dont
l’échange de dons et de contre-dons fournit le substrat et le principe :
      « […] cette économie anti-économique (au sens restreint et moderne du mot
      « économique ») repose sur la dénégation de l’intérêt et du calcul, ou, plus
      précisément, sur un travail collectif d’entretien de la méconnaissance visant à
      perpétuer une foi collective dans la valeur de l’universel, qui n’est qu’une forme de
      mauvaise foi (au sens sartrien de mensonge à soi-même) individuelle et collective »
      (ibid: 230).
13

       Cette stratégie théorique est plus élaborée dans un dernier texte spécifiquement consacré à
l’économie des biens symboliques (Bourdieu 1994). Celle-ci est alors caractérisée par trois
principes : premièrement, il s’agit de pratiques caractérisées par la notion de « vérité double »,
l’ambiguïté et la contradiction entre la réalité objective et la vérité subjective ; deuxièmement, les
actes économiques sont transmués en actes symboliques et les dons et contre-dons qui se
portaient initialement sur des biens matériels « utiles », se fixent sur des symboles propres à créer
du social ; troisièmement, cette circulation produit un résultat spécifique ― le crédit, le prestige, la
réputation ― qui constitue le capital symbolique.
       La notion de mensonge social, d’auto-illusion, ou de dénégation est centrale dans
l’économie des échanges symboliques à laquelle Bourdieu attache systématiquement les échanges
de dons et contre-dons théorisés par Mauss. Cette idée n’a rien original puisqu’on la trouve très
précisément exposée par Mauss au début de son célèbre essai. Après avoir cité un poème
scandinave, Mauss définit son programme de recherche comme le rapprochement des
dimensions religieuses, juridiques, morales, politiques et familiales de la dimension économique.
Tout ceci, dit-il, forme un ensemble complexe dont il ne veut étudier qu’un trait :
       « […] le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et
       cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours
       la forme du présent, du cadeau offert, généreusement même quand, au fond de ce
       geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge
       social, et quand il a, au fond, obligation et intérêt économique » (Mauss 1925: 148).

       Mauss met bien au premier rang de ses préoccupations l’argument sur lequel Bourdieu
construit son approche de l’économie symbolique. Si cela a échappé à la plupart des
commentateurs, c’est que Mauss ne fait pas ce qu’il dit, en changeant immédiatement d’objet
pour privilégier la règle de droit qui fait rendre la chose reçue (ibid: 148) et en délaissant
complètement le thème de la fiction et du mensonge social dans ses trois conclusions qui
construisent une opposition à la vision économiciste du monde. Mais ce n’est pas tout. En effet,
la réflexion de Guido Calabresi et Philip Bobbitt sur la situation de choix tragique4, situation dont
est redevable la transplantation d’organes, insiste sur le fait que, face à l’impossibilité de produire
un volume suffisant de greffons, les agences en charge de la transplantation sont mises en
demeure de procéder à des choix tragiques mettant en danger des valeurs centrales pour la
société. Ils constatent que des dispositifs non marchands offrent l’avantage de rendre moins
explicites les coûts et les prix attachés aux ressources rares (Calabresi & Bobbitt 1978: 96). Plus

4 Une situation de choix tragique apparaît lorsqu’une société ne peut produire ou disposer d’un volume suffisant
d’une ressource dont l’absence signifie la mort pour ceux qui en sont privés. L’allocation du volume disponible, ou
encore le choix de qui bénéficie et qui ne bénéficie pas de la ressource tombe dans la catégorie des choix tragique.
14

généralement, ils constatent que la situation de choix tragique engendre des cycles dans les
solutions retenues parce que considérées tour à tour comme légitimes, cycles qui peuvent être
pris pour une forme de subterfuge (ibid: 196). Quoi qu’il fasse passer d’un dispositif inadéquat (au
sens de supprimer la situation de choix tragique) à un autre, le cycle offre deux avantages et donc
peut faire figure de ressource devant le paradoxe et le malaise créé par cette situation :
      « Le changement apporte deux avantages, bien que le plus souvent, ce sont des
      avantages illusoires, lesquels ont été associés ici à la notion de subterfuge.
      Premièrement, une nouvelle approche du problème soulève l’espoir que son coût
      final sera éludé, les certitudes [sur les effets négatifs] du dispositif antérieur étant
      éliminées. Deuxièmement, la société agit, et l’action comporte une dimension
      palliative puisqu’elle entraîne l’idée selon laquelle la nécessité peut être écartée si on
      s’y essaye d’une manière plus déterminée, si on planifie mieux que précédemment et
      que l’on échappe aux erreurs du passé, et ainsi de suite » (ibid: 196-7).

      Bref, la notion de mensonge social, de duperie socialement organisée est commune aux
approches sur le sujet. En mettant l’accent sur cet élément essentiel, Bourdieu s’inscrit dans toute
une tradition de pensée, tout en mettant l’accent sur le lien, étroit selon lui, entre cette duperie de
soi socialement organisée, le fonctionnement de l’échange symbolique et la formation du capital
symbolique, faisant du symbolique un élément essentiel de la reproduction de l’ordre social. Cette
importante conclusion de Bourdieu s’applique-t-elle à la notion de don organisationnel avancée
ici pour caractériser la transplantation d’organes ?
      La rhétorique du don n'est rien d'autre qu'une manière de dire les choses et, jusqu'à présent
tout au moins, une conséquence de l'exclusion de toute rétribution, monétaire ou non, pour ceux
qui ont donné le droit de prélever sur le corps d'un de leur proche ou sur le leur. En ce sens, il
s’agit bien d’un travail symbolique, un travail dont la finalité est de « mettre des formes » dans ce
commerce si particulier entre les êtres humains. Ce travail de « mise en forme » place la fiction du
don au premier plan et masque la réalité du sacrifice, catégorie que je pense plus adéquate à une
description correcte du prélèvement. Est-ce pour autant une fiction ou un mensonge social
nécessaire à cacher la réalité objective des pratiques et à « naturaliser » une forme de domination ?
Je ne le pense pas. En tout cas, il ne peut s’agir d’une fiction ou d’un mensonge dont on peut dire
qu’il est nécessaire à la poursuite de ce commerce entre les êtres humains comme Bourdieu dit
qu’un tel mensonge socialement organisé l’est pour les échanges de donc et contre-dons.
      Le transfert de ressource autour de la transplantation n'est certes pas entièrement exempt
de la dimension d'affirmation de soi, et donc d'une recherche de prestige social. Cela a d’abord et
surtout concerné les professionnels et, tout particulièrement, les chirurgiens transplanteurs, mais
depuis la routinisation de la transplantation qui en fait désormais une thérapeutique de masse, cet
aspect n’est sans doute plus majeur, hors le cas de transplantations nouvelles comme celles
15

initiées par Jean-Michel Dubernard avec les greffes de bras, puis avec les greffes de visage. Cette
affirmation de soi peut également intervenir au sein de la famille, ne serait-ce qu’en prenant la
forme du « rachat » pour le membre de la famille en situation de « mouton noir ». Mais là encore,
rien ne permet de penser que cette dimension de prestige soit d’une importance si décisive qu’elle
puisse être placée au centre de l’analyse surtout si l’on garde présent à l’esprit le fait que les
transplantations avec prélèvement sur vifs sont l’exception dans de très nombreux pays. On peut
aussi souligner l’importance que le législateur et les agences en charge de la transplantation
accordent à la diffusion des informations sur la transplantation et, tout particulièrement, sur le
manque de greffons. Si mensonge il y a, il ne peut s’agir de celui qui viserait à masquer la réalité
du transfert de ressources et l’intérêt que celui-ci représente pour les agences en charge de
produire les greffons.
       S’il y a une forme de duperie dans la situation présente de la transplantation, elle me semble
plus mineure que la forme à laquelle pensait Bourdieu lorsqu’il définissait l’échange symbolique.
Cette « duperie » tient non pas à la rhétorique du don, ni même à son inadéquation par rapport à
une pratique de l’ordre du sacrifice, mais elle tient au fait de placer le débat dans une opposition entre don
(au sens juridique du terme) et échange marchand.
       L’émergence de cette opposition peut être datée précisément puisqu’elle se fait jour
immédiatement après qu’un médecin américain ait cherché au début des années 1980 à créer une
entreprise d’intermédiation entre les malades et les personnes souhaitant vendre un rein. La
réaction a été vive puisque le législateur américain a réagit par le National Organ Transplantation
Act de 1984, proscrivant un tel commerce marchand. L’opposition entre le don et le marché était
alors placée sous les feux de la rampe et elle y est restée depuis : en rejetant l’idée d’un commerce
marchand, le don n’était plus défini que juridiquement, comme une cession à titre gratuit fondée
sur une volonté que l’on qualifie d’altruiste. Formules qui n’ont rien de commun avec celles de
Mauss.
       La rhétorique du don est donc une mise en forme qui vise à mettre à l’écart le commerce
marchand ; mais ce n’est pas tout car cette rhétorique amène le débat à se couler dans les termes
de l’opposition don / marché. Il ne s’agit pas de dire que cette opposition est vide de sens, car la
mise en place de biomarchés sur lesquels s’échangeraient des ressources corporelles humaines
signifierait une modification anthropologique très considérable (Steiner 2010: chap. 7-8). Rejeter
l’opposition don (juridique ou maussien) / marché ne veut pas dire acceptation de ce dernier. Il
s’agit plutôt de faire place à la catégorie de don organisationnel dont les grandes lignes ont été
présentées plus haut.
16

       Conclusion
       Le transfert de ressources que suppose la transplantation engendre une forme de don
nouvelle, que, par défaut, je propose d’appeler un don organisationnel. Il y a don parce qu’il ne saurait
être question de faire usage d’une contrainte légale dans cette forme de transaction ; seule une
contrainte morale peut intervenir, au sens où, sans qu’il y ait nécessairement de pressions exercées
sur le donneur ou ses proches, les représentations sociales associées à la solidarité entre les êtres
humains définissent la cession de l’organe comme un acte libre, mais ressenti comme obligatoire
par ceux qui s’y soumettent ; un acte désintéressé au sens marchand, mais intéressé en un sens
familial ou sociétal. Il y a don organisationnel dans la mesure où la ressource passe de la personne à
l’organisation avant d’être « donnée » à la personne malade. Entre ces deux personnes qui sont
sensées se « donner », l’intervalle qui les sépare et rend possible le transfert n’est plus celui du temps, mais celui
de la pratique organisationnelle, commune à un commerce marchand comme à un commerce qui ne
l’est pas et faisant usage des mêmes outils de gouvernement des individus à l’intérieur de
l’organisation que bien des organisations appartenant au monde de l’efficacité marchande.

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