Le développement des ressources humaines en Europe à la croi- sée des chemins - Cedefop
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FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE Le développement des Barry Nyhan Cedefop ressources humaines en Europe … à la croi- sée des chemins Cet article se penche sur le concept et sur la pratique Introduction che de «gestion des ressources humaines» du développement des res- intégrée dans la stratégie commerciale sources humaines (DRH) globale de l’entreprise. dans une perspective euro- Le terme «développement des ressources péenne. Il place le DRH, qui humaines» (DRH) fait référence aux acti- La troisième section montre ensuite com- se réfère spécifiquement vités d’éducation, de formation et de per- ment les valeurs «humanistes axées sur le aux activités d’apprentis- fectionnement liées à la vie active. S’il est développement» inhérentes au modèle de sage, de formation et de souvent utilisé dans un sens très large GRH de Harvard consistent à privilégier perfectionnement dans les pour englober toutes les activités d’ap- l’apprentissage génératif tout au long de entreprises, dans le con- prentissage en rapport avec le travail, il la vie. En fait, cette approche de l’appren- texte des théories sous- désigne plus précisément les activités de tissage ou du développement des com- jacentes de la «gestion des développement et d’apprentissage des pétences est considérée comme l’une des personnes» (gestion des res- personnes qui travaillent et ont achevé conditions nécessaires à un succès com- sources humaines – GRH). leur formation professionnelle de base. mercial durable. Cette vision des choses L’article oppose deux théo- Le DRH, loin toutefois d’être un concept a donné naissance – par exemple – à l’ap- ries du DRH issues de deux isolé, est dérivé des théories de la «ges- parition du concept d’«organisation manièr es dif férentes de tion des ressources humaines» ou GRH (on apprenante», qui s’efforce d’intégrer des concevoir la gestion des res- trouvera à l’encadré 1 des précisions sur possibilités de développement profession- sources humaines. La pre- le DRH et la GRH, ainsi que sur d’autres nel et personnel dans les activités au poste mière, très proche des sys- termes importants utilisés dans cet arti- de travail. tèmes classiques de valeurs cle). (Le terme «formation professionnelle qui régissent en Europe l’in- continue» ou FPC est souvent utilisé, dans À partir du modèle international de DRH, dustrie et le monde du tra- certains contextes, comme synonyme de la quatrième section de cet article se con- vail, est la tradition «huma- DRH.) centre en particulier sur la nature des niste axée sur le développe- politiques de développement organisa- ment». Le second modèle, À la suite de la présente introduction, cet tionnel et d’apprentissage dans les entre- concurrent du premier, est article se penche tout d’abord (deuxième prises dans le contexte européen. Si les caractérisé par une façon section) sur l’émergence de nouvelles stra- termes GRH et DRH ont leur origine aux «instrumentaliste et utilita- tégies de gestion de la main-d’œuvre dans États-Unis, il n’en existe pas moins une riste» de considérer les res- le contexte des défis auxquels se trou- tradition spécifiquement européenne en sources humaines. L’article vent depuis peu confrontées les entrepri- la matière. Elle repose sur les valeurs et conclut qu’à l’heure ac- ses européennes. Il retrace ensuite dans les principes de ce que l’on peut appeler tuelle, les décideurs du DRH la même section les origines du modèle assez vaguement les cultures européen- en Europe sont entraînés de «gestion des ressources humaines» nes du monde de l’entreprise et du tra- dans une discussion sur ces d’Harvard, qui doit sa grande influence vail et de la formation professionnelle. deux approches. On cons- dans le monde entier (y compris l’Europe) Quelques analogies frappantes entre la tate que l’Europe est à la re- au fait qu’il a fourni un cadre global per- tradition européenne et le modèle inter- cherche de politiques de mettant d’appréhender et de traiter les national de la GRH «humaniste axée sur gestion et de développe- processus humains et sociaux en œuvre le développement» sont ensuite discutées. ment des ressources humai- dans les entreprises (Hollinshead, 1995). nes permettant à chacun Le modèle de Harvard représente un mou- La cinquième section soutient qu’un d’apprendre tout au long de vement allant d’une approche cloisonnée modèle concurrent de gestion des ressour- la vie à son poste de travail et dans la plupart des cas marginale de ces humaines basé sur une réflexion en vue de construire une «gestion du personnel» vers une appro- «instrumentaliste et utilitariste» est en train économie forte et durable. Cedefop 27
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE Encadré 1 Remarques sur les termes clés Les termes utilisés ici sont interprétés de nombreuses manières différentes selon les auteurs. C’est souvent la pratique qui détermine la théorie. Ces termes sont décrits ici tels qu’ils sont utilisés dans cet article. Traditions culturelles de l’industrie et du monde du travail Il s’agit des principes et postulats fondamentaux en vertu desquels une société ou une entreprise/institution élabore ses systèmes d’organisation du travail et de ges- tion du travail. (Le taylorisme, par exemple, constitue une tradition culturelle de l’industrie et du monde du travail.) Gestion du personnel Ce terme, remplacé de plus en plus souvent par celui de «gestion des ressources humaines» (GRH), désigne une fonction ou un service spécialisé des entreprises (ou établissements), dont la tâche est d’élaborer à partir de la perspective humaine des systèmes efficaces et satisfaisants (justes) de travail. La «gestion du personnel» avait à l’origine une finalité plutôt réformiste visant à corriger les excès résultant de l’industrialisation de masse. Préoccupée d’abord de promouvoir le bien-être social et les pratiques d’emploi loyales, elle a intégré des pratiques de «gestion scientifi- que» et des concepts de «relations humaines». Ses activités typiques sont: recrutement et sélection, formation et perfectionnement, évaluation des perfor- mances, relations industrielles, indemnités et prestations, santé et sécurité. Gestion des ressources humaines (GRH) Il s’agit d’une transformation de la fonction de «gestion du personnel», depuis un service subordonné à la direction générale vers une fonction exerçant une in- fluence stratégique sous la responsabilité d’un responsable membre à part entière de la direction. Au lieu d’être une fonction distincte et spécialisée (et souvent assez occasionnelle), la gestion des ressources humaines devient une stratégie intégrée de l’entreprise incombant à l’ensemble des cadres hiérarchiques, auxquels il re- vient de s’acquitter d’activités qui relevaient auparavant de la gestion du person- nel. Développement des ressources humaines (DRH) Ce terme peut être pris au sens large ou au sens étroit. Pour certains commenta- teurs, le DRH est pratiquement synonyme de la GRH, mais plus généralement il désigne les actions d’apprentissage et de développement des compétences, même si celles-ci sont intégrées à d’autres actions de GRH et sont autant axées sur l’ap- prentissage organisationnel et le développement que sur l’individu. Formation professionnelle continue (FPC) Il s’agit d’un autre terme étroitement lié au DRH, mais pouvant être pris au sens étroit ou au sens large. Ant et al. (1996) adoptent dans leur étude de la formation professionnelle continue en Europe une définition non restrictive: elle couvre plus ou moins le même champ que le DRH. Une interprétation étroite de la FPC la restreint aux activités de formation au niveau de l’ouvrier ou de l’employé, ex- cluant les actions de perfectionnement des cadres et de formation organisationnelle. Cedefop 28
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE de s’implanter fortement dans certains ment d’une économie de marché dans les milieux internationaux, y compris euro- régions orientales de l’Europe d’autre part, péens. Les effets de l’apparition de ce ont contraint toutes les entreprises euro- modèle sont brièvement évoqués. Ce péennes à repenser leur stratégie d’orga- modèle, inspiré des principes de l’orga- nisation du travail; nisation néotaylorienne du travail et des idées économiques néolibérales, présente ❏ quatrièmement, les progrès réalisés le «développement des ressources humai- dans les technologies de l’information et nes» comme une activité contingente dé- de la communication ont suscité des in- terminée essentiellement par des facteurs terrogations sur les investissements à y environnementaux. consentir et sur l’utilisation à en faire, ainsi que sur les implications que leur intro- À la lumière de l’existence de ces deux duction peut avoir sur l’organisation du modèles concurrents, la sixième section travail. soulève en guise de conclusion des ques- tions sur l’orientation future des politiques En réponse à ces nouveaux défis, les en- de «ressources humaines» en Europe. Elle treprises se sont mises à adopter des for- engage les professionnels du «développe- mes d’organisation du travail (internes ment des ressources humaines» à conce- comme externes) plus «flexibles» se ma- voir de nouveaux modèles novateurs nifestant dans des stratégies de gestion transcendant les stratégies instrumen- de la main-d’œuvre d’un type nouveau et talistes et utilitaristes à court terme. Le connues sous le terme de stratégies de DRH pourra ainsi contribuer à l’instau- «gestion des ressources humaines» ration d’une économie durable de l’ap- (Sparrow et Hiltrop, 1994; Miles et Snow, prentissage en Europe, fondée sur les po- 1984). Ces théories de la «gestion des res- litiques d’apprentissage tout au long de sources humaines» comportaient l’aban- la vie et les investissements à long terme don des stratégies bureaucratiques cen- dans les ressources humaines. tralisées de la production – en vertu des- ((Encadré 1)) quelles chacun a une fonction clairement ( 1) La mesure dans laquelle les prati- définie et qui correspondaient à une ère ques appelées pratiques flexibles d’or- Nouveaux modes d’organi- de production soutenue en grandes sé- ganisation du travail ont été introdui- sation du travail ries – et l’adoption d’un nouveau modèle tes dans les entreprises est discutée dans un rapport de l’OCDE (1999). organique de la main-d’œuvre conférant Selon ce rapport, la situation est loin Au cours des quinze dernières années, les aux salariés des responsabilités élargies d’être claire, car il est difficile de dis- entreprises européennes ont été amenées (tant verticalement qu’horizontalement), tinguer les changements empiriques des «lubies des dirigeants». Selon l’exa- à réviser de manière radicale leur attitude à l’exclusion toutefois du contrôle finan- men mené par Ellström sur la recher- vis-à-vis de l’organisation du travail – «ges- cier, lequel tendait à rester centralisé. che internationale dans ce domaine, tion des ressources humaines» – pour réa- Cette nouvelle formule amenait à privilé- y compris les études de l’OCDE, en- viron 25 à 50␣ % des entreprises ont gir aux changements radicaux survenant gier fortement les pratiques de «dévelop- adopté dans une mesure ou une autre dans les environnements commerciaux, pement des ressources humaines» telles un «système transformé de travail» tant mondiaux qu’européens. Ces défis que la constitution d’équipes, la poly- (Ellström, 1999). Un élément toutefois rend difficile l’estimation du degré de ont été décrits dans d’innombrables pu- valence, la formation basée sur le travail, mise en œuvre de ces pratiques: l’ab- blications, mais, pour les rappeler, nous de manière à promouvoir une plus grande sence de définition claire de ce qu’il résumerons ici succinctement quatre des flexibilité fonctionnelle␣ (1) (OCDE, 1999; convient d’entendre par «approches flexibles de l’organisation du travail». principaux facteurs de changement: p.␣ 199). Les auteurs omettent souvent d’opé- rer une distinction entre la flexibilité ❏ premièrement, l’économie mondiale a La tradition humaniste axée sur le dé- externe telle que la sous-traitance et la flexibilité interne fondée sur la dé- connu une diminution considérable des veloppement légation de fonctions de gestion et sur marchés pour les produits fabriqués en des groupes autonomes de travail. grandes séries et une croissance impor- L’un des modèles les plus influents de L’une des hypothèses formulées par le rapport de l’OCDE (1999) est que tante de la demande de produits «haut de «gestion des ressources humaines», qui a ces changements représentent un gamme» plus personnalisés; eu un impact considérable sur les activi- mouvement de pendule oscillant en- tés commerciales et la recherche en Eu- tre des philosophies de la gestion fon- dées sur un «contrôle étroit par la di- ❏ deuxièmement, la mondialisation du rope et dans le monde entier (Hollins- rection» et d’autres fondées sur commerce international menace la compé- head, 1995), est le modèle «humaniste axé l’«engagement des salariés». Ce rap- titivité des entreprises européennes; sur le développement» conçu par Beer et port avance qu’il s’agit là de deux phi- losophies concurrentes de la GRH, al. (1984 et 1985) à la Harvard Business l’une «instrumentaliste et utilitariste» ❏ troisièmement, la création du Marché School. La force de ce modèle est qu’il et l’autre «humaniste axée sur le dé- unique européen d’une part, et l’avène- s’efforce de mettre en concordance les veloppement». Cedefop 29
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE objectifs d’efficacité de l’entreprise et ceux groupes de salariés et entre les salariés et du bien-être individuel et des avantages leurs familles et la société dans son en- pour la société. semble (Beer et al., 1984). ((Graphique: triangle)) Entreprise Réajustement des perspectives: de la «gestion du personnel» à la «gestion des ressources humaines» L’une des principales implications de l’adoption de ce modèle de «gestion des Acteurs ressources humaines» est que les politi- ques de ressources humaines sont inté- grées dans toutes les activités de l’entre- prise, ce qui est illustré par le fait que la Individu Société mise en œuvre des politiques «relatives C’est dans le rapport de corrélation mu- aux personnes» est confiée au personnel tuelle de la dimension triangulaire du de direction qui se trouve aux avant-pos- modèle de Harvard qu’est introduite la tes. Comme il s’agit d’un changement notion d’intérêts des acteurs. Tous ceux d’optique consistant à adopter une pers- qui ont des intérêts dans l’entreprise in- pective intégrée à la place d’une optique terviennent pour influencer la politique cloisonnée de la gestion des «questions de l’entreprise. Il peut s’agir des salariés, relatives aux personnes», placée sous la des syndicats, de la collectivité, du gou- responsabilité d’un «service du personnel» vernement, tout autant que des groupes, spécialisé, on a pu parler du passage de en l’occurrence actionnaires et direction, la «gestion du personnel» à une perspec- qui contrôlent traditionnellement l’entre- tive de «gestion des ressources humaines». prise. La fin de cette approche de «gestion du personnel» est due au fait qu’en tant que Du point de vue des relations industriel- fonction spécialisée, elle n’a pas été à les, ce modèle représente un revirement même de faire des politiques de ressour- radical, de la perspective «taylorienne» ces humaines un aspect stratégique dans (instrumentaliste) de la gestion scientifi- l’entreprise. À l’âge de la «gestion des res- que fondée sur un contrôle étroit des sa- sources humaines», un cadre très supé- lariés vers une perspective visant à obte- rieur faisant normalement partie de la di- nir leur engagement dans un contexte de rection (directeur des ressources humai- communauté d’objectifs. Il attribue en nes) veille à ce que les «politiques relati- outre une grande importance à un «déve- ves aux personnes» soient intégrées de loppement des ressources humaines» in- manière systémique dans l’ensemble de tensif en créant des niveaux élevés de l’organisation. compétence des salariés. Les autres ré- sultats escomptés de cette philosophie de L’effet global de l’adoption de cette stra- la «gestion des ressources humaines», qui tégie des ressources humaines est que le paraissent justifier le risque du passage «facteur humain» se voit assigner une in- d’une approche fondée sur le «contrôle» à fluence capitale sur la définition des une approche fondée sur l’«engagement», paramètres commerciaux, organisation- sont les suivants: nels et technologiques de l’entreprise. Cette approche implique de faire partici- ❏ plus grande loyauté envers l’organisa- per tous les salariés aux mesures de chan- tion à laquelle on appartient, et pour les gement et de développement de l’entre- individus meilleure estime de soi et sen- prise. Elle présuppose l’instauration per- timent d’appartenance; manente de niveaux élevés de compé- tence au moyen d’initiatives d’apprentis- ❏ rentabilité au niveau des mouvements sage formel ou non formel. d’effectifs, faibles taux d’absentéisme et coûts réduits pour la société et pour l’in- Ce modèle de «gestion des ressources dividu; humaines» a donc conféré une forte im- pulsion aux activités de «développement ❏ meilleure concordance entre la direc- des ressources humaines», considérées tion et le personnel, entre les différents comme l’un des objectifs essentiels que Cedefop 30
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE doit poursuivre une politique intégrée de gement et d’action (Nyhan, 1993). La com- «gestion des ressources humaines» en pétence confère l’aptitude à établir des étroite liaison avec les aspects du liens entre connaissances théoriques et recrutement, de la gestion des carrières, connaissances pratiques acquises par l’ex- du développement organisationnel, de la périence, en construisant en permanence conception du travail, des salaires et des ses «connaissances pratiques» pour les bénéfices et des relations de travail␣ ( 2) utiliser dans différentes situations de sa (Sparrow et Hiltrop, 1994; McLagan, 1999). vie. En ce qui concerne les frontières entre «gestion des ressources humaines» et «dé- Organisations apprenantes veloppement des ressources humaines» dans la réalité concrète, certains auteurs Cette notion de «compétence», inscrite tels que McLagan plaident en faveur d’une dans un contexte/une situation et «haute- plus grande intégration, jugeant que la dis- ment transférable», a donné naissance à tinction opérée entre ces deux concepts des théories et encouragé des «innovations est trop ténue (McLagan, ibid.). sociales» portant sur l’intégration de l’ap- prentissage et du travail et sur celle des plans d’apprentissage de l’individu et de DRH et développement l’entreprise. Senge (1990 et 1997), l’un des principaux promoteurs de la notion d’or- de la compétence ganisation apprenante, qui désigne une structure offrant des possibilités de crois- En conformité avec la théorie qui vient sance tant professionnelle que person- d’être évoquée, les objectifs du «dévelop- nelle, demande pourquoi il n’est pas pos- pement des ressources humaines» se con- sible aux individus d’atteindre les objec- centrent sur le développement de la «com- tifs de l’entreprise «dans un environne- pétence» des salariés. Dans le contexte du ment de travail proche des choses dont DRH, la notion de «développement de la les travailleurs font réellement cas dans compétence» met l’accent sur un pro- la vie» (Senge, 1997; p.␣ 144). gramme exhaustif s’adressant à tous les salariés, qu’ils occupent des fonctions in- Pour Senge, tout apprentissage significa- termédiaires, opérationnelles ou d’enca- tif en vue de l’action est social et collectif drement, à la différence d’une approche par nature␣ (3). L’une des conditions de du développement orientée uniquement l’apprentissage est le développement de sur le renforcement des compétences des «la conscience d’être en connexion, la cadres. conscience de travailler ensemble dans un système et la compréhension de la façon Le terme «compétence» se réfère à l’apti- dont chaque partie du système est affec- tude d’une personne à accomplir une sé- tée par d’autres parties et dont l’ensem- rie d’actions (ou l’ensemble d’une action ble est plus grand que la somme des par- complexe) de manière autonome ou indé- ties» (p.␣ 129). Apprendre, c’est partager pendante. La compétence met en mesure des connaissances, et ce partage a lieu d’agir en expert dans divers contextes lorsque les individus veulent véritable- sociaux en généralisant les savoir-faire et ment s’aider mutuellement à développer en les transférant d’un contexte ou d’une de nouvelles capacités d’action. situation à l’autre, qu’ils soient d’ordre professionnel ou personnel. Selon Une organisation apprenante peut être Docherty et Marking (1997) (voir aussi décrite comme «une institution qui impli- Docherty et Dilschmann, 1992), la «com- que la totalité de ses membres dans le ( 2) Dans le contexte de la GRH, on pétence» désigne l’aptitude d’un individu renforcement de la compétence organisa- préfère le terme «relations de travail» à celui de «relations industrielles». à effectuer des tâches pour répondre à tionnelle et individuelle par une réflexion des demandes externes, et elle est fon- permanente sur la façon dont les tâches ( 3) Prahalad et Hamel (1990) recou- dée sur la perception de l’individu en tant stratégiques et quotidiennes sont menées» rent au terme «compétence clé» de manière similaire à Senge, mais dans qu’être humain qui interprète, qui agit et (Nyhan, 1999). Ces deux dimensions, celle un sens différent de celui utilisé aupa- qui résout des problèmes. Cette notion de l’efficacité de l’organisation et celle de ravant: la «compétence collective» ou de compétence est étroitement liée au la compétence de l’individu, sont consi- l’«apprentissage collectif» d’une orga- nisation, faisant particulièrement réfé- concept de «compétences clés», qui com- dérées comme des facteurs interdépen- rence à l’aptitude à coordonner et à prennent des connaissances générales al- dants. L’efficacité de l’organisation four- intégrer différentes compétences et liées à une capacité de réflexion, de ju- nit une impulsion à l’apprentissage indi- différentes technologies. Cedefop 31
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE Niveau de mise en œuvre Encadré 2 La «culture de l’entreprise» dans différents pays Le niveau auquel ces mesures de «déve- loppement des ressources humaines» ou de développement de la compétence sont Culture de l’entreprise «fondée sur le pouvoir» mises en œuvre n’a pas encore fait l’ob- Le dirigeant est considéré dans cette culture hiérarchique, mais orientée sur les jet d’investigations suffisantes, mais, personnes, comme un «parrain» tutélaire qui sait mieux que ses subordonnées ce comme l’indiquait déjà la note␣ 1, l’ana- qui est bon pour eux et qui, en faisant appel à leurs sentiments les plus profonds, lyse des acquis récents menée par Ellström leur indique comment les choses devraient être faites. On peut appeler cette forme a montré que 25 à 50␣ % des entreprises de gestion une «gestion par le subjectif». Les modes de pensée et d’apprentissage les ont adoptées, tout au moins à un cer- de ce type de culture tendent à être intuitifs, holistiques, latéraux et correctifs et tain degré (Ellström, 1999). Dans l’étude sont selon Trompenaar typiques de l’Espagne et, à un moindre degré, de la France de Cressey et Kelleher (1999), menée sous et de la Belgique. les auspices du programme Leonardo da Vinci de la Commission européenne, on Culture de l’entreprise «fondée sur le rôle» a constaté, dans les grandes entreprises Elle repose sur une division bureaucratique du travail, diverses règles et fonctions des secteurs de l’automobile, des télé- étant assignées d’avance. Lorsque chaque rôle est assumé en conformité avec le communications et de la banque au système global, les tâches sont alors effectuées efficacement. Les modes de pen- Royaume-Uni, en Allemagne et en Suède, sée et d’apprentissage de cette culture, typique selon Trompenaar de l’Allemagne un degré élevé de consensus entre les et, à un moindre degré, du Danemark et des Pays-Bas, sont logiques, analytiques, représentants du patronat et des tra- verticaux et rationnels. vailleurs (les «partenaires sociaux») sur la nécessité d’adopter ces nouveaux modè- Culture de l’entreprise «fondée sur un projet» les de «développement des ressources hu- Cette troisième catégorie diffère des deux précédentes en ce qu’elle est égalitaire. maines». Une réflexion différente, assez Si son caractère impersonnel et basé sur les tâches la rapproche du modèle fondé sceptique, sur l’impact de ce nouveau sur le rôle, elle en diffère en ce que les tâches assignées aux individus ne sont pas modèle indique toutefois que l’intérêt fixées d’avance. On trouverait au Royaume-Uni (et aux États-Unis) de nombreux porté à ces concepts par les milieux éco- exemples d’entreprises de ce type, où les modes de pensée et d’apprentissage nomiques et scientifiques est peut-être dû sont centrés sur les problèmes, pratiques et interdisciplinaires. davantage à leur présentation attrayante par des «gourous de la gestion» qu’à de Culture de l’entreprise «fondée sur l’épanouissement» solides constats scientifiques (OCDE, Cette culture repose sur la notion que les organisations sont d’importance acces- 1999). Méhaut et Delcourt (1997, p.␣ 30) soire vis-à-vis de l’épanouissement des individus. Les organisations de ce type, qui soutiennent que ni au niveau européen, opèrent dans un environnement d’engagement émotif intense, sont selon ni au niveau mondial, on ne constate de Trompenaar typiques de la Suède. Les modes de pensée et d’apprentissage de ces convergence vers un modèle uniforme de organisations sont créatifs, ad hoc et guidés par l’inspiration (il convient de faire la nouvelles formes de travail et d’organisa- part de la rhétorique et de la réalité!) tions apprenantes remplaçant l’«ancien» modèle de contrôle «taylorien». Selon Poell Source: Trompenaar, 1993. (1998, p.␣ 6), au lieu de voir dans les chan- gements intervenant dans les entreprises le remplacement d’un ancien modèle do- viduel, celui-ci contribuant à son tour à minant «taylorien» par un nouveau modèle une augmentation de l’efficacité de l’or- dominant, il conviendrait de prêter atten- ganisation. Si ce modèle est mis en œuvre tion aux diverses manières dont le travail dans une situation idéale, les ouvriers ap- et l’apprentissage sont organisés. prennent parce qu’on les charge de tâ- ches exigeantes et qu’on les aide à réflé- Toute évaluation de la mise en œuvre de chir en permanence sur ces tâches de ces stratégies doit reconnaître que l’adop- manière à en tirer des enseignements. Le tion d’approches de l’apprentissage impli- contenu du travail devient ainsi le con- quant une transformation radicale consti- tenu d’un apprentissage, le travail et l’ap- tue un processus complexe. Il existe sou- prentissage devenant des éléments d’une vent une grande différence entre ce que spirale d’amélioration incessante, qui se les gens affirment faire (ou peut-être ce répercute sur le niveau de compétence qu’ils voudraient faire) et ce qu’ils font ef- de chaque travailleur, l’apprentissage col- fectivement. Le premier abord peut être lectif des groupes de travail et l’ensem- trompeur. Il importe d’analyser en profon- ble de l’organisation (Nyhan, 1999; Stahl deur les entreprises pour voir l’ampleur et al., 1993). des changements effectués. Dans une Cedefop 32
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE étude approfondie de onze entreprises traditions nationales et sectorielles, sur des européennes soutenant avoir introduit de problèmes communs rencontrés au cours manière radicale les principes de l’organi- de l’évolution historique et sur des choix sation apprenante (et l’ayant à première communs effectués sur la voie de vue fait), il est apparu que bon nombre l’industrialisation. Les traditions culturel- des changements n’avaient d’effet que sur les européennes de l’industrie et du l’introduction de nouvelles méthodologies monde du travail diffèrent de celles des d’apprentissage au niveau des ouvriers États-Unis en ce qu’elles mettent bien plus (production) ou à un certain niveau de la l’accent sur le rôle des travailleurs quali- structure d’encadrement, mais sans aucune fiés que sur celui des cadres (notamment transformation des valeurs, de la vision ni dans les petites et moyennes entreprises) de la culture de l’entreprise (Docherty et et sur le rôle des partenaires sociaux dans Nyhan, 1997; Nyhan, 1999; Nyhan, 2000). les relations d’emploi, et qu’elles envisa- Ce n’est que dans cinq des onze entrepri- gent des interventions du gouvernement ses étudiées qu’a été réalisé un change- (Brewster et al., 1993; Guest, 1990; Pieper, ment correspondant à une véritable trans- 1990). formation, impulsé de l’intérieur et fondé sur des réflexions radicalement nouvelles Dans son ouvrage Capitalism Against quant à la contribution que les salariés Capitalism (1993), Albert compare le peuvent apporter à l’entreprise. Il s’est tra- modèle économique et industriel de l’Eu- duit par des changements radicaux à tous rope continentale, qu’il appelle le «modèle les niveaux de l’entreprise quant aux va- rhénan», au modèle «anglo-américain». leurs, aux structures et aux processus de Dans le «modèle rhénan», la direction et travail. Un tel processus ne pouvait inter- les syndicats «partagent» vaguement le venir qu’en présence des éléments sui- pouvoir (politiques allemandes de vants: une faculté d’entraînement vision- «cogestion»), tandis que l’État joue un rôle naire de la part du dirigeant de l’entre- capital dans des domaines tels que la for- prise, le développement d’une «vision par- mation et l’enseignement professionnels tagée» émanant de chaque personne ap- initiaux et la mise en place d’un disposi- partenant à l’entreprise, la prise de risques tif de protection pour les personnes qui par la direction et les salariés, la mise au perdent leur emploi. Ce modèle existe point d’un programme stratégique à long depuis près d’un siècle en Allemagne, aux terme et l’engagement de le suivre dans Pays-Bas et en France et à bien des égards, toutes ses étapes pratiques, quel que soit mais sous une forme différente, dans les le temps nécessaire. Au-delà encore, pays scandinaves. Le modèle «anglo-amé- l’étude a aussi montré toute la fragilité de ricain», appliqué surtout aux États-Unis l’innovation en matière de ressources hu- (mais aussi à bien des égards au Royaume- maines. On peut facilement laisser échap- Uni), donne davantage d’emprise au ca- per les occasions de procéder au change- pitalisme de marché, soulignant la subor- ment, et les gains importants réalisés sou- dination de l’État aux activités économi- vent au prix d’efforts considérables en ques et commerciales, avec une impor- temps et en argent peuvent se trouver du tance d’autant moindre aux interventions jour au lendemain réduits à néant (Nyhan, des pouvoirs publics. Certaines des tradi- 1999; p.␣ 20). tions européennes évoquées ici ont été inscrites dans la législation de l’Union européenne ou dans des accords tels que Le DRH en Europe la Charte sociale (1989), la Directive sur le comité d’entreprise européen (1994) et Les traditions culturelles européennes le Pacte de confiance pour l’emploi en de l’industrie et du monde du travail Europe (1996). Il ne s’agit bien entendu pas de contester que la manière dont ces Du point de vue historique, on trouve en accords sont appliqués diffère selon les Europe, et plus particulièrement dans le traditions et les cadres législatifs des États nord de l’Europe continentale et dans les membres. Le «principe de subsidiarité» pays scandinaves, de nombreuses versions ancré dans le traité de Maastricht établit différentes de ce que l’on peut appeler ainsi un équilibre entre le rôle «unificateur» ( 4) L’article 127 du Traité est un bon exemple de la manière dont cela fonc- assez vaguement un modèle de dévelop- de définition des politiques joué par l’UE tionne dans la pratique pour ce qui pement industriel et du monde du travail, et les diverses positions autonomes des est de la mise en œuvre de la politi- fondé sur une évolution commune des États membres␣ (4). que de formation professionnelle. Cedefop 33
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE Il existe bien entendu, dans le cadre d’un L’un des effets peut-être les plus notables héritage européen commun, des différen- de ce passage à la «gestion des ressour- ces culturelles significatives entre les dif- ces humaines» a été la modernisation des férents pays, et ces différences influent pays et régions périphériques d’Europe sur la perception des aspects relatifs au ne possédant pas de tradition bien éta- travail et à l’apprentissage et sur la mise blie de développement industriel. C’est en œuvre des politiques et des stratégies ainsi, par exemple, que dans un pays en la matière. comme l’Irlande, à l’industrialisation tar- dive et coupé des traditions progressistes Trompenaar (1993) a mené dans le monde de l’industrie et du monde du travail pré- entier une vaste étude auprès de person- valant en Europe continentale, les inves- nes du monde de l’entreprise, afin de tissements d’entreprises multinationales déterminer les facteurs de la culture de américaines et européennes dotées de l’entreprise qui influent sur la manière systèmes perfectionnés et éclairés de ges- dont elles perçoivent et conçoivent l’or- tion moderne, et recourant pour bon nom- ganisation du travail. Il a élaboré une bre à des approches humanistes axées sur quadruple typologie: culture de l’entre- le développement, ont non seulement eu prise «fondée sur le pouvoir», «fondée sur des répercussions sur le développement le rôle», «fondée sur un projet», «fondée économique du pays, mais aussi illustré sur l’épanouissement». L’encadré 2 résume comment aménager les entreprises pour la façon dont ces quatre types s’appliquent qu’elles favorisent les formules de déve- dans un contexte européen. loppement et d’apprentissage centrées sur ((Encadré 2)) les individus. L’Europe et le DRH humaniste axé sur le développement On peut aussi considérer que le modèle de la «gestion des ressources humaines» Malgré l’origine américaine du modèle des humaniste axé sur le développement par- ressources humaines de Harvard évoqué tage avec des mouvements novateurs ci-dessus, on peut dire que sa perspec- d’origine européenne certains principes tive «humaniste axée sur le développe- fondamentaux. Le mode traditionnel de ment», et en particulier son souci de con- pensée en systèmes «sociotechniques» est cilier les objectifs de l’entreprise et les l’un d’entre eux. Les travaux initiaux dans besoins de l’individu et de l’ensemble de ce domaine ont été entrepris au Royaume- la société, vient compléter les grandes Uni par le Tavistock Institute au cours des conceptions traditionnelles européennes années 50 et mis en pratique notamment de l’entreprise et du monde du travail. dans les pays scandinaves (par exemple, L’adoption ou tout au moins l’application le «programme de démocratie au travail» par de nombreuses grandes entreprises, norvégien des années 60), ainsi qu’aux à la fin des années 80 et au début des Pays-Bas. La conception de l’organisation années 90, du principe fondamental de du travail présentée par l’école «socio- ce modèle consistant à intégrer dans tous technique», centrée sur la notion de «grou- les aspects des activités de l’entreprise une pes semi-autonomes», soulignait les avan- «gestion des personnes» «ouverte» et axée tages à tirer (dans les perspectives d’effi- sur le développement et des activités de cience et de satisfaction des travailleurs) formation a eu un impact positif en du contrôle et de l’aménagement par les revitalisant des pratiques qui souvent travailleurs de leur travail et de leur envi- étaient mises en œuvre de manière plu- ronnement technologique. Elle met l’ac- tôt autoritaire (et taylorienne). Cette pers- cent sur l’introduction de la technologie pective organisationnelle dynamique et la plus récente, mais conçue de manière intégrée s’opposait aussi au mode de pen- à mobiliser intégralement les compéten- sée plutôt cloisonné et rigide des respon- ces et la motivation des travailleurs. Les sables d’institutions de formation et d’en- avantages à tirer d’une telle tradition seignement professionnels. Elle a sans «sociotechnique» sont une productivité et aucun doute amélioré le statut des fonc- une performance de travail supérieures, tions «personnel» et «formation et déve- ainsi qu’un environnement de travail per- loppement» dans les entreprises, suscitant mettant un meilleur épanouissement sous la mise en place dans les universités et la forme d’un travail stimulant qui offre les écoles de commerce de nouveaux aussi des possibilités de formation et de cours dans ce domaine. développement. Cedefop 34
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE La relation entre la tradition «humaniste» mand, Hendry (1991) indique qu’affirmer de gestion des ressources humaines et le que le principal atout de l’Allemagne ré- concept d’«aménagement social de la tech- side dans sa population n’a rien d’un lieu nologie et du travail» issu de la tradition commun. Si le concept allemand de la allemande mérite d’être commentée GRH diffère du modèle humaniste issu des (Rauner, 1988; Heidegger, 1997). Selon ce États-Unis, ils s’accordent tous deux à concept, un haut niveau de contrôle, d’in- reconnaître la nécessité d’une main- fluence («Gestaltung» en allemand) de la d’œuvre hautement motivée, flexible et main-d’œuvre sur l’environnement de tra- bien formée. La GRH ne devrait donc pas vail est essentiel pour assurer la produc- être considérée comme un concept nou- tivité et créer un environnement dans le- veau ou étranger pour les entreprises al- quel les individus apprennent en perma- lemandes. nence. Ce concept présente des ressem- blances avec l’approche «sociotechnique», mas en diffère en ce qu’il est dérivé de la Une stratégie discipline de la formation professionnelle des ressources humaines plutôt que d’une approche de «concep- concurrente: l’approche tion de systèmes» opérant du sommet vers la base. Il confère également un rôle actif instrumentaliste et aux travailleurs, qui modifient et déve- utilitariste loppent en permanence de nouveaux pro- cessus de travail. Ils acquièrent ainsi une Une étude récente sur les tendances du «connaissance pratique experte», appelée «développement des ressources humaines» «connaissance du processus de travail», qui dans sept pays d’Europe (Ter Horst et al., ne peut être acquise que par l’expérience 1999) est parvenue à la conclusion que, (depuis la base). En ce qui concerne la face à la mondialisation, il semble se dé- technologie, cela signifie que le savoir- gager une tendance à la convergence des faire et la compétence que possèdent les politiques des ressources humaines de travailleurs doivent surpasser le «savoir- l’Europe, des États-Unis et du Japon. Se- faire logiciel» intégré dans la technologie. lon cette étude, les aspects communs de Ce concept est fondé sur la notion que la ces politiques des ressources humaines clé de voûte des systèmes de production dans les grandes entreprises des trois prin- efficaces est l’expertise ou la «connais- cipaux blocs commerciaux apparaissent sance du processus de travail» de l’indi- plus importants que les différences. La vidu, et non pas la technologie. Conformé- base sur laquelle se fonde cette conclu- ment au concept apparenté de «technolo- sion est que la mondialisation du com- gie anthropocentrique» (ou «technologie merce contraint toutes les entreprises qui centrée sur l’individu»), «ce n’est que lors- veulent être compétitives sur les marchés que les technologies autorisent le déve- mondiaux à adopter des politiques de loppement de capacités et d’aptitudes ressources humaines ayant pour priorité humaines qu’elles accèdent à la produc- de satisfaire leurs objectifs immédiats en tivité optimale» (Wobbe, 1990; p.␣ 11). matière de performance commerciale. Cet accent mis sur les objectifs de perfor- L’accent ainsi mis sur le rôle essentiel du mance à plus ou moins court terme donne travailleur qualifié (profession intermé- naissance à une perspective contingente diaire ou de type artisanal), investi d’un et situationnelle des ressources humaines, haut degré d’autonomie, d’autorité et de qui correspond à la culture de l’entreprise responsabilité, peut être considéré comme «basée sur un projet» évoquée plus haut, l’un des signes distinctifs des politiques telle qu’elle est définie par Trompenaar. européennes plus développées des res- sources humaines. Le travailleur qualifié En conformité avec cette approche, de a ainsi un rôle bien clair d’acteur dans nombreuses entreprises se considèrent l’entreprise, un rôle qui se reflète dans aujourd’hui comme des «réseaux sous les rémunérations. Ce rôle est renforcé par l’emprise du marché», plutôt que comme une identité professionnelle issue de l’ap- des organisations. Ces réseaux redéfinis- partenance à un groupe professionnel et sent en permanence leurs structures, of- par l’insertion dans la société en général, frant dans un environnement dynamique ce que l’on a appelé la «citoyenneté in- de marché des possibilités de travail basé dustrielle». Mentionnant le contexte alle- sur des projets. Nous vivons à l’ère du Cedefop 35
FORMATION PROFESSIONNELLE NO 26 REVUE EUROPÉENNE travailleur contingent, où les emplois se ment. L’article indique alors que cette ten- trouvent remplacés par des «projets». Au dance vers le pouvoir des actionnaires est Royaume-Uni, Brown et Keep (1999) sou- le fait d’une nouvelle génération de diri- tiennent que le «taylorisme» et le «néo- geants convaincus que «les entreprises taylorisme» continuent d’offrir un puissant appartiennent aux actionnaires, pas aux modèle d’avantage concurrentiel, notam- patrons ou à la «société»». Si l’on excepte ment dans le secteur des services. Dans l’Allemagne, qui est une forteresse de une vaste étude sur les entreprises manu- l’économie sociale de marché européenne facturières britanniques, Ackroyd et Proc- classique, on constate que l’Europe tout ter (1998, p.␣ 171, cités dans Brown et entière a connu ces dernières années une Keep, 1999) concluent que la rentabilité flambée de fusions suite aux pressions des n’est pas assurée par «l’acquisition d’un actionnaires. La valeur des fusions et ac- «noyau» de main-d’œuvre hautement qua- quisitions en Europe s’est élevée pour lifiée, mais par une combinaison de main- 1999 à 1200 milliards de dollars, soit une d’œuvre relativement peu qualifiée et de augmentation de 50␣ % par rapport à 1998 volonté de recourir à des sources exter- et de 700␣ % par rapport à 1994 (source nes de production». citée dans The Economist, 2000 – Thomp- son, Financial Securities Data). En France, le jour même où le fabricant de pneumatiques Michelin annonçait pour Conformément à cette tendance, les poli- le premier semestre 1999 un bénéfice net tiques de «gestion des ressources humai- de 292 millions d’euros, soit 17␣ % de plus nes» sont guidées essentiellement par le qu’un an auparavant, l’entreprise annon- contexte situationnel de l’environnement çait aussi qu’elle allait en Europe procé- externe du marché. Cela implique d’adap- der sur les trois années à venir à des ré- ter les politiques de ressources humaines ductions d’effectifs portant sur 7500 em- pour qu’elles cadrent avec la stratégie de plois. La Bourse de Paris a fait un accueil l’entreprise. Les entreprises procèdent à un euphorique à ces annonces. Le nouveau «stockage» ou à un «déstockage» de com- directeur financier a justifié l’opération de pétences en fonction des exigences du réduction des coûts en indiquant que les marché. Conclusion logique, les ressour- principaux rivaux du groupe avaient clai- ces humaines sont un facteur contingent rement annoncé leur ferme intention de et instrumentaliste sans aucune valeur s’implanter en Europe et qu’il voulait réa- intrinsèque en elles-mêmes␣ (5). De ce fait, gir par anticipation (International Herald le «développement des ressources humai- Tribune, 11-12 septembre 1999, p.␣ 11). nes» en tant qu’activité distincte peut être L’article continuait en indiquant qu’alors ou non un élément de la politique de «ges- que cette «entreprise familiale est tion des ressources humaines», mais, traditionnellement considérée comme conformément au principe de la «flexibilité paternaliste envers ses salariés et insen- externe», les stocks de ressources humai- sible vis-à-vis de ses actionnaires, trois nes peuvent être renouvelés plus efficace- mois après son entrée en fonctions, le ment par un processus de recrutement à nouveau président Édouard Michelin, 36 court terme «basé sur un projet», de sous- ans, paraît impatient de rompre avec le traitance de produits et services, de réduc- style vieillot de gestion de son père tion des effectifs, etc. Le concept d’«ingé- François et d’introduire les pratiques com- nierie des processus commerciaux» merciales qu’il a apprises aux États-Unis». (Hammer et Champy., 1993), qui implique de reconfigurer du jour au lendemain l’or- C’est là un exemple du renforcement du ganisation, et même l’ensemble de la fi- «pouvoir des actionnaires» dans les entre- lière des approvisionnements et des ven- prises européennes, qui, selon un article tes, sous le signe de la réduction des coûts paru dans The Economist (2000), promet et de la diminution des effectifs, fournit de raviver le capitalisme européen. Les un moyen de mettre en œuvre cette forme critiques allemands de l’OPA hostile de de «gestion des ressources humaines» que ( 5) Le «Directeur des ressources hu- Vodafone sur Mannesmann début 2000 y l’on peut qualifier d’approche «instrumen- maines» d’une grande entreprise in- voient le premier coup sévère porté au taliste et utilitariste». ternationale, sacrifiant une bonne part modèle bien établi du capitalisme rhénan, de sa force de travail à une opération de restructuration, qualifiait avec fa- fondé sur un consensus et sur des liens On parle à ce propos d’un modèle «dur» cétie sa fonction de «Directeur des étroits entre les banques, l’économie, les de développement des ressources humai- reliquats humains»! employeurs, les syndicats et le gouverne- nes dérivé de la pensée taylorienne et Cedefop 36
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