Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
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#74 Hiver 2019/20 #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT Le développement n’est pas un business model Le magazine d’ Swissaid Action de Carême Pain pour le prochain Helvetas Caritas Eper
ÉCLAIRAGE Après les élections... Photo : Daniel Rihs Les résultats des élections fédérales de 2019 ont cela présuppose une politique étrangère et éco- déjà fait couler beaucoup d’encre. On cher nomique guidée par le principe de l’équité cherait en vain dans les médias une analyse de au-delà des frontières nationales. Le dernier ce qu’elles impliquent pour les questions de rapport par pays du Comité des droits éco développement et de politique étrangère de la nomiques, sociaux et culturels de l’ONU le sou- Suisse. De l’avis général, ces élections ont ligne également. Il rappelle à la Suisse que sa donné lieu à une vague verte, jeune et féminine. politique étrangère et économique joue un rôle Le rouge n’y a pas vraiment été en vedette. majeur pour déterminer si d’autres pays ont Il en est résulté un Conseil national qui, dans des possibilités suffisantes d’exercer ces droits l’ensemble, est un tiers à gauche, quarante cruciaux et de permettre à leurs populations pour cent à droite et un quart quelque part de vivre dans la sécurité et la dignité. entre les deux. Le Conseil des États est devenu globalement plus vert, mais le poids poli- Le rapport recommande notamment à la Suisse tique du camp bourgeois y est clairement resté d’examiner systématiquement les consé plus important que dans la Chambre basse. quences potentielles pour les droits humains d’accords de libre-échange – comme celui On ne peut pas encore dire avec certitude dans passé avec le Mercosur – avant de les conclure. quelle mesure le nouveau Parlement sera Comme le demande l’initiative pour des plus ouvert aux questions de développement. multinationales responsables, des règles sont Le centre de l’échiquier politique, le PDC, fera en outre nécessaires pour obliger les entre- pencher la balance sur des dossiers majeurs. prises basées en Suisse à respecter les droits hu- Il déterminera si la Suisse se positionne sur la mains partout dans le monde. Les incitations scène politique internationale comme la fiscales pour des multinationales qui transfèrent force ouverte au monde, solidaire et durable leurs bénéfices des pays pauvres vers la Suisse qu’elle devrait être. En fin de compte, les doivent en revanche être supprimées. partis du centre décideront également si notre pays apportera la contribution nécessaire On ne peut que souscrire à ces recommanda à la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de dévelop tions. Reste à espérer que le Parlement nouvelle pement durable de l’ONU ou s’il misera plus ment élu leur prêtera une oreille attentive. que jamais sur ses propres intérêts économiques à court terme, auxquels le ministre des af- faires étrangères Cassis entend subordonner la coopération suisse au développement. Comme nation entretenant de multiples liens politiques et économiques, la Suisse dépend d’un environnement mondial stable à long terme, à savoir d’un contexte équitable et pacifique. Outre une coopération au développement adé- Mark Herkenrath quate et dotée de moyens financiers suffisants, Directeur d’Alliance Sud 2 #74 Hiver 2019/20
POINTS FORTS IMPRESSUM global – Plaidoyer pour un monde juste paraît quatre fois par an. Le prochain numéro paraîtra fin mars 2020. Éditeur : Alliance Sud Communauté de travail Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, Eper 1, Av. de Cour, CH – 1007 Lausanne MIS EN IMAGES T +41 21 612 00 95 La patrie volée des Sahraouis F +41 21 612 00 99 globalplus@alliancesud.ch www.alliancesud.ch 6 Médias sociaux : facebook.com/alliancesud twitter.com/AllianceSud POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT La place financière suisse Rédaction : Daniel Hitzig (dh), Kathrin Spichiger (ks) T +41 31 390 93 34 /30 veut devenir durable Iconographie : Nicole Aeby Graphisme : Bodara GmbH, Büro für Gebrauchsgrafik, Zurich 8 Impression : Valmedia, Viège Tirage : 1600 POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE Prix publicité / encartage : voir site Internet La Suisse découple impôts Photo de couverture : Des hommes d’affaires au centre-ville de Genève. et questions de développement Photo : Martin Ruetschi / Keystone 12 PERSPECTIVE SUD La Genève internationale repense les entreprises et les droits humains ALLIANCE SUD : QUI SOMMES-NOUS ? 14 Président Bernard DuPasquier, POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT Coopération au développement Directeur Pain pour le Kristina Lanz prochain T +41 31 390 93 40 COMMERCE ET INVESTISSEMENTS kristina.lanz@alliancesud.ch Direction La Suisse et la Nouvelle Mark Herkenrath Politique financière et fiscale (directeur), Dominik Gross route de la soie Kathrin Spichiger T +41 31 390 93 35 (membre de la direction), dominik.gross@alliancesud.ch 18 Matthias Wüthrich Climat et environnement Monbijoustr. 31, Jürg Staudenmann Case postale, 3001 Berne T +41 31 390 93 32 CLIMAT ET ENVIRONNEMENT T +41 31 390 93 30 juerg.staudenmann@alliancesud.ch mail@alliancesud.ch Résoudre la crise climatique Bureau de Lausanne Commerce et investissements Isolda Agazzi à l’étranger ? Isolda Agazzi (membre de la direction), T +41 21 612 00 97 isolda.agazzi@alliancesud.ch 21 Laurent Matile, Mireille Clavien Entreprises et développement Laurent Matile T +41 21 612 00 95 T +41 21 612 00 98 F +41 21 612 00 99 laurent.matile@alliancesud.ch POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT lausanne@alliancesud.ch Médias et communication L’arrière-goût du Bureau de Lugano Lavinia Sommaruga Daniel Hitzig T +41 31 390 93 34 prix Nobel d’économie (membre de la direction) T +41 91 967 33 66 daniel.hitzig@alliancesud.ch 24 F +41 91 966 02 46 lugano@alliancesud.ch INFODOC Berne Simone Decorvet, Petra INFODOC Schrackmann, Jérémie Urwyler, Le rapport de la CNUCED Joëlle Valterio T +41 31 390 93 37 sur l’économie numérique dokumentation@alliancesud.ch Lausanne 26 Pierre Flatt (membre de la direction), Nina Alves, Amélie Vallotton Preisig T +41 21 612 00 86 documentation@alliancesud.ch #74 Hiver 2019/20 3
DROIT AU BUT Banque mondiale : toujours les Du nouveau dans la « compensation La faim dans le monde progresse mêmes recettes volontaire de CO2 » à nouveau La Banque mondiale vient de publier Courante aujourd’hui, la « compen- Les progrès dans la lutte mondiale son nouveau Rapport sur le développe- sation volontaire de CO2 » prend des contre la faim sont gravement en péril ment dans le monde, cette année à allures de trafic d’indulgences mo- et des reculs sont même à signaler l’enseigne du « commerce au service du derne : au lieu de réduire ses propres dans certaines régions. Selon le nouvel développement à l’ère de la mondiali- émissions de gaz à effet de serre, une indice de la faim dans le monde sation des chaînes de valeur ». Il analyse entreprise peut simplement acheter (Welthunger-Index) publié par l’ONG les avantages et les inconvénients de une quantité correspondante de allemande Welthungerhilfe, le nombre la globalisation des chaînes de valeur et certificats CO2 sur le marché du car- de personnes souffrant de la faim a de conclut que plus ces dernières sont bone. L’argent est utilisé ailleurs nouveau progressé ces trois dernières mondialisées, mieux c’est. C’est effecti- dans le monde pour empêcher ou ré- années, passant à 822 millions à vement ce qu’indiquent les taux de duire l’émission de la quantité équi- l’heure actuelle. De plus, 2 milliards de croissance de pays comme le Bangladesh, valente de CO2. Créée par des ONG personnes environ souffrent de le Cambodge et le V ietnam. Selon la internationales en 2003, la fondation malnutrition. Dans 47 des 117 pays Banque mondiale, l’intégration dans les Gold Standard a pour objectif de examinés, la situation alimentaire chaînes de valeur mondiales contribue faire en sorte que les projets de ce genre est grave ou très grave (Yémen, Tchad, de manière significative à la réduction soient aussi respectueux de l’envi- Zambie, Madagascar), dans un pays de la pauvreté. Elle admet cependant ronnement que possible et contribuent (République centrafricaine) même ex- que cela a aussi entraîné une inégalité au développement durable. trême. Le rapport montre aussi que croissante ; tandis que les marges le changement climatique aggrave la bénéficiaires des sociétés internatio- situation nutritionnelle dans les pays nales qui ont déplacé une partie de leur déjà touchés par la pauvreté. Depuis le production dans des pays en développe- début des années 1990, le nombre de ment ont massivement augmenté, En novembre, la fondation Gold phénomènes météorologiques extrêmes les bénéfices des producteurs des pays Standard a clos un processus de con- a doublé, ce qui a entraîné des pertes pauvres ont régulièrement fondu. La sultation sur la compensation volon- de récoltes des principales cultures et Banque mondiale reconnaît aussi que taire à compter de l’entrée en vigueur une hausse des prix alimentaires. le commerce mondial a causé des de l’Accord de Paris sur le climat le Parmi les mesures recommandées, le dommages considérables au climat et 1er janvier 2021. L’organisation déclare rapport préconise d’accroître consi- à l’environnement. qu’à partir de cette date, un certifi- dérablement les investissements dans cat ne pourra plus correspondre à une le développement rural, la sécurité « tonne achetée au lieu d’une tonne sociale, les soins de santé et l’éducation. réduite de CO2 ». Si une entreprise Un cadre contraignant est en outre achète un certain nombre de certificats nécessaire pour garantir que l’exploi- Penser que ces résultats inciteraient la sur le marché volontaire du carbone, tation des matières premières Banque mondiale à changer de cap est elle finance la réduction de ce nombre malheureusement erroné. Le rapport de tonnes de CO2 hors des limites reconnaît certes que les pays occiden- de son organisation. Certes, elle contri- taux devraient démanteler les réglemen- bue ainsi concrètement aux objectifs tations commerciales déloyales et de protection du climat du pays hôte et que la coopération multilatérale dans le à l’Accord de Paris, mais elle ne réduit agricoles commercialisées au niveau domaine fiscal devrait être renforcée. pas sa propre empreinte. mondial ne viole ni le droit à l’alimen- Mais les recommandations de la Banque tation ni les droits fonciers. Les poli- mondiale à l’intention des pays en Si cette approche se confirme, la tiques climatiques, alimentaires et développement diffèrent très peu de stratégie suisse de compensation à commerciales doivent être cohérentes l’ordinaire : investir dans les infra- l’étranger de 20 % des émissions pour éviter que l’utilisation des structures, démanteler les barrières nationales subira une pression sup- rares terres agricoles ne compromette commerciales et encourager un plémentaire. Vous lirez en page 21 la sécurité alimentaire. DH climat commercial propice aux inves- de ce numéro de global pourquoi cette tisseurs étrangers est censé favoriser stratégie est économiquement peu leur intégration dans les chaînes de réfléchie et moralement discutable. JS valeur mondiales. KL 4 #74 Hiver 2019/20
RUEDI WIDMER À PROPOS DE NOUS Entreprises et développement Droits humains ». Cela ne change évidemment Le sauvetage des banques après la crise finan- rien au fait que nous considérions le respect des cière de 2008 a coûté cher aux États et à leurs droits humains et la protection de l’environ- contribuables partout dans le monde. Selon nement par les entreprises comme un postulat un mantra courant, il s’agit depuis lors de faire majeur de la politique de développement et des économies dans le service public et no- soutenions donc l’initiative pour des multinatio- tamment dans les dépenses publiques consa- nales responsables. Bien au contraire. crées au développement et au financement de l’Agenda 2030. Les multinationales sont censées C’est dans une nouvelle livrée que le magazine combler l’insuffisance de fonds, et le développe- que vous tenez entre vos mains paraît depuis ment durable devrait donc se muer en modèle éco- l’été 2018. Nous sommes heureux de transmettre nomique. C’est ce que souhaitent les conseillers les éloges que nous recevons à ce sujet à notre fédéraux Cassis et Parmelin dans leur projet de rédactrice photo Nicole Aeby ainsi qu’aux Message sur la coopération internationale conceptrices et concepteurs de Bodara. Et comme (2021–2024). Le fait qu’il soit problématique de les illustrations de couverture de « global » sont mélanger profit et tâches de développement sans franchement trop belles pour finir au vieux papier, formulation claire et transparente des conditions- nous avons demandé à Bodara de concevoir cadres fait l’objet de plusieurs articles dans le un poster A2 qui prolonge l’existence des cou- présent numéro de « global ». Comme le sujet vertures sous forme de décoration murale pour « entreprises et développement » est devenu le bureau, la cuisine ou tout autre endroit. En- un thème dominant du débat sur le développe- voyez un courriel à global@alliancesud.ch, et nous ment international, Alliance Sud a rebaptisé serons heureux de vous faire parvenir le poster en conséquence son dossier « Entreprises et en question. DH #74 Hiver 2019/20 5
MIS EN IMAGE Matthis Kleeb (32 ans), originaire de Zurich, a étudié la sociologie à Oslo et a rédigé son master sur les migrants en Méditerranée. Depuis 2017, il travaille comme photojourna- liste indépendant. En 2018, il a reçu le World Photo Award de Globetrotter. Le reportage « Patrie volée » de Matthis Kleeb est consacré au peuple sahraoui (Sahara occidental), dont le pays a été annexé par le Maroc en 1975 après le retrait de la puissance coloniale espagnole. Le Maroc s’est toujours opposé à la mise sur pied d’un référendum par l’ONU, référendum qui devait permettre aux Sahraouis de décider de leur avenir. Le territoire du Sahara occidental est coupé par un mur de sable de 2500 kilomètres de long fortifié par des mines. De ce fait, le Sahara occi dental ne contrôle qu’un tiers du territoire envi- ron. Presque oubliés de l’opinion publique mon- diale, plus de 150 000 Sahraouis déplacés vivent dans des camps de réfugiés en Algérie, de l’autre côté de la frontière. Pas loin de la ville algérienne de Tindouf, les réfugiés doivent se contenter d’une moyenne de dix litres d’eau par personne et par jour. 6 #74 Hiver 2019/20
La majorité des Sahraouis a perdu l’espoir de rentrer un jour chez eux grâce aux moyens diplomatiques. Photos : Matthis Kleeb Ahmed Salem Bideiha, ancien soldat du Front populaire de libération du Polisario, a perdu ses deux mains dans l’explosion d’une mine La République arabe sahraouie terrestre. démocratique n’est reconnue que par 50 pays. Elle ne contrôle aucun des riches gisements de matières premières présents dans son sol. #74 Hiver 2019/20 7
POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT D’après l’ONU, il manque près de 2500 milliards de dollars par an pour atteindre les objectifs de l’Agenda 2030. Selon le consensus politique actuel, la mobilisation de ces fonds dépend de l’implication du secteur privé. La place financière suisse se positionne. Kristina Lanz Au cœur du financement – ou de la financiarisation – des ODD ? 8 #74 Hiver 2019/20
cessaires pour remplir les objectifs de l’Agenda 2030. Que les banques, les caisses de pension et les gestionnaires de fortune basés en Suisse admi nistrent des sommes colossales et exercent une énorme influence sur les flux financiers mondiaux à travers leurs investissements ne fait pas l’ombre d’un doute non plus. La question qui se pose est celle-ci : ces flux financiers ne devraient-ils pas être gérés de manière à contribuer à l’obtention des ODD ? Ce qui semble théoriquement logique et judicieux s’avère cependant extrêmement com plexe sur le plan de la mise en œuvre pratique. Constat et question souvent entendus durant la se maine Building Bridges : « Nous gérons d’énormes capitaux et sommes intéressés à investir dans la réa lisation des ODD. Mais où sont les projets ban- cables ? » Après tout, le secteur financier continue de préférer les projets peu risqués et (potentiellement très) rentables. Il est de fait que la demande de véhicules finan ciers durables qui combinent profit et impact social et/ou environnemental positif a fortement augmenté. Ce nouveau type d’instrument finan cier doit cependant faire l’objet d’un examen cri tique. Le risque de greenwashing (écoblanchi ment) ou de rainbow-washing est énorme, car tout le monde ou presque professe aujourd’hui un engagement pour la durabilité. Toutefois au cune norme mondialement reconnue existe qui Étudiantes sur le campus du définit ce qu’est un investissement durable. collège SOS Hermann Même si l’UBS et le CS clament haut et fort la du Gmeiner International à Tema, rabilité de leurs entreprises, leurs actions dé Ghana. Photo : Christian Bobst montrent actuellement le contraire : entre 2016 et 2018, l’UBS a investi près de 26 milliards de dol lars dans des entreprises de négoce de pétrole, de gaz et de charbon, et le Crédit Suisse a notam En octobre dernier, des représentants de haut rang ment accordé des prêts et obligations à hauteur du secteur financier suisse, des gestionnaires de de 845 millions de dollars à des entreprises profi caisses de pension et de fortune, des multinatio tant directement de la déforestation et des incen nales domiciliées en Suisse et des représentants dies dans la région amazonienne. du gouvernement suisse et de l’ONU se sont réu La réduction de la pauvreté, des inégalités et de nis pendant une semaine à Genève. Cette ren la destruction des ressources naturelles dans l’es contre, intitulée Building Bridges , a été organisée prit des ODD réclame d’accorder une attention par certains acteurs souhaitant positionner la particulière aux couches les plus pauvres de la po place financière suisse comme plaque tournante pulation (« ne laisser personne pour compte ») et de la finance durable (sustainable finance). aux conditions de production et de consommation Nul ne conteste que le monde n’est pas sur la durables. Ce qu’il faut, ce sont des sociétés civiles bonne voie pour réaliser les 17 objectifs de dévelop fortes, des systèmes d’éducation et de santé effi pement durable allant de l’éradication de la pau caces, accessibles à tous, des emplois décents, du vreté mondiale à la lutte contre l’érosion de la bio rables et correctement rémunérés, et des modes de diversité planétaire, en passant par la réduction production et de consommation respectant le cli des inégalités ; et chacun admet que des milliards mat et l’environnement. Tout cela exige une éco de dollars supplémentaires sont urgemment né nomie mondiale (ré-)orientée vers le bien commun #74 Hiver 2019/20 9
La place financière suisse cherche à jouer un rôle dans le financement des Objectifs de développement durable de l’ONU. Rue du Rhône, Genève. Photo : Martin Ruetschi / Keystone 10 #74 Hiver 2019/20
et le long terme, ce qui n’est guère compatible avec rable (World Business Council for Sustainable De les concepts actuels de liquidités et de profits à velopment) : « L’orientation dominante vers le court terme dans le secteur financier. À Genève, profit doit céder la place à une quête de sens si nous Sergio Ermotti, directeur général d’UBS, s’est ex voulons mettre fin au changement climatique, à la primé en termes clairs ; les rendements financiers destruction de la biodiversité et aux inégalités restent le principal critère de décision des investis croissantes. Pour que cela se produise, il faut que sements, et l’UBS critique les stratégies de désin la durabilité réelle soit placée au cœur de la fi vestissement (tel l’abandon progressif des cen nance ». Afin de parvenir à un changement de pa trales à charbon). Daniela Stoffel, secrétaire d’État radigme aussi radical, des critères clairs et univer aux questions financières internationales, a expli sellement acceptés sont toutefois nécessaires qué que la Suisse n’exigera pas des banques qu’elles pour évaluer les répercussions sociales et environ s’engagent en faveur d’une plus grande durabilité nementales des activités des entreprises et de par le biais de la réglementation, mais qu’elle leurs pratiques fiscales. Une toute nouvelle forme continuera de s’appuyer sur la propre expertise de de transparence doit exiger des banques, fonds de ces dernières et sur un dialogue étroit. pension, réassureurs et autres gestionnaires d’ac tifs de divulguer les critères selon lesquels ils Agents d’aide au développement ? agissent et l’impact social et environnemental de Bien que très peu d’acteurs privés disposent d’un leurs investissements. La question qui se pose en savoir-faire social ou écologique suffisant, la fi fin de compte est la suivante : les entreprises et les nance suisse tente de se positionner comme un banques (et autres investisseurs) sont-ils prêts à acteur efficace de l’aide au développement. Elle en placer la durabilité au-dessus du profit et notam tend être soutenue par le gouvernement helvétique ment à réduire les inégalités existantes en payant qui doit rendre le contexte aussi favorable que pos des impôts plus élevés (par le biais de taxes sur les sible aux entreprises et minimiser les risques pour transactions financières par exemple), fournis les investisseurs en développant les instruments sant ainsi l’argent nécessaire pour l’obtention des financiers mixtes (blended finance) dans la coopé ODD (lire à la p. 12) ? Il est également crucial de sa ration au développement. Une lettre ouverte de six voir si le secteur financier sera capable de s’enga pages adressée par 50 représentants du secteur ger de lui-même sur cette voie ou s’il y a besoin de privé et financier suisse au Conseil fédéral, au Par directives et de réglementations étatiques. lement et à l’Autorité fédérale de surveillance des À l’issue de la semaine mondiale de la finance marchés financiers (FINMA) en atteste. durable, des questions clés demeurent sans ré Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Dans ponse : la place financière suisse se préoccupe-t-elle les pays en développement, les infrastructures, vraiment du financement des ODD et du néces l’énergie, les transports et l’agriculture, mais aussi saire changement de paradigme qu’il implique ? des services publics cruciaux comme certains sec Ou n’essaie-t-elle pas plutôt de jeter son propre teurs de la santé ou de l’éducation, sont de plus en pont vers l’avenir en voulant s’ouvrir de nouveaux plus souvent fournis par des entreprises à but lu marchés et de nouvelles sources de profit dans les cratif et négociés sur les marchés financiers inter pays pauvres ? nationaux sous la forme de produits financiers complexes. Les pays concernés sont ainsi toujours plus intégrés dans des marchés financiers mondia lisés sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. La finan Qu’entend-on par financiarisation ? ciarisation du développement progresse. Une telle La financiarisation (financialisation en anglais) réalité va fondamentalement à l’encontre du prin est la tendance réelle ou perçue d’un sys- cipe de ne laisser personne sur le carreau enraciné tème (capitaliste) vers une importance ou une dans les ODD car les plus pauvres ne peuvent préci- domination croissante du secteur financier sément pas payer l’accès à l’éducation et à la santé ; sur les autres secteurs de ce système. l’accès public pour tous, quant à lui, n’est pas ren La financiarisation résulte de la tendance des table pour les entreprises et les investisseurs. systèmes capitalistes à convertir tous les Des voix critiques se sont également fait en biens, marchandises, services ou autres actifs tendre lors du sommet genevois, comme celle de négociables en instruments financiers, ou Peter Bakker, directeur général du Conseil mon dérivés d’instruments financiers, dans le but dial des entreprises pour le développement du de faciliter leurs opérations rentables. #74 Hiver 2019/20 11
POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE La privatisation du financement du développement menace d’occulter des questions cruciales de politique fiscale et financière. Pour la Suisse, ne pas changer de cap signerait l’arrêt de mort de la mise en œuvre de l’Agenda 2030 sur le plan du développement. Dominik Gross Le secteur privé : un miroir aux alouettes Les forces de l’ordre recourent souvent à la violence pour contrer les protestations de la société civile. Manifestation à Genève contre le président camerounais Paul Biya. Photo : Martial Trezzini / Keystone Un fantasme règne dans la communauté du développement Malgré ces menaçants abîmes, des tentatives sont actuelle- international : l’idée de pouvoir servir simultanément les in- ment en cours à plusieurs niveaux pour promouvoir la priva- térêts des bailleurs de fonds et ceux de la collectivité. Ce fan- tisation du financement de l’Agenda 2030 de l’ONU (voir p. 8). tasme n’est pas nouveau. Depuis le tournant néolibéral du La Suisse l’illustre bien également. À peine arrivé au pouvoir, milieu des années 70, il s’est révélé très unilatéralement pro- le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis tente, avec ductif, notamment dans les pays prospères de l’hémisphère ses collègues du Conseil fédéral, de stimuler une politique éco- nord membres de l’OCDE : les produits intérieurs bruts y ont nomique extérieure qui menace de réduire une politique de fortement augmenté mais au prix d’un bond des inégalités développement cohérente en termes de droits humains et entre les riches et les pauvres. De nouveaux secteurs à faible d’économie en un outil de promotion des exportations et de rémunération ont surgi, les systèmes de sécurité sociale et le prévention de la migration. On semble oublier dans ce service public ont été affaiblis. Une politique de plus en plus contexte que le secteur privé n’est qu’un instrument de finan- impuissante et une économie très volatile sont confrontées à cement du développement parmi d’autres. C’est du moins la des questions toujours plus pressantes sur les raisons de leur décision que les États membres de l’ONU avaient prise en 2015 existence sur le plan social. dans le Programme d’action d’Addis-Abeba (AAAA) lors de la 12 #74 Hiver 2019/20
troisième Conférence des Nations Unies sur le financement développement, il est illusoire de penser que le secteur privé du développement. La mobilisation de recettes fiscales en fa- peut remplacer l’État comme moteur majeur du développe- veur de services publics forts et les ressources de l’aide pu- ment. Au contraire, ce secteur dépend de façon décisive de blique au développement sont au moins aussi essentielles. l’État. Il est donc d’autant plus catastrophique que, dans le cadre Des investissements étrangers surestimés de son nouveau Message sur la coopération internationale À cela s’ajoute que l’influence des investissements étrangers (2021–2024), le Conseil fédéral ne s’intéresse guère aux dys- directs sur la croissance économique dans les pays en déve- fonctionnements du système fiscal et financier internatio- loppement – tels que définis dans les catégories de la Banque nal – et surtout à l’origine de la plus-value économique dont mondiale – est généralement largement surestimée dans le la Suisse tire une part substantielle de sa prospérité. Elle reste débat actuel : les investissements privés génèrent 25 % du la plus grande place financière extraterritoriale (offshore) de produit intérieur brut dans les pays de l’hémisphère sud. la planète, attire les multinationales grâce à sa stratégie de Telle est la conclusion d’un rapport (Financing for Develop- faible imposition et continue à lutter contre le blanchiment ment and the SDGs) publié en 2018 par Eurodad, le Réseau d’argent de manière trop peu cohérente. Les économistes européen sur la dette et le développement. Mais sur ces 25 %, autour du Français Gabriel Zucman ont récemment estimé seuls 3 % au maximum sont des investissements étrangers que 28 % des recettes tirées de l’imposition des entreprises directs ; les 22 % restants proviennent de l’économie natio- en Suisse étaient imputables aux seuls bénéfices générés ail- nale et des banques publiques de développement. Si le finan- leurs. Notre pays prive ainsi la planète d’au moins 73 mil- cement suisse du développement était ramené à la mobilisa- liards de dollars de bénéfices imposables des sociétés. Sans tion la plus efficace possible d’investissements étrangers mentionner dans ce contexte l’évasion fiscale des personnes directs, les objectifs de développement durable (ODD) de physiques originaires de pays en développement pauvres qui l’Agenda 2030 de l’ONU resteraient inaccessibles. Car, d’une cachent leur argent dans des structures offshore transnatio- part, ces fonds seraient déduits de l’aide publique suisse au nales très souvent administrées depuis la Suisse. Il s’agit ici développement et investis dans le secteur privé. Et, d’autre de milliards de francs. part, les entreprises locales des pays du Sud courraient le risque d’être mises en concurrence avec des sociétés suisses. La contestation gronde de plus en plus dans le monde Or il a été prouvé que, pour l’économie locale et la création Les grands mouvements de contestation qui ont eu lieu ces d’emplois stables et de prospérité, les emplois créés et enra- dernières années dans de nombreux pays émergents et en cinés dans le terreau local sont bien plus importants que ceux développement montrent que le développement durable, qui qui dépendent des investissements directs étrangers. jouit aussi d’un soutien démocratique, ne peut se faire sans La pression actuelle en faveur de l’idée d’intégrer les inté- des États de droit bien dotés en moyens financiers : en Tuni- rêts privés dans le financement du développement supplante sie, l’absence de perspectives et une crise alimentaire immi- également les questions systémiques concernant les condi- nente au sein de la classe ouvrière rurale ont provoqué le tions de politique économique pour un développement du- printemps arabe en 2011. En augmentant la taxe à la consom- rable. Selon un rapport de 2018 du Groupe de réflexion inter mation, l’État tunisien avait tenté de compenser un manque institutions des Nations Unies sur le financement du de recettes tirées de l’imposition des entreprises et de garan- développement (Inter-Agency Task Force on Financing for tir le financement de la dette auprès du Fonds monétaire in- Development), les recettes fiscales sont indispensables pour ternational. Au Brésil en 2014, la hausse du prix des billets des garantir les services publics de base et une sécurité sociale transports publics locaux a été à l’origine de troubles sociaux minimale au moins ; elles sont aussi à l’origine des trois de grande ampleur, comme c’est actuellement le cas au Chili. quarts des investissements dans les infrastructures des pays Au Liban et en Irak, la population proteste également contre en développement. Pour une raison simple : nombre d’inves- la mauvaise gestion et la kleptocratie des privilégiés – souvent tissements dans ces dernières ne peuvent être rentables. Le au péril de leur vie. taux d’investissement privé dans les nouvelles infrastruc- Cela montre bien que si la Suisse entend promouvoir l’éco- tures encensées en Chine – le champion incontesté du déve- nomie locale dans ses pays partenaires et renforcer ses efforts loppement au cours des trente dernières années – est quasi- en faveur d’une société pacifique et démocratique, elle doit ment nul par exemple. Or on sait que des infrastructures de avant tout balayer devant sa propre porte : elle doit dépasser transport, d’énergie et de communication fiables et de qua- le modèle économique de sa place financière et comme siège lité sont un préalable indispensable à une activité produc- de nombreuses multinationales, qui repose sur l’appropria- trice des entreprises. Cependant, sans la puissance finan- tion de la richesse créée ailleurs. Elle doit donc mener une cière de collectivités publiques déterminées, les entreprises politique qui réduit les dommages sociaux que la création de ne peuvent pas du tout tourner à plein régime. Même s’il est notre prospérité engendre dans d’autres pays. Le temps incontestable que les investissements sont cruciaux pour le presse : nous serons en 2030 dans une décennie déjà. #74 Hiver 2019/20 13
PERSPECTIVE SUD Alors que le monde politique suisse est divisé sur un cadre législatif relatif aux entreprises et aux droits humains, à Genève, les États négocient un traité contraignant sur le même thème. Dans les deux cas, les ONG jouent un rôle moteur. Laurent Matile Genève : point de convergence des espoirs du Sud Le Conseil des droits de l’homme se tient dans la salle XX du Palais des Nations à Genève. Cette salle a été rénovée en 2008, et on doit son plafond à l’artiste espagnol Miquel Barceló. Photo : Magali Girardin / Keystone 14 #74 Hiver 2019/20
Ce qu’on ne réalise peut-être pas toujours, c’est à quel point Au sein de la Genève internationale, plusieurs acteurs de la des négociations en cours à Genève, sous l’égide de l’ONU, société civile jouent un rôle de lien essentiel entre le terrain et la suscitent des espoirs de millions de personnes, en particulier table de négociation à l’ONU. Ce rôle crucial qui consiste à pour certains groupes de population des pays du Sud. C’est le répertorier, analyser et traduire dans l’incontournable jar- cas de celles menées par un groupe de travail mandaté en gon de la négociation multilatérale les espoirs et surtout les 2014 par le Conseil des Droits de l’Homme – qui a tenu sa 5e besoins des populations impactées par les activités des entre- session du 14-18 octobre 2019 – d’établir un « instrument ju- prises, ce, en Amérique latine, en Asie et en Afrique, notam- ridiquement contraignant sur les sociétés transnationales ment. Ces ONG apportent pour les unes du contenu à la né- et autres entreprises et les droits de l’homme » : ou, plus sim- gociation, d’autres s’assurent que les voix du Sud sont plement, un traité multilatéral exigeant des entreprises présentes à la table de négociation, afin que leurs besoins qu’elles respectent les droits humains partout où elles soient entendus et, on l’espère, compris par les négociateurs exercent leurs activités, y compris dans les pays du Sud. de nos pays. Mais ces populations, notamment grâce aux réseaux so- Nous souhaitions vous présenter certains de ces acteurs ciaux, ne sont plus isolées. Portées par la détermination et le qui, parfois depuis de nombreuses années, participent à et courage de femmes et d’hommes de la société civile – des syn- enrichissent ces complexes, fastidieux, mais néanmoins en- dicats, des ONG, des églises –, les luttes au niveau local ont courageants développements à Genève. Ils font preuve de la trouvé des relais au niveau national, régional et finalement nécessaire clairvoyance, ténacité, humilité aussi, pour tenir international. Jusqu’à Genève qui, sur la question des entre- la distance d’une telle négociation multilatérale. Le but re- prises et des droits humains est – en quelque sorte – le centre cherché est essentiel. Il ne faut néanmoins nullement du monde. En tous cas pour celles et ceux qui défendent sous-estimer l’importance du processus. Même si la route avec force la nécessité de façonner – enfin – un instrument peut encore sembler longue, la force et la détermination juridiquement contraignant, afin de contribuer à rééquili- d’Ana María Suárez Franco et de Carlos López que nous avons brer un rapport de force insoutenablement déréglé en faveur rencontrés semblent irrépressibles ! des entreprises multinationales. « Le nouveau paradigme doit mettre l’humain au-dessus du profit » global : Pour quelles raisons FIAN Quel est le rôle joué par les quelque 200 les représentants de ces populations à soutient-elle de manière si active ONG et mouvements sociaux dans le venir à l’ONU. Au vu de la crise du mul- la négociation d’un traité contrai- cadre et en marge de la négociation ? tilatéralisme et de l’émergence de nom- gnant sur les entreprises et les droits Les mouvements sociaux et les ONG breux gouvernements populistes et humains à l’ONU ? partageaient la crainte que les Principes autoritaires, il y a un besoin urgent de Ana María Suárez Franco : Au cœur de directeurs de l’ONU de 2011 (« Principes relier les luttes au niveau local, régional l’action de FIAN se trouve le combat de Ruggie ») – principes volontaires – et international. Le processus est donc pour le droit à l’alimentation, qui est empêchent le développement de règles important, pas seulement le résultat ! violé de manière régulière en lien avec contraignantes. Les ONG ont différents des activités de multinationales, tout rôles ; tout d’abord, elles dénoncent les FIAN soutient notamment le au long du système alimentaire, en par- violations des droits humains par les mouvement Feminists for a Binding tant de l’accaparement des terres, la entreprises ; ensuite, elles apportent Treaty. Pourquoi une perspective privatisation des semences tradition- une expertise juridique pointue qui en- genre est-elle si importante ? nelles, la financiarisation des terres, la richit le contenu des négociations et Il y a deux dimensions. La première est standardisation des régimes alimen- exerce une pression sur les gouverne- que les femmes sont impactées de ma- taires par l’industrie agro-alimentaire, ments pour qu’ils participent active- nière spécifique par les activités des en- notamment. Nous avons maintenant ment à la négociation. Comme Genève treprises et sont victimes de différents besoin de règles contraignantes au ni- ne peut pas aller auprès des populations types de violations, notamment de vio- veau international. marginalisées du Sud, les ONG invitent lences sexuelles. Il faut dès lors des me- #74 Hiver 2019/20 15
sures de prévention spécifiques, y com- communautés, spécifiquement des C’est un processus difficile. Nous vou- pris pour faciliter aux femmes l’accès à hommes dans leurs communautés. lons établir un standard juridique ap- la justice. La seconde raison est que ce Deuxièmement, au vu de leur rôle de plicable à tous les pays, et les pays dans type de négociations est (généralement) personnes soignantes (care-givers) lesquels les entreprises multinatio- dominé par les hommes alors qu’il y a dans leurs communautés, elles n’ont nales ont leur siège n’ont ( jusqu’ici) un nombre croissant d’expertes de ces pas le temps de se rendre en ville où se pas démontré leur volonté d’entrer questions (au sein des ONG et des gou- trouvent les tribunaux, ne peuvent lais- dans une véritable réflexion. Mais le vernements) et qu’il faut assurer une ser les enfants seuls, etc. ; troisième- fait que le processus ait survécu à cinq manière différente d’aborder ces ques- ment, les juges sont (encore) souvent ans de discussions, que nous ayons tions (sourire). des hommes, et le système judiciaire maintenant un projet de traité révisé n’est pas sensible à la situation particu- sur la table et qu’un nombre croissant Quels sont les obstacles qui doivent lière des femmes. de pays soumettent des propositions être surmontés par les victimes pour concrètes est un progrès ! Nous pou- avoir accès à la justice dans les pays Pourquoi est-il si important que vons continuer la négociation sur la dans lesquels ont lieu les violations de les réseaux internationaux d’ONG base du texte qui est sur la table, même droits humains par les entreprises ? participent aux négociations ? s’il doit être amélioré sur plusieurs De manière générale, les obstacles prin- Il est important de comprendre les dif- points. Le monde se réveille actuelle- cipaux sont l’inaccessibilité des tribu- férentes réalités et d’apprendre des cas ment ; en témoignent les manifesta- naux pour les populations pauvres – due et analyses des différents réseaux. tions dans les différentes régions, les aux coûts des procédures, parfois Comme l’a mentionné la nouvelle gens qui questionnent le système en même à l’impossibilité physique de se directrice de l’ONU à Genève, Tatiana place ; ces manifestations sont à même déplacer pour accéder aux cours de jus- Valovaya, nous sommes face à un chan- d’amener une nouvelle dynamique po- tice, l’absence de maîtrise des termes gement de paradigme social et écono- litique qui pourrait conduire à une juridiques et des connaissances re- mique. Personne ne peut prédire quel meilleure négociation à la prochaine quises ; la spécificité du traité en négo- sera le nouveau paradigme ! La possibi- session et permettre d’avancer dans le ciation est la complexité des structures lité de mettre en réseau tant d’organisa- sens de nos objectifs. Ce traité ne ré- des entreprises multinationales et les tions permet une réflexion plus large, soudra pas tous les problèmes (sourire) stratégies opaques et abusives utilisées qui va au-delà d’un traité particulier. Il auxquels nous faisons face avec le sys- par certaines contre lequel le droit in- s’agit du type de droit international que tème économique dominant en place, ternational actuel est sans effet. nous voulons développer afin de pro- mais il apportera une pierre impor- L’exemple phare est le cas des dom- mouvoir une vie meilleure pour tous et tante à l’édifice ! Le concept ouvert de mages environnementaux causés par de placer les êtres humains au-dessus juridiction dans le traité, c’est-à-dire Chevron en Équateur, qui avaient été du profit ! la possibilité d’exiger une prévention et établis par la cour suprême de ce pays, une réparation non seulement dans le mais dont la décision n’a pas pu être Comment jugez-vous l’état d’avan- pays dans lequel les victimes résident, exécutée, parce que Chevron avait cement des négociations, après mais également dans les pays sièges des quitté l’Equateur et que les actifs de la cinq séances du Groupe de travail ? multinationales – où se trouve l’argent ! – société pétrolière se trouvant dans est central. d’autres pays (Brésil, Argentine, USA, Canada, etc.) n’ont pas pu être saisis, les Notre interlocutrice à la FIAN Alors que l’UE est restée à ce jour très juges appliquant le principe du « forum La Colombienne Dr Ana défensive dans la négociation, non conveniens », ce qui engendre un María Suárez Franco certains États membres ont contri- déni de justice. Le nouveau traité doit coordonne le dossier Res- bué de manière beaucoup plus remédier à cette situation. ponsabilité auprès de pro-active. Comment jugez-vous ces FIAN International (FoodFirst développements ? Quels sont les obstacles spécifiques Information and Action Network). L’ONG Parler d’une seule voix représente un que les femmes rencontrent a le statut consultatif à l’ONU à Genève et défi important pour l’UE qui a, en son pour défendre leurs droits devant s’engage pour la défense du droit à sein, certains États membres économi- la justice (accès à la justice) ? l’alimentation. FIAN a des sections natio- quement dominants et d’autres, vic- Premièrement, au vu du système pa- nales dans plus de cinquante pays. times des politiques d’austérité. Cer- triarcal, les femmes ont souvent peur FIAN Suisse est membre de la coalition tains États membres ont adopté des de faire face à la justice ! De plus, elles de soutien à l’initiative pour des multi législations nationales et souhaitent ont peur de représailles de leurs propres nationales responsables. réduire les éventuels désavantages 16 #74 Hiver 2019/20
« Les États ont préféré concurrentiels qui pourraient découler de ces avancées. Il est encourageant que ultiliser leur pouvoir pour des gouvernements demandent à leurs représentants académiques d’effectuer libéraliser les marchés » des analyses juridiques. On peut dès lors espérer qu’un nombre plus impor- tant de pays industrialisés contribuent activement aux négociations l’année prochaine, avec la volonté de figurer Pourquoi la Commission Internatio- importants. Au Royaume-Uni, la dé- parmi les « champions » de la défense nale de Juristes (CIJ) juge-t-elle un fense d’un cas varie entre 100 000 et des droits humains et non seulement traité contraignant à l’ONU nécessaire 1 million de livres. Seuls quelques rares de leurs entreprises. pour assurer le respect des droits cas ont pu être défendus devant de telles humains en lien avec les activités des juridictions. Le risque de perdre devant En Suisse se trouve le siège de sociétés multinationales ? les tribunaux et l’obligation de verser quelque 10 000 entreprises multina- Carlos López : Les entreprises multinatio- des dépens à la partie adverse (pour tionales actives notamment dans nales exercent leurs activités au travers payer leurs avocats) est un facteur dis- des pays pauvres et fragiles. La Suisse de chaînes de valeur complexes, qui in- suasif majeur. En outre, les victimes ne devrait-elle pas figurer parmi tègrent des filiales, des sous-traitants et sont souvent atteintes dans leur santé, ces « champions » de la défense des d’autres relations d’affaires. La com- respectivement dans leurs moyens de droits humains ? plexité de ces structures, leur opacité subsistance (atteinte à la propriété), ce Bien sûr ! Si la Suisse prend la défense très souvent, a permis aux entreprises qui accentue leur vulnérabilité et donc des droits humains au sérieux, elle doit d’échapper aux juridictions nationales. leur capacité à participer – souvent pen- réguler les activités des entreprises afin Les législations en la matière, aussi bien dant plusieurs années – à de telles actions de garantir une meilleure prévention et au Sud qu’au Nord, sont insuffisantes. en justice. Enfin, le risque d’avalanche ne un accès à la justice suisse pour les vic- Alors que les États détiennent la légiti- saurait nous empêcher d’agir pour la jus- times dans les cas où elles ne peuvent mité et le pouvoir nécessaires, ils n’ont tice, ni de faire évoluer le droit. Comme avoir accès à la réparation dans leur pas voulu les utiliser pour réguler et as- les tribunaux britanniques l’ont souli- pays. Il faut savoir que les analyses juri- surer le respect des droits humains par gné : « ‹ Floodgates › is not a convincing diques faites en lien avec l’initiative les entreprises, alors qu’ils en ont fait reason for letting injustice stand unre pour des multinationales responsables largement usage pour libéraliser les medied. This reason is invariably advanced ont été très utiles à Genève. Enfin, la marchés, par le biais de l’OMC ou des Ac- whenever a development of the law is Suisse est à même de jeter des ponts cords de libre-échange. under consideration. » (Gregg v Scott entre les États parties (bridging role), [2005] 2 AC 176, at §48) comme elle l’a fait pour la Déclaration Les opposants à l’introduction d’une de l’ONU sur les droits des paysans. La responsabilité des maisons mères pour Des versions plus longues des Suisse a alors donné un très bon les activités de leurs filiales, respecti entretiens avec Ana María Suárez Franco exemple en démontrant l’importance vement de leurs fournisseurs ou autres et Carlos López sont disponibles sur de la protection des droits humains partenaires commerciaux qu’elles www.alliancesud.ch. pour garantir la dignité humaine au contrôlent mettent souvent en avant Nord comme au Sud. Soulignons enfin l’argument selon lequel l’introduction La Commission Internationale les commentaires très critiques émis d’une telle responsabilité créerait de Juristes (CIJ) par la Chine et la Russie contre le rap- une « avalanche de plaintes ». Com- Dr Carlos López, d’origine port final, semblant indiquer que ces ment jugez-vous la pertinence de péruvienne, est conseiller pays souhaitent se limiter à appliquer cet argument ? juridique principal auprès de leur droit national. Un traité onusien Ce risque ne s’est pas réalisé à ce jour. la CIJ à Genève, où il dirige pourrait dès lors se révéler utile pour Les expériences devant les tribunaux le programme Entreprises et protéger les citoyens du Nord contre les des sièges de multinationales au Droits humains. Fondée en 1952, la CIJ investissements et les activités des en- Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou au Ca- joue un rôle unique en tant qu’ONG pour treprises de ces pays. nada ont démontré à quel point de telles la défense des droits de l’Homme et de procédures sont coûteuses, complexes l’État de Droit dans le monde. En font partie et longues. Ces procédures exigent entre quelque soixante juges et avocats autres des interprètes, des voyages et éminents du monde entier et de tous les des expertises qui engendrent des coûts systèmes juridiques. #74 Hiver 2019/20 17
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