Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud

 
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Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
#74 Hiver 2019/20

                         #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT

                 Le développement n’est pas
                     un business model

Le magazine d’    Swissaid Action de Carême Pain pour le prochain Helvetas Caritas   Eper
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
ÉCLAIRAGE

                            Après les élections...

                                                                                                                 Photo : Daniel Rihs
Les résultats des élections fédérales de 2019 ont   cela présuppose une politique étrangère et éco-
déjà fait couler beaucoup d’encre. On cher­         nomique guidée par le principe de l’équité
cherait en vain dans les médias une analyse de      au-delà des frontières nationales. Le dernier
ce qu’elles impliquent pour les questions de        rapport par pays du Comité des droits éco­
développement et de politique étrangère de la       nomiques, sociaux et culturels de l’ONU le sou­-
Suisse. De l’avis général, ces élections ont        ligne également. Il rappelle à la Suisse que sa
donné lieu à une vague verte, jeune et féminine.    politique étrangère et économique joue un rôle
Le rouge n’y a pas vraiment été en vedette.         majeur pour déterminer si d’autres pays ont
Il en est résulté un Conseil national qui, dans     des possibilités suffisantes d’exercer ces droits
l’ensemble, est un tiers à gauche, quarante         cruciaux et de permettre à leurs populations
pour cent à droite et un quart quelque part         de vivre dans la sécurité et la dignité.
entre les deux. Le Conseil des États est devenu
globalement plus vert, mais le poids poli-          Le rapport recommande notamment à la Suisse
tique du camp bourgeois y est clairement resté      d’examiner systématiquement les consé­
plus important que dans la Chambre basse.           quences potentielles pour les droits humains
                                                    d’accords de libre-échange – comme celui
On ne peut pas encore dire avec certitude dans      passé avec le Mercosur – avant de les conclure.
quelle mesure le nouveau Parlement sera             Comme le demande l’initiative pour des
plus ouvert aux questions de développement.         ­multinationales responsables, des règles sont
Le centre de l’échiquier politique, le PDC, fera     en outre nécessaires pour obliger les entre-
pencher la balance sur des dossiers majeurs.         prises basées en Suisse à respecter les droits hu-
Il déterminera si la Suisse se positionne sur la     mains partout dans le monde. Les incitations
scène politique internationale comme la              fiscales pour des multinationales qui transfèrent
force ouverte au monde, solidaire et durable         leurs bénéfices des pays pauvres vers la Suisse
qu’elle devrait être. En fin de compte, les          doivent en revanche être supprimées.
partis du centre décideront également si notre
pays apportera la contribution nécessaire           On ne peut que souscrire à ces recommanda­
à la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de dévelop­     tions. Reste à espérer que le Parlement nouvelle­
pement durable de l’ONU ou s’il misera plus         ment élu leur prêtera une oreille attentive.
que jamais sur ses propres intérêts économi­ques
à court terme, auxquels le ministre des af­-
faires étrangères Cassis entend subordonner
la coopération suisse au développement.

Comme nation entretenant de multiples liens
politiques et économiques, la Suisse dépend
d’un environnement mondial stable à long terme,
à savoir d’un contexte équitable et pacifique.
Outre une coopération au développement adé-                        Mark Herkenrath
quate et dotée de moyens financiers suffisants,                    Directeur d’Alliance Sud

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Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
POINTS FORTS                                      IMPRESSUM
                                                    global – Plaidoyer pour un monde juste
                                                    paraît quatre fois par an.

                                                    Le prochain numéro paraîtra fin mars 2020.

                                                    Éditeur :
                                                    Alliance Sud
                                                    Communauté de travail Swissaid, Action de Carême,
                                                    Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, Eper

                                                    1, Av. de Cour, CH – 1007 Lausanne
                             MIS EN IMAGES          T +41 21 612 00 95
               La patrie volée des Sahraouis        F +41 21 612 00 99
                                                    globalplus@alliancesud.ch
                                                    www.alliancesud.ch
                             6
                                                    Médias sociaux :
                                                    facebook.com/alliancesud
                                                    twitter.com/AllianceSud
                   POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT
                  La place financière suisse        Rédaction : Daniel Hitzig (dh), Kathrin Spichiger (ks)
                                                    T +41 31 390 93 34 /30
                    veut devenir durable            Iconographie : Nicole Aeby
                                                    Graphisme : Bodara GmbH, Büro für Gebrauchsgrafik, Zurich
                               8                    Impression : Valmedia, Viège
                                                    Tirage : 1600

                  POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE   Prix publicité / encartage : voir site Internet

                 La Suisse découple impôts          Photo de couverture : Des hommes d’affaires au
                                                    centre-ville de Genève.
              et questions de développement         Photo : Martin Ruetschi / Keystone

                             12

                            PERSPECTIVE SUD
           La Genève internationale repense
         les entreprises et les droits humains            ALLIANCE SUD : QUI SOMMES-NOUS ?

                           14                       Président
                                                    Bernard DuPasquier,
                                                                                   POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT
                                                                                   Coopération au développement
                                                    Directeur Pain pour le         Kristina Lanz
                                                    prochain                       T +41 31 390 93 40
                  COMMERCE ET INVESTISSEMENTS                                      kristina.lanz@alliancesud.ch
                                                    Direction
                   La Suisse et la Nouvelle         Mark Herkenrath                Politique financière et fiscale
                                                    (directeur),                   Dominik Gross
                       route de la soie             Kathrin Spichiger              T +41 31 390 93 35
                                                    (membre de la direction),      dominik.gross@alliancesud.ch
                              18                    Matthias Wüthrich              Climat et environnement
                                                    Monbijoustr. 31,               Jürg Staudenmann
                                                    Case postale, 3001 Berne       T +41 31 390 93 32
                        CLIMAT ET ENVIRONNEMENT     T +41 31 390 93 30             juerg.staudenmann@alliancesud.ch
                                                    mail@alliancesud.ch
               Résoudre la crise climatique         Bureau de Lausanne
                                                                                   Commerce et investissements
                                                                                   Isolda Agazzi
                     à l’étranger ?                 Isolda Agazzi
                                                    (membre de la direction),
                                                                                   T +41 21 612 00 97
                                                                                   isolda.agazzi@alliancesud.ch
                            21                      Laurent Matile,
                                                    Mireille Clavien
                                                                                   Entreprises et développement
                                                                                   Laurent Matile
                                                    T +41 21 612 00 95             T +41 21 612 00 98
                                                    F +41 21 612 00 99             laurent.matile@alliancesud.ch
                   POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT       lausanne@alliancesud.ch
                                                                                   Médias et communication
                      L’arrière-goût du             Bureau de Lugano
                                                    Lavinia Sommaruga
                                                                                   Daniel Hitzig
                                                                                   T +41 31 390 93 34
                   prix Nobel d’économie            (membre de la direction)
                                                    T +41 91 967 33 66
                                                                                   daniel.hitzig@alliancesud.ch

                              24                    F +41 91 966 02 46
                                                    lugano@alliancesud.ch          INFODOC
                                                                                   Berne
                                                                                   Simone Decorvet, Petra
                               INFODOC                                             Schrackmann, Jérémie Urwyler,

                  Le rapport de la CNUCED                                          Joëlle Valterio
                                                                                   T +41 31 390 93 37
                 sur l’économie numérique                                          dokumentation@alliancesud.ch
                                                                                   Lausanne
                             26                                                    Pierre Flatt (membre de la
                                                                                   direction), Nina Alves,
                                                                                   Amélie Vallotton Preisig
                                                                                   T +41 21 612 00 86
                                                                                   documentation@alliancesud.ch

#74   Hiver   2019/20                                                                                                3
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
DROIT AU BUT

Banque mondiale : toujours les               Du nouveau dans la « compensation            La faim dans le monde progresse
mêmes recettes                               volontaire de CO2 »                          à nouveau
La Banque mondiale vient de publier          Courante aujourd’hui, la « compen-           Les progrès dans la lutte mondiale
son nouveau Rapport sur le développe-        sation volontaire de CO2 » prend des         contre la faim sont gravement en péril
ment dans le monde, cette année à            allures de trafic d’indulgences mo-          et des reculs sont même à signaler
l’enseigne du « commerce au service du       derne : au lieu de réduire ses propres       dans certaines régions. Selon le nouvel
développement à l’ère de la mondiali-        émissions de gaz à effet de serre, une       indice de la faim dans le monde
sation des chaînes de valeur ». Il analyse   entreprise peut simplement acheter           (Welthunger-Index) publié par l’ONG
les avantages et les inconvénients de        une quantité correspondante de               allemande Welthungerhilfe, le nombre
la globalisation des chaînes de valeur et    certificats CO2 sur le marché du car-        de personnes souffrant de la faim a de
conclut que plus ces dernières sont          bone. L’argent est utilisé ailleurs          nouveau progressé ces trois dernières
mondialisées, mieux c’est. C’est effecti-    dans le monde pour empêcher ou ré-           années, passant à 822 millions à
vement ce qu’indiquent les taux de           duire l’émission de la quantité équi-        l’heure actuelle. De plus, 2 milliards de
croissance de pays comme le Bangladesh,      valente de CO2. Créée par des ONG            personnes environ souffrent de
le Cambodge et le V­ ietnam. Selon la        internationales en 2003, la fondation        malnutrition. Dans 47 des 117 pays
Banque mondiale, l’intégration dans les      Gold Standard a pour objectif de             examinés, la situation alimentaire
chaînes de valeur mondiales contribue        faire en sorte que les projets de ce genre   est grave ou très grave (Yémen, Tchad,
de manière significative à la réduction      soient aussi respectueux de l’envi-          Zambie, Madagascar), dans un pays
de la pauvreté. Elle admet cependant         ronnement que possible et contribuent        (République centrafricaine) même ex-
que cela a aussi entraîné une inégalité      au développement durable.                    trême. Le rapport montre aussi que
croissante ; tandis que les marges                                                        le changement climatique aggrave la
bénéficiaires des sociétés internatio-                                                    situation nutritionnelle dans les pays
nales qui ont déplacé une partie de leur                                                  déjà touchés par la pauvreté. Depuis le
production dans des pays en développe-                                                    début des années 1990, le nombre de
ment ont massivement augmenté,               En novembre, la fondation Gold               phénomènes météorologiques extrêmes
les bénéfices des producteurs des pays       Standard a clos un processus de con-         a doublé, ce qui a entraîné des pertes
pauvres ont régulièrement fondu. La          sultation sur la compensation volon-         de récoltes des principales cultures et
Banque mondiale reconnaît aussi que          taire à compter de l’entrée en vigueur       une hausse des prix alimentaires.
le commerce mondial a causé des              de l’Accord de Paris sur le climat le        Parmi les mesures recommandées, le
dommages considérables au climat et          1er janvier 2021. L’organisation déclare     rapport préconise d’accroître consi-
à l’environnement.                           qu’à partir de cette date, un certifi-       dérablement les investissements dans
                                             cat ne pourra plus correspondre à une        le développement rural, la sécurité
                                             « tonne achetée au lieu d’une tonne          sociale, les soins de santé et l’éducation.
                                             réduite de CO2 ». Si une entreprise          Un cadre contraignant est en outre
                                             achète un certain nombre de certificats      nécessaire pour garantir que l’exploi-
Penser que ces résultats inciteraient la     sur le marché volontaire du carbone,         tation des matières premières
Banque mondiale à changer de cap est         elle finance la réduction de ce nombre
malheureusement erroné. Le rapport           de tonnes de CO2 hors des limites
reconnaît certes que les pays occiden-       de son organisation. Certes, elle contri-
taux devraient démanteler les réglemen-      bue ainsi concrètement aux objectifs
tations commerciales déloyales et            de protection du climat du pays hôte et
que la coopération multilatérale dans le     à l’Accord de Paris, mais elle ne réduit     agricoles commercialisées au niveau
domaine fiscal devrait être renforcée.       pas sa propre empreinte.                     mondial ne viole ni le droit à l’alimen-
Mais les recommandations de la Banque                                                     tation ni les droits fonciers. Les poli-
mondiale à l’intention des pays en           Si cette approche se confirme, la            tiques climatiques, alimentaires et
développement diffèrent très peu de          stratégie suisse de compensation à           commerciales doivent être cohérentes
l’ordinaire : investir dans les infra-       l’étranger de 20 % des émissions             pour éviter que l’utilisation des
structures, démanteler les barrières         nationales subira une pression sup-          rares terres agricoles ne compromette
commerciales et encourager un                plémentaire. Vous lirez en page 21           la sécurité alimentaire. DH
climat commercial propice aux inves-         de ce numéro de global pourquoi cette
tisseurs étrangers est censé favoriser       stratégie est économiquement peu
leur intégration dans les chaînes de         réfléchie et moralement discutable. JS
valeur mondiales. KL

4                                                                                                              #74   Hiver   2019/20
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
RUEDI WIDMER

                                                       À PROPOS DE NOUS

              Entreprises et développement                         Droits humains ». Cela ne change évidemment
              Le sauvetage des banques après la crise finan-       rien au fait que nous considérions le respect des
              cière de 2008 a coûté cher aux États et à leurs      droits humains et la protection de l’environ-
              contribuables partout dans le monde. Selon           nement par les entreprises comme un postulat
              un mantra courant, il s’agit depuis lors de faire    majeur de la politique de développement et
              des économies dans le service public et no-          soutenions donc l’initiative pour des multinatio-
              tamment dans les dépenses publiques consa-           nales responsables. Bien au contraire.
              crées au développement et au financement de
              l’Agenda 2030. Les multinationales sont censées      C’est dans une nouvelle livrée que le magazine
              combler l’insuffisance de fonds, et le développe-    que vous tenez entre vos mains paraît depuis
              ment durable devrait donc se muer en modèle éco-     l’été 2018. Nous sommes heureux de transmettre
              nomique. C’est ce que souhaitent les conseillers     les éloges que nous recevons à ce sujet à notre
              fédéraux Cassis et Parmelin dans leur projet de      rédactrice photo Nicole Aeby ainsi qu’aux
              Message sur la coopération internationale            conceptrices et concepteurs de Bodara. Et comme
              (2021–2024). Le fait qu’il soit problématique de     les illustrations de couverture de « global » sont
              mélanger profit et tâches de développement sans      franchement trop belles pour finir au vieux papier,
              formulation claire et transparente des conditions-   nous avons demandé à Bodara de concevoir
              cadres fait l’objet de plusieurs articles dans le    un poster A2 qui prolonge l’existence des cou-
              présent numéro de « global ». Comme le sujet         vertures sous forme de décoration murale pour
              « entreprises et développement » est devenu          le bureau, la cuisine ou tout autre endroit. En-
              un thème dominant du débat sur le développe-         voyez un courriel à global@alliancesud.ch, et nous
              ment international, Alliance Sud a rebaptisé         serons heureux de vous faire parvenir le poster
              en conséquence son dossier « Entreprises et          en question. DH

#74   Hiver    2019/20                                                                                                   5
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
MIS EN IMAGE
Matthis Kleeb (32 ans), originaire de Zurich,
a étudié la sociologie à Oslo et a rédigé son
master sur les migrants en Méditerranée.
Depuis 2017, il travaille comme photojourna-
liste indépendant. En 2018, il a reçu le World
Photo Award de Globetrotter.

Le reportage « Patrie volée » de Matthis Kleeb est
consacré au peuple sahraoui (Sahara occidental),
dont le pays a été annexé par le Maroc en 1975 après
le retrait de la puissance coloniale espagnole. Le
Maroc s’est toujours opposé à la mise sur pied d’un
référendum par l’ONU, référendum qui devait
permettre aux Sahraouis de décider de leur avenir.
Le territoire du Sahara occidental est coupé
par un mur de sable de 2500 kilomètres de long
fortifié par des mines. De ce fait, le Sahara occi­
dental ne contrôle qu’un tiers du territoire envi-
ron. Presque oubliés de l’opinion publique mon-
diale, plus de 150 000 Sahraouis déplacés vivent
dans des camps de réfugiés en Algérie, de l’autre
côté de la frontière.

       Pas loin de la ville
           algérienne de
    Tindouf, les réfugiés
    doivent se contenter
     d’une moyenne de
      dix litres d’eau par
    personne et par jour.

6                                                             #74   Hiver   2019/20
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
La majorité des
                                         Sahraouis a perdu
                                         l’espoir de rentrer
                                         un jour chez eux
                                         grâce aux moyens
                                         diplomatiques.
                                         Photos : Matthis Kleeb

                                         Ahmed Salem Bideiha,
                                         ancien soldat du Front
                                         populaire de libération
                                         du Polisario, a perdu
                                         ses deux mains dans
                                         l’explosion d’une mine
La République arabe sahraouie            terrestre.
démocratique n’est reconnue que par
50 pays. Elle ne contrôle aucun des
riches gisements de matières premières
présents dans son sol.

#74   Hiver   2019/20                                             7
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT

      D’après l’ONU, il manque près de 2500 milliards de dollars par an pour atteindre les objectifs
          de l’Agenda 2030. Selon le consensus politique actuel, la mobilisation de ces fonds
      dépend de l’implication du secteur privé. La place financière suisse se positionne. Kristina Lanz

    Au cœur du financement – ou de
     la financiarisation – des ODD ?

8                                                                                            #74   Hiver   2019/20
Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
cessaires pour remplir les objectifs de l’Agenda
                                                                      2030. Que les banques, les caisses de pension et les
                                                                      gestionnaires de fortune basés en Suisse admi­
                                                                      nistrent des sommes colossales et exercent une
                                                                      énorme influence sur les flux financiers mondiaux
                                                                      à travers leurs investissements ne fait pas l’ombre
                                                                      d’un doute non plus. La question qui se pose est
                                                                      celle-ci : ces flux financiers ne devraient-ils pas
                                                                      être gérés de manière à contribuer à l’obtention
                                                                      des ODD ? Ce qui semble théoriquement logique et
                                                                      judicieux s’avère cependant extrêmement com­
                                                                      plexe sur le plan de la mise en œuvre pratique.
                                                                      Constat et question souvent entendus durant la se­
                                                                      maine Building Bridges : « Nous gérons d’énormes
                                                                      capitaux et sommes intéressés à investir dans la réa­
                                                                      lisation des ODD. Mais où sont les projets ban-
                                                                      cables ? » Après tout, le secteur financier continue de
                                                                      préférer les projets peu risqués et (potentiellement
                                                                      très) rentables.
                                                                          Il est de fait que la demande de véhicules finan­
                                                                      ciers durables qui combinent profit et impact
                                                                      social et/ou environnemental positif a fortement
                                                                      augmenté. Ce nouveau type d’instrument finan­
                                                                      cier doit cependant faire l’objet d’un examen cri­
                                                                      tique. Le risque de greenwashing (écoblanchi­
                                                                      ment) ou de rainbow-washing est énorme, car
                                                                      tout le monde ou presque professe aujourd’hui
                                                                      un engagement pour la durabilité. Toutefois au­
                                                                      cune norme mondialement reconnue existe qui
              Étudiantes sur le campus du                             définit ce qu’est un investissement durable.
              collège SOS Hermann                                     Même si l’UBS et le CS clament haut et fort la du­
              Gmeiner International à Tema,                           rabilité de leurs entreprises, leurs actions dé­
              Ghana. Photo : Christian Bobst                          montrent actuellement le contraire : entre 2016
                                                                      et 2018, l’UBS a investi près de 26 milliards de dol­
                                                                      lars dans des entreprises de négoce de pétrole, de
                                                                      gaz et de charbon, et le Crédit Suisse a notam­
              En octobre dernier, des représentants de haut rang      ment accordé des prêts et obligations à hauteur
              du secteur financier suisse, des gestionnaires de       de 845 millions de dollars à des entreprises profi­
              caisses de pension et de fortune, des multinatio­       tant directement de la déforestation et des incen­
              nales domiciliées en Suisse et des représentants        dies dans la région amazonienne.
              du gouvernement suisse et de l’ONU se sont réu­             La réduction de la pauvreté, des inégalités et de
              nis pendant une semaine à Genève. Cette ren­            la destruction des ressources naturelles dans l’es­
              contre, intitulée Building Bridges , a été organisée    prit des ODD réclame d’accorder une attention
              par certains acteurs souhaitant positionner la          particulière aux couches les plus pauvres de la po­
              place financière suisse comme plaque tournante          pulation (« ne laisser personne pour compte ») et
              de la finance durable (sustainable finance).            aux conditions de production et de consommation
                 Nul ne conteste que le monde n’est pas sur la        durables. Ce qu’il faut, ce sont des sociétés civiles
              bonne voie pour réaliser les 17 objectifs de dévelop­   fortes, des systèmes d’éducation et de santé effi­
              pement durable allant de l’éradication de la pau­       caces, accessibles à tous, des emplois décents, du­
              vreté mondiale à la lutte contre l’érosion de la bio­   rables et correctement rémunérés, et des modes de
              diversité planétaire, en passant par la réduction       production et de consommation respectant le cli­
              des inégalités ; et chacun admet que des milliards      mat et l’environnement. Tout cela exige une éco­
              de dollars supplémentaires sont urgemment né­           nomie mondiale (ré-)orientée vers le bien commun

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Le développement n'est pas un business model - #74 Hiver 2019/20 - #POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT - Alliance Sud
La place financière suisse cherche à jouer un rôle dans le financement des Objectifs de
     développement durable de l’ONU. Rue du Rhône, Genève. Photo : Martin Ruetschi / Keystone

10                                                                                              #74   Hiver   2019/20
et le long terme, ce qui n’est guère compatible avec     rable (World Business Council for Sustainable De­
              les concepts actuels de liquidités et de profits à       velopment) : « L’orientation dominante vers le
              court terme dans le secteur financier. À Genève,         profit doit céder la place à une quête de sens si nous
              Sergio Ermotti, directeur général d’UBS, s’est ex­       voulons mettre fin au changement climatique, à la
              primé en termes clairs ; les rendements financiers       destruction de la biodiversité et aux inégalités
              restent le principal critère de décision des investis­   croissantes. Pour que cela se produise, il faut que
              sements, et l’UBS critique les stratégies de désin­      la durabilité réelle soit placée au cœur de la fi­
              vestissement (tel l’abandon progressif des cen­          nance ». Afin de parvenir à un changement de pa­
              trales à charbon). Daniela Stoffel, secrétaire d’État    radigme aussi radical, des critères clairs et univer­
              aux questions financières internationales, a expli­      sellement acceptés sont toutefois nécessaires
              qué que la Suisse n’exigera pas des banques qu’elles     pour évaluer les répercussions sociales et environ­
              s’engagent en faveur d’une plus grande durabilité        nementales des activités des entreprises et de
              par le biais de la réglementation, mais qu’elle          leurs pratiques fiscales. Une toute nouvelle forme
              continuera de s’appuyer sur la propre expertise de       de transparence doit exiger des banques, fonds de
              ces dernières et sur un dialogue étroit.                 pension, réassureurs et autres gestionnaires d’ac­
                                                                       tifs de divulguer les critères selon lesquels ils
              Agents d’aide au développement ?                         agissent et l’impact social et environnemental de
              Bien que très peu d’acteurs privés disposent d’un        leurs investissements. La question qui se pose en
              savoir-faire social ou écologique suffisant, la fi­      fin de compte est la suivante : les entreprises et les
              nance suisse tente de se positionner comme un            banques (et autres investisseurs) sont-ils prêts à
              acteur efficace de l’aide au développement. Elle en­     placer la durabilité au-dessus du profit et notam­
              tend être soutenue par le gouvernement helvétique        ment à réduire les inégalités existantes en payant
              qui doit rendre le contexte aussi favorable que pos­     des impôts plus élevés (par le biais de taxes sur les
              sible aux entreprises et minimiser les risques pour      transactions financières par exemple), fournis­
              les investisseurs en développant les instruments         sant ainsi l’argent nécessaire pour l’obtention des
              financiers mixtes (blended finance) dans la coopé­       ODD (lire à la p. 12) ? Il est également crucial de sa­
              ration au développement. Une lettre ouverte de six       voir si le secteur financier sera capable de s’enga­
              pages adressée par 50 représentants du secteur           ger de lui-même sur cette voie ou s’il y a besoin de
              privé et financier suisse au Conseil fédéral, au Par­    directives et de réglementations étatiques.
              lement et à l’Autorité fédérale de surveillance des         À l’issue de la semaine mondiale de la finance
              marchés financiers (FINMA) en atteste.                   durable, des questions clés demeurent sans ré­
                  Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Dans      ponse : la place financière suisse se préoccupe-t-elle
              les pays en développement, les infrastructures,          vraiment du financement des ODD et du néces­
              l’énergie, les transports et l’agriculture, mais aussi   saire changement de paradigme qu’il implique ?
              des services publics cruciaux comme certains sec­        Ou n’essaie-t-elle pas plutôt de jeter son propre
              teurs de la santé ou de l’éducation, sont de plus en     pont vers l’avenir en voulant s’ouvrir de nouveaux
              plus souvent fournis par des entreprises à but lu­       marchés et de nouvelles sources de profit dans les
              cratif et négociés sur les marchés financiers inter­     pays pauvres ?
              nationaux sous la forme de produits financiers
              complexes. Les pays concernés sont ainsi toujours
              plus intégrés dans des marchés financiers mondia­
              lisés sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. La finan­             Qu’entend-on par financiarisation ?
              ciarisation du développement progresse. Une telle                  La financiarisation (financialisation en anglais)
              réalité va fondamentalement à l’encontre du prin­                  est la tendance réelle ou perçue d’un sys-
              cipe de ne laisser personne sur le carreau enraciné                tème (capitaliste) vers une importance ou une
              dans les ODD car les plus pauvres ne peuvent préci-                domination croissante du secteur financier
              sément pas payer l’accès à l’éducation et à la santé ;             sur les autres secteurs de ce système.
              l’accès public pour tous, quant à lui, n’est pas ren­              La financiarisation résulte de la tendance des
              table pour les entreprises et les investisseurs.                   systèmes capitalistes à convertir tous les
                  Des voix critiques se sont également fait en­                  biens, marchandises, services ou autres actifs
              tendre lors du sommet genevois, comme celle de                     négociables en instruments financiers, ou
              Peter Bakker, directeur général du Conseil mon­                    dérivés d’instruments financiers, dans le but
              dial des entreprises pour le développement du­                     de faciliter leurs opérations rentables.

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POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE

          La privatisation du financement du développement menace d’occulter des questions cruciales
                  de politique fiscale et financière. Pour la Suisse, ne pas changer de cap signerait
        l’arrêt de mort de la mise en œuvre de l’Agenda 2030 sur le plan du développement. Dominik Gross

                        Le secteur privé :
                     un miroir aux alouettes

           Les forces de l’ordre recourent souvent à la violence pour contrer les protestations de la société civile.
           Manifestation à Genève contre le président camerounais Paul Biya. Photo : Martial Trezzini / Keystone

Un fantasme règne dans la communauté du développement                 Malgré ces menaçants abîmes, des tentatives sont actuelle-
international : l’idée de pouvoir servir simultanément les in-        ment en cours à plusieurs niveaux pour promouvoir la priva-
térêts des bailleurs de fonds et ceux de la collectivité. Ce fan-     tisation du financement de l’Agenda 2030 de l’ONU (voir p. 8).
tasme n’est pas nouveau. Depuis le tournant néolibéral du             La Suisse l’illustre bien également. À peine arrivé au pouvoir,
milieu des années 70, il s’est révélé très unilatéralement pro-       le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis tente, avec
ductif, notamment dans les pays prospères de l’hémisphère             ses collègues du Conseil fédéral, de stimuler une politique éco-
nord membres de l’OCDE : les produits intérieurs bruts y ont          nomique extérieure qui menace de réduire une politique de
fortement augmenté mais au prix d’un bond des inégalités              développement cohérente en termes de droits humains et
entre les riches et les pauvres. De nouveaux secteurs à faible        d’économie en un outil de promotion des exportations et de
rémunération ont surgi, les systèmes de sécurité sociale et le        prévention de la migration. On semble oublier dans ce
service public ont été affaiblis. Une politique de plus en plus       contexte que le secteur privé n’est qu’un instrument de finan-
impuissante et une économie très volatile sont confrontées à          cement du développement parmi d’autres. C’est du moins la
des questions toujours plus pressantes sur les raisons de leur        décision que les États membres de l’ONU avaient prise en 2015
existence sur le plan social.                                         dans le Programme d’action d’Addis-Abeba (AAAA) lors de la

12                                                                                                                  #74   Hiver   2019/20
troisième Conférence des Nations Unies sur le financement             développement, il est illusoire de penser que le secteur privé
du développement. La mobilisation de recettes fiscales en fa-         peut remplacer l’État comme moteur majeur du développe-
veur de services publics forts et les ressources de l’aide pu-        ment. Au contraire, ce secteur dépend de façon décisive de
blique au développement sont au moins aussi essentielles.             l’État.
                                                                          Il est donc d’autant plus catastrophique que, dans le cadre
Des investissements étrangers surestimés                              de son nouveau Message sur la coopération internationale
À cela s’ajoute que l’influence des investissements étrangers         (2021–2024), le Conseil fédéral ne s’intéresse guère aux dys-
directs sur la croissance économique dans les pays en déve-           fonctionnements du système fiscal et financier internatio-
loppement – tels que définis dans les catégories de la Banque         nal – et surtout à l’origine de la plus-value économique dont
mondiale – est généralement largement surestimée dans le              la Suisse tire une part substantielle de sa prospérité. Elle reste
débat actuel : les investissements privés génèrent 25 % du            la plus grande place financière extraterritoriale (offshore) de
produit intérieur brut dans les pays de l’hémisphère sud.             la planète, attire les multinationales grâce à sa stratégie de
Telle est la conclusion d’un rapport (Financing for Develop-          faible imposition et continue à lutter contre le blanchiment
ment and the SDGs) publié en 2018 par Eurodad, le Réseau              d’argent de manière trop peu cohérente. Les économistes
­européen sur la dette et le développement. Mais sur ces 25 %,        autour du Français Gabriel Zucman ont récemment estimé
 seuls 3 % au maximum sont des investissements étrangers              que 28 % des recettes tirées de l’imposition des entreprises
 directs ; les 22 % restants proviennent de l’économie natio-         en Suisse étaient imputables aux seuls bénéfices générés ail-
 nale et des banques publiques de développement. Si le finan-         leurs. Notre pays prive ainsi la planète d’au moins 73 mil-
 cement suisse du développement était ramené à la mobilisa-           liards de dollars de bénéfices imposables des sociétés. Sans
 tion la plus efficace possible d’investissements étrangers           mentionner dans ce contexte l’évasion fiscale des personnes
 directs, les objectifs de développement durable (ODD) de             physiques originaires de pays en développement pauvres qui
 l’Agenda 2030 de l’ONU resteraient inaccessibles. Car, d’une         cachent leur argent dans des structures offshore transnatio-
 part, ces fonds seraient déduits de l’aide publique suisse au        nales très souvent administrées depuis la Suisse. Il s’agit ici
 développement et investis dans le secteur privé. Et, d’autre         de milliards de francs.
 part, les entreprises locales des pays du Sud courraient le
 risque d’être mises en concurrence avec des sociétés suisses.        La contestation gronde de plus en plus dans le monde
 Or il a été prouvé que, pour l’économie locale et la création        Les grands mouvements de contestation qui ont eu lieu ces
 d’emplois stables et de prospérité, les emplois créés et enra-       dernières années dans de nombreux pays émergents et en
 cinés dans le terreau local sont bien plus importants que ceux       développement montrent que le développement durable, qui
 qui dépendent des investissements directs étrangers.                 jouit aussi d’un soutien démocratique, ne peut se faire sans
      La pression actuelle en faveur de l’idée d’intégrer les inté-   des États de droit bien dotés en moyens financiers : en Tuni-
 rêts privés dans le financement du développement supplante           sie, l’absence de perspectives et une crise alimentaire immi-
 également les questions systémiques concernant les condi-            nente au sein de la classe ouvrière rurale ont provoqué le
 tions de politique économique pour un développement du-              printemps arabe en 2011. En augmentant la taxe à la consom-
 rable. Selon un rapport de 2018 du Groupe de réflexion inter­        mation, l’État tunisien avait tenté de compenser un manque
 institutions des Nations Unies sur le financement du                 de recettes tirées de l’imposition des entreprises et de garan-
 développement (Inter-Agency Task Force on Financing for              tir le financement de la dette auprès du Fonds monétaire in-
 ­Development), les recettes fiscales sont indispensables pour        ternational. Au Brésil en 2014, la hausse du prix des billets des
  ­garantir les services publics de base et une sécurité sociale      transports publics locaux a été à l’origine de troubles sociaux
   minimale au moins ; elles sont aussi à l’origine des trois         de grande ampleur, comme c’est actuellement le cas au Chili.
   quarts des investissements dans les infrastructures des pays       Au Liban et en Irak, la population proteste également contre
   en développement. Pour une raison simple : nombre d’inves-         la mauvaise gestion et la kleptocratie des privilégiés – souvent
   tissements dans ces dernières ne peuvent être rentables. Le        au péril de leur vie.
   taux d’investissement privé dans les nouvelles infrastruc-             Cela montre bien que si la Suisse entend promouvoir l’éco-
   tures encensées en Chine – le champion incontesté du déve-         nomie locale dans ses pays partenaires et renforcer ses efforts
   loppement au cours des trente dernières années – est quasi-        en faveur d’une société pacifique et démocratique, elle doit
   ment nul par exemple. Or on sait que des infrastructures de        avant tout balayer devant sa propre porte : elle doit dépasser
   transport, d’énergie et de communication fiables et de qua-        le modèle économique de sa place financière et comme siège
   lité sont un préalable indispensable à une activité produc-        de nombreuses multinationales, qui repose sur l’appropria-
   trice des entreprises. Cependant, sans la puissance finan-         tion de la richesse créée ailleurs. Elle doit donc mener une
   cière de collectivités publiques déterminées, les entreprises      politique qui réduit les dommages sociaux que la création de
   ne peuvent pas du tout tourner à plein régime. Même s’il est       notre prospérité engendre dans d’autres pays. Le temps
   incontestable que les investissements sont cruciaux pour le        presse : nous serons en 2030 dans une décennie déjà.

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PERSPECTIVE SUD

          Alors que le monde politique suisse est divisé sur un cadre législatif relatif aux
      entreprises et aux droits humains, à Genève, les États négocient un traité contraignant
       sur le même thème. Dans les deux cas, les ONG jouent un rôle moteur. Laurent Matile

     Genève : point de convergence
          des espoirs du Sud

                                                                     Le Conseil des droits de l’homme se tient
                                                                     dans la salle XX du Palais des Nations à
                                                                     Genève. Cette salle a été rénovée en 2008,
                                                                     et on doit son plafond à l’artiste espagnol
                                                                     Miquel Barceló. Photo : Magali Girardin / Keystone

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Ce qu’on ne réalise peut-être pas toujours, c’est à quel point     Au sein de la Genève internationale, plusieurs acteurs de la
des négociations en cours à Genève, sous l’égide de l’ONU,         société civile jouent un rôle de lien essentiel entre le terrain et la
suscitent des espoirs de millions de personnes, en particulier     table de négociation à l’ONU. Ce rôle crucial qui consiste à
pour certains groupes de population des pays du Sud. C’est le      ­répertorier, analyser et traduire dans l’incontournable jar-
cas de celles menées par un groupe de travail mandaté en            gon de la négociation multilatérale les espoirs et surtout les
2014 par le Conseil des Droits de l’Homme – qui a tenu sa 5e        besoins des populations impactées par les activités des entre-
session du 14-18 octobre 2019 – d’établir un « instrument ju-       prises, ce, en Amérique latine, en Asie et en Afrique, notam-
ridiquement contraignant sur les sociétés transnationales           ment. Ces ONG apportent pour les unes du contenu à la né-
et autres entreprises et les droits de l’homme » : ou, plus sim-    gociation, d’autres s’assurent que les voix du Sud sont
plement, un traité multilatéral exigeant des entreprises            présentes à la table de négociation, afin que leurs besoins
qu’elles respectent les droits humains partout où elles             soient entendus et, on l’espère, compris par les négociateurs
exercent leurs activités, y compris dans les pays du Sud.           de nos pays.
    Mais ces populations, notamment grâce aux réseaux so-              Nous souhaitions vous présenter certains de ces acteurs
ciaux, ne sont plus isolées. Portées par la détermination et le     qui, parfois depuis de nombreuses années, participent à et
courage de femmes et d’hommes de la société civile – des syn-       enrichissent ces complexes, fastidieux, mais néanmoins en-
dicats, des ONG, des églises –, les luttes au niveau local ont      courageants développements à Genève. Ils font preuve de la
trouvé des relais au niveau national, régional et finalement        nécessaire clairvoyance, ténacité, humilité aussi, pour tenir
international. Jusqu’à Genève qui, sur la question des entre-       la distance d’une telle négociation multilatérale. Le but re-
prises et des droits humains est – en quelque sorte – le centre     cherché est essentiel. Il ne faut néanmoins nullement
du monde. En tous cas pour celles et ceux qui défendent             sous-estimer l’importance du processus. Même si la route
avec force la nécessité de façonner – enfin – un instrument         peut encore sembler longue, la force et la détermination
juridiquement contraignant, afin de contribuer à rééquili-          d’Ana María Suárez Franco et de Carlos López que nous avons
brer un rapport de force insoutenablement déréglé en faveur         rencontrés semblent irrépressibles !
des entreprises multinationales.

                « Le nouveau paradigme doit mettre
                   l’humain au-dessus du profit »
global : Pour quelles raisons FIAN           Quel est le rôle joué par les quelque 200     les représentants de ces populations à
soutient-elle de manière si active           ONG et mouvements sociaux dans le             venir à l’ONU. Au vu de la crise du mul-
la négociation d’un traité contrai-          cadre et en marge de la négociation ?         tilatéralisme et de l’émergence de nom-
gnant sur les entreprises et les droits      Les mouvements sociaux et les ONG             breux gouvernements populistes et
humains à l’ONU ?                            partageaient la crainte que les Principes     autoritaires, il y a un besoin urgent de
Ana María Suárez Franco : Au cœur de         directeurs de l’ONU de 2011 (« Principes      relier les luttes au niveau local, régional
l’action de FIAN se trouve le combat         de Ruggie ») – principes volontaires –        et international. Le processus est donc
pour le droit à l’alimentation, qui est      empêchent le développement de règles          important, pas seulement le résultat !
violé de manière régulière en lien avec      contraignantes. Les ONG ont différents
des activités de multinationales, tout       rôles ; tout d’abord, elles dénoncent les     FIAN soutient notamment le
au long du système alimentaire, en par-      violations des droits humains par les         mouvement Feminists for a Binding
tant de l’accaparement des terres, la        entreprises ; ensuite, elles apportent        Treaty. Pourquoi une perspective
privatisation des semences tradition-        une expertise juridique pointue qui en-       genre est-elle si importante ?
nelles, la financiarisation des terres, la   richit le contenu des négociations et         Il y a deux dimensions. La première est
standardisation des régimes alimen-          exerce une pression sur les gouverne-         que les femmes sont impactées de ma-
taires par l’industrie agro-alimentaire,     ments pour qu’ils participent active-         nière spécifique par les activités des en-
notamment. Nous avons maintenant             ment à la négociation. Comme Genève           treprises et sont victimes de différents
besoin de règles contraignantes au ni-       ne peut pas aller auprès des populations      types de violations, notamment de vio-
veau international.                          marginalisées du Sud, les ONG invitent        lences sexuelles. Il faut dès lors des me-

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sures de prévention spécifiques, y com-       communautés, spécifiquement des                C’est un processus difficile. Nous vou-
pris pour faciliter aux femmes l’accès à      hommes dans leurs communautés.                 lons établir un standard juridique ap-
la justice. La seconde raison est que ce      Deuxièmement, au vu de leur rôle de            plicable à tous les pays, et les pays dans
type de négociations est (généralement)       personnes soignantes (care-givers)             lesquels les entreprises multinatio-
dominé par les hommes alors qu’il y a         dans leurs communautés, elles n’ont            nales ont leur siège n’ont ( jusqu’ici)
un nombre croissant d’expertes de ces         pas le temps de se rendre en ville où se       pas démontré leur volonté d’entrer
questions (au sein des ONG et des gou-        trouvent les tribunaux, ne peuvent lais-       dans une véritable réflexion. Mais le
vernements) et qu’il faut assurer une         ser les enfants seuls, etc. ; troisième-       fait que le processus ait survécu à cinq
manière différente d’aborder ces ques-        ment, les juges sont (encore) souvent          ans de discussions, que nous ayons
tions (sourire).                              des hommes, et le système judiciaire           maintenant un projet de traité révisé
                                              n’est pas sensible à la situation particu-     sur la table et qu’un nombre croissant
Quels sont les obstacles qui doivent          lière des femmes.                              de pays soumettent des propositions
être surmontés par les victimes pour                                                         concrètes est un progrès ! Nous pou-
avoir accès à la justice dans les pays        Pourquoi est-il si important que               vons continuer la négociation sur la
dans lesquels ont lieu les violations de      les réseaux internationaux d’ONG               base du texte qui est sur la table, même
droits humains par les entreprises ?          participent aux négociations ?                 s’il doit être amélioré sur plusieurs
De manière générale, les obstacles prin-      Il est important de comprendre les dif-        points. Le monde se réveille actuelle-
cipaux sont l’inaccessibilité des tribu-      férentes réalités et d’apprendre des cas       ment ; en témoignent les manifesta-
naux pour les populations pauvres – due       et analyses des différents réseaux.            tions dans les différentes régions, les
aux coûts des procédures, parfois             Comme l’a mentionné la nouvelle                gens qui questionnent le système en
même à l’impossibilité physique de se         directrice de l’ONU à Genève, Tatiana          place ; ces manifestations sont à même
déplacer pour accéder aux cours de jus-       Valovaya, nous sommes face à un chan-          d’amener une nouvelle dynamique po-
tice, l’absence de maîtrise des termes        gement de paradigme social et écono-           litique qui pourrait conduire à une
juridiques et des connaissances re-           mique. Personne ne peut prédire quel           meilleure négociation à la prochaine
quises ; la spécificité du traité en négo-    sera le nouveau paradigme ! La possibi-        session et permettre d’avancer dans le
ciation est la complexité des structures      lité de mettre en réseau tant d’organisa-      sens de nos objectifs. Ce traité ne ré-
des entreprises multinationales et les        tions permet une réflexion plus large,         soudra pas tous les problèmes (sourire)
stratégies opaques et abusives utilisées      qui va au-delà d’un traité particulier. Il     auxquels nous faisons face avec le sys-
par certaines contre lequel le droit in-      s’agit du type de droit international que      tème économique dominant en place,
ternational actuel est sans effet.            nous voulons développer afin de pro-           mais il apportera une pierre impor-
L’exemple phare est le cas des dom-           mouvoir une vie meilleure pour tous et         tante à l’édifice ! Le concept ouvert de
mages environnementaux causés par             de placer les êtres humains au-dessus          juridiction dans le traité, c’est-à-dire
Chevron en Équateur, qui avaient été          du profit !                                    la possibilité d’exiger une prévention et
établis par la cour suprême de ce pays,                                                      une réparation non seulement dans le
mais dont la décision n’a pas pu être         Comment jugez-vous l’état d’avan-              pays dans lequel les victimes résident,
exécutée, parce que Chevron avait             cement des négociations, après                 mais également dans les pays sièges des
quitté l’Equateur et que les actifs de la     cinq séances du Groupe de travail ?            multinationales – où se trouve l’argent ! –
société pétrolière se trouvant dans                                                          est central.
d’autres pays (Brésil, Argentine, USA,
Canada, etc.) n’ont pas pu être saisis, les   Notre interlocutrice à la FIAN                 Alors que l’UE est restée à ce jour très
juges appliquant le principe du « forum                      La Colombienne Dr Ana           défensive dans la négociation,
non conveniens », ce qui engendre un                         María Suárez Franco             certains États membres ont contri-
déni de justice. Le nouveau traité doit                      coordonne le dossier Res-       bué de manière beaucoup plus
remédier à cette situation.                                  ponsabilité auprès de           pro-active. Comment jugez-vous ces
                                                             FIAN International (FoodFirst   développements ?
Quels sont les obstacles spécifiques          Information and Action Network). L’ONG         Parler d’une seule voix représente un
que les femmes rencontrent                    a le statut consultatif à l’ONU à Genève et    défi important pour l’UE qui a, en son
pour défendre leurs droits devant             s’engage pour la défense du droit à            sein, certains États membres économi-
la justice (accès à la justice) ?             l’alimentation. FIAN a des sections natio-     quement dominants et d’autres, vic-
Premièrement, au vu du système pa-            nales dans plus de cinquante pays.             times des politiques d’austérité. Cer-
triarcal, les femmes ont souvent peur         FIAN Suisse est membre de la coalition         tains États membres ont adopté des
de faire face à la justice ! De plus, elles   de soutien à l’initiative pour des multi­      législations nationales et souhaitent
ont peur de représailles de leurs propres     nationales responsables.                       réduire les éventuels désavantages

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« Les États ont préféré
concurrentiels qui pourraient découler
de ces avancées. Il est encourageant que

                                                     ultiliser leur pouvoir pour
des gouvernements demandent à leurs
représentants académiques d’effectuer

                                                      libéraliser les marchés »
des analyses juridiques. On peut dès
lors espérer qu’un nombre plus impor-
tant de pays industrialisés contribuent
activement aux négociations l’année
prochaine, avec la volonté de figurer         Pourquoi la Commission Internatio-            importants. Au Royaume-Uni, la dé-
parmi les « champions » de la défense         nale de Juristes (CIJ) juge-t-elle un         fense d’un cas varie entre 100 000 et
des droits humains et non seulement           traité contraignant à l’ONU nécessaire        1 million de livres. Seuls quelques rares
de leurs entreprises.                         pour assurer le respect des droits            cas ont pu être défendus devant de telles
                                              humains en lien avec les activités des        juridictions. Le risque de perdre devant
En Suisse se trouve le siège de               sociétés multinationales ?                    les tribunaux et l’obligation de verser
quelque 10 000 entreprises multina-           Carlos López : Les entreprises multinatio-    des dépens à la partie adverse (pour
tionales actives notamment dans               nales exercent leurs activités au travers     payer leurs avocats) est un facteur dis-
des pays pauvres et fragiles. La Suisse       de chaînes de valeur complexes, qui in-       suasif majeur. En outre, les victimes
ne devrait-elle pas figurer parmi             tègrent des filiales, des sous-traitants et   sont souvent atteintes dans leur santé,
ces « champions » de la défense des           d’autres relations d’affaires. La com-        respectivement dans leurs moyens de
droits humains ?                              plexité de ces structures, leur opacité       subsistance (atteinte à la propriété), ce
Bien sûr ! Si la Suisse prend la défense      très souvent, a permis aux entreprises        qui accentue leur vulnérabilité et donc
des droits humains au sérieux, elle doit      d’échapper aux juridictions nationales.       leur capacité à participer – souvent pen-
réguler les activités des entreprises afin    Les législations en la matière, aussi bien    dant plusieurs années – à de telles actions
de garantir une meilleure prévention et       au Sud qu’au Nord, sont insuffisantes.        en justice. Enfin, le risque d’avalanche ne
un accès à la justice suisse pour les vic-    Alors que les États détiennent la légiti-     saurait nous empêcher d’agir pour la jus-
times dans les cas où elles ne peuvent        mité et le pouvoir nécessaires, ils n’ont     tice, ni de faire évoluer le droit. Comme
avoir accès à la réparation dans leur         pas voulu les utiliser pour réguler et as-    les tribunaux britanniques l’ont souli-
pays. Il faut savoir que les analyses juri-   surer le respect des droits humains par       gné : « ‹ Floodgates › is not a convincing
diques faites en lien avec l’initiative       les entreprises, alors qu’ils en ont fait     ­reason for letting injustice stand unre­
pour des multinationales responsables         largement usage pour libéraliser les           medied. This reason is invariably advanced
ont été très utiles à Genève. Enfin, la       marchés, par le biais de l’OMC ou des Ac-      whenever a development of the law is
Suisse est à même de jeter des ponts          cords de libre-échange.                        ­under consideration. » (Gregg v Scott
entre les États parties (bridging role),                                                      [2005] 2 AC 176, at §48)
comme elle l’a fait pour la Déclaration       Les opposants à l’introduction d’une
de l’ONU sur les droits des paysans. La       responsabilité des maisons mères pour         Des versions plus longues des
Suisse a alors donné un très bon              les activités de leurs filiales, respecti­    entretiens avec Ana María Suárez Franco
exemple en démontrant l’importance            vement de leurs fournisseurs ou autres        et Carlos López sont disponibles sur
de la protection des droits humains           partenaires commerciaux qu’elles              www.alliancesud.ch.
pour garantir la dignité humaine au           contrôlent mettent souvent en avant
Nord comme au Sud. Soulignons enfin           l’argument selon lequel l’introduction        La Commission Internationale
les commentaires très critiques émis          d’une telle responsabilité créerait           de Juristes (CIJ)
par la Chine et la Russie contre le rap-      une « avalanche de plaintes ». Com-                           Dr Carlos López, d’origine
port final, semblant indiquer que ces         ment jugez-vous la pertinence de                              péruvienne, est conseiller
pays souhaitent se limiter à appliquer        cet argument ?                                                juridique principal auprès de
leur droit national. Un traité onusien        Ce risque ne s’est pas réalisé à ce jour.                     la CIJ à Genève, où il dirige
pourrait dès lors se révéler utile pour       Les expériences devant les tribunaux                          le programme Entreprises et
protéger les citoyens du Nord contre les      des sièges de multinationales au              Droits humains. Fondée en 1952, la CIJ
investissements et les activités des en-      Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou au Ca-           joue un rôle unique en tant qu’ONG pour
treprises de ces pays.                        nada ont démontré à quel point de telles      la défense des droits de l’Homme et de
                                              procédures sont coûteuses, complexes          l’État de Droit dans le monde. En font partie
                                              et longues. Ces procédures exigent entre      quelque soixante juges et avocats
                                              autres des interprètes, des voyages et        éminents du monde entier et de tous les
                                              des expertises qui engendrent des coûts       systèmes juridiques.

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