LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France

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LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France
LE MOT DU PRÉSIDENT

             Chers sociétaires, chers amis,

             Nous traversons une période qui suscite
             vos interrogations, voire vos inquiétudes
             légitimes. La Justice a tranché en
             première instance, nous obligeant à
             procéder à de nouvelles élections qui
             se tiendront à la rentrée. Vous voterez
             pour de nouveaux administrateurs dans
             le seul intérêt de notre association.
             L’affaire se résume à cela, si l’on est
             pragmatique. Comme le disait en son
             temps le président Chirac : « dans la vie, il
             y a des hauts et des bas. Il faut surmonter
             les hauts et repriser les bas ».

             L’arbre ne doit pas pour autant,
             cacher la forêt. Depuis sa création
             notre association a connu bien des
             tempêtes et en traversera d’autres. Pour
             l’heure, d’une santé financière des plus
             florissantes, elle est armée pour affronter
             un typhon ! Ajoutons à cela nos valeurs
             humaines, celles de la fraternité et de
             la solidarité qui nous permettent d’aller
             toujours plus loin. La raison pour laquelle
             j’ai souhaité, lors de notre dernier Conseil
             d’Administration, vous parler avec cœur         de la passion commune de l’excellence.
             ou emportement comme je sais le faire,          Celui de Cédric et Christelle Deckert,
             de ces valeurs que nous devons défendre         d’Éric et Marilyn Girardin, de Lisa et
             et mettre en avant. Cela au nom de notre        Léo Troisgros. L’union fait la force. La
             bienfaiteur, Léopold Mourier. Mais aussi        fraternité est son pareil.
             de la réussite de nos actions imaginées,
             décidées, et menées collectivement              Votre bien dévoué
             pour préserver l’esprit et la finalité des
             Cuisiniers de France. L’avenir galopant         Philippe Renard
             de notre jeunesse nous invite à la
             transmission de notre expérience, et
             le devenir de notre association à une
             gestion rigoureuse et réfléchie.

             Ce numéro 938 de la Revue Culinaire
             tombe à point nommé. C’est un
             hommage que nous rendons à l’union,
             fusionnelle, providentielle du couple.
             Celui de Marielle et Dimitri Droisneau qui
             ont su faire de leur Villa Madie un temple

                                  La Revue Culinaire N°938    juillet/août 2022                         1

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LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France
2   La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022

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LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France
Sommaire
                                                                        N° 938
                                                                        JUILLET / AOÛT 2022

                                                                        4
                                                                        EN COUVERTURE
                                                                        Marielle et Dimitri Droisneau,
                                                                        - Anti-stars, trois étoiles
                                                                        - Le goût des autres,
                                                                          le bonheur d’apprendre
                                                                        - Paroles de chefs
                                                                        28
                                                                        VALEUR SÛRE
                                                                        Cédric Deckert

                    p.4                            p.28                 40
                                                                        INSTITUTION
                                                                        Éric Girardin
                                                                        50
                                                                        TENDANCE CHAMPÊTRE
                                                                        Léo Troisgros
                                                                        60
                                                                        BISTRONOMIE
                                                                        Lydie et Nello Di Meo
                                                                        70
                                                                        FLEURS ET HERBES
                                                                        AROMATIQUES
                                                                        Thibaud et Clément Chevet
                                                                        76
                                                                        ON EN PARLE
                                                                        M.O.F.

             p.40               p.50                                    80
                                                                        BISTRONOMIE
                                                                        Huîtres Coudin
                                                                        84
                                                                        VIE DE LA SOCIÉTÉ
                                                                        - Trophée de pétanque
                                                                        - Assiette d’or
                                                                        92
                                                                        HOMMAGE
                                                                        - Guy Chere
                                                                        - Serge Cancè
                                                                        92
                                                                        LIVRES

             p.60
             p.68                                p.70
                                                                                                                                               Cédrick Deckert

                                                                                                                                                                         Marielle et Dimitri
                                                                                                                                               Le retour de la cuisine
                                                                                                                                               de haut goût

                    La Revue Culinaire N°938        juillet/août 2022                                                                                                       3
                                                                                                                                               Éric Girardin
                                                                                                                                               « Artisan -artiste »
                                                                                                                                               du végétal                        Droisneau
                                                                                                                                                                           Anti-stars, trois étoiles

                                     En couverture, Marielle et Dimitri Droisneau, © Evan De Sousa
                                                                                                                                               Léo Troigros
                                                                                                                                               Le repas pastoral
                                                                                                                    La Revue Culinaire n°938

                                                                                                                                               a son berger
                                                                                                                                               Lydie et Nello Di Méo
                                                                                                                                               La belle aventure
                                                                                                                                               du Cherche Midi

                                                                                                                                                                              Bimestriel n° 938, juillet/août 2022 - 10€50

                                                                                  LRC937_P001-004_CV copie.indd 1                                                                                                       21/06/2022 18:34

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LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France
Marielle et Dimitri Droisneau.
             La Villa Madie. Promontoire entre terre,
             ciel et mer, dernière et sublime étape de la
             réussite d’un couple. Et leur royaume. À ses
             pieds, la Méditerranée et, soutenant le bleu
             du ciel de sa solide épaule, le Cap Canaille,
             cap souverain culminant à 394 mètres que
             Louis XIV estimait comme le plus bel
             escarpement de son royaume de France.
             Ne manquent, dans le ciel de ce décor de
             rêve, que les trois étoiles, parmi tant d’autres,
             éclipsées le jour par le Roi Soleil.

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LE MOT DU PRÉSIDENT - Les Cuisiniers de France
En couverture

             Marielle et Dimitri Droisneau
             Anti-stars, trois étoiles
             La consécration de Marielle et Dimitri Droisneau, côte à côte, le 22
             mars dernier à Cognac sur la demande expresse du guide Michelin,
             braque les projecteurs sur l’importance du couple dans la quête du
             Graal, jusque-là restée dans l’ombre. Trois étoiles, une couverture pour
             deux, pour mettre en lumière une ascension à quatre mains. Unies par
             le même souci de l’excellence et de l’humilité, prônant conjointement
             l’élégance de la simplicité et de la fluidité.

             Pour la première fois dans la longue histoire du guide      –, elle entre de plain-pied dans la haute sphère de la
             rouge, un chef et son épouse sont nommément ré-             gastronomie chez Michel Bras ** à Laguiole…
             compensés de la distinction suprême. Au-delà de la          Enfin plus précisément chez Ginette et Michel Bras,
             consécration professionnelle, la couronne « à deux          tant l’esprit familial et l’art de recevoir et ‘d’être’ avec
             têtes » coiffant Marielle et Dimitri Droisneau décernée     simplicité la marqueront durablement. Puis Eugé-
             par Bibendum revêt une dimension qu’aura négligé            nie-les-Bains, chez Michel Guérard. Enfin, là encore,
             de relever la presse dans son ensemble. Et pourtant,        plus précisément chez Christine et Michel Guérard,
             elle désigne l’importance du couple dans la réussite        qui ont fait des Prés d’Eugénie*** un royaume gour-
             d’une quête vers l’excellence.                              mand et champêtre atypique, un « petit palais de cam-
             Autre temps, autres mœurs. En 1933 – année de la            pagne », le leur, celui d’un couple fusionnel. Enfin
             création des trois étoiles –, Fernand Point reçut le        Marc Veyrat, le « Chef de
             Graal pour sa Pyramide à Vienne. Aujourd’hui, Mado,         l’extrême » comme elle le « Esprit familial
             son épouse, surnommée alors la « Prêtresse des Deux         surnomme, à La Ferme de et art de recevoir                     »
             Mondes » pour son art de l’accueil au-dessus de tout        Mon Père*** à Megève et à
             éloge, aurait partagé cette gloire. De même que Ma-         l’Auberge de l’Éridan*** à Veyrier-du-Lac, dirigée par
             dame Raymonde aurait été associée à celle de Mon-           Hervé Audibert. Puis l’exil, faisant l’impasse sur Paris,
             sieur Paul qui, tandis qu’il était aux fourneaux, servait   étape urbaine ne lui paraissant pas capitale pour le
             en salle, tablier noué et crayon derrière l’oreille pour    bagage de l’art de la salle qu’elle se construit pour en
             prendre les commandes.                                      tirer la substantifique moelle. Plutôt l’Angleterre. Pas
             … Et écrire l’histoire de l’Auberge de Collonges à          Londres, bien sûr, mais Hambleton Hall à Oakham
             quatre mains, comme le rappelle Pierre Orsi, parmi les      l’une des plus célèbres country-house d’outre-Manche,
             apprentis historiques, n’oubliant jamais de souligner le    entreprise familiale depuis 1881, Relais & Châteaux*.
             rôle de son épouse dans cette réussite légendaire. De       So chic ! So British ! mais toujours country comme
             même que Marielle n’omet jamais de mentionner com-          Bras, Guérard et Veyrat… Enfin, avant le retour en
             bien Ginette et Michel Bras ont marqué son parcours.        France, l’Espagne. Et l’un de ses chefs les plus charis-
                                                                         matiques, Ola Martin Barasetegui, troisième au hit-pa-
             Ginette et Michel Bras                                      rade des collectionneurs d’étoiles Michelin – 12 à ce
                                                                         jour au total –, ce qui n’écorne en rien sa modestie : «
                                                                         Passion, talent, humilité… » souligne le commentaire
             C’est en 2004 que Marielle, fille d’agriculteurs à La       du guide rouge.
             Serre, petit village de l’Aveyron rencontre Dimitri à la
             Réserve de Beaulieu**. Schéma classique, lui en cui-
             sine, elle en salle, bien qu’elle songea, un moment, aux
                                                                         Marielle & Dimitri
             fourneaux. Ils se découvrent très vite un point com-
             mun : leur appétit prononcé pour les tables étoilées.       Humilité, modestie… la prédestinant à rencontrer
             BTH et BTS hôtellerie en poche et stages accomplis –        Dimitri, modèle du genre, intégrant la Réserve de
             cuisine et salle à l’Hôtel de la Muse et du Rosier à Mos-   Beaulieu* en salle, auprès de Roger Heyd, son direc-
             tujeouls et Hôtel Sainte-Foy à Conques-en-Rouergue          teur. Tandis que Dimitri, en cette toute fin d’année

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2004, arrive de chez Bernard Pacaud – L’Ambroisie***         plantée dans un décor de rêve, au Cap Canaille, cap
         – pour prendre le poste de second. Plus précisément          souverain (394 mètres) qui se hisse parmi les falaises
         de chez… Danièle et Bernard Pacaud, autre couple             les plus hautes d’Europe. Que Louis XIV, qui connais-
         qui a du « couple moteur ».                                  sait sur le bout du doigt le « mobilier » de son royaume,
         Les voilà tous deux sur la Côte d’Azur, qu’ils quittent en   estimait comme le plus bel escarpement de ses côtes.
         2007 pour l’Eden Rock à Saint-Barth. Travail, jet-ski,
         plongée sous-marine et… projection dans un avenir où
         ils ne feront bientôt plus qu’un. De retour en 2009 à La
                                                                      Villa Madie
         Réserve, deux ans plus tard, le 24 septembre 2011, Ma-
         rielle, maître d’hôtel et Dimitri chef de la Réserve sont    À propos, que penserait le Roi Soleil de la Villa Ma-
         unis par les liens du mariage. Et de leur profession.        die ? Assurément, Sa Majesté vouant une passion aux
         Ne leur reste plus qu’à patienter deux autres années         salades, que l’une des entrées phares de Dimitri, « Les
                                 pour concrétiser leur projet de      primeurs de nos maraîchers », n’a rien à envier aux
    « Qui a vu Paris et vie. Acquérir la Villa Madie. Des-            primeurs de la Quintinie, directeur de son potager
    n’a pas vu Cassis tinée mouvementée pour cette                    du château de Versailles. Et encore, que les mets sont
                                 ancienne propriété communale         plus audacieux que les côtes d’agneau à La Champval-
    n’a rien vu ! »              rachetée par Jean-Marc Bonzo –       lon. Mais que ne pardonnerait-on pas à l’une de ses
         Le Clos de la Violette** à Aix-en-Provence – et Enrico       favorites en concurrence avec les côtes de mouton de
         Bernardo, Meilleur Sommelier du Monde, devenue la            madame de Maintenon ? Sa Majesté apprécierait aussi
         Villa Madie en 2007. Avant d’être convoitée par Arnaud       le service, tout en rigueur mais dépouillé de pompe
         Donckele qui aurait bien succombé à son charme, s’il         et de solennité. Rappelons d’ailleurs que tout grand
         n’avait obtenu trois étoiles en cette année 2013 à la        monarque qu’il était, il n’hésitait pas à découper et
         Vague d’Or, le restaurant de la Résidence de la Pinède       tendre une aile de poulet à Molière, ayant eu vent
         à Saint-Tropez, appartenant à la famille Delion. Si ce       que les officiers de la chambre refusaient de prendre
         n’est pour lui, alors cette occasion en or sera pour ses     leur repas en sa compagnie parce qu’il était comédien.
         amis, Marielle et Dimitri, qui l’acquièrent en s’associant   Sans transition, rien de théâtral, ni d’ostentatoire, ni
         avec Catherine et Jean Bourdillon. Sitôt dit, sitôt fait     de superflu dans la Villa Madie. Mais l’élégance de la
         d’autant qu’ils apprécient Cassis de longue date, dont       fluidité, du mouvement, oscillant comme le balancier
         le poète Mistral disait « Qui a vu Paris et n’a pas vu       de la pendule entre terre et mer. L’œuvre de l’architecte
         Cassis n’a rien vu ! ». Et plus encore cette Villa Madie,    Philippe Puvieux pour qui l’inspiration doit venir du

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D’une ancienne propriété communale …                         à la terrasse-promontoire d’une villa de rêve.

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               site. Pour que l’architecture se confonde avec l’esprit      Mais sans nulle trace de « L’allure compassée, noble
               du lieu, les autres composantes se construisant autour       et précieuse du menuet », qu’Édouard Herriot, ancien
               de cette relation fusionnelle. Comme en témoignent           maire de Lyon et des plus fins gourmets, comparait au
               ses murs qui ondulent dans l’esprit de la vague, ses lu-     ballet emprunté du service en palace, un « guetteur »
               minaires en bulles d’eau qui scintillent la nuit, comme      à col blanc en embuscade derrière chaque table. Pour
               les crêtes d’écume sous la lune. Et la présence du bois      Marielle, la première expérience fut la bonne, la plus                     Un cadre
               qui rappelle à la terre, aux pins couchés qui ombragent      marquante, chez Ginette et Michel Bras, s’inspirant
               la magnifique terrasse.                                      de leur authenticité champêtre.                                            Un cadr
                                                                            Par mimétisme, la conception de la Villa Madie en
               Fluidité                                                     osmose avec la nature, le personnel doit s’y fondre, se
                                                                            faire complice de cette sérénité : « Être disponible sans
                                                                            s’imposer » comme le résume Marielle, tandis qu’elle
               Fluidité que l’on retrouve dans le service, la décon-        insiste sur l’importance de cette phrase toute faite «
               traction n’empêchant pas la plus grande rigueur.             être à deux, c’est plus facile ». Mais qui prend une tout

                                                                                                                                  D.R.

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              autre résonance en restauration, lorsqu’on partage            mission de Bernard Pacaud, qui tient là un de ses
              son quotidien. Là où « l’esprit auberge », l’un en salle,     meilleurs élèves. « Dimitri ? C’est le Pacaud du Sud ! »
              l’autre à ses fourneaux, trouve ses fondations : dans         se plaît à dire son ami Arnaud Donckele.
              le couple, selon le principe des vases communicants.          Quant à sa cuisine, d’aucuns la désignent « aroma-
              Fluide ! Comme les propos de Dimitri :                        tique, subtile et très percutante », « recherchée mais pas
              « Notre force est d’être un peu aubergiste. Nous ne           prétentieuse » ; d’autres
                                                                                                           « Notre force est d’être
              sommes pas un restaurant de saison, nous avons une            « travaillée mais pas am-
              grosse clientèle d’habitués tout au long de l’année. Notre    bitieuse ». Ou encore « un peu aubergiste »
              objectif était de fidéliser avec une clientèle de proximité   limpide et pas alambiquée ». On doit cependant y ra-
              importante. Quand je viens les voir à table, je n’ai ni       jouter, là encore, la fluidité, la mouvance, pour mieux
              toque ni tablier. Et c’est grâce à eux et à leurs retours     désigner sa signature, présentant ses assiettes comme
              que nous peaufinons nos assiettes et notre service. Et,       des écosystèmes pour concentrer le milieu et les or-
              bien sûr, à la vigilance de Marielle aux avant-postes. »      ganismes qui y vivent.
                                                                            D’ailleurs « Mon écosystème », c’est l’intitulé d’un de
              L’assiette « écosystème »                                     ses plats phares, composition maritime rassemblant
                                                                            coquillages et crustacés des rivages de Cassis. Au gré de
                                                                            la pêche. « L’assiette du pêcheur », l’assiette de la pêche
              Ici, dans les assiettes, rien n’est gravé dans le marbre,     du jour. Pour identifier clairement cette démarche, le
              si ce n’est amour du produit, rigueur et humilité, trans-     plus simple est de comparer une recette de Dimitri à

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la fameuse série de tableaux Les
                                                                                                  Meules du peintre impressionniste
                                                                                                  Claude Monet. Vingt-cinq tableaux
                                                                                                  représentant des gerbiers de blé
                                                                                                  montés en meules. Mais jamais
                                                                                                  les mêmes, parce que peintes à
                                                                                                  des saisons, dans des conditions
                                                                                                  climatiques, des ambiances, à des
                                                                                                  heures différentes.

                                                                                                  Territoire
                                                                                                  & humilité
                                                                                                  Comme le peintre pose son cheva-
                                                                                                  let dans la nature, le chef installe
                                                                                                  son fourneau pour cuisiner ce que
                                                                                                  lui offre son territoire – mot qu’il
                                                                                                  préfère à terroir – où terre et mer
                                                                                                  constituent le fond de sa toile mais
                                                                                                  où rien n’est statique. Comme la
                                                                                                  nature.
                                                                                                  Cuisine élaborée « quotidiennement
                                                                                                  en fonction de l’humeur de notre
                                                                                                  Méditerranée, de la pousse de nos

                                                                                                                                    D.R.

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938.indd 12   Partant de la gauche: David Piquet (chef sommelier) Yohan Dessarzin (chef-pâtissier), Marielle, Aurélien Cantrelle,          21/06/2022 19:01
              (second), Dimitri et Julian Gentaire (directeur du restaurant).
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              jardins et de nos vergers, unique à l’ensemble de
              la table » comme l’annonce la carte du moment,
              de l’instant, de l’humeur. De la fluidité.
              Menu Anse de Corton : 160 € en 4 actes ou, si
              l’on préfère, tableaux. Menu l’Espassado Cap
              Canaille en 6 actes (210 €) ou encore Les agapes
              de Soubeyrannes 280€ (8 actes) seulement au
              dîner. Et puis la Brasserie du Corton, face au cap
              Canaille. Pas de cuisine canaille pour autant,
              mais plutôt de bistro où l’assiette se décline terre
              & mer : moules de Tamaris ; maigre, ceviche de
              pêche locale, asperges vertes de Roques-Hautes,
              véritable Sôcisse de Marseille au fenouil, tan-
              dis que le faux-filet s’accompagne de panisse
              (menu à 39 €).
              Le territoire est bien dans l’assiette et l’humilité
              aussi, comme en témoigne l’hommage rendu
              par Marielle à leur garde rapprochée, lors de la
              remise de la troisième étoile, le 22 mars dernier :
               « Il y a 9 ans, quand nous sommes arrivés à la
              Villa Madie, nous sommes tombés amoureux de
              ce coin de paradis. On a tout donné ; on a aus-
              si beaucoup reçu. Je pense à Aurélien Cantrelle,
              notre second à nos côtés depuis treize ans ; Julian
              Gentaire notre directeur ; Yohan Dessarzin, notre
              chef pâtissier ; David Piquet, notre chef somme-
              lier… »
                                                                                             D.R.

                                                 Gérard Gilbert

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2 – Le goût des autres,
              le bonheur d’apprendre
              Sa mère lui aura donné l’envie de cuisiner. De faire plaisir… Lecteur
              assidu du grand philosophe Friedrich Nietzsche, pour qui la vie « c’est
              l’accomplissement de soi-même », Dimitri Droisneau va se construire
              au travers d’un parcours jalonné de grands noms de la profession pour
              y parvenir. Cercle très privé dont il fait aujourd’hui partie, parvenu au
              sommet de son art. En toute modestie.

              Il est né le 11 janvier 1980 à la Saint-Benoît, de sinistre   treprise de peinture, en devenant son cobaye attitré
              mémoire pour les amateurs de bonne chère, puisque             lorsqu’il rentre déjeuner le jeudi midi à la maison. La
              c’est le 11 janvier 1662 qu’entrait en vigueur le décret      table est mise. Dimitri est au taquet, prêt à lui servir
              réprimant les fastes des repas de noces. Ce qui n’aura        son péché mignon ; l’onglet aux échalotes et pommes
              pas coupé l’appétit de Dimitri pour autant. Chez les          sautées, vite, bon et chaud ! L’affaire est classée. Il peut
              Droisneau, à l’Aigle, dans l’Orne, on ne picore pas           envisager avec la bénédiction parentale de « se prendre
              comme des moineaux. La portion congrue, on l’ignore !         pour Bocuse », selon l’expression consacrée de l’époque.
              Alors que Fernand Point clamait : « Donnez-moi du
              beurre, toujours du beurre ! » ; Huguette, sa mère, n’a
              qu’une seule devise : « On prend la crème et on fait
                                                                            Obstiné
              avec ! »
              La sole à la normande et le poulet vallée d’Auge, mais        Action ! Plus une minute à perdre pour Dimitri. Pas-
              encore les harengs pommes à l’huile – entrée « ca-            sionné de taekwondo (art martial des pieds et des
              naille » dans une version filiale servie parfois à la bras-   poings), il va justement faire des pieds et des mains
              serie du Corton, rendant ainsi hommage aux talents            pour brûler les étapes, conjuguant études au CFA
              culinaires de sa mère – feront donc son éducation.            d’Alençon et apprentissage, alors que ses chers parents
              Et son bonheur. Le décidant à devenir cuisinier pour          auraient souhaité qu’il intègre le réputé lycée hôtelier
              être l’artisan du bonheur des autres. Élan généreux           Marcel-Marland de Granville.
              auquel souscrit son père Didier, qui possède une en-          Obstiné, ayant obtenu gain de cause quelques onglets

              A l’Ambroisie de Bernard Pacaud. Dimitri au centre, un genou à terre.

                                          La Revue Culinaire N°938            juillet/août 2022                                            15

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        aux échalotes plus tard, il entre ainsi en apprentissage    « C’est là que j’ai appris la rapidité d’exécution dictée
        en juillet 2016 au Grand Saint-Michel d’Alençon. Où         par la vitesse des services. »
        Michel Canet s’est installé au lendemain d’un brillant
        parcours : Savoy et Annabel’s Club à Londres, Bristol
        à Berlin, Closerie des Lilas et Plaza-Athénée à Paris,
                                                                    Frédéric Robert
        Hôtel de Paris à Monte-Carlo.
        Dire qu’il est en prise directe avec ce chef formateur      Début 2000. Son ami le chef pâtissier Arnaud Poitevin
        qui ne laisse rien passer est un doux euphémisme. Cinq      le persuade de le suivre chez Alain Senderens au Lu-
        en cuisine, mais souvent deux, le chef et lui :             cas-Carton***, lui organisant même un rendez-vous
        « Aussitôt arrivé, j’ai appris à faire une tarte aux        avec Frédéric Robert. Alias « Le Chef des chefs », pour
        pommes. Heureusement que ce n’était pas un gâteau           avoir brillamment secondé Claude Peyrot***, Bernard
        d’anniversaire, car je n’avais plus une seule seconde       Pacaud*** et présentement Alain Senderens***.
        pour souffler ! Tout Maison. On recevait les déhanchés      Fortement impressionné par l’aura du chef, il passera
        de bœuf, on désossait, on boulangeait, on pâtissait.        la nuit à mimer l’entretien, imaginer questions et ré-
                                                                    ponses. Peine perdue. Tout sera réglé en quelques mi-
    « Formation, Deux           fois par semaine à Rungis sans
                          compter pêche à pieds, cueillette des     nutes, intégrant le 4 mars la brigade du Lucas-Carton
    force 9 ! »           champignons, visites des maraîchers ».    au poste de commis. Trois mois plus tard, devenu chef
        Au lendemain de cette formation accélérée et de l’ob-       de partie, « le Chef des chefs » lui confie une mission
        tention de son CAP-BEP, son maître d’apprentissage le       témoignant de la confiance et de l’estime qu’il lui porte :
        sent en jambes pour affronter n’importe quelle place        chef privé d’une villa au Rayol Canadel dans le Var.
        forte étoilée de la capitale. Tant qu’à faire, ce sera la   Ce n’est pas la douche écossaise, mais sa variante, la
        Tour d’Argent** de notre amphitryon Claude Terrail,         douche provençale. Après avoir été élevé à la crème
        blason : canards numérotés et œillet à la boutonnière.      fraîche, Dimitri entre de plain-pied au royaume de
        D’abord commis un an dans la brigade de Bernard             l’huile d’olive. Découvrant avec jubilation la cuisine
        Guilhaudin (ex-chef personnel du collectionneur Da-         méditerranéenne dont il régale chaque jour une dizaine
        niel Wildenstein, puis du Laurent) auquel lui succède       de convives. Ce qui va lui laisser des… séquelles pour
        Jean-François Sicallac dont il apprécie tant la person-     avoir récidivé quatre saisons d’affilée.
        nalité que l’écoute :                                       Retour au Lucas après la saison 1, avec toujours la

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même ambition secrète qui lui trotte dans la tête depuis
                                         qu’il sait que Frédéric Robert est proche de Bernard
                                         Pacaud pour l’avoir secondé jusqu’en 1992. Découvrir
                                         sa cuisine devient une obsession.
                                         Pour autant, le chef craint de commettre une bourde
                                         en demandant alors à Jérôme Banctel second de Ber-
                                         nard Pacaud, de lui obtenir un rendez-vous. Ce dont
                                         il l’avertit :
                                         « Il m’a dit qu’il faisait une erreur en me plaçant chez

                                                                                                             D.R.

                                         Place des Vosges, l’heure d’une pétanque pour Dimitri
                                         et Bernard Pacaud.

              La Revue Culinaire N°938     juillet/août 2022                                        17

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Monsieur Pacaud parce que j’étais beaucoup trop jeune.           rai plus la cuisine sous le même jour, ce dont je ne me
              Mais que finalement, après tout, je verrai la cuisine sous       suis pas rendu compte de prime abord. Il fallait laisser
              un tout autre jour ! »                                           au temps le soin de décanter cette très enrichissante ex-
                                                                               périence, trop jeune, effectivement, pour la comprendre. »
              Bernard Pacaud
                                                                               Éric Frechon
              Jeune, il l’est : 21 ans, alors qu’on ne passe jamais
              la porte des cuisines de l’Ambroisie sans ses 28 ans             Changement d’ambiance au Bristol** intégrant le poste
              révolus. L’exception ne confirmera pas la règle. Le cou-         de chef de partie au garde-manger dans la brigade XXL
              peret tombe. Le recevant occupé à confectionner ses              d’Éric Frechon (MOF 1994) qui convoite la troisième
              bouquets, Bernard Pacaud ne lui fait aucune fleur : «            étoile obtenue en 2009 :
              Stop ! Ça ne va pas du tout, t’es bien trop jeune ! Je veux      « Monsieur Frechon m’a demandé ce que j’aimais faire.
              des chefs de partie ! »                                          Lui ayant avoué ma passion pour les sauces, je me suis
              Revenu à la charge, le second rendez-vous sera le bon,           retrouvé au garde-manger ! À brûle-pourpoint, la mé-
              le chef lui annonçant qu’il sera son premier et dernier          thode m’a paru étrange, mais tout compte fait, elle a du
              demi-chef de partie et qu’il n’était pas dans un centre          bon ! C’est un véritable homme de la terre à la cuisine
              de formation.                                                    très pointue. Très belle expérience. »
              … Ni un restaurant comme les autres aurait-il pu ajou-           Au lendemain de laquelle il brûle d’envie de retrouver
              ter. Sa première journée est des plus sereines. Ici, ni          sa place de chef de partie chez Bernard Pacaud qui,
              geste inutile ni précipitation, mais une concentration           apprenant la nouvelle, lâche une réponse désabusée
              absolue nécessitant de bien maîtriser son énergie pour           mais virile :
              travailler dans une ambiance des plus zen, en osmose             « S’il en a, il n’a qu’à venir me voir ! » Réaction qui
              avec une équipe se comptant sur les doigts des deux              sous-tend le lien qui se noue, encore invisible mais
              mains :                                                          ténu comme un fil de la Vierge entre le chef et son
              « Tous les matins, on attendait devant la porte. Je n’avais      chef de partie.
              pas l’impression d’entrer dans un restaurant mais dans           Venir le voir, il en aura le courage. Le contraire aurait
              une maison bourgeoise. Il m’a fallu quatre mois pour             déçu Bernard Pacaud qui, en décembre 2004, lui donne
              commencer à cerner la personnalité du chef ; comprendre          sa bénédiction pour prendre le poste de second de cui-
              qu’ici, c’était le produit, et le produit seul, qui dictait le   sine à La Réserve de Beaulieu auprès d’Olivier Brulard
              comportement du cuisinier. Mais la réserve émise par             (MOF 1996). Avec qui il partage un point commun :
              Frédéric Robert était avisée. Après l’Ambroisie, je ne ver-      avoir eu Michel Canet comme chef d’apprentissage.

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Arnaud Donckele
              Juin 2007. Coup de blues au bord de la Grande Bleue !
              Bien que la Réserve de Beaulieu ait retrouvé sa deu-
              xième étoile deux ans plus tôt. Adieu Méditerranée aux
              rivages enchantés et la Réserve. Et départ immédiat
              avec Murielle rencontrée un an plus tôt, pour la mer
              des Caraïbes et la très sélecte île de Saint-Barth’ où
              l’attend Jean-Claude Dufour, chef exécutif de l’Eden
              Rock au poste de chef de production de cet hôtel high-
              tech, maillon de la chaîne des Relais & Châteaux très
              apprécié de la jet-set. Expérience aussi enrichissante
              que plaisante :
              « On travaillait de sept heures du matin à quatre heures
              de l’après-midi. Après jet-ski et tennis. 250 couverts au
              restaurant, 80 au gastro. Gérer tout cela me passionnait
              d’autant plus que qualité rimait avec quantité. »
              Début 2009. Jean-Claude Delion – propriétaire de la
              Réserve de Beaulieu – le contacte par l’intermédiaire
              d’Arnaud Donckele, chef de La Résidence de la Pi-
              nède**, l’établissement tropézien de la famille, pour lui
              annoncer le départ d’Olivier Brulard. Ainsi devient-il
              chef par intérim en mars :
              « Aussitôt revenu des Caraïbes, je n’ai pas eu le temps
              de me poser de questions. Il a fallu repartir de zéro,       des dressages contemporains, art dans lequel il excelle. »
              tout restructurer. J’ai eu la chance qu’Arnaud Doncke-       Avril 2011. Olivier Samson ayant regagné sa Bre-
              le, immense professionnel, m’apporte sa précieuse aide       tagne natale à Vannes en sa Gourmandière, Dimitri
              pendant un mois. C’est mon grand frère ! Très liés, nous     est nommé chef, à la tête d’une brigade de 16 cuisi-
              avons travaillé en confiance et en parfaite réciprocité. »   niers. En salle… Marielle, maître d’hôtel qu’il épouse
              10 septembre 2009. Olivier Samson arrivé, Dimitri            le 24 septembre 2011. Marielle et Dimitri ou Dimitri
              devient son chef adjoint :                                   et Marielle ? Ils ne feront bientôt plus qu’un, unis par
              « Chef faisant corps avec son équipe, j’ai beaucoup appris   un trait d’union, la Villa Madie…
              auprès d’Olivier Samson, notamment toutes les finesses                                                Gérard Gilbert

                                                                                                                                 D.R.

                                         La Revue Culinaire N°938            juillet/août 2022                                          19

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3 – Dimitri Droisneau
              paroles de chefs
              De Michel Canet, son maître d’apprentissage, à Arnaud Donckele, en
              passant par Jean-François Sicallac, Frédéric Robert, Bernard Pacaud,
              Éric Fréchon, Olivier Samson. Dimitri Droisneau raconté par les talents
              qui ont marqué son parcours et l’ont formé. Sans oublier deux Aurélien :
              Vequaud et Cantrelle dont il fut le formateur.

              Michel Canet                                                       Pacaud pour qu’il entre dans sa brigade ! Or il a bien eu
                                                                                 raison d’insister. C’est une chose que je ne lui ai peut-être
              (son maître d’apprentissage,
                                                                                 jamais dite, mais j’embauche au feeling. Ça n’a jamais été
              Le Grand Saint-Michel)                                             un CV, même long comme le bras, qui m’a fait changer
              « Sûr qu’il sortirait du panier ! »                                d’avis. Avec Dimitri, ça a été tout de suite “oui” ! J’avais
                                                                                 devant moi un garçon au regard volontaire, opiniâtre
                                                                                 et obstiné ! Je ne sais même pas pourquoi, quand je lui
              « Mes apprentis formés, je leur donnais
                                                                                 ai annoncé que Bernard Pacaud l’acceptait au poste de
              le rôle de chef les six derniers mois.
                                                                                 commis à l’Ambroisie, m’étant porté garant de lui, je ne lui
              Volontaire, curieux, sociable, Dimitri a brillamment
                                                                                 ai pas dit qu’il avait intérêt à être à la hauteur ! … sachant
              traversé l’épreuve. Lorsque j’ai eu l’opportunité de le placer
                                                                                 qu’il le serait ! Je suis heureux de cette distinction pour
              à la Tour d’Argent**, j’étais sûr de moi. Prenant ça comme
                                                                                 Marielle et Dimitri. Les trois étoiles c’est aussi le Graal d’un
              un challenge, il allait très vite s’adapter, comprendre,
                                                                                 couple. Pour avoir secondé Alain Senderens, Claude Peyrot,
              évoluer et en conserver le meilleur. J’aurai parié n’importe
                                                                                 Bernard Pacaud, je n’oublie pas les rôles primordiaux joués
              quoi qu’il sortirait du panier ! »
                                                                                 par Eventhia, Jacqueline et Danièle. Murielle et Dimitri
                                                                                 aussi ne font qu’un ! »
              De Michel Cannet à Jean-
              François Sicallac (chef de La
                                                                                 De Frédéric Robert à Bernard
              Tour d’Argent**)
                                                                                 Pacaud (chef de l’Ambroisie)
              « Il faisait déjà du vélo sans les
                                                                                 « La Villa Madie, c’est la
              roulettes ! »
                                                                                 réussite d’un couple »
              « Tombé du ciel, le gamin dont on rêve ! Intéressant et
              intéressé. On en voudrait tous les jours un comme ça !             « Quand il est arrivé à l’Ambroisie, il
              Je l’ai fait passer par tous les postes. Toujours d’aplomb.        avait 21 ans. Très bien formé et déjà un très beau bagage.
              Sérieux, propre, presque zéro défaut. Il fait partie de ces        N’ayant alors que des chefs de partie, c’était le seul commis
              gamins qui sont aujourd’hui au sommet de notre art. ça             de ma brigade. Très sérieux, exemplaire dans son travail, il
              fait plaisir. C’est le but. Et c’était écrit. Ils étaient douze    s’est tout de suite parfaitement intégré, mis au diapason.
              au départ, plus que six à l’arrivée. Il était dans le lot. Sorti   Avec le souci constant de s’informer, comprendre,
              d’apprentissage, il faisait déjà du vélo sans roulettes ! »        s’améliorer, s’enrichir. Et toujours bienveillant à l’égard
                                                                                 des autres. Modeste. Bosser, évoluer, tracer sa route, c’était
                                                                                 son objectif. Énormément de qualités, sans oublier celle
              De Jean-François Sicallac à                                        de se plier en quatre pour rendre service. Ça, c’est pour le
              Frédéric Robert (chef de la                                        passé. Pour le présent, c’est la Villa Madie. Qui avec ses
              Grande Cascade)                                                    trois étoiles représente la réussite d’un couple. Celle discrète
                                                                                 et humble de Murielle et Dimitri, chacun formidable dans
              « Opiniâtre et obstiné, au                                         leur domaine pour ne faire qu’un. Nous avons récemment
              regard volontaire »                                                passé quatre jours ensemble. On a joué à la pétanque, il
                                                                                 m’a parlé vélo et plongée sous-marine, ses autres violons
              « Je le dis très affectueusement… Mais qu’est-ce qu’il a           d’Ingres. Quant aux trois étoiles, il m’a avoué qu’il lui avait
              pu me saouler pour que j’intervienne auprès de Bernard             fallu deux mois pour le réaliser. Toujours aussi modeste. »

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culture gastronomique, éternel insatisfait parce que
              De Bernard Pacaud à Éric                                              perfectionniste jusqu’au bout des ongles dans tout ce qu’il
                                                                                    entreprenait, ma mission, c’était aussi de le canaliser. De
              Fréchon (chef du Bristol)                                             l’inciter à s’économiser, déléguer, s’adapter, mais aussi
              « Dans le respect des belles                                          savoir déconnecter pour affronter l’avenir plus sereinement,
              valeurs »                                                             conscient de son énorme potentiel. Et quel avenir !
                                                                                    Apprendre sa consécration fut pour moi un pur instant de
                                                                                    bonheur. »
              « Aussitôt entré dans la brigade, on a
              vite remarqué qu’il avait l’envie de se perfectionner chevillée
              au corps. Mais encore ? Qu’il vouait aussi le plus grand
              respect aux belles valeurs ; humaines, du travail, du produit.        Et…
              Et qu’il évoluerait dans cette morale. À Cognac, le jour de la
              remise des étoiles, je l’ai retrouvé tel que je l’ai connu. Il faut   Aurélien Véquaud (chef de
              être humble quand on est cuisinier. Je pense que Bernard
              Pacaud, maître en humilité, n’est pas étranger à cette belle          la Passagère * Hôtel Belles
              leçon qu’il est plus jamais bon de rappeler à notre époque.           Rives)
              Et de faire sienne ! »                                                « Il est toujours resté
                                                                                    lui-même ! »
              D’Éric Fréchon à Arnaud
              Donckele (chef de Cheval                                              « Commis à la Réserve de Beaulieu, je lui dois ma formation.
              Blanc, Paris)                                                         En tant qu’homme et cuisinier. Bienveillant, d’une grande
                                                                                    sensibilité, à l’écoute, proche des gens, carré et de grand
              « Le modèle du couronnement                                           caractère, il a tout de suite cerné mes failles et m’a montré
              de l’artisanat au travail »                                           le droit chemin, celui de l’accomplissement de soi-même.
                                                                                    Professionnellement, technicien de haut vol, il m’a apporté
              « Gérant un temps les deux enseignes, la Pinède à Saint-              la rigueur, façonné le palais, dégrossi avant que je ne
              Tropez et la Réserve de Beaulieu, j’ai tout de suite pensé            rejoigne Arnaud Donckele à La Pinède et ne devienne son
              à mon ami Dimitri, proposant à Jean-Claude Delion                     chef adjoint. Je connais le chef depuis dix-huit ans. Ce qui
              qu’il occupe le poste de chef adjoint à la Réserve. Dont il           me permet de l’admirer aussi, parce qu’il reste lui-même. A
              connaissait bien sûr les difficultés, à la fois palace et table       lui tout seul, une grande leçon d’humilité ! »
              étoilée, fonctionnant sur une seule cuisine. Deux ans plus
              tard en 2011, il était chef. Il était tout aussi naturel que          Aurélien Cantrelle (second)
              je pense à lui quand, la Pinède couronnée de trois étoiles,
              j’ai bien sûr renoncé au projet en cours de m’installer à La          « Affaire de cœur et de
              Villa Madie. C’était fait pour Murielle et Dimitri. Ces trois         famille »
              étoiles, c’est aussi la consécration d’un couple, chacun dans
              leur domaine, travailleur, talentueux, solide, les pieds sur          « Voici treize ans que je suis son
              terre. Le modèle du couronnement de l’artisanat au travail.           adjoint. C’est un gardien des valeurs, sa
              L’aboutissement de l’obstination à maîtriser, réussir.                franchise et sa spontanéité n’étant pas
              À la fois le plus grand défaut et la plus grande qualité de           des moindres. En tant que bras droit,
              Dimitri, c’est d’être pétri de doutes. Ses doutes l’amènent           je suis aussi ses yeux et son palais. Ce
              à des convictions. À force de faire et de refaire avec la             que je lui dois. Comme le bonheur de travailler en pleine
              peur de décevoir, sa cuisine devient sincère. »                       confiance. La consécration ? Rêver de l’obtenir n’était pas
                                                                                    au menu de tous les jours. Mais progresser au quotidien
              D’Arnaud Donckele à Olivier                                           oui ! Sans fièvre. Pour moi, c’est aussi une histoire de cœur
              Samson (chef de la Réserve                                            et de famille. »

              (2009-2011)
              « Éternel insatisfait, comme                                          Propos recueillis par Gérard Gilbert

              tout perfectionniste »

              « Force de la nature, travailleur acharné, d’une grande

                                              La Revue Culinaire N°938                juillet/août 2022                                             21

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L’esquinade en prémices printanières
              Esquinade, « d’esquinado » en provençal, désigne l’araignée de mer.
              Ici, il s’agit de chair de tourteau et de caviar français, brouet aux
              herbettes des Janots, févettes. Accompagnant pince de tourteau,
              émietté de tourteau, caviar, glace de tête de tourteau servie avec
              un consommé de tourteau.

       22               La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022

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Les recettes de
                                                      Dimitri Droisneau

                                               « Notre écosystème »
              La quintessence de la signature de Dimitri Droisneau représentée
              par la pêche du jour vivifiée à l’écorce de bergamote. Le seul plat
              demeurant à la carte toute l’année, variant en fonction de la pêche
              sur consommé gélifié de pinces et têtes de crustacés. Accompagné
              de madeleines au beurre de crustacés à déguster trempées dans
              le mousseux de carapace servi dans le coquillage.

                La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022                          23

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La sardine de pays dans tous ses états,
              thym, citron et caviar de Sologne
              Plat hommage, inspiré de la salade de hareng fumé et de pommes de
              terre que sa mère Huguette faisait dans son enfance. Sous les tron-
              çons de sardines à la chair à peine marinée, une salade de pommes
              de terre, tandis que les pommes de terre soufflées reposent sur une
              délicate gelée de bonite. En contrepoint, la saveur moutardée des
              feuilles de capucine et le iodé de la bourrache. Tout se mange, y
              compris l’arête croquante frite à haute température très représen-
              tative de la philosophie empruntée à Lavoisier « Rien ne se perd,
              rien ne se crée, tout se transforme ».

       24                          La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022

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Les recettes de
                                                                      Dimitri Droisneau

              Le pigeon, poitrine massée à la fève
              de Tonka, velours de romanesco à l’amandon
              Plat historique, première création en tant que chef à la Réserve de Beau-
              lieu**. La poitrine est rôtie sur le coffre, accompagnée de gel de feuilles de
              cerisier sakura et d’un praliné de pistache. Cuisse désossée aux éclats de
              pistache de Bront. Purée de chou romanesco parfumée à l’huile d’amandon.

                                La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022                     25

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             26                                            La Revue Culinaire N°938                juillet/août 2022

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                                            La Revue Culinaire N°938              juillet/août 2022                                        27

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28     La Revue Culinaire N°938   juillet/août 2022

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« On brai

                                                                                                Valeur sûre

              LA MERISE À LAUBACH

              Cédric Deckert
              Le retour de la cuisine
              de haut goût
              Cuisiner à son goût et bâtir un restaurant à son goût ! C’est l’exploit
              dont Cédric et Christelle Deckert sont les plus fiers, avec leurs deux
              étoiles couronnant leur Merise. Enseigne de plein champ devenu jardin
              d’Eden pour tout gourmet qui retrouve ici un paradis perdu, sinon en
              voie de disparition pour de nombreux palais : la cuisine de haut goût,
              qui fait si bon ménage avec l’art familial de recevoir. Autre paradis
              retrouvé.

              Lundi 18 janvier. En direct de la tour Eiffel. Avec Hé-
              lène Darroze, Cédric Deckert est en cette année 2021
              le double étoilé du guide Rouge (Michelin millésimé
              Covid). L’inconnu, c’est lui ; celui qui crée l’événement.
              Premier étonné de cette distinction, couronnant un
              restaurant dont le bouche-à-oreille lui décerne sans
              chipoter trois étoiles, si ce n’est la Voie lactée, tant
              il aura été achalandé en un temps record. Clientèle
              ravie de découvrir que la carte s’ouvre sur cette mise
              au point singulière et très appréciable, à l’heure où le
              « jus de crâne » compte parmi les assaisonnements
              les plus en vogue :
              « Ici, on réfléchit, on épluche, on taille, on émince, on
              blanchit, on poêle, on braise, on saisit, on déglace, on
              goûte, on rectifie, on dresse. En bref, ici, on cuisine ! »
              Deux points d’exclamation qui marquent aujourd’hui
              l’insistance du propos, et qui s’appelaient jadis « point
              d’admiration ». C’est donc à l’ancienne qu’il faut in-
              terpréter cette ponctuation en découvrant le talent de
              Cédric Deckert qui fait l’unanimité. Pour, par petites
              touches subtiles, inventives, audacieuses, parvenir à
              demeurer de plain-pied dans son époque, sans s’écarter
              d’un classicisme très assumé, concentré sur la puis-
              sance des goûts. De ces fumets force 8 que privilégiait
              Bernard Loiseau. Des explosifs en bouche, comme la
              sauce aux huîtres du maître de Saulieu qui en faisait
              foi.

              D’équerre
              « Le goût, le goût, le goût ! » c’est ce qui affirme au
              plus près l’identité culinaire créative et avisée de Cédric
              Deckert - ou « d’équerre » pour compter parmi ces

                                          La Revue Culinaire N°938          juillet/août 2022                 29

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chefs architectes de saveurs très ajustées. Chaque plat
              de viande comme de poisson a son fond qui intervient
              en fil à plomb (ou d’aplomb). Pour une sauce corsée,
              enveloppante, moulante. Corsetant le produit.
              Toujours trois produits maximum. À part ça, Cédric
              Deckert ne se retranche derrière aucun style, ne s’au-
              toproclame d’aucune chapelle.
              Pour preuve ? Si le foin qui parfume subtilement le
              dos de canette de Challans provient des champs sans
              engrais qui abritent ses ruches autour de son restau-
              rant, soucieux de vivre sur un site naturel préservé et
              s’engageant dans une démarche écologique, il ne jure
              pas pour autant que par le locavore. D’ailleurs son
              plat fétiche, c’est l’aile de raie grenobloise, version
              « Laubach » – très allégée – et à sa façon : wasabi,
              gingembre confit accompagné d’un beurre mousseux
              au Kaffir. Plat des plus plébiscités avec les noix de
              Saint-Jacques rôties, risotto crémeux de parmesan
              céleri frit, émulsion au champagne ; le homard bleu
              en chartreuse ou encore le tourteau, caviar osciètre
              et combawa.

              En osmose
         C.Q.F.D : Ici, paix à ces sandres qui ne sortiront pas des
         eaux du Rhin pour batifoler dans le riesling. Sa carte
         propose, en effet, une cuisine à 60 % océane, en lisière
         de forêt, le reste consacré aux viandes et abats dont
         les superbes noix de ris de veau, échalotes confites,
         jus réduit aux truffes. Et encore le porcelet laqué, la
         côte de veau aux cèpes. Plats présentés au guéridon,
         péché mignon de Christelle Deckert, très sensible au
         cérémonial de la découpe en salle. Voiture roulante
         qu’elle troque contre son chariot à caviar en boîtes
         coiffantes (meuble signé de l’ébéniste Éric Goetz), servi      présent et passé, sans fausse note.
         sur une spatule créée par Marc Frohn, sculpteur sur            Au présent, de larges baies vitrées laissent entrer la
         bois (MOF). « Le détail, un point c’est tout ! », comme        campagne dans une belle salle à manger contempo-
         disait Fernand (Point).                                        raine, et un singulier couloir, tunnel de verre, où les
         La priorité de Cédric, c’est de cuisiner en toute liberté,     serveurs se profilent en ombres chinoises d’une salle à
         à son goût. En freestyle.                                      l’autre. Des quatre points cardinaux, la nature s’invite,
         Il en va de même de leur enseigne, sa conception allant        se faufile, semble épancher ses ombres jusqu’aux pieds
         de pair avec sa table. Comme Cédric cuisine à son goût,        des tables nappées.
                             avec Christelle, le couple a créé un       Au passé, des matériaux anciens récupérés sur d’an-
   « De la pioche restaurant à leur goût. De A jusqu’à                  cestrales maisons alsaciennes, comme colombages et
   à la louche »             Z, à commencer par participer à ses        portes de bois massives en chêne, huisseries en fer for-
                             fondations. Du jamais vu ! Puisque         gé, tuiles biberschwanz centenaires en terre cuite dites
         ça a commencé comme ça ; avant de tenir la queue de            en « queue de castor », solives, grès des Vosges, char-
         la poêle, il a craché dans ses mains pour empoigner            pentes du salon du 1er étage, reflétant au mieux cette
         le manche de pioche. Et bâtir leur maison en un an –           parfaite fusion entre ancien et moderne. Ou vice-versa.
         2015 – 2016 –, avec leur architecte, à partir des plans        Qui de l’œuf ou de la poule ?... Abracadabra ! C’est à
         conçus avec son épouse.                                        l’image de son talent culinaire, assemblant, polissant
                                                                        classicisme et créativité sans la moindre aspérité.
              La Merise                                                 On l’aurait deviné. Si Cédric n’avait pas été cuisinier, il
                                                                        aurait été architecte, arts liés par bien des points com-
              Une spacieuse bâtisse typée alsacienne, dans l’esprit     muns. À défaut, il se sera inspiré de la maison du maire
              du corps de ferme. À l’instar de sa cuisine, mariant      qui l’avait convié à une prestation culinaire assurée

       30                               La Revue Culinaire N°938          juillet/août 2022

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