Les cabinets de conseil et la " re-marchandisation " de la politique sociale dans les États-providences de type libéral Consulting Firms and the ...
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Document generated on 11/29/2021 1:13 p.m. Lien social et Politiques Les cabinets de conseil et la « re-marchandisation » de la politique sociale dans les États-providences de type libéral Consulting Firms and the Re-Commodification of Social Policy in Liberal Welfare Regimes Denis Saint-Martin Les frontières du social : nationales, transnationales, mondiales ? Article abstract Number 45, printemps 2001 Management consultant firms have come to play a role in social policy reform only recently. These firms have been transnational actors, however, for a URI: https://id.erudit.org/iderudit/009403ar long-time. While their reach is almost global, it is primarily in countries that DOI: https://doi.org/10.7202/009403ar are former British colonies that they are most present and active. Their participation in the restructuring of the welfare state may contribute to convergence of practices and ideas, but this convergence is also nothing novel. See table of contents These are all liberal welfare regimes, and therefore they are already quite similar. Reform has meant that the limited decommodification of the post-war welfare regime has been further reduced. Publisher(s) Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (print) 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Saint-Martin, D. (2001). Les cabinets de conseil et la « re-marchandisation » de la politique sociale dans les États-providences de type libéral. Lien social et Politiques, (45), 131–144. https://doi.org/10.7202/009403ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2001 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 131 Les cabinets de conseil et la «re-marchandisation » de la politique sociale dans les États-providences de type libéral Denis Saint-Martin Les multinationales du management ne années. Toute une littérature crois- Publique désigne l’ensemble des cessent d’accroîtrent leur influence, sur les sante sur les transferts de politique idées et des techniques visant à entreprises comme sur les gouvernements. Anglo-saxonnes pour la plupart, elles pré- publique (policy tranfers) place les rendre l’administration du secteur conisent aux dirigeants des remèdes consultants au centre des processus public davantage semblable à celle souvent d’inspiration libérale. Leur chiffre d’apprentissage et d’émulation par du secteur privé (Saint-Martin, d’affaires s’envole. lesquels les États copient ou impor- 2000). C’est le paradigme qui, en « Les cabinets de conseil, géo-maîtres du tent (en tout ou en partie) des poli- matière de gouvernance, guide la monde », Le Monde, 19 janvier 1999: 1. tiques qui ont à l’origine été réforme du secteur public dans plu- développées par les dirigeants d’un sieurs pays de l’OCDE depuis la Qu’ils soient considérés comme fin des années 1980. des « communautés épistémiques » autre État (Dolowitz, 1998; impliquées dans la production Dolowitz et Marsh, 1996, 2000). Comme la citation placée en d’idées et de savoirs nécessaires au Les grandes multinationales du exergue le laisse supposer, les développement de la politique gou- conseil en management jouent un grands cabinets de conseil en vernementale (Haas, 1992), ou rôle actif dans les réseaux transna- management sont pour la plupart qu’ils soient plutôt vus comme des tionaux qui participent à la diffu- anglo-saxons d’origine, et les entreprises multinationales enga- sion mondiale des idées de la méthodes qu’ils vendent aux déci- gées dans la poursuite du profit Nouvelle Gestion Publique, dont deurs des secteurs privé et public (Mickletwait et Wooldridge, 1996), l’influence a radicalement trans- sont souvent inspirées du libéra- les grands cabinets de conseil en formé, depuis quinze ans, les procé- lisme économique et politique. management sont devenus des dures et modes de fonctionnement Mais pourquoi en est-il ainsi ? acteurs transnationaux de premier des bureaucraties de l’État-provi- Existe-t-il un lien entre le fait que ordre au cours des 20 dernières dence1. La Nouvelle Gestion les grands cabinets de conseil
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 132 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 45 diffusé par la Grande-Bretagne l’intérieur de leurs structures, des dans ses colonies de peuplement Health & Human Services Division Les cabinets de conseil et la « re-marchandisation » de la politique après la révolution industrielle. Au (The Economist, 1997 : 55-56). sociale dans les États-providences de cœur de ce processus de diffusion type libéral internationale se trouvaient les pre- Dans leur matériel publicitaire et miers cabinets d’experts-comp- sur leur site Internet, des cabinets tables britanniques qui, suivant le comme KPMG disent avoir tra- flot des investissements de leurs vaillé avec plus d’une vingtaine clients de la City financière de d’États à la réforme de leur disposi- Londres vers les colonies, ont tif d’assistance sociale. Deloitte établi leurs premières succursales, Touche se vante d’avoir aidé le d’abord en Amérique du Nord, et Wisconsin, l’Indiana et la Virginie 132 de l’Ouest à réduire leurs « welfare plus tard en Australie et en Nouvelle-Zélande. Ces cabinets, rolls » de 40 pour cent or plus2. soient en général anglo-saxons d’ori- pour la plupart fondés au Andersen Consulting, leader gine, et que leurs méthodes soient XIXe siècle, sont les ancêtres des mondial du conseil, prétend avoir surtout libérales ? L’hypothèse cinq grandes multinationales de permis à l’Ohio de diminuer de soumise au lecteur dans ce texte est l’audit qui dominent aujourd’hui le 54 pour cent le nombre de ses qu’il existe effectivement une rela- marché mondial du conseil en mana- assistés sociaux, lui épargnant tion entre ces deux variables et que gement : Arthur Andersen, Price- quelque 500 millions de dollars de celle-ci n’est pas le fruit du hasard, Coopers, KPMG Peat Marwick, prestations3. Le cabinet affirme mais plutôt le résultat de facteurs Ernst & Young, et Deloitte Touche avoir été impliqué dans plus de historiques et institutionnels. Ce Tomatsu. 50 cas de réforme de l’aide sociale type de facteurs, auxquels s’ajoutent au niveau des municipalités et des aussi les idées et les valeurs, est au À des degrés divers, la plupart États. Il emploierait plus de centre du concept de « familles de de ces grands cabinets sont impli- 65 000 consultants répartis dans nations » défini par Castles pour qués dans la restructuration de 48 pays; de ce nombre, 6000 tra- expliquer les modèles de ressem- l’État-providence. Par exemple, les vailleraient dans le domaine de la blances à l’égard des politiques ministères de Human Services gestion publique. Des six milliards publiques présentés par des (comme s’appellent souvent les de dollars de revenus générés groupes de pays dont l’héritage agences responsables de l’assis- annuellement par Andersen, un historique a des caractériques com- tance sociale dans les États améri- milliard provient de contrats du munes (1993). cains) sont dans plusieurs cas gérés secteur public. conjointement avec des firmes de Comme nous le verrons dans les consultants, ou encore, dans cer- En 1995, le gouvernement du pages suivantes, l’impact des idées tains États comme le Texas, le Nouveau-Brunswick (Canada) de la Nouvelle Gestion Publique Wisconsin ou le Nebraska, les formait avec Andersen Consulting sur la politique sociale a été plus consultants gèrent à eux seuls la un partenariat, « l’Alliance pour le fort dans la « famille des nations » quasi-totalité des programmes et changement », destiné à transformer anglo-saxonnes, famille dont services de l’assistance sociale en le ministère du Développement des tous les membres font partie, à vertu de contrats de sous-traitance. ressources humaines (DRH) de la des degrés divers, de ce Le marché de l’assistance sociale province. Comme dans les États qu’Esping-Andersen appelle le (le «Welfare Inc. », comme le titrait américains, Andersen a pris en « monde libéral » de l’État-provi- The Economist dans un article sur la charge toute la gestion du minis- dence (1999). Historiquement, la réforme de la politique sociale en tère. En 1997, le gouvernement de conception du marché qui accom- 1996) est apparemment devenu si l’Ontario a suivi l’exemple du pagne ce type de régime a ses profitable pour les consultants que Nouveau-Brunswick : le Business racines dans le modèle libéral tous les Big Five ont maintenant, à Transformation Project, partenariat
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 133 avec Andersen Consulting, visait à « tiers secteur » qui participent à la privatisables pour des raisons à la restructurer la prestation des ser- prestation de certains services fois politiques et techniques. Pour vices au sein du ministère des publics et sont soumis à des les partisans du néolibéralisme Affaires sociales. demandes d’imputabilité de plus en radical, la Nouvelle Gestion plus précises et pressantes Publique constitue donc un Les grands cabinets de conseil (McKenna, 1996; Taylor et deuxième meilleur choix. Son sont particulièrement impliqués Hoggett, 1994). influence s’est surtout fait sentir dans la conception et l’administra- dans les ministères de type « affaires tion des programmes de workfare La Nouvelle Gestion sociales» et dans les organismes (Weinberg, 1998). Mais quel que Publique chargés de la prestation des ser- soit leur rôle spécifique dans la vices socio-sanitaires au public réforme, dans la plupart des cas, les La Nouvelle Gestion Publique (Clarke et Newman, 1997). Dans consultants en management four- trouve son origine dans les courants 133 plusieurs pays, la recherche montre nissent la technologie et le savoir de pensée néolibérale des années clairement que les dépenses de comptable par lesquels est artifi- 1970 (Hufty, 1998). Que l’on parle l’État-providence n’ont pas été ciellement reproduite, à l’intérieur de modèle administratif fondé sur le réduites de façon aussi radicale que des institutions de l’État social, la marché (market-based administra- le promettaient les partisans de la dynamique de la concurrence et du tion : Lan et Rosenbloom, 1992), de nouvelle droite (Pierson, 1994). Or, contrôle qu’est censée assurer la gouvernement « entrepreneurial » comme la Nouvelle Gestion « main invisible » du marché dans (Osborne et Gaebler, 1992) ou de Publique cherche à améliorer le les entreprises du secteur privé. «nouveau managérialisme » (Zifcak, rendement et les coûts de la gestion Cependant, à la grande différence 1994), dans tous les cas, ces termes publique, son action a surtout de ce qui se passe en principe dans renvoient à la doctrine selon touché les bureaucraties de l’État le secteur privé, dans les services laquelle l’amélioration de la social, chargées de gérer les pro- publics, la fonction de contrôle de gestion publique passe par l’impor- grammes qui mobilisent le plus de la « main invisible » du marché tation et l’adaptation des concepts ressources publiques et qui comp- n’est pas du tout invisible. Cette et pratiques de management du tent, sur le plan politique, parmi les « main visible » est plutôt sociale- secteur privé dans les institutions plus difficiles à abolir ou à réduire ment construite à partir de tech- administratives de l’État. (Taylor-Gooby et Lawson, 1993). niques et de systèmes de gestion souvent issus des sciences comp- La Nouvelle Gestion Publique Les multiples études sur la tables, et opérationnalisée, pour ne se situe dans la deuxième vague Nouvelle Gestion Publique sont pas dire objectivée, par des sys- des réformes du secteur public. diversifiées et souvent contradic- tèmes de gestion informatique axés Elle fait suite au mouvement de toires. Mais toutes, sans exception, sur la mesure quantitative des privatisation lancé par Madame sont d’accord sur au moins un résultats, le calcul de la perfor- Thatcher et plus tard suivi par élément : c’est dans les pays anglo- mance et les indicateurs de rende- d’autres gouvernements durant les saxons (ou d’héritage anglo-saxon) ment. Les effets contrôlants de ces années 1980. La privatisation vise que son influence sur la politique systèmes, que certains ont déjà à confier au marché des activités gouvernementale s’est le plus puis- qualifiés de « néo-tayloriens » auparavant assumées par le secteur samment fait sentir (Aucoin, 1995; (Pollitt, 1990) à cause de leur public et placées sous la responsa- Hood, 1990; Savoie, 1994). Même caractère contraignant, mécanique bilité collective. La Nouvelle si, au cours des dernières années, et pseudo-scientifique, se font Gestion Publique cherche plutôt à son influence s’est étendue dans la sentir à la fois sur les prestataires introduire la dynamique de la plupart des grandes régions du de services sociaux, sur les fonc- concurrence du marché à l’inté- globe, c’est en Grande-Bretagne, tionnaires chargés de rendre ces rieur d’institutions ou d’orga- aux États-Unis, en Australie, en services et, de plus en plus, sur les nismes qui demeurent dans le Nouvelle-Zélande et au Canada organismes communautaires du secteur public, étant difficilement que l’impact de la Nouvelle
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 134 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 45 Bien sûr, hors des pays anglo- Tableau 1 • Marché mondial du CM, part saxons, les consultants en manage- de revenu par région, 1995 Les cabinets de conseil et la « re-marchandisation » de la politique ment ne sont pas restés les bras Région Part (%) sociale dans les États-providences de croisés pendant que leurs collègues type libéral d’ailleurs dans le monde étaient États-Unis 52 occupés à réformer les pratiques de gestion des institutions de l’État- Canada 6 providence libéral. En France, par Europe 32 exemple, les grands cabinets de conseil en gestion ont joué un Asie 7 certain rôle dans la restructuration des services publics, surtout au Amérique latine 2 134 niveau local, mais il n’est rien Reste du monde 1 arrivé de comparable à ce qui se Gestion Publique sur le secteur passait au même moment dans la Valeur totale ($ US) 40 milliards public a été le plus fort. C’est aussi métropole britannique et à l’inté- dans ces pays que les consultants rieur des gouvernements des Source : Canada, 2000. en management du secteur privé anciennes colonies de peuplement ont le plus étroitement participé à anglaises (Abiker, 1996). Selon le président de Hay-France, filiale du utilise déjà de 5 à 10 fois plus que la mise en place de réformes inspi- groupe américain Hay (l’une des son homologue français» le conseil rées des idées de la Nouvelle en management (ibid.). Comme le Gestion Publique, par lesquelles 25 premières firmes de conseil qui dominent le marché mondial), si montre le tableau 1, les États-Unis des techniques et concepts de dominent de loin cet univers, avec « le service public a pesé très lourd gestion issus du monde commer- plus de la moitié du marché sur le développement du conseil cial ont été transposés dans les ins- outre-atlantique, et d’une façon plus mondial du conseil en manage- titutions du secteur public. Aux générale dans les pays anglo-saxons, ment. La Grande-Bretagne se situe États-Unis, certains ont déjà tel n’est pas fondamentalement le au second rang du marché mondial comparé l’industrie du conseil en cas en France » (Boyer, 1992: 32). et domine le marché européen. Les management à une « bureaucratie D’ailleurs, en France comme dans données les plus récentes pour fantôme » (shadow bureaucracy) à la plupart des pays de l’Europe l’Europe montrent qu’au début des laquelle auraient été délégués de continentale, excepté l’Allemagne, années 1990, la Grande-Bretagne plus en plus de pouvoirs en matière le marché du conseil en manage- contrôlait 26 pour cent du marché ment n’est que faiblement déve- européen, comparativement à de gestion publique (Guttman et loppé eu égard au marché 21 pour cent pour l’Allemagne et à Willner, 1976). De même, en nord-américain (FEACO, 1999). 14 pour cent pour la France Grande-Bretagne, des politologues (Financial Times, 1992). ont mis de l’avant le terme Une étude de Syntec Management, l’association qui regroupe les « consultocratie » pour décrire l’in- La force de la Nouvelle grands cabinets de conseil en fluence croissante des grands cabi- Gestion Publique et du France, concluait en 1994 «que la nets de conseil dans les centres France, déjà faible consommatrice conseil en gestion dans les décisionnels de l’État britannique de conseil, accentue son retard par (Hood et Jackson, 1991: 24); plus pays anglo-saxons rapport aux grands pays récemment, une étude sur européens » (Syntec Management, Pourquoi les idées de la l’Australie a soutenu que les consul- 1994: 7). Selon Syntec, la Grande- Nouvelle Gestion Publique ont- tants avaient, ni plus ni moins, Bretagne utilise les services des elles acquis plus d’influence sur la «réorienté » la politique sociale du consultants deux fois plus que la réforme de l’État-providence dans pays (Martin, 1998). France, et « le dirigeant américain les pays anglo-saxons? Et pourquoi
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 135 ces pays sont-ils ceux où l’indus- gestion du monde commercial font tous partie, à des degrés divers, trie du conseil en management est (Saint-Martin, 1998). En général, de l’idéal-type libéral en ce qui a trait en général le plus fortement déve- l’industrie du conseil est moins à leur régime de politique sociale. loppée ? Avant de répondre à ces bien développée lorsque le secteur Les régimes d’État-providence libé- questions, il faut apporter un privé utilise peu les services des raux sont les moins démarchandi- certain nombre d’éclaircissements. consultants. Le niveau de connais- sants. C’est dans ce type de régime D’abord, y a-t-il une relation de sances que les consultants peuvent que l’émancipation par rapport à la causalité entre les deux observa- alors prétendre posséder du milieu dépendance au marché est la plus tions empiriques contenues dans des entreprises est à ce moment-là faible. Dans le « monde » de l’État- ces questions ? Autrement dit, le moins important. Dans ce contexte, providence libéral, le marché a un conseil en management est-il plus les réformateurs du secteur public « caractère sacré » écrit Esping- fort dans les pays anglo-saxons sont moins enclins à considérer les Andersen (1999 : 43), et c’est prin- 135 parce que la Nouvelle Gestion consultants comme des experts cipalement par lui que les individus Publique y est aussi plus forte ? Ou, capables de contribuer à la mise en et les familles acquièrent leurs à l’inverse, la Nouvelle Gestion place de réformes visant à rendre moyens de subsistance. Hors du Publique a-t-elle eu plus d’in- l’administration gouvernementale marché, le niveau de protection fluence dans les pays anglo-saxons plus semblable à celle du secteur sociale est minimal. La politique parce l’industrie du consulting y privé (Roberts, 1996). sociale offre un filet de sécurité est plus fortement développée ? La dont les indemnités sont en général Il serait tout aussi illusoire de réponse est non dans les deux cas. faibles et associées à une stigmati- voir dans la force de l’industrie du sation sociale. L’accès à la protec- Les gouvernements des pays conseil en management la cause de tion sociale dans l’État-providence anglo-saxons ont sans l’ombre la plus grande influence de la libéral est aussi plus fortement d’un doute contribué à la crois- Nouvelle Gestion Publique dans contrôlé, ciblé, et fondé sur l’éva- sance de l’industrie du conseil en les pays anglo-saxons. Une telle luation de besoins démontrables management, dans la mesure où ils proposition serait assez simpliste, (means-tested). Il en résulte un ont souvent utilisé les services des sous-estimant à la fois l’autonomie régime qui renforce le marché, consultants du secteur privé afin de de l’État et de ses agents, et le rôle dans la mesure où la plupart des mettre en place des réformes inspi- de la politique dans les choix des individus sont encouragés à se rées des idées de la Nouvelle décideurs publics. Nous soutien- tourner vers le secteur privé afin de Gestion Publique. Cependant, drons plutôt que l’influence de la conserver des moyens d’existence l’État est peu susceptible de soute- Nouvelle Gestion Publique et le socialement acceptables. nir à lui seul l’existence d’une caractère plus ou moins fortement industrie du conseil en management développé du conseil en manage- Pourquoi les sociétés anglo- vigoureuse et concurrentielle. Dans ment sont reliés entre eux par la saxonnes se retrouvent-elles toutes la plupart des pays occidentaux, le centralité historique du marché et dans le modèle où le marché secteur privé fournit entre 60 et la prédominance de l’idéologie constitue le principal moyen de 90 pour cent du revenu total de l’in- libérale dans les configurations ins- combler les besoins sociaux ? dustrie du conseil en management titutionnelles des États-provi- Esping-Andersen met surtout l’ac- (Rassam, 1998). D’ailleurs, il appa- dences des pays anglo-saxons. cent sur des variables politiques raît que c’est à cause de l’expé- reliées à la nature des coalitions rience que les consultants ont du La centralité du marché partisanes. Une approche plus axée management dans le secteur privé dans l’État-providence sur les idées, les valeurs et les que les réformateurs partisans des libéral connaissances, comme celle for- idées de la Nouvelle Gestion mulée par Max Weber, ferait Publique font appel à leurs services Comme l’a montré Esping- davantage pointer la flèche causale pour qu’ils transposent dans le Andersen dans son étude désormais du côté de la religion et de secteur public les méthodes de classique, les pays anglo-saxons l’éthique protestantes. C’est avec
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 136 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 45 d’audit (Jones, 1981). Or, de nos Tableau 2 • Les dix plus grands cabinets jours, le secteur mondial du conseil de conseil en management au Les cabinets de conseil et la monde, 1996 « re-marchandisation » de la politique en management est dominé par un sociale dans les États-providences de oligopole de cinq firmes d’experts- Nom du cabinet Revenus type libéral comptables. Comme le montre le (milliards $ US) tableau 2, en 1996, ces cinq cabi- Arthur Andersen 6,7 nets (encore au nombre de six à l’époque) contrôlaient à eux seuls Ernst & Young 2,2 près du tiers du marché mondial du McKinsey & Co. 2,0 CM (soit 30 pour cent). Avant la KPMG 1,9 grande fusion entre Price Waterhouse et Coopers & Lybrand Deloitte Touche 1,6 136 (1997), ces firmes étaient connues Coopers & Lybrand 1,4 sous le nom de Big Six. Il s’agissait la révolution industrielle britan- Price Waterhouse 1,2 d’Arthur Andersen, Coopers & nique du XVIIIe siècle qu’est né ce Lybrand, Ernst & Young, KPMG Mercer Consulting Group 1,1 que Weber appelle le « capitalisme Peat Marwick, Deloitte Touche, et Towers Perrin 1,0 rationnel », et c’est dans la foulée de Price Waterhouse. Bien que ces l’expansion impérialiste que ce cabinets soient aujourd’hui sous le Booz Allen 0,9 modèle s’est subséquemment contrôle d’intérêts américains, ils Total, big Six 15 répandu dans les colonies de peuple- étaient tous (sauf Arthur Andersen) Total, marché mondial ment de la Grande-Bretagne. Selon d’origine britannique. Ils se sont pour 1996 50 Weber, l’élément par lequel le développés au milieu du XIXe siècle, «capitalisme rationnel » se distingue lorsque les comptables britanniques, Source: Rassam, 1998: 18. des systèmes économiques précé- suivant le mouvement du capital de dollars américains et employaient dents, et sans lequel il « n’aurait pas la City financière investi dans les plus de 350 000 professionnels de été possible », est la « comptabilité colonies, ont établi leurs premières la comptabilité, du management et rationnelle », qui « domine toute la succursales aux États-Unis et au des technologies de l’information, vie économique moderne » (1964: Canada avant de s’implanter en répartis dans des réseaux transna- 16). Bien sûr, la comptabilité et le Australie et en Nouvelle-Zélande tionaux couvrant près de 160 pays boulier compteur qui lui a long- (Stevens, 1991). (New York Times, 1997 : C3). temps servi de support technique sont des inventions anciennes anté- Les données du tableau 2 portent rieures à l’avènement du capita- sur l’année 1996. Elles ne décri- L’avantage institutionnel vent donc pas adéquatement la lisme industriel. Mais c’est à la situation qui a suivi la création de des comptables faveur de celui-ci, et de l’appari- Price-Coopers, devenu depuis Comment se fait-il que les tion de grandes entreprises finan- 1997 le second cabinet au monde comptables dominent si fortement cées hors des cercles familiaux, dans le domaine du CM. De plus, le marché du conseil en manage- que se sont développées les en ce qui concerne les Big Five, le ment ? Sans entrer dans les détails, méthodes modernes de comptabi- tableau 2 ne porte que sur les il convient de mentionner que le lité (Bailey, 1984; Stacey, 1954). revenus de CM et non sur les conseil est un champ d’activité qui C’est dans l’Angleterre de la revenus d’audit et sur les revenus est d’abord apparu aux États-Unis révolution industrielle que se reliés aux services comptables. Or, avec le taylorisme (Tatham, 1964). mettent en place les premières lorsque tous ces revenus sont inté- Malgré un succès initial relatif, le organisations professionnelles de grés dans une seule catégorie, il conseil en management a rapide- comptables ainsi que les premiers ressort qu’en 1997, les Big Five ment suscité un fort scepticisme cabinets de services comptables et généraient plus de 42 milliards de quant à son utilité sociale et écono-
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 137 mique. Dans l’entre-deux-guerres, entrant sur le marché du conseil, ils établi avec le client lors de l’audit l’entreprise qui faisait appel aux n’étaient pas considérés comme ne peut pas servir de tremplin pour consultants était souvent perçue des «intrus» venant «fouiner » dans la vente subséquente de services de comme faible ou malade par ses les affaires des entreprises pour conseil en management. En actionnaires, concurrents et clients. lesquelles étaient produits des ser- Grande-Bretagne, de même qu’aux En outre, les consultants étaient (et vices de conseil en management États-Unis, au Canada, en Australie sont encore souvent) considérés (Mellet, 1988: 5). Contrairement et en Nouvelle-Zélande, et dans les comme une menace pour l’emploi aux ingénieurs (la profession rivale autres pays (comme l’Afrique du des travailleurs de l’entreprise dans le développement du conseil Sud) où la profession comptable a ayant recours à leurs services. en management), les comptables historiquement été formée par des L’industrie du conseil en manage- jouissent d’un avantage organisa- comptables britanniques chargés ment devait aussi faire face à la tionnel majeur: par le biais de leurs de suivre les investissements de la 137 réputation de plus en plus mau- activités d’audit, ils connaissent métropole dans les colonies, les vaise que l’incompétence et les déjà les secrets d’affaires et le comptables font tous partie de pratiques frauduleuses de certains fonctionnement des entreprises corps professionnels autorégle- de ses membres lui avaient value conseillées. Ce contact leur a mentés et autonomes par rapport à dans les années 1940 et 1950 permis de vendre leurs services de l’État. Dans tous les pays anglo- (Mellett, 1998 : 5). Ces problèmes conseil à des taux plus concurren- saxons, la profession comptable d’image ont rapidement fait dimi- tiels. Les comptables ne perdent n’empêche pas ses membres de nuer les profits des consultants, et pas de temps à se familiariser avec vendre des services d’audit et de c’est dans ce contexte que s’est les entreprises conseillées, dont ils conseil en management aux mêmes intensifiée la quête du profession- connaissent déjà bien les rouages clients. Elle exige simplement nalisme, laquelle coïncide avec par leur travail de vérificateurs d’eux qu’ils respectent un code l’arrivée des Big Six (qui étaient (Sauviat, 1994). C’est pour ces d’éthique pour qu’il n’y ait pas de alors huit) dans le secteur du raisons que les Big Five ont réussi conflit d’intérêt lorsqu’un comp- conseil. à se hisser au sommet des cabinets table travaille pour le même client qui dominent le marché mondial du à la fois comme auditeur et comme Le conseil en management conseil en management (The consultant. Ces différences tien- devient prospère et commence à Economist, 1997). nent aux différents types de générer des milliards de dollars lorsque les grands cabinets mon- Mais en France et dans la plupart modèles qui gouvernent les rela- diaux d’experts-comptables anglo- des pays de l’Europe continentale, tions entre l’État et les professions, et saxons pénètrent progressivement les cabinets de comptables ne aux divergences dans les trajectoires le marché du conseil dans les peuvent pas, comme en Grande- historiques de développement éco- années 1960 (Nations Unies, Bretagne, utiliser leurs contacts nomique (Torstendahl et Burrage, 1993). En raison du ralentissement privilégiés avec les entreprises qui 1990). En Grande-Bretagne, la pro- de la croissance de leurs activités font appel à leurs services d’audit fession comptable s’est développée d’audit, les firmes de comptables pour leur vendre des services de au moment de la révolution indus- mettent en œuvre à partir de ce conseil (Ridyard et de Bolle, trielle, laquelle a donné naissance à moment une politique systéma- 1992). Sur le continent européen, la création de grandes entreprises à tique de diversification dans les l’État ne permet pas aux comp- financement externe, dont la loi activités de conseil (Arnstein, tables de vendre aux mêmes clients obligeait les gestionnaires à rendre 1967). Ce faisant, les comptables des services d’audit et des services régulièrement des comptes à leurs ont considérablement amélioré de conseil. Donc, contrairement à actionnaires. Ailleurs en Europe, la l’image du conseil, grâce à leur ce qui se passe en Grande- formation d’un corps de comp- réputation de professionnalisme, Bretagne, pour le comptable fran- tables et d’auditeurs fort et nom- de rigueur et de sérieux méthodolo- çais et pour la plupart de ses breux n’a pas été favorisée par gique (Tisdall, 1982). De plus, en homologues européens, le contact l’impact plus tardif de l’industriali-
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 138 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 45 Les pays anglo-saxons se carac- bureaucratique », car les réforma- térisent donc par la présence d’une teurs cherchent à affermir leur Les cabinets de conseil et la « re-marchandisation » de la politique industrie du conseil en manage- influence autour d’enjeux contestés sociale dans les États-providences de ment assez fortement dominée par en mobilisant des ressources type libéral les comptables, et ils disposent externes jugées crédibles et faisant d’un régime de politique sociale autorité (Bakvis, 1997)4. plus marchandisé que celui des « mondes » conservateur et corpo- À cause de ces facteurs structu- ratiste. Or, la rencontre de ces deux rels et politiques, ainsi que du type réalités, c’est-à-dire la participa- de connaissances, d’idées et de tion des consultants-comptables à concepts que les réformateurs de la réforme de la politique sociale l’État-providence libéral achètent 138 lorsqu’ils font appel aux consul- libérale, donne lieu à des configu- rations, à des situations, qui n’on tants, le savoir comptable est donc sation ni par la forte présence des rien de véritablement « global », souvent susceptible de l’emporter, entreprises familiales dans la struc- bien qu’elles puissent se dérouler à puisque le marché du conseil en ture économique (dans ces entre- l’échelle de plusieurs pays à la fois management dans les pays anglo- prises, les actionnaires ne demandent et ainsi produire un effet « boule de saxons est fortement dominé par pas de comptes aux gestionnaires neige » prenant parfois les appa- les grands cabinets d’audit. Et c’est rences (trompeuses) d’un phéno- en partie pour cette raison que cer- puisque les deux fonctions sont mène mondial ou « universel ». tains parlent d’une « logique comp- occupées par les mêmes per- table » pour caractériser le contenu sonnes). Ainsi, on trouve de nos Aussi, quand, dans les pays de la Nouvelle Gestion Publique en jours environ 170 000 comptables anglo-saxons, les réformateurs de Grande-Bretagne (Broadbent et en Grande-Bretagne, 80 000 au l’État-providence décident de faire Laughlin, 1996; voir aussi Power, Canada et seulement 21 000 en appel aux services des consultants 1997). D’autres utilisent le terme France (Revue française de comp- en management pour transformer « pensée comptable » pour désigner tabilité, 1989 : 34-36). la politique sociale, leurs choix l’obsession actuelle des réforma- sont fatalement influencés par la teurs du secteur public à l’égard de Savoir comptable et structure de l’industrie du conseil techniques comme les indicateurs reproduction de la fonction en management. En Grande- de rendement, la mesure de l’effi- Bretagne, par exemple, une étude cience, la vérification intégrée régulatrice du marché dans réalisée en 1994 par le Cabinet (value-for-money audit), la gestion le secteur public Office montre que près du tiers de par contrat et l’évaluation de pro- L’analyse qui précède a mis en tous les contrats gouvernementaux grammes (Hufty, 1998). pour l’achat de conseil en manage- lumière l’étroite relation historique et ment (soit 170 millions de livres) Cette «logique» ou cette «pensée» institutionnelle qui existe entre la comptable s’exprime surtout par le va à la poignée de grands cabinets profession comptable et le conseil en biais des « mécanismes de type (y compris les Big Five, qui étaient management. Le conseil est un six à l’époque) qui dominent le marché » (MTM) qui cherchent à secteur d’activités plus florissant et marché du conseil britannique reproduire la fonction régulatrice jouissant d’une reconnaissance (Efficiency Unit, 1994 : 46). La du marché dans les institutions de sociale plus forte dans les pays où recherche montre aussi que fonc- l’État-providence (Lacasse, 1993; son développement a en grande tionnaires et ministres ont générale- OCDE, 1993). Les MTM désignent partie été façonné par les comp- ment tendance à faire appel aux les dispositifs comportant au moins tables. Et ceux-ci ont pu jouer ce rôle services des firmes internationales une caractéristique importante des plus facilement dans la «famille des les plus prestigieuses, essentielle- situations de marché, que ce soit la nations» anglo-saxonnes. ment pour des raisons de « politique concurrence, l’utilisation des prix,
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 139 la dispersion des décideurs ou conseil. Les Big Five et tous les tation de services d’assistance l’emploi d’incitations pécuniaires. autres grands cabinets mondiaux sociale (Cohen, 1997). Parmi les MTM les plus courants du conseil, comme McKinsey et le on trouve : la tarification, la sous- Ce type de partenariat constitue Boston Consulting Group, ont leur traitance, la création de marchés l’un des principaux «mécanismes de siège social aux États-Unis. C’est internes et le salaire au rendement. type marché » dans le secteur de l’as- aussi aux État-Unis que se trouve sistance sociale. Comme les situa- le type d’État-providence le plus Or, c’est précisément dans la tions de marché, il suppose la faiblement démarchandisé de construction sociale des méca- concurrence (dans la mesure où le toutes les grandes démocraties nismes qui tentent d’injecter la partenaire du secteur privé a généra- dynamique de la concurrence dans occidentales. L’État-providence lement été choisi au terme d’un pro- les processus administratifs de américain limite l’essentiel de sa cessus d’appel d’offres concurrentiel) l’État qu’intervient le savoir comp- protection aux plus faibles, qui 139 et la dispersion des décideurs. table. Dans le secteur privé et com- sont protégés, mais aussi stigmati- mercial, c’est à travers l’invention sés. Les classes moyennes améri- Les cabinets de conseil sont par les comptables de la bottom caines étant habituées à se tourner généralement payés en fonction line (la comparaison des revenus et vers le marché pour obtenir leurs des résultats qu’ils ont atteints au des dépenses) que se calcule la per- moyens de subsistance, elles ont chapitre de la diminution du formance des entreprises. Dans le tendance à considérer l’État-provi- nombre de bénéficiaires inscrits à secteur public, le profit n’existe dence comme un « État-providence l’aide sociale, en aidant les presta- pas et donc sa fonction de régula- de pauvres » et sont plus suscep- taires à trouver un emploi ou en tion et de contrôle ne s’accomplit tibles de prêter l’oreille à des idées réduisant le nombre de cas fraudu- que par des mécanismes qui repro- néolibérales comme celles que prô- leux. D’ailleurs, le thème de la duisent dans les services, de façon naient les ultra-conservateurs de fraude revient constamment dans la artificielle et au moyen de tech- Newt Gingrich au milieu des publicité que produisent les Big niques comptables, la logique de la années 1990. Five pour faire valoir leur apport à bottom line. Et un peu de la même la réforme de l’assistance sociale Après avoir promis la « fin de façon que, dans les pays anglo- auprès des décideurs politiques et l’aide sociale telle que nous l’avons saxons, plus précisément en bureaucratiques. C’est à la ques- connue », Bill Clinton a accepté de Grande-Bretagne après la révolu- tion «How can governments elimi- signer, en août 1996, le Personal tion industrielle, le savoir comp- nate fraud ? » que la division Health Responsibility and Work Opportunity table a été intimement lié à and Welfare de Deloitte Touche Reconciliation Act (PRWORA), l’invention des règles de fonction- Tomatsu prétend pouvoir apporter entérinant ainsi la vision sociale nement du marché dans le secteur des réponses et des solutions5. Pour mise de l’avant par le Congrès privé, c’est un processus semblable Arthur Andersen, le défi actuel des qui semble prévaloir depuis républicain (Villeneuve, 1999). consultants est de mettre à la dis- quelques années dans les institu- Cette loi apportait de nombreux position des gouvernements des tions de l’État social libéral. changements, mais l’un des plus techniques garantissant l’élimina- importants en ce qui nous concerne tion des fraudes et des abus et l’at- L’exportation du workfare a trait à la flexibilité accrue dont tribution des sommes disponibles jouissent désormais les États à à l’américaine aux personnes qui y ont vraiment l’égard de Washington quant à la droit et en ont le plus besoin6. C’est aux États-Unis que l’in- gestion des budgets destinés à l’as- dustrie du conseil en management sistance sociale (Morel, 2000 : 162). Cette déclaration met en relief le est le plus fortement développée. Depuis cette réforme, les États pouvoir structurant des institutions, En outre, comme on l’a vu, les américains ont formé de plus en car elle montre que, dans leur rhé- États-Unis contrôlent plus de la plus de partenariats avec les torique, les cabinets de CM ont moitié du marché mondial du grandes firmes de CM pour la pres- assimilé la logique de l’État-provi-
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 140 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 45 La transnationalisation compte, des économies annuelles Les cabinets de conseil et la limitée du social de l’ordre de 250 millions de « re-marchandisation » de la politique dollars8. sociale dans les États-providences de En 1995, nous l’avons signalé, type libéral le Nouveau-Brunswick a formé Comme dans les cas précédents, un partenariat avec Andersen Andersen débourse initialement Consulting en vue de transformer tous les coûts et est rémunéré plus son ministère du Développement tard, et seulement si la réforme des ressources humaines (DRH). mise en place entraîne la réduction Comme dans le cas des États amé- de coûts prévue. Pour certains cri- ricains, Andersen a pris en charge tiques, le fait que la firme ne trouve toute la gestion du ministère et a son compte dans l’opération que si 140 elle fait réaliser des économies au financé à lui seul le coût intégral du projet (21 millions de dollars), sans système d’aide sociale est de dence libéral, stigmatisante sur le contribution préalable de la part du mauvais augure pour les pauvres plan social et limitant l’assistance à gouvernement. Selon l’entente (Nolan, 1997 : B3). Mais selon le quelques groupes sociaux « méri- conclue avec le gouvernement, gouvernement de l’Ontario, ce type tants ». Or, cette logique n’a rien Andersen ne doit pas toucher d’ho- de partenariat est rentable pour tous d’universel, et la publicité qui appa- noraires avant d’avoir réalisé les les acteurs impliqués : Andersen raît sur les sites Internet des Big Five économies prévues7. La période assume seul les risques financiers – sites que l’on veut « globaux » et de paiement des honoraires est et, pour rendre l’entente profitable, destinés à tous les décideurs du fixée à 60 mois, du 1er octobre il a tout intérêt à faire diminuer les domaine de la politique sociale, 1997 au 30 septembre 2002. demandes d’assistance sociale en quel que soit leur pays – est proba- Andersen doit recevoir la somme aidant le maximum de prestataires blement peu (ou moins) susceptible de 363 000 dollars par mois, alors à trouver un emploi le plus rapide- d’attirer l’intérêt des réformateurs que le ministère affirme réaliser ment possible. Dans cette logique, issus des mondes conservateur et des économies mensuelles de c’est l’absence de recherche du corporatiste de l’État-providence. 693 000 dollars depuis sa réorgani- profit qui expliquerait que les fonc- sation dans le cadre de l’entente. tionnaires du ministère soient L’approche plus stigmatisante moins empressés et moins enthou- En 1997, le gouvernement de du régime libéral est particulière- siastes que les consultants à l’égard l’Ontario décidait de suivre ment évidente dans la politique du de la réintégration en emploi de la l’exemple du Nouveau-Brunswick workfare, qui consiste à lier le ver- clientèle de l’assistance sociale. et mettait de l’avant le Business sement d’une aide financière à Mais alors qu’au Nouveau- Transformation Project, un parte- l’occupation d’un emploi ou à la nariat avec Andersen Consulting Brunswick l’opposition politique participation à des mesures prépa- visant à restructurer la prestation n’a pas eu de voix à l’intérieur des ratoires à l’emploi (Noël, 1995). des services au sein du ministère institutions législatives durant une Or, selon un nombre grandissant des Affaires sociales. Au terme de partie des années 1990, en Ontario, d’études sur le workfare (voir en l’entente, Andersen doit recevoir l’opposition néo-démocrate a forte- particulier King, 1995; et Morel, 180 millions de dollars. Selon le ment dénoncé l’entente avec 2000), «l’exemple américain a été cabinet, le projet aurait jusqu’à Andersen. Selon le leader de l’op- transplanté dans différents pays, présent produit des économies de position, les profits d’Andersen ont notamment la Grande-Bretagne, le plus de 34 millions de dollars, grâce été réalisés aux dépens des pauvres Canada et l’Australie » (Morel, surtout à l’amélioration des pra- (Mallan, 1998 : A6). D’autres ont 2000: 25). Les Big Five n’ont pas tiques « d’affaires», qui ont réduit la déploré que les services d’Andersen été absents de ce processus de fraude et les sommes payées en aient été retenus pour inventer des transplantation. trop, et devrait engendrer, en fin de méthodes permettant de pourchas-
Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 141 ser les fraudeurs de l’aide sociale duire, en ce qui concerne les dos- plus performants (Bloomfield et (Community Action, 1997: 3). siers des usagers, une gestion de Danieli, 1995). l’information potentiellement plus Comme le cas de l’Ontario tend Dans l’État unitaire britannique, lourde ou plus complexe, que les à le montrer, lorsque des cabinets où la prestation des services consultants promettent de simpli- de conseil en management devien- sociaux est davantage contrôlée par fier et de rendre plus efficace par le nent partenaires du gouvernement le centre que dans les régimes fédé- biais de l’informatique et de pour la gestion de la politique raux du Canada et des États-Unis, sociale, le risque de contestation l’Internet (CEA, 1999). c’est moins sous la forme du parte- politique est plus fort, étant donné Si le ciblage et les besoins plus nariat que dans le développement que le partenariat constitue en complexes qu’il génère quant à la d’indicateurs de rendement que quelque sorte la « pointe de l’ice- gestion de l’information concernent s’est surtout manifestée la partici- berg », c’est-à-dire la forme la plus surtout les usagers, une autre forme pation des consultants à la réforme 141 visible et la plus poussée de parti- de participation des consultants à la de la politique sociale (Clarke et cipation des consultants à la réforme de l’État-providence Newman, 1997). En 1992, le gou- réforme de l’État-providence. touche davantage les fonction- vernement britannique a déclaré Mais d’autres formes de participa- naires: ceux et celles qui travaillent avoir dépensé quelques 508 mil- tion (plus complémentaires que dans les agences de prestation de lions de livres en services de mutuellement exclusives) existent services sociaux. Dans ce cas, les conseil en management. De ce également, par exemple l’informa- technologies de l’information que montant, près de 25 pour cent tisation de la prestation des pro- (124 millions de livres) ont été les gouvernements achètent des grammes et des services sociaux. dépensés par trois acteurs de la cabinets de conseil sont destinées à Les Big Five occupent une large politique sociale : le ministère de accroître la productivité et l’impu- part du marché du conseil en tech- l’Emploi, le ministère de la tabilité des fonctionnaires. On nologie de l’information et sont Sécurité sociale et le Service natio- pense ici surtout aux indicateurs de très actifs dans la promotion de la nal de santé. Dans le secteur social, rendement censés remplacer les « gouvernance électronique » : les indicateurs ont permis de renfor- modes traditionnels de contrôle eGovernment (LaMonica, 2000: 5). cer le contrôle exercé par les ges- bureaucratique wébérien (la hiérar- En matière de politique sociale, tionnaires supérieurs et de limiter la l’universalisme est de plus en plus chie, les règles, les procédures, etc.) par des formes plus décentralisées marge de manœuvre des fonction- remplacée par le ciblage des clien- naires, par l’automatisation crois- tèles (Noël, 1996). Or, l’approche de «gouvernance à distance», où le contrôle s’exerce par la mesure sante du traitement des dossiers des plus personnalisée, plus taillée sur usagers (Cousins, 1987). mesure qu’implique le ciblage des quantitative des résultats de l’ac- clientèles exige la constitution de tion administrative. Or, un peu comme le ciblage, les indicateurs Conclusion dossiers plus étoffés, où l’orga- nisme prestataire de services accu- de rendement (qui ont toujours ten- Le rôle des grands cabinets de mule plus d’information (ou du dance à se concentrer sur le mesu- conseil en management dans la moins une information plus fine, rable, tel le nombre d’appels réforme de la politique sociale est plus détaillée) à l’égard des usagers téléphoniques auxquels on a relativement nouveau. Mais l’exis- de façon à pouvoir mieux les servir répondu ou le nombre de « clients» tence de ces cabinets en tant qu’ac- et à répondre plus efficacement aux servis dans une journée) ont accru teurs transnationaux n’est pas besoins de chacun. Bien sûr, le la quantité d’information que les nouvelle. Bien que leurs tentacules ciblage comporte aussi un élément fonctionnaires ont à gérer, et leur s’étendent désormais presque accru de surveillance et de utilisation dans les services publics partout sur la planète, c’est dans les contrôle9. Mais qu’il soit conçu de a été grandement facilitée, voire anciennes colonies de peuplement façon positive ou négative, le légitimée, par le développement de de la Grande-Bretagne que les ciblage de la clientèle semble pro- systèmes informatiques toujours consultants sont le plus fortement
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