Les enquêtes par questionnaire en géographie de l'environnement
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EG 2010-4 p. 325-344 Les enquêtes par questionnaire en géographie de l’environnement Lydie Goeldner-Gianella Anne-Lise Humain-Lamoure Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UMR 8586 PRODIG UMR 8504 Géographie-cités 191 rue Saint-Jacques, F-75005 Paris 13 rue du Four, F-75006 Paris Lydie.Goeldner-Gianella@univ-paris1.fr alhumain@yahoo.fr RÉSUMÉ.— En France, l’enquête par ABSTRACT.— Surveys through ’importance donnée au terrain questionnaire semble peu mobilisée dans les recherches géographiques au regard questionnaires in environmental geography.— In France, surveys using L pour asseoir une recherche en d’autres techniques d’enquête, tout questionnaires have been less widely géographie et plus particulière- particulièrement en géographie de developed than other survey techniques ment en géographie de l’environ- l’environnement. Nous avons cherché à especially in environmental geography. expliquer ce retard, autant qu’à le dépasser. We set out to account for the backwardness nement n’est plus à démontrer. Il Ainsi, après une présentation de l’utilité et of this branch of geography and to explore en est de même des représenta- de l’utilisation des questionnaires the means to catch up. Thus, after tions sociales de l’espace (Bailly, en géographie en général, puis dans presenting the uses and usefulness of 1992) qui peuvent être appro- le champ spécifique de l’environnement, this technique in geography, and in nous examinons les apports et environmental geography in particular, chées au moyen de questionnaires les difficultés de cette technique, we will examine the contribution of traités par des méthodes statis- notamment en termes de spatialisation, this technique and its difficulties, tiques. En France, les techniques avant de proposer quelques pistes for instance in the area of the spatialization d’enquête, parmi lesquelles une améliorant la construction des data. We will then suggest avenues of questionnaires, tant en termes research to improve the construction approche par questionnaire est d’échantillonnage et de vocabulaire que of questionnaires addressing issues of souvent privilégiée, sont désor- par le recours à un système d’information wording and population sampling mais enseignées dans les cursus de multi-sources. techniques or the use of a multi-source géographie et semblent faire information system. ENVIRONNEMENT, FRANCE, partie du bagage commun et insti- GÉOGRAPHIE, QUESTIONNAIRE, ENVIRONMENT, FRANCE, GEOGRAPHY, tutionnalisé du géographe : sur REPRÉSENTATION PERCEPTION, QUESTIONNAIRE 37 départements enseignant la géographie et recensés en juin 2009, plus des deux tiers ont un module de techniques d’enquête au niveau licence et @ EG 2010-4 325
95 % au niveau master. Cependant, aucun manuel propre à la géographie n’existe dans ce domaine, cette méthodologie étant enseignée à partir d’ouvrages de sociologie (Javeau, 1988; Singly, 2001; Berthier, 2002). En parallèle, l’enquête par questionnaire semble peu mobilisée dans les recherches géographiques au regard d’autres méthodes (entretiens, observations, relevés), plus nettement encore en géographie de l’environnement. Il est tout à fait représentatif que six jeunes chercheurs géographes, traitant de questions rurales ou environnementales, aient récemment présenté leurs méthodes d’étude des représentations en évoquant uniquement l’analyse de discours (discours écrits ou discours oraux obtenus lors d’entretiens) ou l’observation des pratiques (Bertrand et al., 2007), sans jamais mentionner le questionnaire. Certes, ils s’interrogent sur l’intérêt des méthodes qualitatives en géographie, mais on ne saurait en exclure trop vite les enquêtes par questionnaires, que l’on ne peut assimiler à de simples sondages d’opinion. De ce fait, nous avons cherché d’une part, à expliquer ce paradoxe, et d’autre part, à le dépasser en pointant à la fois l’intérêt de la méthode des questionnaires et les difficultés à résoudre dans une démarche géographique, plus spécifiquement dans le champ de l’environnement. Ce champ de la géographie, longtemps peu ouvert aux représentations et à l’enquête par questionnaire, couvre pourtant « les relations d’interdépendance [qui] existent entre l’homme, les sociétés et les composantes naturelles du milieu. [Ces relations] fondent l’approche environnementale qui inclut également perception et représentations » (Ciattoni, Veyret-Mekdjian, 2007). Pour ce faire, nous avons fondé notre argumentation sur des questionnaires élaborés par des géographes français et portant sur des questions environnementales en France, fai- sant ainsi le choix de ne pas élargir cette étude à d’autres régions du monde, et notamment aux Suds, en dépit de l’intérêt de ces terrains. En effet, l’utilisation des questionnaires en géographie rurale ou environnementale y est plus ancienne, liée à un fréquent manque d’information ou à des contacts plus aisés entre disciplines, mais elle pose des problèmes méthodologiques parfois différents. Après une présentation de l’utilité et de l’utilisation des questionnaires en géo- graphie puis dans le champ spécifique de l’environnement, nous examinons les apports et les difficultés de cette technique d’enquête, notamment dans la spatialisation de ses données, avant de proposer quelques pistes améliorant la construction des questionnaires, tant en termes d’échantillonnage et de vocabulaire que par le recours à un système d’information multi-sources. Enquête par questionnaire et géographies Si, parmi les techniques d’enquête, les guides d’entretien sont couramment prati- qués en géographie, ce n’est pas le cas des questionnaires standardisés. Ceux-ci se présentent généralement sous forme de listes de questions, de préférence « fermées » (un nombre prédéterminé de modalités de réponses est proposé à l’enquêté). Ces enquêtes peuvent également s’enrichir de quelques réponses libres plus précises que les enquêtés fournissent à des questions « ouvertes ». Cette technique d’enquête très standardisée est avant tout destinée à une population nombreuse en vue d’un traite- ment statistique. Notre propos se limitera strictement aux études fondées tout ou partie sur cette méthode. © L’Espace géographique 326
Cerner la multidimensionnalité des discours et des facteurs qui les influencent Un questionnaire est par définition une méthode standardisée avec tous les avan- tages et les inconvénients que cela suppose. L’avantage majeur est qu’il est une mesure qui permet des comparaisons dans l’espace et le temps. Mais on reproche souvent à cette méthode de tronquer et de biaiser des informations. Dès lors qu’en attendre ? Les enquêtes visent à recueillir le plus souvent des représentations et à com- prendre des pratiques. Or celles-ci découlent d’un processus complexe. Les repré- sentations individuelles se construisent à la fois d’éléments de perception et d’effets de filtrages, de contraintes, de simplifications, de complexifications, d’indurations ou d’oublis dus au contexte spatial et temporel de cette élaboration (Moscovici, 1961 ; Bailly, 1977). Les perceptions et les représentations qui en subsistent sont prises dans un contexte de temps et d’espace dynamique et multidimensionnel. Celui-ci est constitué des conditions collectives d’existence (contexte économique, culturel, territorial,…) en interaction avec les caractéristiques de l’individu lui- même (l’éducation, la position sociale, l’âge, la position dans l’espace, etc.). Toute représentation est donc un processus cognitif d’élaboration mentale certes person- nelle, mais largement influencée par des aspects collectifs, de sorte que l’analyse des représentations individuelles peut révéler des effets de structures liées, par exemple, à une appartenance sociale, politique ou territoriale commune à certains groupes. Notre but est également de prendre en compte les relations entre les personnes et leurs espaces de vie : des simples effets de contexte aux effets plus complexes d’appartenance, d’identification (Feldman, 1990 ; Proshansky et al., 1983 ; Altman, Low, 1992). La difficulté réside donc dans la multiplicité des facteurs qui peuvent influencer discours et pratiques. L’enquête par questionnaire, effectuée sur un grand nombre de personnes, permet de scruter les représentations sociales de l’espace et de tester certains des nombreux fac- teurs qui se combinent pour les influencer (caractéristiques démographiques, sociales, politiques, culturelles, mais aussi contextes spatiaux et environnementaux). L’analyse de données permet ensuite d’associer des profils de réponses correspondant à des profils de population pour identifier des catégories collectives de discours et, dans une certaine mesure, de pratiques. Notre but est ici de justifier l’intérêt et la spécificité de cette méthode en géographie, et plus particulièrement en géographie de l’environnement. Les questionnaires sont un outil de connaissance pour le géographe mais aussi, au-delà de la connaissance, un outil d’aide à la décision pour l’aménageur, le gestion- naire, le politique. Pour autant, nous n’évoquons pas là les sondages d’opinion sur les- quels ces acteurs peuvent à l’occasion asseoir leur politique, mais de véritables enquêtes scientifiquement construites, conduites et analysées. Dans cette optique plus appliquée, les enquêtes par questionnaires menées auprès des usagers ou des habi- tants permettent par exemple de mieux gérer les risques et de réduire la vulnérabilité, de gérer les accès, la fréquentation, voire l’aménagement des espaces naturels, de mieux cerner les publics à informer ou avec lesquels les décideurs et les politiques doivent aujourd’hui communiquer, etc. Ainsi, une enquête récente sur la biodiversité devrait aider le Conseil général de Seine-et-Marne à orienter sa politique de gestion de la nature : au vu des résultats du questionnaire soumis à plus de 800 habitants de quatre communes du département, il peut faire le choix soit d’entretenir et d’acquérir des espaces naturels de proximité, car ils sont les plus fréquentés, soit d’investir dans des lieux moins fréquentés, mais jugés de plus grande valeur. 327 L. Goeldner-Gianella, A.-L. Humain-Lamoure
Une technique peu utilisée en géographie Les premiers questionnaires employés en géographie sont des grilles d’observation (Demangeon, 1909) ou des guides d’entretiens resserrés auprès de personnes ressources (Robert-Muller, 1923). Des questionnaires véritablement destinés à être soumis au grand public n’apparaissent que dans les années 1960-1970, dans le prolongement de statistiques déjà établies que des géographes s’attachent à cartographier : Françoise Cribier (1969) pour analyser les migrations estivales des citadins en France mène une enquête auprès de 8 000 familles pour compléter des statistiques publiques. D’autres géographes s’essayent isolément à cette technique, sans support statistique, à échelon local (Bonnamour, 1966), l’émergence d’une géographie régionale se prêtant assez facilement à ce type de technique. La méthode des enquêtes par questionnaire ne commence à se diffuser, modeste- ment, qu’à la fin des années 1970 et durant les années 1980, dans un contexte discipli- naire où une part des géographes se réclame d’une science sociale de l’espace devenant plus anthropocentrique. L’essor d’une géographie des « espaces vécus » intégrant les pra- tiques et les représentations des individus, notamment dans les années 1990, entraîne un développement des enquêtes et une ouverture vers d’autres sciences sociales. En parallèle, le traitement de questionnaires, dont le grand nombre est une condition de validité de la méthode, est rendu plus aisé grâce à la diffusion de l’informatique et des méthodes de la géographie quantitative. Cependant, la méthode du questionnaire ne s’est pas pour autant amplement déployée depuis cette période. En l’occurrence, la géo- graphie sociale et la géographie culturelle qui privilégient l’analyse des représentations et des pratiques individuelles tendent, en France, à se démarquer d’une géographie pratiquant l’analyse de données. La géographie culturelle privilégie les entretiens et les techniques ethnographiques, telle l’observation participante, comme le souligne le numéro des Annales de géographie consacré en 2001 aux espaces domestiques. Une défiance prolongée en géographie de l’environnement L’utilisation des questionnaires en géographie de l’environnement est encore plus tardive en France, caractérisant surtout la dernière décennie. Auparavant, les travaux sur la perception et les représentations des milieux naturels ou de l’environnement étaient peu associés à cette technique. Ainsi, les trente-cinq contributions à l’ouvrage intitulé La Forêt : perceptions et représentations (Corvol et al., 1997) évoquent l’étude des discours et l’analyse de la presse, de photographies, de la littérature ou du droit. Le recours aux entretiens est évoqué une fois dans l’ouvrage et aux questionnaires trois fois, mais sans référence à des travaux d’enquête propres ou explicitation de la méthode. Une décennie plus tard, si les entretiens restent très employés sur des questions de risque, d’aménagement ou de paysage, le recours aux questionnaires a commencé à se déployer. En géographie du risque, on peut ainsi citer des questionnaires sur l’évaluation de la vulnérabilité territoriale dans la vallée de la Seine (Bonnet, 2002), la tempête de 1999 en Île-de-France (Tabeaud, 2003), le risque d’érosion littorale (Deboudt, Flanquart, 2008), le risque d’inondation (Vinet, Defossez, 2006), l’érosion des plages (Rey Valette et al., 2008), le risque de submersion marine (Anselme et al., 2008), le risque volca- nique dans les départements d’outre-mer (Leone, Lesales, 2009 ; Mas, Leone, 2009). Antoine Bailly (2005) insiste sur l’idée que la géographie francophone a négligé l’étude des représentations du risque jusqu’à la décennie 1990 ; et Nathalie Pottier (2006) © L’Espace géographique 328
montre que l’analyse géographique de la vulnérabilité des sociétés ne passe que depuis peu par des enquêtes réalisées auprès de ménages résidant en zone à risque. À côté de questionnaires sur les nuisances environnementales (Faburel, 2003), la multiplication de questionnaires sur les milieux ou les espaces naturels est, elle aussi, fort récente : ils por- tent sur le milieu dunaire (Meur-Férec et al., 2001), les espaces insulaires (Péron, 2005), le milieu forestier (Simon, 2000 ; Marty, 2004), le milieu montagnard (Pech, 2001 ; Héritier, 2006), les réserves ornithologiques (Chadenas, 2003 ; Baron-Yellès, 1999), les marais ou la dépoldérisation (Goeldner-Gianella, Imbert, 2005 ; Goeldner- Gianella, 2007). Les raisons de cette utilisation réduite des questionnaires peuvent tenir à l’évolu- tion même de la géographie de l’environnement. Pendant plusieurs décennies, des conceptions différentes de l’environnement ont évolué en parallèle, expliquant sans doute la faible place laissée aux analyses socio-culturelles. Ainsi l’environnement a été soit longtemps associé aux impacts négatifs des activités humaines sur les réalités bio- physiques (George, Verger, 2004), soit réduit au « milieu physique ou naturel » (Saffache, 2004). Mais si les géographes physiciens analysaient simplement « les dysfonctionne- ments du cadre naturel dus à la société » dans les années 1980 – ne s’intéressant nulle- ment à des objets aussi subjectifs que les opinions de cette même société –, ce n’est plus le cas aujourd’hui : « la nature […] ne peut plus être appréhendée en termes de face à face ; l’environnement est un construit social qui se lit au travers de la culture du groupe social, de son histoire spécifique, qui s’analyse en termes de perception et de représentations » (Galochet et al., 2006). Dans ce contexte, les enquêtes par question- naire n’ont pu se déployer que tardivement en géographie de l’environnement. Cet usage tardif peut aussi tenir à la rareté des modèles de questionnaires fournis par la sociologie de l’environnement et sur lesquels les géographes auraient pu appuyer leur propre élaboration de questionnaires. Ainsi, si les représentations fran- çaises de l’environnement intéressent les instituts de sondage et les chercheurs depuis le milieu des années 1980 (Collomb, Guérin-Pace, 1998), leur analyse n’a pourtant pas été particulièrement développée : le Centre de recherche pour l’étude et l’observa- tion des conditions de vie n’a effectué entre 1990 et 2007 qu’un nombre limité d’enquêtes relatives à l’environnement (11 rapports sur 242 et moins de 2,5 % des cahiers de recherche). Philippe Collomb et France Guérin-Pace estiment encore, au début des années 1990, « les informations sur les perceptions ou les représentations des Français en matière d’environnement » comme « largement insuffisantes », « frag- mentaires » ou « monographiques » (1998). Ces insuffisances et la faible utilisation des enquêtes par questionnaires ont pu partiellement tenir à l’évolution de la sociologie de l’environnement. Si celle-ci a commencé à prendre son essor dans les années 1970- 1980 (Vaillancourt, 2003), certains sociologues considèrent que cette branche de la sociologie reste de faible importance, tant en Europe que dans le monde (Leroy, 2003). Pour Pieter Leroy, trois raisons expliqueraient cette faiblesse, malgré l’essor de recherches empiriques dans les décennies 1970 à 1990 : la démarche d’émancipation des sciences naturelles menée à l’origine par la sociologie durkheimienne, la concep- tion, depuis le XIXe siècle, d’une société moderne dégagée de toute contingence phy- sique, et enfin l’idée récente que les problèmes environnementaux des années 1970 sont nouveaux et sans rapport avec l’ancienne dialectique opposant l’homme à la nature. Cette impression de faiblesse à l’échelle européenne est confirmée par le cas français (Charles, Kalaora, 2003). On observe, en l’occurrence, que le Dictionnaire de 329 L. Goeldner-Gianella, A.-L. Humain-Lamoure
sociologie (Encyclopedia Universalis) ne propose, en 2007, ni l’entrée « nature », ni l’entrée « environnement », et que le chapitre consacré aux différents courants de la discipline ne mentionne pas cette spécialité. Ces spécificités de la sociologie de l’environ- nement pourraient partiellement expliquer les difficultés des géographes à monter des questionnaires sur des problématiques environnementales, leur méthodologie étant à l’origine empruntée à la sociologie, mais avec un souci plus grand de spatialisation. Apports et difficultés des questionnaires en géographie de l’environnement Outre les raisons évoquées tenant à l’évolution récente des disciplines géographique et sociologique, les difficultés de mise en œuvre des enquêtes par questionnaires en géo- graphie de l’environnement peuvent expliquer leur faible utilisation. Une méthode efficace pour analyser des représentations sociales de l’espace Les géographes qui mettent en œuvre des questionnaires, y intégrent une dimension spatiale. Ils cherchent à cerner des représentations, des pratiques des lieux, mais aussi l’influence sur ces représentations des contextes spatiaux. Toutefois, l’intégration de ces facteurs spatiaux nous semble avoir été peu prati- quée jusqu’à présent. Ainsi, des enquêtes sur des réserves ornithologiques peuvent aboutir à une cartographie intéressante de l’origine des visiteurs ou des trajets suivis par les birdwatchers1 de réserve en réserve (Baron-Yellès, 1999), mais la réflexion est rarement conduite à l’échelle même des réserves (cartographie des cheminements, des lieux de contemplation ou d’observation, etc.). De la même façon, dans les enquêtes réalisées sur la vulnérabilité des territoires, ce sont souvent des données sociologiques qui sont exploitées (Meur-Férec et al., 2004) alors que des données spatialisant les phénomènes ou les risques seraient utilisables et cartographiables (distance à la mer des lieux de résidence, hauteurs d’eau ou reculs par érosion observés lors des crises, perception des zones érodées, etc.). On remarque que les enquêtes auprès de ménages résidant en zone inondable, qui permettraient elles aussi de mieux connaître l’exten- sion géographique de l’aléa ou des dommages, restent souvent centrées sur des ques- tions classiques de vulnérabilité des bâtiments et des personnes (Pottier, 2006). Les grands organismes d’enquêtes ont toutefois pris conscience de l’importance d’intégrer des éléments spatiaux aux enquêtes en environnement, comme cela a été réalisé dans une vaste enquête sur la perception de l’environnement par les Français (Collomb, Guérin-Pace, 1998), pour laquelle l’échantillon interrogé a été construit selon des découpages géographiques distinguant à la fois de grands ensembles régionaux mais aussi des espaces spécifiques (littoral, montagne, plaine, territoire urbain ou rural). Samuel Brody et al. (2004) montrent que cette insuffisante intégration de variables spatiales dans les questionnaires caractérise également la recherche anglo-américaine, qui a longtemps privilégié les variables socio-économiques et démographiques dans ses travaux. Celles-ci ont certes prouvé leur intérêt puisqu’elles ont permis d’associer quasi systématiquement – comme en France d’ailleurs – une plus grande sensibilité à 1. Les « observateurs ou contemplateurs l’environnement aux tranches d’âge les plus jeunes ou à un niveau d’étude et de d’oiseaux » sont revenus plus élevés. À l’exception de quelques travaux démarrés à la fin des des spécialistes ou des passionnés années 1970 sur l’opposition entre ruraux et urbains, les psychologues, sociologues ou d’ornithologie. géographes anglo-américaines n’ont commencé à montrer un intérêt pour les variables © L’Espace géographique 330
géographiques que dans les années 1990-2000, se focalisant alors sur les questions de localisation et de distance aux espaces naturels et récréatifs ou aux zones à risques. Quelle information spatialisée peut-on récolter ? Des localisations, mais aussi des formes d’organisation de l’espace. Pour cerner ces formes, deux types d’éléments spa- tiaux peuvent être recueillis : • des éléments du paysage, facilement identifiables par leur taille, leur forme etc. mais aussi par l’usage quotidien qui en est fait par les personnes interrogées : il s’agit de lieux, de bâtiments, de chemins… c’est-à-dire, d’« éléments fonctionnels » qui peuvent être facilement décrits par les personnes interrogées (lieu(x) de résidence, de travail, de vacances, et chemins qui les relient, etc.) ; • des éléments spatiaux qui ne sont que peu ou pas pratiqués et qui constituent en quelque sorte un « référentiel spatial » plus ou moins imaginaire, emprunt d’affectivité (par exemple, l’image de plages lointaines sous les tropiques, faites de sable blanc et de palmiers qui constituent un « modèle de plage » auquel on peut se référer pour apprécier une plage réellement fréquentée). En général, les éléments fonctionnels peuvent être facilement recueillis et carto- graphiés. Ces éléments peuvent aussi être utilisés comme variable de contrôle et consti- tuer des éléments de contexte caractéristique d’un profil de répondants. Les «référentiels spatiaux» sont beaucoup plus délicats à recueillir. En géographie urbaine, de nombreuses enquêtes se fondent, pour aider à cerner ces « référentiels spatiaux », sur des éléments fonctionnels tels que des voies, des carrefours, des limites, des quartiers (Lynch, 1960), des monuments (Humain-Lamoure, 2007). Mais cela est encore plus difficile dans un environnement « naturel » moins anthropisé et parfois mouvant (dunes, sentiers non balisés…) et dont la fréquentation parfois très occasionnelle ne permet que peu ou pas aux personnes enquêtées de s’appuyer sur des « éléments fonctionnels ». Recueillir de telles données peut nécessiter des questions plus ouvertes, voire des entretiens ou des techniques complémentaires (cf. supra). Dans une enquête conduite récemment sur la perception et les représentations du risque de submersion marine du hameau de Leucate- Plage (Languedoc), les répondants ont été invités à placer sur une carte la limite atteinte par la mer lors des dernières tempêtes – limite que l’on peut considérer comme un réfé- rentiel spatial d’ordre personnel, cognitif, voire affectif, selon ce qu’ils ont vu ou vécu lors de ces submersions (fig. 1). Pour tracer ces lignes, ils se sont aidés des éléments fonction- nels du hameau (église, terrain de tennis, noms des rues). Cette technique a permis de pallier l’insuffisance des descriptions verbales du phénomène. Les «lignes de référence» obtenues dans cet exemple – s’inspirant de l’idée de « témoignages de dommages » de Patrick Pigeon (2002) – peuvent aider à améliorer des modèles de submersibilité s’ils sont homogènes d’un répondant à l’autre (Anselme et al., 2008), c’est-à-dire améliorer la connaissance de la vulnérabilité d’un territoire. A contrario, leur variabilité peut aider à améliorer la gestion du risque au plan de l’information et de la communication, en ciblant par exemple les populations les moins conscientes du risque. Un questionnaire permet aussi d’identifier certaines formes d’organisation spatiale dans les pratiques et les représentations des enquêtés. On peut tout d’abord recueillir des cheminements entre deux lieux fréquentés, le mode ou la fréquence de déplace- ment. La cartographie de ce type d’information permet ensuite d’analyser des effets de proximité et d’appropriation locale. Ces analyses sont de loin les plus pratiquées en géographie de l’environnement et assez bien documentées. Elles ont permis de montrer l’importance de la proximité dans les choix et le degré de fréquentation des espaces 331 L. Goeldner-Gianella, A.-L. Humain-Lamoure
naturels ou des espaces verts comme dans le cas des er t de m n forêts franciliennes (Maresca, 2000) ou des plages Limite réellement atteinte par la mer du New Jersey (Nordstrom, Mitteager, 2001). À ce u Fron Limite atteinte par la mer d’après : titre, on pourrait aussi développer des études sur la d Place 6% des enquêtés représentation des réseaux de lieux dans le cadre 12 % 31 % acceptant de dessiner des nouvelles réflexions environnementales sur les corridors écologiques et les trames verte et bleue. Falaise du plateau de Leucate En géographie des risques, plusieurs enquêtes ont Plage aussi mis en évidence l’importance de la proximité dans la connaissance des risques ou la perception de e leur dangerosité (IFEN, 2005 ; Bonnet, 2002). Lido is Fala la Un questionnaire permet également d’appro- du de mer nue n ue cher la variété des représentations selon les échelles e t de Ave Av spatiales considérées. Une enquête générale de Fron l’IFEN (2003) nous apprend ainsi que « les bonnes u rd d opinions [des Français] sur la qualité de l’environne- leva ment reculent au fur et à mesure que l’espace de Bou Ch référence s’agrandit : plus la zone géographique est em in vaste et éloignée du lieu de résidence, plus les juge- De M Place des mouettes ou 0 200 m ments sont défavorables ». De même, la vision que re t les Européens ont actuellement de la biodiversité se dégrade lorsque l’on passe de l’échelle nationale à Conception : L. Goeldner-Gianella. l’échelle globale (Gallup Organization, 2007) – ce © L’Espace géographique, 2010 (awlb). que confirment des enquêtes menées en Seine-et- Fig. 1/ L’extension de la submersion marine de l’hiver Marne (Riboulot, 2008). Plusieurs enquêtes mon- 1997 à Leucate-Plage (Languedoc). trent de façon récurrente que le rapport, conscient On observe un écart entre la réalité et les perceptions ou ou inconscient, à l’environnement local est générale- les souvenirs des personnes interrogées acceptant de dessiner ment « favorable » aux enquêtés : cet environnement des « lignes de référence ». proche, on dit, par exemple, ne pas le souhaiter trop protégé, on ne le pense pas trop dangereux, et on le considère en bon état, alors que les réponses en sont l’exact contraire pour un espace plus éloigné. On observe ainsi un décalage entre la considération de l’échelle locale et de l’échelle globale : les questionnaires d’enquête nous apprenant que de nombreux enquêtés ne perçoivent leur environnement local qu’à travers des protections imagi- naires, des filtres accommodant la réalité à leurs besoins ou à leurs craintes. Un questionnaire en environnement permet aussi de cerner des effets de territoires et le rôle de facteurs politiques. Par exemple, une politique de végétalisation dans une seule commune comparée à d’autres a-t-elle un impact sur les représentations des habi- tants? Les contraintes réglementaires d’une zone de protection comparées à celles d’une zone voisine sans statut particulier influencent-elles les pratiques? Si ces analyses se sont multipliées en géographie humaine, notamment dans des études intra-urbaines (Humain-Lamoure, 2008), elles restent à développer en environnement. Ces informa- tions peuvent être obtenues en stratifiant l’échantillon, par exemple, en décidant d’enquêter auprès de résidents de différentes communes aux contextes socio-spatial et environnemental similaires, mais aux politiques différentes. Les possibilités sont donc multiples et les perspectives très intéressantes, mais une seule enquête ne peut embrasser l’ensemble de ces possibilités. Le choix des © L’Espace géographique 332
objectifs est alors déterminant dans la construction d’un questionnaire, qui doit être le plus court possible pour espérer une passation efficace et donc des données fiables. La construction du questionnaire est également liée à la démarche d’analyse que l’on souhaite effectuer. On peut pratiquer une analyse à partir des lieux cités par les enquêtés – en faisant l’hypothèse que leurs pratiques et leurs représentations sont influencés par les caractéristiques du milieu. On peut aussi pratiquer une analyse par- tant des groupes sociaux en mettant en évidence des différences de pratiques et de discours, qualitatives (lieux et structures spatiales recueillis) ou quantitatives (fré- quences, mesures de distances). Les choix à faire sont donc nombreux et décisifs en termes de résultats. S’y ajoute une difficulté propre à toute analyse de représentation : développer et conserver tout au long de la démarche une distance réflexive et critique à l’égard de nos propres représentations, comme de celles des personnes interrogées. Lutter contre l’influence scolastique et la « désirabilité sociale » Dans ce type d’analyse, le chercheur ne peut que difficilement s’extraire de ses propres catégories de pratiques et de discours, issues à la fois de ses propres représen- tations et des contextes de production de la recherche, institutionnels et conjonctu- rels. Or l’espace tel qu’un géographe professionnel le perçoit n’est pas forcément l’espace d’enquêtés hors des codes disciplinaires. Il ne faut donc pas surévaluer la connaissance, l’importance de l’espace pour les enquêtés et confondre leurs représen- tations avec celles que nous construisons et qui constituent des enjeux spécifiques à notre champ disciplinaire. Outre le risque de cette influence scolastique, il faut aussi tenir compte de la labilité, de l’ambiguïté, des incohérences éventuelles qui caractérisent les représentations des enquêtés, dont beaucoup surgissent ou se transforment durant l’enquête plus qu’elles ne la précèdent, y compris sous l’effet de la désirabilité sociale. Cette dernière, qui correspond à la volonté consciente ou inconsciente de se conformer à des normes ou de s’en tenir à un discours commun et dans l’air du temps, nous semble fortement marquer les enquêtes sur l’environnement. Ce qui concerne aujourd’hui la biodiversité, la pollution, les organismes génétiquement modifiés, le développement durable, le changement climatique est tellement médiatisé que tout le monde en subit plus ou moins l’influence, quelle que soit la justesse ou la qualité de l’information apportée. C’est ainsi que l’IFEN (2003) considère que l’écart que l’on observe entre la sensibilité des Français pour l’environnement et les efforts qu’ils réalisent concrètement relève d’un tel effet : « L’adhésion à la cause environne- mentale s’imposant de plus en plus comme une norme sociale consensuelle […], il s’agit ainsi pour l’individu interrogé, de répondre en conformité avec la perception qu’il a de ce qu’est la posture la plus répandue dans le corps social sur (ce) sujet. ». C’est pourquoi il est aussi de bon ton à l’heure actuelle de prétendre fréquenter les espaces naturels, de les juger de grande valeur écologique et esthétique, d’approuver leur protection. Bruno Maresca a évoqué l’idée, dans une enquête récente sur la fré- quentation des forêts publiques d’Île-de-France (2000), que cette désirabilité sociale avait poussé les enquêtés à surestimer leur taux de fréquentation de la forêt – ce qu’ils n’avaient pas fait dans une enquête antérieure : « dans le contexte d’aujourd’hui, où le discours écologique est omniprésent, il est vraisemblablement plus incongru de déclarer que l’on ne va jamais en forêt ». S’il est difficile de mesurer la part exacte de ce mécanisme, largement inconscient, il faut néanmoins en tenir compte pour réinterpréter certains rythmes de fréquentation des espaces naturels ou certains 333 L. Goeldner-Gianella, A.-L. Humain-Lamoure
jugements sur la valeur écologique de l’environnement (Marcadet, Goeldner-Gianella, 2005). Ainsi, les taux de fréquentation de la lagune bretonne de Sables-d’Or-les-Pins paraissent particulièrement élevés au regard des pratiques quotidiennes de prome- nade des Français (Goeldner-Gianella, Imbert, 2005). Outre la prudence à conserver tout au long de l’analyse d’un questionnaire, différents moyens permettent de limiter ces biais. Quelques piste pour construire une enquête par questionnaire en géographie de l’environnement Définir une stratégie d’enquête en géographie de l’environnement suppose d’adapter les étapes classiques de l’organisation d’une enquête. Nous proposons ici quelques pistes testées lors d’enquêtes que nous avons effectuées. Ces pistes peuvent aider à la réflexion bien que chaque enquête soit à construire en fonction d’objectifs propres et d’hypothèses à vérifier. Adapter les modalités d’échantillonnage à la réalité du terrain Des difficultés d’échantillonnage se posent au géographe de l’environnement lorsque les interrogations portent sur des milieux naturels et se font directement in situ, de façon à toucher les personnes fréquentant ces milieux ou résidant dans leurs environs. Avant même l’échantillonnage, la population parente (l’univers de réfé- rence) peut être délicate à cerner. Le plus simple reste d’interroger une population de riverains autour d’un site dont on peut connaître les caractéristiques sociales, les dynamiques spatiales par leur appartenance à des territoires (communes, bassins de vie, etc.) déjà renseignés grâce à des sources extérieures (recensements, autres enquêtes). Un tirage aléatoire – idéal statistique – ou un échantillonnage par quotas pour de petits échantillons (Ardilly, 1994, p. 156), éventuellement stratifiés pour assurer la représentativité de groupes minoritaires (Singly, 1992, p. 43), sont alors possibles. On peut également procéder à des sondages spatiaux aréolaires à plusieurs degrés (Dureau et al., 1989) à partir d’images satellites, de photos aériennes et de sources statistiques associées sous système d’information géographique. Cependant, la population à enquêter peut être plus largement des usagers, qu’ils soient riverains ou non. Dans ce cas, on ne dispose pas de base de sondage (sauf enquête préalable fondée, par exemple, sur des observations et/ou une enquête sur la fréquentation) ; on ne connaît donc pas a priori les caractéristiques de la population parente, ni même sa définition exacte. On crée donc le plus souvent un échantillon où le hasard est reconstitué empiriquement (Berthier, 2002, p. 119) en interrogeant in situ, par exemple, un passant sur sept ou un sur trois ou toutes les personnes rencontrées lors d’un itinéraire prédéfini à l’avance. Quelques « questions filtres » en début de ques- tionnaire (sur la fréquentation du lieu étudié, sur l’âge, le lieu de résidence, etc.) per- mettent éventuellement de cibler certains usagers en précisant les critères d’inclusion. Ces méthodes, simples à mettre en œuvre, nécessitent néanmoins d’interroger un grand nombre de personnes pour une analyse statistique significative de certains facteurs, et de faire varier les jours et les heures d’enquêtes pour éviter de sur- ou sous-représenter trop fortement tel ou tel type d’usager. Cette méthode reste donc le plus souvent à un échelon très local et, dans tous les cas, ne peut être isolée : elle s’insère dans un système multi-sources (statistiques préexistantes, observations, © L’Espace géographique 334
etc.) qui permet a minima de fonder l’échantillonnage et d’en limiter les biais (sans pour autant les supprimer totalement). Il faut aussi être prudent dans la généralisation des résultats obtenus dans la mesure où il n’est pas toujours possible de connaître avec certitude la représentativité de l’échantillon ou de calculer des intervalles de confiance. De plus, les interrogations se font fréquemment en plein air et sont alors très dépendantes de facteurs plus ou moins maîtrisables qui ont une forte incidence sur les taux de fréquentation du site : les conditions météorologiques, le calendrier des vacances scolaires, les manifestations locales ou les mouvements moins prévisibles des résidents secondaires. D’autres facteurs exogènes peuvent également influer sur l’enquête, tel l’aspect saisonnier de la végétation si l’on interroge la population sur la nature, la bio- diversité ou le paysage. Dans de telles conditions, il est parfois nécessaire d’allonger la durée de l’enquête ou de revenir à une date ultérieure. En termes méthodologiques, il peut alors s’avérer plus juste de reprendre complètement l’enquête pour que l’échantillon ait été entière- ment interrogé dans les mêmes conditions, mais cela est coûteux en temps. Une telle technique peut être remplacée, mais avec moins d’efficacité, par le dépôt de question- naires dans les boîtes aux lettres des résidents absents, supposés être des résidents secondaires. Cela nécessitera toutefois l’ajout d’une lettre d’explication, d’une enveloppe timbrée et la reformulation partielle de l’enquête (insertion de phrases explicatives ou de transitions, meilleure lisibilité des filtres etc.), supposant un surcoût lié à la réimpression des questionnaires. Et cette solution ne peut concerner que des riverains. Une troisième solution consiste à jouer non sur un étalement temporel de l’enquête, mais sur un élar- gissement spatial de l’échantillon interrogé, à condition de ne pas modifier les critères de sélection. Interroger des promeneurs peut se faire en plusieurs endroits d’un site, si l’endroit initialement choisi n’est pas le plus fréquenté ; interroger les riverains d’un milieu naturel peut se faire plus en retrait si les premières lignes de résidences sont inha- bitées à la période de l’enquête (Goeldner-Gianella, Imbert, 2005). Notons toutefois qu’il est important de ne pas constituer d’échantillon de convenance, c’est-à-dire d’échantillon regroupant des personnes accidentellement présentes mais ne correspon- dant pas aux critères recherchés. Ainsi, on peut élargir spatialement un échantillon si l’on recherche des riverains ou des connaisseurs d’un lieu, mais cette technique est à éviter si l’on vise uniquement ses visiteurs. Trouver un équilibre entre un vocabulaire compréhensible et un sujet méconnu ou controversé L’environnement est un sujet devenu sensible. Apparaissent donc des difficultés liées à des contenus, voire des sujets d’enquête sensibles, controversés ou méconnus. Cela peut se produire pour des questions relatives à des risques naturels ou techno- logiques – au sujet desquels les habitants seraient mal informés –, pour des ques- tions de dégradation écologique ou des thèmes localement sensibles (la pollution de l’air, l’implantation d’une décharge etc.). Nous avons été confrontés, dans le cadre d’une étude portant sur la dépoldérisation en Bretagne, au refus d’un acteur local de laisser réaliser une enquête au sujet d’un polder dont il était le propriétaire. Nous avions pourtant pris de grandes précautions de langage, en usant d’arguments neutres, de nature historique et scientifique, et de paliers progressifs permettant de ne pas arriver trop directement à l’idée de dépoldériser et de ne pas mettre en cause l’organisme propriétaire du site. Sans être nécessairement sensible, un sujet traitant 335 L. Goeldner-Gianella, A.-L. Humain-Lamoure
d’environnement peut s’avérer méconnu et conduire à des résultats inexploitables. La notion d’espèce invasive constitue un bon exemple de thème difficile à traiter, du fait de la forte méconnaissance du sujet par les profanes et même de l’incompréhension des problèmes potentiellement posés par ces espèces. L’exemple du cerisier tardif de la forêt de Compiègne (Javelle et al., 2006) montre très bien qu’au lieu de considérer cet arbre comme une espèce invasive à éradiquer, les usagers lui attribuent de nombreuses qualités esthétiques et gustatives, au point d’adapter leurs pratiques en forêt à la pré- sence-absence de cet arbre et aux aménités qu’il offre. Construire un questionnaire à partir de la conception écologique de l’espèce invasive aurait pu conduire à ignorer la diversité des représentations sociales2. Cet exemple illustre la difficulté de travailler sur des sujets trop pointus par la seule méthode du questionnaire. Toutefois, les tests initiaux des questionnaires auprès d’un échantillon réduit ou les entretiens explora- toires antérieurs à leur constitution aident à surmonter ces pièges. S’ajoutent des difficultés de compréhension du lexique de l’environnement. Le choix du vocabulaire utilisé dans la formulation des questions est un élément-clef dans la réussite d’une enquête sur des questions environnementales. Les sociologues imposent que le niveau de vocabulaire soit adapté au niveau culturel moyen des personnes interrogées (Javeau, 1988) ou au niveau de l’interlocuteur le moins instruit (Berthier, 2002). Il convient par conséquent d’éviter les mots ou concepts difficiles. Le fait que près d’un tiers des Français interrogés par l’IFEN en 2003 sur la notion de développement durable assi- mile celui-ci à l’idée de «garantir plus de croissance économique et de création d’emplois» constitue une bonne preuve des difficultés lexicales de la société civile, en dépit de la forte médiatisation de ce terme. Des mots a priori simples, tel «paysage», peuvent receler un sens polysémique insoupçonné: des entretiens menés en milieu rural dans le Sud-Ouest de la France ont montré que la signification profane de ce mot était fort étroite, unique- ment associée au paysage le plus beau, le plus admiré, le plus fréquenté, n’englobant en aucune façon le paysage ordinaire et quotidien (Le Floch, 1999). De la même façon, l’univers des représentations associées au mot « environnement» est multiforme (Guérin- Pace, Collomb, 1998) et les écarts entre les parlers populaires et la terminologie scientifique tout aussi manifestes dans le cas de la forêt (Da Lage, Arnould, 1997). Le choix du vocabulaire employé dans les enquêtes sur l’environnement est donc fondamental, du fait des faibles connaissances sociales en ce domaine, mais aussi de la variété des significations parfois attachées aux termes en apparence les plus simples. On pourrait sans doute faciliter la compréhension des questions en remplaçant les expres- sions utilisées en environnement par des expressions simplifiées, bien que sans doute réductrices. Il ne s’agirait pas de fournir des définitions ou de longues périphrases, mais de proposer des formes de traduction en langage courant d’un vocabulaire plus com- plexe. Les termes « anthropisation », « aléa », « services écosystémiques » pourraient être convertis en « transformations dues à l’homme », « phénomène susceptible de se produire », « services rendus par la nature à la société ». Mais certains termes comme « écosystème » restent difficilement traduisibles et peuvent amener à construire une stra- tégie d’appropriation du vocabulaire au sein même du questionnaire. Ainsi, dans une enquête sur la biodiversité réalisée pour le Conseil général de Seine-et-Marne, nous 2. Ce ne fut pas le cas avons opté pour la conservation du terme « biodiversité » dans le questionnaire, mais en dans l’exemple cité, aidant les enquêtés à se l’approprier au fil des questions. Pour ce faire, nous leur avons car les chercheurs ont effectué des entretiens fourni une définition simplifiée du terme et avons associé à nos questions des planches approfondis. photographiques illustrant les caractéristiques générales de la biodiversité, autant que © L’Espace géographique 336
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