LES MUTILATIONS DES ANIMAUX DOMESTIQUES EN FRANCE
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Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 LES MUTILATIONS DES ANIMAUX DOMESTIQUES EN FRANCE DU XVe AU XIXe SIÈCLE par Lilas BORDES* *Docteur vétérinaire, 16 rue des Pivoines, 92160 ANTONY lilas.bordes@gmail.com Résumé : Nos animaux domestiques sont depuis longtemps l’objet de chirurgies mutilantes, à visée thérapeutique, esthétique ou de convenance. Du XVe au XIXe siècle, hippiatres et maréchaux pratiquent sur le cheval de nombreuses mutilations censées le guérir de ses maladies et le rendre le plus beau et le plus agréable à l’emploi. Ces mutilations ont presque toutes disparu au XXe siècle, mais la caudectomie a longtemps persisté chez les races de trait. Les mutilations de convenance auxquelles les carnivores domestiques étaient se sont maintenues, pour certaines, jusqu’à nos jours : la stérilisation, l’otectomie, et la caudectomie, hormis celles prétendues comme efficaces contre la rage. Les bovins, ovins, caprins, porcins, oiseaux, poissons d’élevage, subissaient et subissent toujours des mutilations de convenance, visant à améliorer leur productivité et leur manipulation, notamment la stérilisation, l’écornage et, chez les oiseaux, l’éjointage. Les poissons eux-mêmes étaient castrés pour l’engraissement. L’élevage intensif du XXe siècle a amplifié ces pratiques. Le point de vue de la société et des vétérinaires sur ces mutilations a évolué vers une meilleure prise en compte du bien-être animal. De nombreuses mutilations restent cependant pratiquées de nos jours sur nos animaux domestiques, essentiellement pour des raisons de convenance. Mots clés : histoire vétérinaire, chirurgie vétérinaire, mutilation, cheval, chien, animaux domestiques, otectomie, caudectomie Title: Domestic Animal mutilations in France, from the XVth to the XIXth century Summary: Our domestic animals have since a long time been undergoing surgical mutilations, for therapy, aesthetics or convenience. From the XVth century to the XIXth century, « hippiatres » and blacksmiths mutilated horses to heal them, make them better looking and easier to work with. These mutilations have nearly all disappeared with the XXth century, but tail docking continued for a long time in draught horses. Convenience mutilations in domestic carnivores have continued and still do today: neutering, ear cropping, tail docking, except those supposed to be efficient against rabies. Cattle, sheep, goats, swine, birds, fishes, have undergone, and still do, convenience mutilations to increase production and handling, such as neutering, dehorning and, for birds, pinioning. Even fishes have been neutered for fattening. Intensive farming of the XXth century has amplified these practices. The society’s and veterinarians’ point of view has evolved towards taking into account animal welfare. Some mutilations are still done nowadays on our domestic animals, essentially for convenience. Keywords: veterinary history, veterinary surgery, mutilation, horse, dog, domestic animals, ear cropping, tail docking INTRODUCTION les mamelles des ruminants ont augmenté de vo- Au cours d’une longue histoire commune, lume à raison des quantités de lait produites, les l’Homme a transformé, parfois de façon spectacu- portées des truies se sont élargies, les volailles et laire, ses animaux domestiques. Il les a modelés leurs œufs ont grossi, les chevaux sont devenus jusqu’à l’extrême pour répondre à ses besoins : robustes et lourds ou, à l’inverse, fins et nerveux selon leur destination. L’intervention sur les corps 169
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 animaux ne s’est cependant pas limitée à la sélec- amplifiée au XXe siècle avec l’avènement de l’éle- tion des races. Elle s’est poursuivie sur les indivi- vage intensif. dus par une foule de mutilations physiques à visée Avant de poursuivre, définissons le mot « mu- hygiénique, économique ou esthétique. Certes, le tilation », teinté de nos jours d’une forte connota- point de vue de la société et des vétérinaires sur tion péjorative, mais largement employé tout au ces mutilations a récemment pris en compte le long de l’époque qui nous intéresse. Il s’agit du bien-être animal. Mais nombre d’entre elles sub- retranchement d’un membre ou d’un organe, cau- sistent de nos jours. sant une atteinte grave et irréversible1, le carac- De ces pratiques ancrées dans les mœurs, le tère irréversible restant l’aspect le plus significa- public connaît mal l’origine et la véritable nature. tif. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant d’en- Nous nous sommes donc intéressée aux muti- visager leur histoire en France sur une période lations, qu’elles soient esthétiques, de convenance longue allant du XVe au XIXe siècle, temps où ou soi-disant thérapeutiques ainsi qu’aux justifi- l’animal ne bénéficiait d’aucune compassion, et cations qui leurs sont données, où se mêlent con- où il ne représentait qu’un outil de travail et une sidérations économiques, fantaisie et superstition. ressource à rentabiliser. Rappelons aussi que la Nous avons écarté les mutilations sadiques, com- chirurgie passait alors pour le seul recours face mises sans autre bénéfice que de faire souffrir, aux insuffisances de la thérapeutique médicale. pour leur absence de signification zootechnique. Le cheval, force motrice et reflet du statut so- cial de son détenteur, occupait une place capitale au sein de la société. Chargés de sa santé, les hip- 1 - LE CHEVAL piatres et les maréchaux assuraient leur légitimité En fait de mutilations, le cheval a tenu long- en commettant sur lui de nombreuses mutilations temps la première place parmi les animaux do- à prétentions curatives, esthétiques ou améliora- mestiques : son prix a motivé toutes sortes d’in- trices. Hormis la caudectomie chez les races de terventions chirurgicales ou esthétiques ‒ celles- trait, celles-ci ont disparu au XXe siècle. ci propres à relever le prestige social de ses déten- Les mutilations de convenance auxquelles teurs. étaient soumis les carnivores domestiques se sont Les traités d’hippiatrie de l’Antiquité tardive2, perpétuées, comme la stérilisation, l’otectomie, et autant que le Nâçerî (Égypte, XIVe s.)3, présentent la caudectomie. Seules les mutilations destinées à un sérieux éventail de procédés chirurgicaux uti- prévenir la rage ont pris fin. lisant un outillage spécifique. Outre les tradition- Les animaux de rente (bovins, ovins, caprins, nelles saignée, cautérisation (feux) et les exérèses porcins, oiseaux, poissons d’élevage) continuent superficielles4, les auteurs envisagent les opéra- de nos jours à faire l’objet de mutilations sécu- tions sur l’œil et sur le pied comme la dessolure. laires destinées à améliorer leur productivité et Toutefois, hormis la castration, les chirurgies mu- leur manipulation, comme la stérilisation, l’écor- tilantes restent l’exception. Végèce évoque seule- nage, et, chez oiseaux, l’éjointage. Les poissons ment une méthode de « rajeunissement de la eux-mêmes ont été castrés pour l’engraissement. tête5 » et Pélagonius (IVe s.) la section partielle de La variété des mutilations sur ces espèces s’est la queue pour empêcher le cheval de fouailler6. 1 4 CNRTL [Centre National de Ressources Textuelles GITTON-RIPOLL, 2003, p. 29. et Lexicales, en ligne], Mutilation, consulté le 5 Végèce in : SABOUREUX, 1775, livre IV, chap. V. 12/08/16. 6 2 Section du muscle sacro-coccygien dorsal pour em- LAZARIS, 2007, p. 101 ; ODER, HOPPE, 1924-1927 ; pêcher la queue de fouailler. In VALLAT, 2009, p. 18, trad. in MCCABE, 2007. Sur Végèce : CAM, 2009, citant GITTON-RIPOLL, Pelagonius, Traité de méde- p. 42 ; trad. in : SABOUREUX de LA BONNETERIE, cine vétérinaire, chap. XXII, à paraître. 1775. 3 HAKIMI, 2004. 170
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Dans certaines régions, les interventions qui LES MUTILATIONS ESTHÉTIQUES « déshonoraient le bétail », comme abîmer la corne d’une vache ou l’oreille d’un cheval, sont Les oreilles même sévèrement punies7. Une première mutilation avait pour but de re- dresser les oreilles afin de redonner un port plus Les mutilations à but thérapeutique apparais- sent au XIIIe siècle : chez Giordano Ruffo (La Ma- noble au cheval en corrigeant une implantation trop haute ou trop basse, ou une inclinaison ines- réchaucie des chevaux, 1250) avec le débride- thétique (cheval oreillard, à oreilles de cochon). ment des naseaux en cas de « pousse » (emphy- Les oreilles étaient d’abord maintenues dans la sème) ; chez Borgognoni (Mulomedicina, 1266) avec la caudectomie en cas de gale de la queue8. position souhaitée à l’aide d’éclisses12. La pli de peau qui apparaissait entre les deux oreilles était Le savoir hippiatrique se renouvelle au XVIIe « coupée ras » sur environ un pouce (souvent en siècle dans les encyclopédies et les ouvrages na- côte de melon13) et les bords de la plaie suturés. turalistes qui fournissent d’utiles précisions sur Saunier précise le lieu de l’opération dans une les chirurgies mutilantes9. Il est cependant diffi- planche (figure 1). cile de dater l’origine de ces pratiques, en raison du laconisme des textes antérieurs. Une rupture de ton se dessine en 1828 avec Pierre-Messidor Vatel qui distingue les interven- tions « de convenance, ou plutôt de fantaisie (am- putation de la queue, des oreilles) » d’avec les opérations « instantes, ou réclamées par un état pathologique anormal », différence significa- tive10. Hurtrel d’Arboval, dans son Dictionnaire (1838-1839), rationnalise et justifie l’acte chirur- gical pour éviter des douleurs inutiles à l’animal11. Les auteurs suivants, dans la même optique, con- damnent en principe les opérations inutiles, dou- loureuses, sans intérêt thérapeutique prouvé. Cela ne signifie pas, cependant, qu’ils refusent de les pratiquer toutes : la caudectomie et l’otectomie à visée esthétique restent si populaires que le prati- cien ne saurait les refuser à ses clients sans les voir Figure 1 : "5 - Où l’on fait l’Opération pour bien retourner à la concurrence non diplômée. Officiel- faire porter les Oreilles à un cheval", SAUNIER, 1734, lement condamnées, ces interventions restent p. 180 pl. V. donc décrites pour permettre de les effectuer le mieux possible. En fait, la manœuvre est considérée comme une ruse de maquignon pour tromper le temps de la vente14. Perçue comme inefficace, on lui recon- naît peu d’intérêt. 7 11 DESPLAT, 2005, p. 8. Sur l’apparition de la compassion animale chez les 8 vétérinaires, VALLAT, 2013(1). POULLE-DRIEUX, 1966, p. 105. 12 9 Sorte d’attelles fines, en bois le plus souvent. JEANJOT-EMERY, 2003, p. 70-72. 13 10 WERNE, 1840, p. 189. VATEL, 1828, 2, p. 112. 14 MARCELICOURT, 1846, p. 36 ; CARDINI, 1848, 2, p. 193. 171
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 L’otectomie était très populaire, la longueur Elle triompha ensuite en Angleterre, où l’on des oreilles jouant un rôle significatif dans l’as- coupait déjà la queue des chevaux. Au XVIIe siècle pect physique du cheval : « Lorsque les oreilles elle passa en France pour y devenir très populaire sont petites, elles donnent un air vif et gracieux à (figure 3). l’animal ; quand elles sont longues, elles le font paraître stupide […]15. » Olivier de Serres, dans son Théâtre d’agriculture (1605), la préconise en association avec la fente des naseaux et la coupe de queue pour tout cheval « de bonnes écuries », l’ensemble des trois mutilations devant « les rendre assidus au travail16 ». Le cheval était dit bretaudé ou brétaudé (et l’opération bretauder ou brétauder), essorillé, moineau ou craps selon le terme anglais17. Lorsqu’il avait en plus la queue coupée, il était courteau ou courtaud. Importée depuis la pénin- sule ibérique, la mode avait d’abord pris son essor en Italie18, comme en témoigne par exemple cette peinture de Raphaël (1505) (figure 2). Figure 3 : François Puget, Alexandre et Diogène, bas-relief en marbre. Paris, musée du Louvre, Dépar- tement des Sculptures, M.R. 2776, 1671-1689. Crédit photo C. Degueurce, 2015. L’opération, relativement simple, expose à peu de complications. Il convient de tirer la peau vers le bas pour qu’une fois l’oreille coupée, le cartilage ne ressorte pas à nu, ce qui laisserait une cicatrice alopécique. On reporte le morceau am- puté de la première oreille sur la seconde, pour mesurer ce qu’il faut en ôter afin que les deux res- tent égales, en respectant les courbures des bords externes et internes, et conserver un aspect natu- rel. Il existe pour cela un outillage spécial : le Figure 2 : Raphaël, Saint Georges luttant avec le coupe-oreille (couteau à tranchant concave19), le dragon, peinture à l’huile. Paris, musée du Louvre, serre-oreilles pour maintenir l’oreille lors de la département des Peintures, INV. 609, 1503-1505. Crédit découpe, les moules (en carton, cuivre, tôle ou fer photo © 2011 Musée du Louvre / Martine Beck-Coppola. 15 18 WERNE, 1840, p. 62. DERIU, 2008, p. 536-537, in FÉMELAT, 2015, p. 10. 16 19 SERRES, 1605, p. 310. HURTREL d’ARBOVAL, 1839, 3, p. 63. 17 LEBEAUD, 1826, p. 7 ; CARDINI, 1848, 2, p. 193. 172
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 battu), l’emporte-pièce de Chaumontel20, le de l’Angleterre ; […] ce serait déshonorer sans néces- simple morceau de bois fendu ou les morailles sité le plus beau de nos animaux domestiques22 ». spécialement adaptées (figure 4). Il rapporte cependant que l’opération persiste chez les maquignons. Figure 4 : La moraille de Garsault. L’oreille est glissée et serrée entre les deux branches. La lon- gueur qui dépasse est coupée au couteau. L’utilisation de l’emporte-pièce de Chaumon- tel ou des moules améliorait la technique en per- mettant de couper l’oreille selon une courbe natu- Figure 5 : "Les figures de cette Planche démontrent relle. Quant à l’emporte-pièce, on le posait sur les moules pour tailler les grandes Oreilles, et les l’oreille étendue à plat contre une planchette et on rendre petites en leur naturel", SAUNIER, 1734, pl. LVI le frappait avec un maillet. La méthode utilisant et LVII, p. 249. les moules avait la préférence de Saunier, malgré le coût du matériel et l’allongement des temps opératoires. Les illustrations très démonstratives Le front de son ouvrage la popularisèrent (figure 5). La couleur du poil a longtemps revêtu une im- Quand on utilisait, au plus près de la tête, les portance symbolique. Elle indique, selon la théo- morailles ou le bois fendu, la coupe était dite à rie des humeurs, le caractère et la vigueur du che- nu ; lorsqu’en revanche on conservait le galbe na- val, notamment d’après les balzanes et les listes23. turel grâce aux moules ou à l’emporte-pièce, on Or, « l’étoile ou pelote au front étant seule, passe parlait d’opération à oreille garnie21. pour très bonne marque24 », d’autant que les che- vaux zains (sans aucun poil blanc) ont mauvaise Cette mutilation si demandée aux XVIIe et réputation25. Rien d’étonnant donc, à ce que les e e XVIII siècles perdit en popularité à partir du XIX . maquignons s’appliquent à fabriquer une marque Ainsi, selon Hurtrel d’Arboval (1839), qui augmente le prix de vente, ou permet d’uni- « on pratiquait cette espèce de mutilation, il y a formiser les chevaux d’attelage d’un carrosse à cinquante ans et même moins, sans aucun objet réel, quatre, portant tous la même une étoile en tête. pour le seul plaisir de suivre une mode ridicule venue 20 23 VATEL, 1828, 2, p. 427. Cet emporte-pièce permet « Il y a des connaisseurs qui font grand fondement de conserver la courbure naturelle des oreilles con- sur les balzanes de Chevaux, et croient ces marques trairement à la coupe sur morailles ou morceau de si indubitables… », SOLLEYSEL, 1, 1674, p. 69. bois fendu. 24 Ibid., p. 72. 21 DESPLAS, HUZARD, 2, 1790, p. 205. 25 BOURGELAT, 1750, p. 394. 22 HURTREL d’ARBOVAL, 1839, 1, p. 62. 173
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Gervase Markham fournit une solution qui Le nez consiste à dévitaliser la peau en l’étirant à l’aide Énerver le cheval consistait à lui extirper les de tiges de plombs insérés en croix entre peau et muscles releveurs de la lèvre supérieure (fi- os, glissées dans des orifices préalablement ou- gure 7), ou au moins les nerfs, c’est-à-dire les ten- verts au poinçon26. L’ensemble est maintenu fixe dons. Le but esthétique était d’affiner ou d’alléger par une suture en bourse (figure 6). Passé qua- la tête : rante-huit heures, on ôte les plombs. Les poils sont censés tomber puis repousser blancs. « Ce qui contribuera beaucoup à rendre cette par- tie [la ganache] plus belle aux poulains sera de les faire énerver, cela dessèche merveilleusement le bas de la tête, et empêche de grossir l’encolure, à ce qu’on dit30. » Les empiriques attribuaient à l’opération la fa- culté de guérir le tétanos et surtout la fluxion pé- riodique, l’uvéite récurrente équine. Figure 6 : Les morceaux de plombs, avant (gauche) et après (droite) la suture en bourse pour les main- tenir en place, MARKHAM, 1610, p 276 Crédit photo C. Degueurce, 2015. Figure 7 : Dissection du muscle releveur gauche de La Guérinière propose trois autres recettes : la la lèvre supérieure sur une tête de cheval plastinée. brûlure par une pomme rôtie appliquée sur la Crédit photo C. Degueurce, 2015. peau ; l’écorchure de la peau à l’aide d’une brique suivie d’une application de miel ; ou le rasage de la peau avec friction successive de jus d’oignon L’opération est ainsi décrite : il faut pratiquer ou de poireau, de mie de pain sortant du four, et une incision quatre doigts en-dessous de chaque de miel. La betterave brûlante ou l’abrasion à la œil, et une troisième au bout du nez, au-dessus des pierre ponce mettant la peau à vif, suivies d’appli- narines, là où les muscles se rejoignent ; découvrir cations de graisse de blaireau, semblent être aussi les muscles le plus haut possible au-dessus des in- utilisées27, de même que, selon Bourgelat, l’écre- cisions hautes et les sectionner en haut et en bas, visse [pierre à chaux] rôtie28. Lafosse préconise la puis les extirper à l’aide d’une corne de chamois brûlure au fer rouge ou à l’esprit de nitrite29 [sic]. en passant par l’incision basse. Il s’agit d’une chirurgie esthétique de maqui- Pour La Guérinière, énerver permet de « dé- gnons, peu appréciée des hommes de l’art qui ne charger la vue grasse » des chevaux lunatiques ‒ la mentionnent, à partir du XIXe siècle, que pour atteints de fluxion périodique. Selon lui, on fen- son aspect folklorique. dait auparavant les naseaux pour accéder à l’apo- névrose nasale qu’il fallait saisir à la tenaille. Il 26 29 MARKHAM, 1610, p. 274-277. LAFOSSE, 1775, 1, p. 146. Esprit de nitre : acide ni- 27 trique étendu d’eau. MARCELICOURT, 1846, p. 36. 30 28 SOLLEYSEL, 1, 1674, 2, p. 10. BOURGELAT, 1750, p. 373. 174
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 s’agissait ensuite d’arracher le muscle avec la te- naille depuis son aponévrose nasale jusqu’aux yeux ; mais, précise-t-il, « cette méthode est abso- lument mauvaise, elle cause une inflammation et une enflure terrible à la tête du cheval, qui en pé- rit souvent […] ». Mieux vaut s’en remettre à la même méthode que Solleysel31. Gaspard de Saunier, qui partage cet avis32, es- time l’opération « nullement dangereuse » (fi- gures 8 et 9). Figure 9 : "Représente le nerf que l'on coupe à la tête 2 d'un Cheval". Les n°5.5. sont « à trois ou quatre doigts au-dessous des yeux », et on coupe au n°6. SAUNIER, 1734, p. 183, pl. LV, fig. 4. 3 La langue Elle aussi, la langue a été exposée aux atteintes Figure 8 : "2. Où l'on coupe les Nerfs" ; "3. Par où du bistouri pour des motifs esthétiques. Selon il faut les faire sortir", SAUNIER, 1734, p. 183, pl. VIII. Jean-Baptiste Huzard par exemple, « une langue pendante est fort désagréable à la vue ; les langues serpentines sont fort incommodes ». Quelques années plus tard, Philippe-Étienne Lorsque le changement d’embouchure ne corrige Lafosse condamne l’énervement, lui reprochan- pas cette vilaine habitude, « on a recours à l’am- tant à juste titre qu’il entraîne une paralysie quasi- putation » sans cautériser (car l’engorgement totale de la lèvre supérieure33. Son père, Étienne- pourrait provoquer une « suffocation »), et en pre- Guillaume, en avait fait lui-même le huitième nant soin de conserver la forme naturelle : « On abus décrié dans ses Observations et Décou- coupe à cet effet également des deux côtés et de vertes : l’extrémité, pour lui donner la forme d’une pyra- mide tronquée. » Il précise que l’opération est à « On dénerve au bout du nez pour différentes rai- alors très à la mode, surtout chez les Italiens, mais sons qui ne tendent à rien et sont plus nuisibles qu’utiles. J’ai vu des chevaux en devenir aveugles, que les progrès des embouchures ont diminué les d’autres en contracter la gangrène, et cela par la inconvénients des langues inesthétiques, opinion grande inflammation qui survient34 ». qui mériterait sans doute plus ample examen35. 31 34 LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 271. LAFOSSE Étienne-Guillaume, 1754, p. 116. 32 35 SAUNIER, 1734, p. 9. HUZARD, p. 188. 33 LAFOSSE, 1775, 2, p. 91. 175
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Les lèvres de la saignée révulsive40 réputée améliorer les pa- ralysies, les gales tenaces et les fistules de cet ap- Une croyance ancienne associait le nombre de pendice41. Certains même, comme Markham, cru- rides au coin des lèvres du cheval à son âge. Vé- rent que couper la queue d’un cheval le rendait gèce (IVe siècle) transcrivait ainsi une technique plus robuste : « Nous sommes fort persuadés que populaire : ce retranchement rend l’épine du dos plus forte et « Presque tout le monde assure qu'il faut couper les plus capable de porter des fardeaux42 » ; pour rides qui se trouvent dans les lèvres supérieures des d’autres, l’intervention ôtait le ver (probablement animaux domptés et accoutumés au frein, en commen- le ligament intercoccygien ventral) qui risquait de çant cette opération à l'angle où prend l'ouverture de remonter le long de la colonne jusqu’au cerveau la bouche pour la suivre jusqu'à l'extrémité de la lèvre, parce que le nombre de ces rides indique celui des an- et de tuer le cheval43. nées de leur âge36. » En Europe, cette pratique est attestée dès le e Après lui, seul Solleysel évoque les rides de la VIII siècle, mais elle ne se généralisa vraiment lèvre du dessous pour déterminer l’âge, mais sans qu’à partir du XVIIIe dans les écuries de l’aristo- parler de les amputer37. Cette mutilation a donc cratie anglaise pour se répandre en France avec le disparu avant le XVIIe siècle. triomphe de l’anglomanie. Remarquons que les juments poulinières étaient épargnées parce que, faute de queue, elles risquaient de blesser leurs La queue poulains en chassant les insectes de la tête ou des sabots44. La caudectomie fut pratiquée de très longue date sur les chevaux38, d’abord pour des raisons Cette opération très populaire a reçu plusieurs de convenance : chez les chevaux de trait pour noms : courtauder45, coutauder, écouer ou écour- que la queue ne se prenne pas dans les guides ; ter46, équoiller quand on ne retranchait qu’une ou chez les chevaux de guerre ou de chasse pour ne deux vertèbres47. Le cheval était dit coureur ou pas ralentir l’animal ou l’exposer à se blesser dans coureux48 lorsque la queue et les crins étaient cou- les sous-bois épais ; pour que les armes (hampe de pés, courte-queue lorsque les crins étaient taillés lance ou épée) ne se prennent pas dans les crins ; en brosse. Lorsque la queue était tronçonnée pour éviter que les crins fouettent ou salissent le « très court et plus près du fondement » elle était cavalier. Des considérations esthétiques interve- en catogan49. naient également, qui privilégiaient la présenta- Le cheval dont les oreilles et la queue étaient tion de l’animal, plus vif et ramassé une fois am- coupées devenait courtaud ou courteau, comme puté de sa queue39. En thérapeutique enfin, la celui que figure George Stubbs (figure 10). caudectomie d’une ou deux vertèbres participait 36 42 SABOUREUX de LA BONNETERIE : Végèce, livre IV, MARKHAM, 1610, p. 272. chapitre V. 43 HUZARD, citant le Concile de Celchyd, « Amputa- 37 SOLLEYSEL, 1674, p. 18. tion de la queue […] » 1790. p. 190. Cf., ci-dessous, 38 la fente des naseaux. Comme en témoignent par exemple les célèbres po- 44 teries funéraires de la dynastie Tang représentant des PEUCH, TOUSSAINT, 1877, 2, p. 539. chevaux (VIIe-Xe siècle). 45 LAFOSSE, 1775, 1, p. 424. 39 FÉMELAT, 2015, p. 11. 46 Ibid., 2, p. 73. 40 « Révulsif, ive : Qui détourne le sang, les humeurs 47 Ibid., 4, p. 380. vers des parties opposées à celles où elles se portaient en trop grande abondance. Saignée révulsive. » Dict. 48 Ibid., 1, p. 412. Ac. française, 5e éd., 1798. 49 DUBROCA, 1844, p. 148. 41 HUZARD, « Amputation de la queue […]. (Chir.vété- rin.) », 1790, p. 191. 176
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Figure 10 : George Stubbs, A Saddled Bay Hunter, Figure 11 : "Figure C, cheval entravé et queue dis- huile sur bois. Denver, Colorado, Denver Art Museum, Berger posée pour l’amputation, avec le tronçon de queue Collection, id #45, 1786. amputé au-dessus", GARSAULT, 1741, pl. XXIII. Il était préférable d’opérer très jeunes les pou- lains dont la queue était encore peu développée. Cela permettait de « la couper dans un joint avec le bistouri, sans aucune difficulté50 ». Sur le che- val adulte, le procédé devenait barbare. Aupara- vant, il consistait à poser la face ventrale de la zone à sectionner sur un billot ou sur une lame, puis à assener un grand coup de masse sur la face dorsale : « Mais c’était faire au cheval un double Figure 12 : Brûle-queue pour cautériser la plaie mal, meurtrissure d’un côté et incision de d’amputation, ibid., pl. XXII. l’autre51 ». À cette approche rudimentaire répan- due dans les campagnes au XVIIIe siècle, les La technique se sophistiqua au XIXe siècle avec hommes de l’art préférèrent la technique sui- le coupe-queue, « instrument spécial, formé de vante52 (figures 11 et 12) : la queue installée sur tiges métalliques […] la branche mâle porte près un billot, on posait sur celle-ci une lame bien tran- de l’articulation une lame demi-circulaire assez chante (d’une serpe, d’un couperet ou coupe- large, la branche femelle une armature » en queue) et on frappait le dos de cette lame d’un forme de rainure où est assujettie la queue, pour coup de maillet. La circonférence de la plaie était ensuite rabattre la lame dessus, parfois à l’aide cautérisée au brûle-queue annulaire (figure 12) d’un maillet53. La figure 13 en montre deux va- pour tarir l’hémorragie en respectant l’axe osseux. riétés. 50 52 LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 267 MARKHAM, 1610, p. 272-273 ; LA GUÉRINIÈRE, 51 1733, p. 266 ; SAUNIER, 1734, p. 92 ; GARSAULT, Ibid. 1741, p. 394 ; LAFOSSE, 1775, 4, p. 7. 53 BOULEY, REYNAL, 1890, 18, p. 416. 177
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 L’anglaisage, apparu en France au XVIIIe siècle, tirait son nom de son pays d’origine. On le désignait aussi amputation compliquée de la queue55, courtauder à l’anglaise, anglaiser, myo- tomie coccygienne. Cette mutilation esthétique visait à donner au cheval un port de queue relevé, imitant celui que prennent naturellement certains chevaux de race, comme le pur-sang arabe. L’anglaisage précédait souvent la caudectomie. Le cheval dont on corri- geait seulement le port de queue était niqueté. S’il subissait en plus la caudectomie, on le disait an- glaisé. L’illusion n’était pas toujours totale (fi- gure 14) : « Les chevaux dont la queue a été ainsi coupée la portent plus haut et plus relevée que les chevaux de Figure 13 : Coupe-queue de Fromage de Feugré (à race […]. Les chevaux de race portent la queue hori- gauche) et coupe-queue ordinaire (à droite), PEUCH, zontalement, au niveau de leur croupe, et les dernières TOUSSAINT, 1877, 2, p. 540-541. vertèbres coccygiennes s’incurvant, laissent flotter les crins, ce qui donne une position hardie56. » L’opération consistait à sectionner ou amputer Les détracteurs de cette mutilation souli- partiellement les muscles abaisseurs ventraux de gnaient que la caudectomie privait le cheval d’un la queue (sacro-coccygiens ventro-médial et laté- moyen de défense essentiel contre les insectes. ral) en partie proximale de l’organe, sous les ver- Jean-Baptiste Huzard rapportait à ce propos une tèbres coccygiennes 4 à 7. Les muscles releveurs anecdote qu’il voulait édifiante. Selon lui, le cli- n’étant plus antagonisés, ils relevaient constam- mat britannique empêchait la prolifération de cer- ment la queue en trompette. Plusieurs types de tains insectes piqueurs, comme le taon. Dans leur sections existaient, récemment résumés par Fran- île, les chevaux anglais privés de leur chasse- çois Vallat dans un article complet57 (figure 15). mouche naturel n’étaient pas incommodés. Mais la situation se compliqua lorsqu’ils furent engagés dans des campagnes militaires sur le Continent : « La plus grande partie de [la cavalerie] fut dé- montée par la mort des chevaux que les mouches firent périr près de Dettingue, en 1743, et pendant la guerre de Sept Ans, les mouches mirent la ca- valerie anglaise dans un si grand désordre près de Minden que l’armée combinée fut sur le point de perdre la bataille », forçant le roi à interdire la caudectomie des chevaux de troupe54. Pratiquée au XXe siècle sur les chevaux de trait, la caudectomie fut, de toutes les mutilations, celle qui se conserva le plus longtemps. 54 56 HUZARD, « Amputation de la queue […] », 1790, DUBROCA, 1844. p. 191. 57 VALLAT, 2009, p. 23, citant ZÜNDEL, 1875, 2, 55 Ibid., p. 193. p. 635, modifié ; et BROGNIEZ, atlas, 1842, pl. XI. 178
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Figure 14 : À gauche, détail de : A Lady riding Side-Saddled, dame sur un cheval anglaisé dont la base de la queue remonte très haut. École d’Alfred de Dreux (1810-1860), huile sur toile. - À droite, détail de : The Wellesley Grey Arabian Led through the Desert (c. 1810) figurant un cheval arabe au port de queue naturellement relevé mais horizontal. Jacques-Laurent Agasse, huile sur toile. New Haven, Connecticut, USA, Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection. Figure 15 : Incisions pour la myotomie coccygienne. - A, procédé ordinaire, à trois incisions transversales de chaque côté (jusqu’à cinq selon Lafosse, 1766). - B, incisions transversales et longitudinales (Vatel, 1828). - C, incisions longitudinales (Delafond, 1833). – D, incisions en T (Desplas et Huzard, 1790). - E, incisions latérales prolongées entre elles (Hurtrel d’Arboval, 1828). - À droite, exérèse musculaire par des brèches cutanées (Brogniez, 1842). 179
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Les suites opératoires faisaient intervenir un montage compliqué permettant de maintenir jusqu’à deux semaines la queue étendue horizon- talement afin d’empêcher la rétraction cicatri- cielle. La queue était attachée à une cordelette passant par deux poulies fixées au plafond, et ten- due par un poids (figure 16). Figure 17 : "Appareil de Brogniez pour la queue à l’anglaise", PEUCH, TOUSSAINT, 1877, 2, p. 548. L’anglaisage ne disparut qu’avec l’effacement du cheval de service, au début du XXe siècle ; mais l’amélioration des races y fut aussi pour quelque chose, lorsque se multiplièrent les poulains de bonne conformation, à la queue bien implantée et au port naturel élégant59. Figure 16 : "Suspension de la queue par la poulie", ZÜNDEL, 1875, 2, p. 635. LES MUTILATIONS THÉRAPEUTIQUES ET DE CONVENANCE Lafosse et Bartlet préféraient un système de gouttière enserrant et rabattant la queue sur le dos, Les yeux pour éviter la formation de crevasses et de plis à Le dégraissage des yeux était prescrit dans le la base de la queue, voire l’arrêt de la circulation traitement de la fluxion périodique ‒ l’uvéite ré- sanguine qui survenait si le poids de tension était cidivante équine, maladie redoutée et endémique excessif. Brogniez s’en est inspiré pour sa ma- qui pouvait conduire à la cécité60. On appelait che- chine portative (figure 17) d’utilisation plus val lunatique celui qui en était atteint, en raison simple que la suspension à des poulies. du caractère récurrent des crises qui passaient Au XIXe siècle beaucoup de vétérinaires con- pour « avoir un cours à peu près aussi réglé que damnèrent l’opération, laquelle n’en était pas celui de la Lune ». La fluxion désignait « l’amas moins répandue et même enseignée dans nos et l’engorgement des humeurs » et par extension écoles, comme en témoigne le cours de Philibert toute inflammation de l’œil avec rougeur, œdème, Chabert en 1805. J.-B. Huzard s’en indigna : douleur et larmoiement61. Parmi les multiples trai- tements, tous inefficaces malgré l’assurance des « L’amputation de la queue à l’anglaise n’est praticiens, le dégraissage des yeux s’avérait le qu’un raffinement de barbarie et d’absurdité. C’est de plus barbare. La fluxion étant, selon la théorie en toutes les opérations qu’on pratique sur le cheval, une vogue, un « engorgement des humeurs », on des plus douloureuses et la plus inutile58. » croyait que ce mal affectait particulièrement « les têtes grasses62, à cause de la grande humidité qui 58 60 HUZARD, « Amputation de la queue […] », loc. cit., BÉGON, 2003 ; CLERC, VALLAT, 2012, p. 81. 1790, p. 193. 61 LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 191. 59 PEUCH, TOUSSAINT, 1877, 2, p. 545. 62 C’est-à-dire charnues. 180
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 y abonde63 », d’où l’idée de « dégraisser la vue » entre l’œil et l’onglée pour ne pas risquer de bles- en creusant autour des yeux, dans l’espoir de drai- ser l’œil. On pique ensuite une aiguille armée ner et purger les humeurs64. d’un fil dans l’onglée que l’on tire « doucement, coupant peu à peu avec un bistouri ce qui la re- Pour dégraisser par le haut, c’est-à-dire au ni- tient par les côtés, et, tirant l’onglée, le morceau veau des salières, « on fend la peau avec un bis- de chair qui lui est attaché [c’est-à-dire la glande touri, et on tire avec un crochet la graisse des sa- nictitante] suit ». Il faut alors couper « gros lières65 », autrement dit avec une érigne. Cette comme le pouce et long comme la moitié du doigt « substance graisseuse et gélatineuse qui est si- de chair glanduleuse68 ». tuée derrière l’orbite66 » correspond à la graisse périorbitaire de l’œil, et même à la glande lacry- male principale dont la disposition anatomique Les oreilles correspond aussi aux descriptions (figure 18). En France, la fente des oreilles fut longtemps utilisée pour marquer les chevaux de cavalerie ré- formés. Le vétérinaire armé du bistouri « fend l’oreille en implantant la pointe de cet instrument de bas en haut, à la face interne de la conque, et à la distance d’un pouce et demi à deux pouces au plus de sa pointe ». Cette marque visait à limiter la fraude : les chevaux de réforme étaient vendus pour des indis- positions diverses, naturelles ou accidentelles, qui les rendaient impropres à certains services, ce que l’acheteur ne devait pas ignorer69. Le moyen ne semblait cependant pas très efficace. Pour Car- dini, « cette précaution est à peu près inutile, puisque l’acquéreur peut facilement faire re- Figure 18 : "Appareil lacrymal, exposé en réséquant certains os ; 2. Glande lacrymale, BUDRAS et al., coudre la plaie, qui ne laisse ordinairement que 2003, p. 36. peu de traces ». Il ne restait plus au maquignon qu’à revendre le cheval sans en préciser l’ori- gine70. Pour dégraisser par le bas, on amputait la troi- sième paupière (dite onglée, onglet67, caroncule, corps clignotant, membrane nictitante), ainsi que L’églandage des nœuds lymphatiques sa glande superficielle de la troisième paupière ou Selon La Guérinière, « on églande ordinaire- glande nictitante. Solleysel explique qu’il faut ment un cheval à qui les glandes s’engorgent et opérer « si on peut au déclin de la Lune », et glis- s’endurcissent […] derrière la ganache71 », les- ser « un sol marqué » (une pièce de monnaie) quelles correspondent aux nœuds lymphatiques mandibulaires. Cette opération était pratiquée 63 68 LA GUÉRINIÈRE, ibid. SOLLEYSEL, 1680, p. 94. 64 69 Ce même raisonnement conduit à prescrire l’énerve- Les chevaux atteints de maladies contagieuses ment du nez (voir plus bas). étaient abattus sans être livrés à la vente. 65 70 GARSAULT, 1741, p .409. CARDINI, 1848, 2, p. 193. 66 71 LAFOSSE, 1775, 4, p. 63. LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 261. 67 « Toutes les maladies de la troisième paupière sont désignées, en médecine vétérinaire, sous le nom d’onglet ou ptérygion. » VATEL, 1828, 2, p. 425. 181
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 dans un but thérapeutique, contre la gourme ou la morve, maladies dans lesquelles la lymphadéno- pathie de l’auge est un signe constant. Certains maréchaux, raisonnant à l’envers, voyaient dans ces glandes non la conséquence, mais l’origine du mal. Garsault, pour sa part, ne croyait pas à l’uti- lité d’extraire ces « glandes », d’autant qu’… « ensuite il en reviendra une autre aussi grosse ; et vous en ôteriez trente l’une après l’autre, qu’il s’en re- formera toujours de nouvelles […]. De plus, comme ce n’est point la glande qui fournit la matière qui la gorge, quand le cheval n’aurait point de glande, il n’aurait pas moins cette matière72 ». Il admettait cependant l’intérêt esthétique de l’opération, lorsque le nœud lymphatique reste volumineux après une maladie : « Ainsi, je conseillerais de n’ôter une glande que lorsqu’un cheval en santé aura une vieille glande res- Figure 19 : "Étude de quatre museaux et naseaux tée d’une ancienne gourme qui le défigure, et empêche fendus", attribuée à Pisanello, c. 1435-1445. FÉME- la vente73. » LAT, 2015, p. 11. Le nez La fente des naseaux, qui remonterait à l’Égypte antique, aurait été importée en Europe, depuis le Moyen-Orient, par la péninsule ita- lienne. Mais sans doute cette opération a-t-elle aussi émergé en Occident : un concile de l’Église d’Angleterre, à la fin du VIIIe siècle, en interdit la pratique, jugée païenne. « Par l’influence d’une vile et indécente coutume, vous déformez vos che- vaux […]. Vous fendez leurs naseaux, vous cou- pez leurs queues […]74 ». Jean Tacquet, dans ses Philippica, écrivait qu’on fend les naseaux aux chevaux en France « afin qu’ils semblent plus ter- ribles75 ». Les croquis de l’artiste italien Pisanello constituent un des rares témoignages graphiques dont nous disposons, en même temps qu’une con- firmation de l’usage de cette mutilation au Proche-Orient : le cheval croqué ci-après (fi- Figure 20 : Détail de "Étude d'un cheval oriental gures 19 et 20) appartenait en effet à l’empereur aux naseaux fendus [...]", attribuée à Pisanello, byzantin Jean VIII Paléologue76. c. 1438, ibid., p. 7. 72 75 GARSAULT, 1741, p. 406. TACQUET, 1614, p. 134. 73 76 Ibid. FÉMELAT, 2015, p. 10. 74 “Spelman’s Councils of England, where are the de- crees of the Concil of Calchut”, cité par HUZARD, « Amputation de la queue… », 2, 1790. p. 190. 182
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Au XVIIe siècle, Olivier de Serres en fait une mesure prophylaxique « pour donner [aux che- vaux] respiration, pour leur allonger l’ha- 1 leine77 », et Gervase Markham l’évoque dans le traitement de l’asthme78. Un siècle plus tard, La Guérinière lui refuse tout bénéfice pour la respi- ration car « ce n’est pas toujours de cette ouver- ture des naseaux que dépend la liberté de la res- piration, mais de la bonne constitution des pou- mons79 ». Il l’admet cependant pour les chevaux de guerre car elle empêche le hennissement. Elle est, dit-il, répandue chez les Hongrois et leurs hussards qui la pratiquent « dans la vue de facili- ter la respiration à certains chevaux80 ». Bourge- lat en fait une habitude des « peuples du Nord, des Figure 21 : "1. Montre où vient la Fève, autrement Allemands et même des Espagnols » dans le but dit le Lampas", SAUNIER, 1734, pl. II, p. 177. de « leur donner plus d’haleine et les empêcher d’ailleurs de hennir81 ». Philippe-Étienne La- fosse, méconnaissant l’origine du cornage, en fait On appelait barbillons les caroncules sublin- un remède aux sifflements du cheval siffleur ou guales situées de chaque côté du frein de la langue cornard82. (figure 22), c’est-à-dire l’abouchement dans la cavité buccale des conduits mandibulaires issus des glandes salivaires du même nom. La bouche Le lampas ou fève désignait un gonflement du palais ou des gencives (figure 21), dont la des- cription assez floue incluait certainement plu- sieurs phénomènes. Il s’agissait le plus souvent de l’œdème de la gencive lors de l’éruption des dents lactéales. La fève ou le lampas, réputés doulou- reux, auraient empêché le cheval de boire et de manger. Selon La Guérinière, « comme ce mal ne s’en va pas de soi-même, on est obligé d’ôter la 1 fève83 ». Il l’ampute, comme Jacques de Solley- sel84, selon la méthode traditionnelle, en cautéri- sant avec « un fer rouge fait exprès pour cet usage, plat par le bout et large comme une pièce de douze sols », en prenant garde de ne « pas aller jusqu’à l’os85 ». Un siècle plus tôt, Markham pré- Figure 22 : "1. Signifie la connaissance des Barbes férait amputer la fève avec « un bistouri ou cou- qui empêchent un Cheval de boire", SAUNIER, 1734, teau courbé bien tranchant et très chaud86 ». pl. I, p. 176. 77 82 SERRES, 1605, p. 310. LAFOSSE, 1775, 1, p. 336 78 83 MARKHAM, 1610, p. 103. LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 199. 79 84 LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 9. SOLLEYSEL, 1664, p. 74 80 85 Ibid. LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 199. 81 86 BOURGELAT, 1750, p. 80. MARKHAM, 1610, p. 103. 183
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 Comme la fève, on accusait ces excroissances (appelées aussi nageoires) de couper l’appétit ou d’empêcher de boire. Il importait de s’en débar- rasser, selon La Guérinière, avec des ciseaux : « La guérison de ce mal dépend de l’adresse d’un maréchal à introduire des ciseaux longs sous la langue du cheval, et à emporter d’un seul coup cette excrois- sance à droite et à gauche successivement87. » Une fois le pas-d’âne mis en place, quelques précautions s’imposaient : « On tire la langue, et on prend garde que le Cheval 1 ne retire la tête, parce qu’il pourrait arriver que la langue resterait dans la main ; car il n’y a point d’ani- mal auquel la langue tienne moins bien88. » L’amputation d’un membre L’amputation des membres ne se pratiquait pour ainsi dire pas sur le cheval, animal trop mas- Figure 23 : "1. L'Endroit où l'on fait l'Opération sif pour se supporter sur trois extrémités, et dont que l'on nomme Sifflet, pour les Chevaux poussifs", on exigeait une locomotion parfaite pour accom- SAUNIER, 1734, pl. X, p. 185. plir ses travaux. L’amputation ne pouvait concer- ner que des reproducteurs de grande valeur. On la tenta dans les années 1840, à Alfort, sur une frac- poussif (atteint de pousse, c’est-à-dire d’emphy- ture de l’antérieur droit, au tiers proximal de sème aigu du poumon). On supposait en effet l’avant-bras. Le cheval survécut et parvint à rester qu’affaibli par la dyspnée, il était incapable d’ex- debout. Mais quelques jours après l’opération, le pulser correctement les gaz intestinaux, ce qui membre antérieur gauche gonfla et se déforma l’affligeait de flatulences et l’exposait à la météo- fortement. Une semaine plus tard, l’animal tom- risation. Garsault, qui en parle le premier, insiste bait pour ne plus se relever. Pour autant, Henri sur l’inefficacité du procédé non sans le décrire Bouley ne condamnait pas l’amputation, notam- car, « comme il y a bien des gens qu’on ne peut ment lorsqu’elle était envisageable en partie dis- désabuser de leurs préjugés, je vais enseigner tale, ce qui autorisait l’appui sur le moignon à la cette opération de peur qu’on se méprenne si on faveur d’un « appareil mécanique » (une pro- voulait la faire90 ». Il faut passer une corne de thèse)89. vache dans le rectum puis, entre la queue et l’anus, percer un trou à la gouge rougie au feu à travers les sphincters, jusqu’à percer le rectum et Le rossignol rencontrer la corne. Pour empêcher la plaie de se refermer, on passe par le trou un fil épais (ou un Le rossignol ou sifflet, était une mutilation à anneau) de plomb, de fer, de laiton, qu’on fait res- visée thérapeutique consistant à créer une fistule sortir par le rectum. On lie ensuite les deux extré- artificielle entre la base de la queue et le rectum mités du fil. C’est « proprement faire une fistule (figure 23), dans le but de soulager le cheval à un cheval91 ». 87 90 LA GUÉRINIÈRE, 1733, p. 199. GARSAULT, 1741, p. 410. 88 91 Ibid. Ibid. 89 BOULEY, REYNAL, 1856, 1, p. 457. 184
Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 : 169-197 La stérilisation 2 - LES CARNIVORES DOMESTIQUES La pratique est ancienne et les modes opéra- Avant le XXe siècle, les seuls carnivores do- toires variés. En 1857, on relève ainsi pour le che- mestiques sujets à des soins vétérinaires étaient le val dix méthodes différentes de castration92 et une chien et le chat : un seul ouvrage mentionne le fu- méthode d’ovariectomie par voie vaginale (sem- ret, utilisé pour la chasse au lapin98. blable à celle de la vache, l’accès par le flanc étant encore mal maîtrisé)93. Chez le mâle, on recher- chait, en supprimant le comportement sexuel, à LES MUTILATIONS ESTHÉTIQUES augmenter la docilité des chevaux de travail, tout l’inverse du cheval de guerre, laissé entier pour lui conserver son caractère fougueux. La castration, Les oreilles qui produisait des hongres, pouvait se faire dès Il est impossible de dater l’apparition de quatre ou cinq mois, après la migration des testi- l’otectomie tant cette pratique est ancienne et an- cules dans le scrotum. Certains conseillaient d’at- crée dans les mœurs. Le plus souvent, le proprié- tendre la cinquième année afin d’optimiser les taire réalisait lui-même cette opération, considé- masses musculaire94. Il existait pour les étalons rée comme anodine, sur les chiots en bas âge, d’où des mutilations contraceptives visant à empêcher la pauvreté des documents qui s’y rapportent la fécondation sans retirer les testicules. Huzard avant le XIXe siècle. décrit ainsi la fente du gland sur toute sa longueur (en protégeant au préalable l’urètre par l’insertion En dehors de quelques nécessités thérapeu- d’une tige de bois) pour dévier le sperme de son tiques, les indications relevaient de l’esthétique trajet lors de l’éjaculation95. ou de traditions dénuées de motivations sérieuses. Au XVIIIe siècle, Daubenton explique qu’on coupe Chez la jument, l’ovariectomie était plus rare, le bout de l’oreille aux chiens de berger « afin et motivée par un comportement sexuel « exubé- qu’ils entendent plus facilement99 ». Pour Huzard rant » voire agressif (aussi qualifiée de nympho- et Desplas, l’amputation « tend à les préserver de manie) qui compliquait la maîtrise de l’animal la dent des loups et de celle des autres bêtes aux- pendant les chaleurs96. Répandue au XVIIe siècle, quelles ils font la chasse100 ». Au siècle suivant, l’opération aurait été interdite par le Conseil du Hurtrel d’Arboval en justifie la pratique chez les Roi pour favoriser la production de poulains, puis chiens de combat ou de garde, comme le mâtin et remise à la mode au milieu du XIXe siècle97. Né- le dogue, pour qu’ils puissent mieux se défendre cessitant une laparotomie, elle se heurtait à des contre les attaques de leurs semblables101. Cer- difficulté techniques et septiques que ne posait taines races, ou plutôt certains types de chien, pas la castration des mâles : il importait de peser avaient systématiquement les oreilles coupées, le pour et le contre de l’intervention. par exemple… « tous les Danois, les chiens de bouchers, ceux de bergers et de basse-cour, les bouledogues, les 92 97 BOULEY, REYNAL, 1857, 3, p. 94 à 203. BOULEY, REYNAL, 1857, 3, p. 268 ; PEUCH, TOUS- 93 SAINT, 1877, 2, p. 515. Ibid. 98 94 MÉGNIN, 1885, envisage surtout les maladies parasi- VATEL, 1828, p. 431. taires cutanées du furet. 95 HUZARD, 1792. p. 704. 99 DAUBENTON, 1782, p. 218. 96 PEUCH, TOUSSAINT, 1857, 2, p. 515. 100 DESPLAS, HUZARD, 1790, p. 208. 101 HURTREL d’ARBOVAL, 1838, 1, p. 60. 185
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